1928 |
Ancien militant menchevik, proche de Riazanov, chargé de recherches à l'Institut Marx-Engels, I.I.Roubine publie en 1928 ces "Essais sur la théorie de la valeur" qui se veulent une réhabilitation des analyses économiques de Marx. |
Essais sur la théorie de la valeur de Marx
II. La théorie marxienne de la valeur-travail
Après la publication du livre I du Capital, Kugelmann écrivit à Marx que, dans l’esprit de nombreux lecteurs, il n’avait pas « démontré » la notion de valeur. Dans sa lettre, déjà citée, du 11 juillet 1868, Marx répondit avec irritation à cette objection : « N’importe quel enfant sait que toute nation crèverait qui cesserait le travail, je ne veux pas dire pour un an, mais ne fût-ce que pour quelques semaines. De même, un enfant sait que les masses de produits correspondant aux diverses masses de besoins exigent des masses différentes et quantitativement déterminées de la totalité du travail social. Il va de soi que la forme déterminée de la production sociale ne supprime nullement cette nécessité de la répartition du travail social en proportions déterminées : c’est la façon dont elle se manifeste qui peut seule être modifiée. Des lois naturelles ne peuvent pas être supprimées absolument. Ce qui peut être transformé, dans des situations historiques différentes, c’est uniquement la forme sous laquelle ces lois s’appliquent. Et la forme sous laquelle cette répartition proportionnelle du travail se réalise, dans un état social où la connexité du travail social se manifeste sous la forme d’un échange privé des produits individuels du travail, c’est précisément la valeur d’échange de ces produits. »[1]
Marx mentionne ici l’un des éléments fondamentaux de sa théorie de la valeur. Dans l’économie marchande, il n’y a personne pour organiser une régulation consciente qui fasse correspondre la répartition du travail social entre les différentes branches d’activité à l’état donné des forces productives. Du fait que, dans l’organisation de la production, les producteurs marchands individuels sont autonomes, l’exacte répétition et la reproduction à l’identique d’un procès social de production déjà donné sont complètement impossibles. Plus encore, l’élargissement proportionnel du procès est impossible. Du fait que les actions des producteurs marchands isolés ne sont ni concertées ni stables, des déviations quotidiennes sont inévitables dans le sens d’un élargissement ou d’une contraction excessifs de la production. Si chaque déviation tendait à se développer sans obstacle, la poursuite de la production deviendrait impossible; l’économie sociale, fondée sur la division du travail, s’effondrerait. Dans la réalité, chaque déviation de la production, quel qu’en soit le sens, provoque l’action de forces qui mettent un terme à la déviation dans le sens considéré et donnent naissance à des mouvements de sens contraire. Un accroissement excessif de la production entraîne une baisse des prix sur le marché. Cela amène une réduction de la production, qui tombera peut-être même au-dessous du niveau nécessaire. La réduction de la production met un terme à la baisse des prix. La vie économique est un océan en perpétuel mouvement. Il n’est pas possible d’observer, à un moment donné quelconque, l’état d’équilibre dans la répartition du travail entre les différentes branches de la production. Mais, sans une conception théorique de cet état d’équilibre, on ne peut expliquer la nature de ces fluctuations et leur direction.
L’état d’équilibre entre deux branches de production correspond à l’échange de leurs produits sur la base des valeurs de ces produits. En d’autres termes, cet état d’équilibre correspond au niveau moyen des prix. Ce niveau moyen est un concept théorique. Les prix moyens ne correspondent pas aux mouvements réels des prix de marché concrets, mais ils les expliquent. Cette formulation théorique, abstraite, du mouvement des prix est en fait la « loi de la valeur ». Il résulte de cela que toute objection à la théorie de la valeur qui part de la non-coïncidence entre les prix concrets de marché et les « valeurs » théoriques est la preuve d’une totale incompréhension du problème. Une parfaite correspondance entre prix de marché et valeur signifierait qu’est éliminé l’unique régulateur qui empêche les différentes branches de l’économie sociale de se développer de façon divergente. Cela conduirait à un effondrement de l’économie. « Il est donc possible qu’il y ait un écart, une différence quantitative entre le prix d’une marchandise et sa grandeur de valeur, et cette possibilité gît dans la forme prix elle-même. C’est une ambiguïté qui, au lieu de constituer un défaut, est au contraire une des beautés de cette forme, parce qu’elle l’adapte à un système de production où la règle ne fait loi que par le jeu aveugle des irrégularités qui, en moyenne, se compensent, se paralysent et se détruisent mutuellement » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 111 et 112).
