1928

Ancien militant menchevik, proche de Riazanov, chargé de recherches à l'Institut Marx-Engels, I.I.Roubine publie en 1928 ces "Essais sur la théorie de la valeur" qui se veulent une réhabilitation des analyses économiques de Marx.


Essais sur la théorie de la valeur de Marx

Isaac Roubine

II. La théorie marxienne de la valeur-travail

19. Le travail productif


Pour formuler de façon judicieuse le problème du travail productif, nous devons tout d’abord accomplir une tâche préliminaire : nous devons déterminer le sens exact de la théorie marxienne du travail productif. Il n’est malheureusement pas une seule partie de l’abondante littérature critique consacrée à Marx qui soit aussi remplie que celle-ci de confusions conceptuelles et de désaccords, aussi bien parmi les marxistes eux-mêmes qu’entre ceux-ci et leurs adversaires.

Pour comprendre les thèses de Marx, il faut partir du chapitre 4 du tome 1 des Théories sur la plus-value, chapitre qui a pour titre « Théories sur le travail productif et le travail improductif ». On trouve dans le chapitre 16 du livre I du Capital une brève présentation des idées formulées dans le chapitre 4 des Théories. « La production capitaliste n’est pas seulement production de marchandises, elle est par essence production de plus-value. Le travailleur ne produit pas pour lui, mais pour le capital. Il ne suffit donc plus qu’il produise en général. Il doit produire de la plus-value. Donc n’est censé productif que le travailleur qui rapporte une plus-value au capitaliste, ou dont le travail féconde le capital. S’il est permis de choisir un exemple en dehors de la sphère de la production matérielle, un maître d’école est un travailleur productif dès lors qu’il ne se contente pas de former (bearbeiten) la tête de ses élèves, mais qu’il se déforme (abarbeitet) lui-même pour enrichir son patron. Que ce dernier ait investi son capital dans une fabrique de leçons plutôt que dans une fabrique de saucisses, cela ne change rien au rapport. Le concept de travailleur productif ne renferme donc plus simplement un rapport entre activité et effet utile, entre travailleur et produit du travail, mais encore un rapport social de production spécifique, apparu historiquement, qui estampille le travailleur comme moyen immédiat de mise en valeur du capital » (Das Kapital, Bd I, p. 532) [1]. Puis Marx promet d’étudier en détail la question dans le livre IV du Capital, c’est-à-dire dans les Théories sur la plus-value [2]. En effet, à la fin du tome 1 des Théories sur la plus-value, on trouve une digression qui représente par elle-même un développement détaillé des idées déjà formulées dans le livre I du Capital.

Tout d’abord, Marx note que « seule l’étroitesse d’esprit bourgeoise, qui tient les formes capitalistes de production pour ses formes absolues - donc pour les formes naturelles, éternelles, de la production -, peut confondre la question de savoir ce qu’est le travail productif du point de vue du capital avec celle de savoir en général quel travail est productif ou ce qu’est en général le travail productif » (Théories, t. 1, p. 460 ; souligné par Marx). Marx rejette comme inutile la question de savoir quel type de travail est productif en général, dans toutes les époques historiques, indépendamment des rapports sociaux existants. Chaque système de rapports de production, chaque ordre économique, a son concept de travail productif. Marx limite son analyse à la question de savoir quel travail est productif du point de vue du capital, ou dans le système capitaliste d’économie. La réponse qu’il donne est la suivante : « Le travail productif est donc - dans le système de la production capitaliste - celui qui produit de la plus-value pour son employeur, ou qui transforme les conditions objectives du travail en capital et leur possesseur en capitaliste, donc le travail qui produit son propre produit en tant que capital » (ibid., p. 464). « Seul est productif le travail qui se transforme directement en capital, donc le travail qui constitue le capital variable comme variable » (ibid., p. 460). En d’autres termes, le travail productif est le « travail qui s’échange immédiatement contre le capital » (ibid., p. 167), c’est-à-dire le travail que le capitaliste achète comme capital variable dans le but de l’utiliser à la création de valeurs d’échange et de plus-value. Le travail improductif est « du travail qui ne s’échange pas contre du capital mais immédiatement contre les divers éléments, tels l’intérêt et les rentes, qui participent au profit du capitaliste, en qualité d’associés » (ibid., p. 167).

