1930 |
Face à la stabilisation de la bureaucratie stalinienne, construire et souder une force fidèle au bolchévisme. |
Œuvres - novembre 1930
La crise française
Cher camarade Shachtman,
La crise latente au sein de la Ligue française est subitement devenue de nouveau aiguë et maintenant tout un chacun doit prendre position. Vous savez que Naville et Molinier nous ont rendu visite pendant quelque temps et que nous avons discuté de toutes les questions litigieuses plus que profondément et nous nous sommes mis d'accord à l'unanimité sur les mesures nécessaires. Naville était sûr qu'il aurait des problèmes avec nombre de camarades - particulièrement avec le camarade Rosmer - mais il était tout à fait prêt à surmonter ces obstacles avec les autres. Lors de son départ, ses derniers mots ont été une promesse tout à fait spontanée de conduire avec moi une correspondance ouverte et non diplomatique. Depuis son départ, il ne m'a pas écrit une seule ligne. Le second numéro du Bulletin International qu'ils avaient fait tous les trois ici et qui aurait dû sortir à Paris quelques jours plus tard, n'a pas encore été publié. Le Secrétariat Provisoire que nous avons constitué ensemble ne fonctionne pas parce que Naville le boycotte. En dépit de tous les essais de Molinier pour placer le travail en collaboration sur une base ferme, rien n'a abouti à cause de la continuelle résistance de Naville.
Maintenant cette situation n'est pas purement, ou si vous voulez, n'est pas en dernière analyse un résultat de la mauvaise volonté de Naville; elle s'est plutôt produite à cause de nouvelles complications qui dépassent tout le reste. Vous connaissez par expérience la façon dont sont traitées à Paris les questions d'organisation. Vous-même, mon cher ami, avez également contribué quelque peu à cette organisation négligente tout en me reprochant de ne pas publier ma lettre circulaire par l'intermédiaire du Bulletin International et du secrétariat après la conférence d'avril à un moment où, en dépit de tous les efforts, on n'arrivait pas à susciter une vie internationale à Paris. Mais c'est juste une remarque incidente. Dans les questions françaises, le travail était organisé de façon aussi négligente, surtout dans le domaine le plus important - le travail syndical. Toute la tâche de propagation des idées communistes dans les syndicats avait été laissée au camarade Gourget sous sa propre responsabilité - pas de directives, pas de contrôle, pas de rapports réguliers. Dans des lettres à Rosmer, Naville et Gourget lui-même, j'ai à plusieurs reprises exprimé mon ahurissement devant cette façon de travailler et fait une propagande pressante mais infructueuse pour un travail collectif dans ce domaine très important. La base de me préoccupation était la façon du camarade Gourget d'aborder les choses et les gens. Il préfère une approche personnelle, diplomatique à une approche propagandiste de principe et si nécessaire à une éducation polémique. Je ne suis pas opposé à l'art de la diplomatie individuelle, mais elle ne peut remplacer le travail programmatique. C'est pour cette raison que je considérais le camarade Gourget comme d'une grande valeur en tant que membre d'une commission syndicale qui demeurerait naturellement entièrement sous le contrôle de la Ligue. Mais comme Naville, Rosmer et les autres protégeaient Gourget à cause de la lutte interne, ils n'ont pas trouvé d'occasion de remettre les choses sur les rails. Quand Naville m'a visité, j'ai souligné ce point critique et prédit que le caractère personnel de Gourget dans une situation de complète indépendance de la Ligue dans ce domaine très important du travail pouvait avoir de fâcheuses conséquences - ce qui s'est révélé le cas plus tôt que je ne l'avais imaginé.