Un niveau donné des prix de marché, fruit de la régulation par la loi de la valeur, présuppose une répartition donnée du travail social entre les différentes branches de production et il modifie cette répartition dans un sens donné. Dans un passage du Capital, Marx parle des « variations barométriques des prix du marché » (Le Capital, L. I, t. 2, p. 46). Cela doit être précisé. Les fluctuations des prix du marché sont bien un baromètre, un indicateur du procès de répartition du travail social qui se déroule dans les profondeurs de l’économie. Mais c’est un baromètre d’un genre très particulier : il ne se contente pas d’indiquer le temps qu’il fait, il intervient pour le corriger. Un climat donné peut en remplacer un autre même sans l’indication d’un baromètre. Mais une structure donnée de la répartition du travail social ne succède à une autre que par l’intermédiaire des fluctuations des prix du marché, et sous la pression de ceux-ci. Si le mouvement des prix du marché est le lien qui relie deux structures successives de la répartition du travail dans l’économie sociale, nous sommes fondés à supposer une étroite relation interne entre l’activité de travail des agents économiques et la valeur. Nous chercherons alors l’explication de cette relation dans le procès de la production sociale, c’est-à-dire dans l’activité de travail des hommes, et non dans les phénomènes qui sont extérieurs à la sphère de la production ou qui ne sont pas reliés à celle-ci par un lien fonctionnel permanent. Par exemple, nous ne rechercherons pas l’explication dans les évaluations subjectives des individus, ou dans des interrelations mathématiques entre prix et quantités de biens, si l’on considère ces interrelations comme des données isolées du procès de production. Les phénomènes liés à la valeur ne peuvent être saisis qu’en étroite relation avec l’activité de travail de la société. L’explication de la valeur doit être recherchée dans le travail social. C’est notre première conclusion, et la plus générale.
Le rôle que joue la valeur dans la régulation de la répartition du travail dans la société a été expliqué par Marx non seulement dans sa lettre à Kugelmann, mais aussi dans différents passages du Capital. C’est peut-être dans la 4e section du livre I du Capital, au chapitre 14 : « La division du travail et la manufacture » (chapitre 12 de l’édition allemande), que ces observations sont présentées de la façon la plus développée : « Tandis que dans la manufacture la loi de fer de la proportionnalité soumet des nombres déterminés d’ouvriers à des fonctions déterminées, le hasard et l’arbitraire jouent leur jeu déréglé dans la distribution des producteurs et de leurs moyens de production entre les diverses branches du travail social.
Les différentes sphères de production tendent, il est vrai, à se mettre constamment en équilibre. D’une part, chaque producteur marchand doit produire une valeur d’usage, c’est-à-dire satisfaire un besoin social déterminé : or, l’étendue de ces besoins diffère quantitativement et un lien intime les enchaîne tous en un système qui développe spontanément leurs proportions réciproques; d’autre part, la loi de la valeur détermine combien de son temps disponible la société peut dépenser à la production de chaque espèce de marchandise. Mais cette tendance constante des diverses sphères de la production à s’équilibrer n’est qu’une réaction contre la destruction continuelle de cet équilibre. Dans la division manufacturière de l’atelier, le nombre proportionnel donné d’abord par la pratique, puis par la réflexion, gouverne a priori à titre de règle la masse d’ouvriers attachée à chaque fonction particulière ; dans la division sociale du travail, il n’agit qu’a posteriori comme nécessité fatale, cachée, muette, saisissable seulement dans les variations barométriques des prix du marché, s’imposant et dominant par des catastrophes l’arbitraire déréglé des producteurs marchands » (Le Capital, L. I, t. 2, p. 45 et 46).
On retrouve la même idée dans le livre III : « La répartition du travail social et le soin d’assurer un équilibre complémentaire réciproque, l’échange de ses produits, la subordination de ce travail à la machine sociale, son insertion dans cette machine, sont abandonnés aux agissements fortuits et antagonistes des différents producteurs capitalistes individuels […] . La loi de la valeur agit ici exclusivement comme loi immanente et, pour les différents agents, comme une loi naturelle aveugle ; elle impose l’équilibre social de la production au milieu des fluctuations accidentelles de celle-ci » (Le Capital, L. III, t. 8, p. 255).