De ces définitions de Marx, il découle nécessairement deux conclusions : 1) tout travail qu’un capitaliste achète avec son capital variable pour en tirer une plus-value est un travail productif, indépendamment du fait que ce travail se matérialise ou non dans des objets matériels, et indépendamment de la question de savoir si ce travail est ou n’est pas objectivement nécessaire ou utile au procès de la production sociale (par exemple, le travail d’un clown employé par un directeur de cirque) ; 2) tout travail que le capitaliste n’achète pas avec son capital variable n’est pas productif du point de vue de l’économie capitaliste, bien que ce travail puisse être objectivement utile et puisse être matérialisé dans des biens de consommation matériels qui satisfont des besoins humains de subsistance. De prime abord, ces deux conclusions sont paradoxales et contredisent la conception courante du travail productif. Toutefois, elles découlent logiquement de la définition de Marx. Et Marx les applique hardiment. « Un comédien par exemple, un clown même, est par conséquent un travailleur productif, du moment qu’il travaille au service d’un capitaliste (de l’entrepreneur), à qui il rend plus de travail qu’il n’en reçoit sous forme de salaire, tandis qu’un travailleur qui se rend au domicile du capitaliste pour lui raccommoder ses chausses ne lui fournit qu’une valeur d’usage et ne demeure qu’un travailleur improductif. Le travail du premier s’échange contre du capital, le travail du second contre du revenu. Le premier crée une plus-value ; dans le cas du second, c’est un revenu qui est consommé » (ibid., p. 167). A première vue, cet exemple est parfaitement paradoxal. Le travail inutile du clown est considéré comme productif, alors que le travail extrêmement utile du tailleur est considéré comme improductif. Quel est le sens des définitions données par Marx ?

Dans la majorité des manuels d’économie politique, le travail productif est étudié du point de vue de sa nécessité objective pour la production sociale en général, ou pour la production de biens matériels. Dans cette optique, le facteur décisif est le contenu du travail, c’est-à-dire son résultat, qui est habituellement un objet matériel pour lequel du travail est dépensé et qui est créé par le travail. Mis à part l’énoncé, le problème posé par Marx n’a rien de commun avec ce problème-là. Pour Marx, travail productif signifie : travail qui est intégré dans le système social de production donné. Marx s’intéresse à la question de savoir de quelle production sociale il s’agit, comment l’activité de travail des hommes qui sont engagés dans le système de production sociale se distingue de l’activité de travail des hommes qui ne sont pas engagés dans la production sociale (par exemple, le travail consacré à la satisfaction de besoins personnels ou le travail domestique). Selon quel critère l’activité de travail des hommes est-elle incluse dans la production sociale, qu’est-ce qui en fait du travail productif ?