Le 20 novembre, il devait y avoir une conférence de l'Opposition Unitaire. Gourget a entrepris d'élaborer des thèses, en collaboration avec un demi-communiste qui était à l'extérieur de la Ligue. Ce qu'il a produit était une plate-forme syndicale politique faite de pièces et de morceaux empruntés au syndicalisme, au communisme et au réformisme. On peut voir clairement où le bon Gourget, par déférence diplomatique pour son partenaire a jeté par-dessus bord un principe communiste après l'autre et, par ailleurs intégré dans le document un préjugé après l'autre. Je demanderai au camarade Frankel de vous en copier au moins les parties les plus importantes (le document est gros) et les joindrai à ma lettre. J'ai écrit une brève critique, en russe malheureusement. Je la joins néanmoins. Peut-être avez-vous maintenant quelqu'un qui puisse la traduire en anglais. Si ce document avait été écrit par des syndicalistes non-communistes à moitié sympathisants de la Ligue, une critique principielle amicale de cette salade suffirait. Mais qu'un communiste, un membre de la Ligue, mette son nom sur ce document, que des syndicalistes communistes votent pour lui, sans compter que nous en tant qu'Opposition internationale prenions la responsabilité pour lui - c'est hors de question.
Comme indiqué, ces thèses ont été préparées complètement dans le dos de la direction. C'est seulement à la demande du camarade Molinier que Gourget a présenté ce document pour qu'il soit étudié, et alors, à contrecœur, Naville, Gérard, pour ne pas citer Molinier, Frank et autres ont dû concéder immédiatement que cette plate-forme était inacceptable. Cela a été la cause d'une démission rapide de camarade Gourget, avec une explication écrite que la Ligue essayait de subordonner l'Opposition Unitaire, c'est-à-dire qu'il a lancé la même accusation que les syndicalistes lancent d'habitude contre les communistes, avec, en tout cas, une différence - qu'il ne s'agissait pas ici d'un cas de "subordination" de l'opposition syndicale, au moins pour le présent, mais du contrôle par la Ligue d'un de ses membres à qui elle a confié le travail syndical.
Depuis, la position de Naville a été si hésitante et équivoque qu'il ne s'est pas risqué, ainsi que je l'ai écrit, à m'écrire quelques lignes bien que j'aie pendant tout ce temps maintenu une correspondance cordiale avec sa femme - attendant toujours cette lettre de lui. Au lieu de condamner les méthodes non révolutionnaires absolument inadmissibles du camarade Gourget, il a commencé la guérilla contre Molinier et Mill et saboté le travail du Secrétariat International. Personne ne sait quelles conclusions Naville va tirer de la situation puisque malheureusement il a l'habitude de se laisser inspirer par des considérations personnelles et sentimentales plutôt que par des considérations politiques et organisationnelles.
Il va sans dire que l'attitude du camarade Rosmer joue là-dedans un rôle très important. Il m'est difficile de toucher ce point sensible, mais la question dépasse les considérations personnelles, même quand il s'agit d'un vieil ami. Sauf pour une période brève, Rosmer n'a jamais appartenu à une grande organisation politique.
Comme Monatte, il était actif dans les limites d'un groupe anarcho-syndicaliste réduit, intime, qui n'a jamais adopté de normes organisationnelles strictes mais est toujours resté une fédération d'individualités. Plus d'une fois, j'ai été étonné à la réunion de cette organisation, 96 quai Jemmapes (où se trouvait la Vie Ouvrière) : pas d'ordre du jour, pas de compte-rendu, discussion non structurée à bâtons rompus, pas de décisions, la réunion prend fin et chacun fait ce qu'il veut, voire ne fait rien. Et ainsi de suite semaine après semaine pendant des années. La façon dont la conférence d'avril a été organisée (à coup sûr, avec votre aide, mon cher ami) représente un transfert de ces mêmes méthodes et normes dans l'Opposition de gauche. Cela explique aussi pourquoi Rosmer a trouvé tout à fait naturel que Gourget porte tout le fardeau du travail syndical - ni de plus, ni moins - et sous sa propre responsabilité, sans rendre compte à personne. Comme vous le savez également, pendant des années après son exclusion, Rosmer a été complètement en-dehors du mouvement. Il faut aussi prendre en considération qu'il est un homme malade qui ne peut maintenir son équilibre physique qu'en menant une vie très calme. Il est heureux de travailler dans un groupe de bons amis mais est tout à fait incapable de supporter les conflits internes et réagit en laissant l'arène aux combattants, dans des cas semblables.