Ainsi, sans une répartition proportionnelle du travail entre les différentes branches de l’économie, l’économie marchande ne peut exister. Mais cette répartition proportionnelle du travail ne peut se réaliser que si les profondes contradictions internes qui se trouvent à la base même de cette société sont surmontées. D’une part, la société marchande se trouve unifiée, par la division du travail, en une économie sociale intégrée. Les composantes individuelles de cette société sont en étroites relations mutuelles et s’influencent réciproquement. D’autre part, la propriété privée et l’activité économique autonome de producteurs marchands individuels fragmentent cette société en une multitude d’unités économiques isolées et indépendantes. Cette société marchande fragmentée « ne devient société que par le processus d’échange, lequel est le seul processus économique qu’elle connaisse »[2] . Le producteur marchand est formellement autonome. Il agit selon son propre jugement unilatéral, guidé par son intérêt propre tel qu’il le conçoit. Mais, dans le processus de l’échange, il est lié à son co-contractant (acheteur ou vendeur) et, par l’intermédiaire de celui-ci, il est indirectement en relation avec l’ensemble du marché, c’est-à-dire avec la totalité des acheteurs et vendeurs, dans des conditions concurrentielles qui tendent à ramener les prix du marché au même niveau. C’est par l’intermédiaire de l’échange, de la valeur des produits du travail, que se crée la connexion entre les productions des producteurs marchands individuels d’une même branche. Une connexion semblable se crée aussi entre les différentes branches de la production, entre les différentes régions du pays et entre les différents pays. Elle ne signifie pas seulement que les producteurs marchands échangent les uns avec les autres, elle signifie aussi qu’ils entrent dans des rapports sociaux mutuels. Du fait qu’ils sont liés dans l’échange par l’intermédiaire des produits de leurs travaux, ils se trouvent aussi liés dans leurs procès productifs, dans leur activité de travail, parce qu’ils doivent prendre en compte, dès le procès de la production directe, les conditions qu’ils supposent être celles du marché. Par l’intermédiaire de l’échange et de la valeur des marchandises, l’activité de travail de certains producteurs marchands influence l’activité de travail des autres et y apporte des modifications déterminées. D’autre part, ces modifications influencent l’activité de travail elle-même. Les composantes individuelles de l’économie sociale s’ajustent les unes aux autres. Mais cet ajustement n’est possible que si l’influence que l’une de ces composantes exerce sur une autre passe par l’intermédiaire du mouvement des prix sur le marché, mouvement qui est déterminé par la « loi de la valeur ». En d’autres termes, c’est seulement par l’intermédiaire de la valeur des marchandises que l’activité de travail des producteurs séparés et indépendants se structure dans l’unité de production qu’on appelle une économie sociale, réseau de connexions et de conditionnements mutuels des travaux des différents membres individuels de la société. La valeur est la courroie de transmission qui permet le mouvement des procès de travail d’une partie de la société à une autre, qui fait ainsi de cette société un organisme en état de fonctionner.
Nous nous trouvons donc face au dilemme suivant : dans une économie marchande, où l’activité de travail des individus n’est pas l’objet d’une régulation ni d’un ajustement mutuel direct, la connexion des activités productives des producteurs marchands individuels se manifeste par l’intermédiaire du procès d’échange, ou alors ne se manifeste pas du tout. Or, la connexion entre les composantes individuelles de l’économie sociale est un fait d’évidence. L’explication de ce fait doit donc être recherchée dans le mouvement des valeurs des marchandises. Derrière le mouvement des valeurs, nous devons découvrir les interrelations entre les activités de travail des individus. Nous retrouvons ainsi la connexion entre les phénomènes qui se rattachent à la valeur et l’activité de travail des hommes. Nous retrouvons la connexion générale entre la « valeur » et le « travail ». Notre point de départ n’est pas ici la valeur, mais le travail. La conception qui veut que Marx soit parti des phénomènes qui se rapportent à la valeur dans leur expression matérielle et les ait analysés, pour en arriver à la conclusion que le caractère commun des choses qui s’échangent et se mesurent ne peut être que le travail, est une conception fausse. Le raisonnement de Marx se déroule exactement en sens inverse. Dans l’économie marchande, le travail des producteurs marchands individuels, qui a directement la forme de travail privé, ne peut acquérir le caractère de travail social, c’est-à-dire ne peut être intégré au procès de connexion et de coordination mutuelles que par l’intermédiaire de la « valeur » des produits du travail. Le travail, en tant que phénomène social, ne peut être exprimé que par la valeur. La spécificité de la théorie de la valeur-travail de Marx tient à ce que Marx ne la fonde pas sur les propriétés de la valeur, c’est-à-dire sur l’évaluation et la mise en équivalence des choses, mais sur les caractéristiques qui sont celles du travail dans l’économie marchande, c’est-à-dire sur l’analyse de la structure du travail et des rapports de production. Marx lui-même a noté cette spécificité de sa théorie : « L’économie politique a bien, il est vrai, analysé la valeur et la grandeur de la valeur[3] , quoique d’une manière très imparfaite. Mais elle ne s’est jamais demandé pourquoi le travail se représente dans la valeur, et la mesure du travail par sa durée dans la grandeur de valeur des produits » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 91 et 92 ; souligné par Roubine). Partant de l’activité de travail des hommes, Marx a montré que, dans une économie marchande, cette activité prend inévitablement la forme de la valeur des produits.