Le Secrétariat International sous la direction de Rosmer a été incapable de commencer son travail parce qu'Overstraeten avait des objections et Naville des doutes, et Rosmer absolument aucun désir de s'en prendre à ces fausses objections et à ces faux doutes. La même chose s'est répétée plus tard avec les bordiguistes, à qui j'avais écrit une lettre ouverte que Rosmer a refusé de publier dans La Vérité parce qu'il savait que cela ne produirait pas de friction avec moi et qu'il voulait éviter de nouveaux conflits avec les bordiguistes. J'espère que vous comprendrez que je ne suis pas en train de me plaindre à vous de Rosmer. J'essaie seulement de vous expliquer ces traits particuliers de son caractère qui expliquent son attitude dans la crise actuelle.
Si j'étais libre de voyager, je viendrais tout de suite à Paris pour avoir un entretien avec un vieil ami. Malheureusement cela m'est interdit. Pour cette raison, j'ai imploré avec insistance Rosmer de venir de nouveau à Prinkipo pour que nous puissions essayer de clarifier ensemble la situation. Quoiqu'il se développe à partir de ce facteur personnel, la situation générale de la Ligue, le caractère de la crise, est tout à fait clair. La Ligue est en train de se transformer d'un petit groupe de propagande, qui était comme une famille, en une organisation publique où les relations sont moins chaleureuses, les liens et les obligations plus formels et les conflits parfois brutaux. Politiquement parlant, c'est un grand pas en avant, qu'on peut aussi voir très clairement dans le développement de La Vérité. Mais Rosmer juge intolérables les inévitables aspects négatifs de ce pas en avant - et c'est l'explication personnelle de l'affaire Rosmer.
Quant à Naville, il ne faudrait pas oublier qu'avec toutes ses qualités positives prometteuses, il a appartenu à la Révolution surréaliste jusqu'en 1927, travaillé plus tard à Clarté et que jusqu'à l'automne 1929 il était encore entre la gauche et la droite, étroitement allié à Souvarine. Ce ne sont pas des reproches. Naville est très jeune, il vient d'un milieu bourgeois et se fait son chemin sans distractions ni inhibitions. Mais une éducation marxiste théorique n'est pas un substitut pour I'entraÎnement révolutionnaire dans un milieu prolétarien. Et c'est précisément ce dont Naville manque, comme le groupe La Lutte de Classes. Il accepte le point de vue juste en principe, mais quand il s'agit d'un problème pratique, des facteurs individualistes, voire nationaux, reviennent au premier plan, lui rendant difficile de trancher et parfois même l'engageant sur la mauvaise route. Ses caractéristiques non-prolétariennes insurmontées sont si nettement dessinées qu'il est presque toujours possible de prédire le type d'erreur qu'il va faire dans une question ou une autre. Je répète une fois de plus qu'avec lui il est inévitable qu'il y ait d'autant plus d'erreurs que les questions sont moins théoriques (et cela veut dire purement théoriques) et qu'elles comportent plus d'aspects pratiques et personnels. C'est le cas aussi maintenant, où la conduite incorrecte de Gourget l'a fait vaciller et où il essaie de faire pression non sur Gourget, mais sur les autres qui ont tout à fait raison. Naturellement cela ne fait qu'élargir la dimension de la crise puisqu'on ne peut surmonter les hésitations des autres que si on n'hésite pas soi-même.
J'ai écrit aujourd'hui à Naville une lettre dont je vous joins une copie. En même temps, j'écris au camarade Mill qui est aussi le représentant de l'Opposition russe à Paris en lui disant qu'à mon avis le travail du secrétariat ne devrait pas être interrompu un seul jour. Je lui ai demandé de voir Souzo et d'aller avec lui voir le camarade Naville pour le prier de ne pas négliger ses responsabilités envers l'Opposition internationale en dépit de la crise dans la Ligue française.