Les critiques de la théorie marxienne de la valeur combattent tout particulièrement la position « privilégiée » que le travail occupe dans cette théorie. Ils énoncent une longue liste de facteurs et de conditions qui se trouvent modifiés quand les prix des marchandises sur le marché changent. Ils mettent en cause la base sur laquelle le travail est isolé de cette liste et classé dans une catégorie spéciale. Nous devons répondre à cette objection que la théorie de la valeur n’étudie pas le travail en tant qu’élément technique de la production, mais l’activité de travail des hommes en tant que fondement de la vie sociale et les formes sociales dans lesquelles ce travail s’accomplit. Sans analyse des rapports sociaux de travail et de production, il n’est pas d’économie politique. Cette analyse montre que, dans une économie marchande, la connexion des travaux productifs des producteurs marchands ne peut s’exprimer que sous une forme matérielle, sous la forme de valeur des produits du travail.
Notre conception de la connexion causale interne entre valeur et travail ( connexion causale qui découle nécessairement de la structure même de l’économie marchande) pourra être critiquée comme trop générale et elle sera à coup sûr contestée par les adversaires de la théorie de la valeur de Marx. La formulation de la théorie de la valeur-travail, telle que nous la donnons maintenant sous sa forme la plus générale, revêtira dans la suite de notre exposé un caractère plus concret. Mais, dans cette formulation générale, la présentation du problème de la valeur élimine par avance toute une série de théories et condamne à l’échec tout un ensemble de tentatives. Concrètement, les théories qui recherchent les causes déterminantes de la valeur et de ses modifications dans des phénomènes qui ne sont pas directement en rapport avec l’activité de travail des hommes, avec le procès de production, sont dès l’abord exclues (par exemple, la théorie de l’école autrichienne, qui part des évaluations subjectives des sujets individuels, isolés du procès de production et des formes sociales concrètes dans lesquelles ce procès s’accomplit). Une telle théorie a bien pu fournir une interprétation astucieuse, elle a bien pu expliquer avec quelque succès certains phénomènes concernant les mouvements de prix, il n’en reste pas moins qu’elle souffre du vice fondamental qui gâte par avance tous ses succès particuliers : elle n’explique pas le mécanisme de la production dans la société contemporaine, ni les conditions de son fonctionnement et de son développement normaux. En excluant la valeur, la courroie de transmission, du mécanisme de la production dans l’économie marchande, cette théorie se prive elle-même de toute possibilité de comprendre la structure et le fonctionnement de ce mécanisme. Nous devons déterminer la connexion entre la valeur et le travail non seulement pour comprendre les phénomènes qui se rapportent à la « valeur », mais aussi pour comprendre le phénomène « travail » dans la société contemporaine, c’est-à-dire la possibilité de l’unité du procès de production dans une société qui se compose de producteurs marchands individuels.
Notes
[1] Lettres à Kugelmann, op. cit., p. 103.
[2] Rudolf Hilferding, Le Capital financier, op. cit., p. 64.
[3] NdT. : On trouve intercalée à cet endroit du texte allemand la phrase suivante: « Et elle a découvert le contenu qui se cachait sous ces formes. Mais elle ne s’est jamais demandé pourquoi ce contenu-ci prend cette forme-là, pourquoi le travail... » (Das Kapital, Bd I, p. 94-95).