Mais toutes ces choses ne sont simplement que des effets secondaires déplaisants. Ce serait mieux si elles n'existaient pas. Mais il serait très frivole de sombrer dans le désespoir ou même de devenir pessimiste à cause d'elles. Car, au cours de la dernière année, nous avons fait un long chemin et ces crises ne naissent plus de la viellle stagnation malsaine des groupes d'Opposition étrangers, mais plutôt de leur développement, de leur métamorphose et de leur croissance.
Cette lettre s'adresse à vous personnellement, non que j'aie quelque chose à dissimuler, mais plutôt parce que les camarades qui ne connaissent pas les aspects personnels de la situation, puissent ne pas interpréter cette lettre dans l'esprit où elle a été écrite.
Si vous voulez mon opinion sur votre position, je vous donnerai le conseil suivant: ne soutenez pas ou même n'excusez pas les hésitations du camarade Naville, mais démontrez-lui avec beaucoup de vigueur que, partant de la question clé des syndicats, il doit s'orienter conformément à des motifs principiels et non personnels. Une fois cette question réglée, nous ferons ensemble tout notre possible pour ne pas perdre notre cher Gourget. C'est un bon camarade, très intelligent et bien des qualités qui apparaissent comme des faiblesses à cause de l'insuffisance de l'organisation pourraient rendre de très grands services à l'Opposition internationale si elles étaient correctement appliquées.
P.S. - Dans ma lettre à Naville, vous trouverez une référence aux préparatifs du camarade Landau pour la conférence allemande. Je ne suis pas certain que vous soyez au courant. La conférence devait se tenir quelques jours après les élections, c'est-à-dire à un moment où rien n'était encore résolu. La conférence fut annoncée brusquement de sorte que je dus me contenter d'une brève lettre qui a été publiée dans Kommunist. Au dernier moment, la conférence a été reportée de quatre semaines, soi-disant pour donner aux délégués le temps de prendre position sur les élections. Cela m'a donné le temps d'écrire la petite brochure que vous avez éditée, faisant ainsi un excellent travail. J'ai aussi écrit des lettres à Landau et Well leur demandant d'envoyer les projets de résolutions aux camarades internationaux, moi-même y compris. J'ai insisté pour que ma brochure soit envoyée aux organisations locales en manuscrit pour servir de base à la discussion. Rien de tout cela n'a été fait. Aucune résolution n'a été préparée pour la conférence. Ma brochure a paru presque en même temps que l'édition américaine. La conférence s'est occupée exclusivement à de sordides histoires personnelles, c'est-à-dire une reprise sur une plus grande échelle de la conférence à laquelle vous avez assisté. Le choix des délégués et toute l'organisation de la conférence n'avait qu'un unique but: établir et affirmer que ce n'étaient pas Neumann et Grylewicz qui avaient raison, mais Landau indépendamment des grandes et importantes questions auxquelles on appliquait ce bien ou mal. Avant la conférence, j'ai interrogé le camarade Landau sur les préparatifs et reçu les assurances les plus fermes qu'il collaborerait avec Roman Well et essaierait de faire que la conférence soit une réelle assemblée politique-révolutionnaire. Les délégués, dépourvus de toutes idées politiques, ne pouvaient rien faire d'autre que déclarer que la direction avait raison, et, comme le reconnaît le camarade Seipold, de rentrer chez eux très déprimés, sans avoir adopté la moindre résolution politique. Le camarade Landau considère cela comme une victoire et j'ai peur qu'il n'induit Naville dans la tentation d'essayer d'avoir en France une victoire semblable. Les faiblesses de Landau (et bien entendu, il a aussi ses points forts) sont analogues à celles du camarade Naville et du coup leur fraternité d'armes ne repose pas sur une base entièrement saine. Ainsi, maintenant vous savez tout ce que j'ai à vous dire, puisque, pour le moment, il n'y a rien de plus à ajouter.