Marx donne à cette question la réponse suivante. Tout système de production se caractérise par l’ensemble des rapports de production qui sont déterminés par la forme sociale de l’organisation du travail. Dans la société capitaliste, le travail est organisé sous la forme de travail salarié, c’est-à-dire que l’économie est organisée sous la for-me d’entreprises capitalistes dans lesquelles les travailleurs salariés travaillent sous les ordres d’un capitaliste. Ils créent des marchandises et rapportent une plus-value au capitaliste. Seul le travail qui est organisé dans le cadre d’entreprises capitalistes,qui a la forme de travail salarié loué par le capital pour en extraire de la plus-value, est inclus dans le système de la production capitaliste. Ce travail-là est un travail productif.Tout type de travail intégré dans ce système de production sociale, c'est-à-dire tout type de travail organisé sous la forme sociale déterminée qui est caractéristique de ce système de production, peut être considéré comme productif. En d'autres termes, le travail est considéré comme productif ou improductif non pas du point de vue de son contenu, c'est-à-dire du caractère de l'activité de travail concrète, mais du point de vue de la forme sociale de son organisation,de sa cohérence avec les rapports de production qui caractérisent l'ordre économique qui règne dans la société. Marx note à maintes reprises cette caractéristique. C' est ce qui distingue nettement sa théorie des théories conventionnelles sur le travail productif, qui attribuent un rôle décisif au contenu de l'activité de travail : « Ces définitions [du travail productif données par Marx - I.R.] n'ont donc pas pour origine la détermination matérielle du travail (ni la nature de son produit ni la détermination du travail comme travail concret) mais une forme spéciale déterminée, les rapports sociaux de production dans lesquels le travail s'accomplit réellement » (ibid., p. 167). « Il s'agit d'une détermination du travail qui ne provient pas de son contenu ou de son résultat, mais de sa forme sociale déterminée » (ibid., p. 168). « Les caractéristiques matérielles du travail, et par conséquent de son produit, n'ont rien à voir avec cette distinction entre travail productif et travail improductif » (ibid., p. 169). « Le contenu, le caractère concret, l'utilité particulière du travail sont pour le moment indifférents » (ibid.. p. 473). « Cette distinction entre travail productif et improductif n'a rien à voir ni avec la spécialité particulière du travail considéré ni avec la valeur d'usage particulière dans laquelle s'incarne cette spécialité » (ibid., p. 1.70-171).

Il résulte de tout cela que, d'un point de vue matériel, un seul et même travail est productif ou improductif (c'est-à-dire est ou n'est pas inclus dans le système capitaliste de production) suivant qu'il est ou n'est pas organisé dans le cadre d'une entreprise capitaliste. « Par exemple, l'ouvrier d'une fabrique de pianos est un travailleur productif. Son travail non seulement remplace le salaire qu'il consomme, mais le produit - le piano -, marchandise vendue par le fabricant, contient une valeur supplémentaire, excédent dans la valeur du salaire. Au contraire, admettons que j'achète tout le matériel nécessaire pour fabriquer un piano (ou même que l'ouvrier le possède lui-même), et qu'au lieu d'acheter le piano dans un magasin je le fasse fabriquer dans ma maison ; dans ce cas, le fabricant de pianos est un travailleur improductif, parce que son travail s'échange directement contre mon revenu » (ibid., p. 171). Dans le premier cas, le travailleur qui a produit le piano l'a fait dans le cadre d'une entreprise capitaliste et donc dans le système de production capitaliste. Il en va autrement dans le second cas. « Par exemple, Milton, qui écrivit Paradise Lost pour 5 livres sterling, était un travailleur improductif. Par contre, l'auteur qui fait du travail industriel pour son éditeur est un travailleur productif. Milton a produit le Paradise Lost pour la même raison qu'un ver à soie produit de la soie. C'était une manifestation de sa nature. Par la suite, il vendit ce produit pour 5 livres. Mais le prolétaire de la littérature qui, à Leipzig, sous la direction de son libraire, fabrique des livres (par exemple des traités d'économie) est un travailleur productif, car son produit est d'emblée subsumé sous le capital et n'existe que pour mettre celui-ci en valeur. Une cantatrice qui, de son propre chef, vend son chant est un travailleur improductif. Mais la même cantatrice engagée par un entrepreneur qui la fait chanter pour gagner de l'argent, est un travailleur productif, car elle produit du capital » (ibid., p. 469-470). La forme capitaliste de l'organisation du travail intègre le travail dans le système de la production capitaliste et en fait du travail productif. Toutes les activités de travail qui ne s'accomplissent pas dans le cadre d'une entreprise organisée d'après les principes capitalistes ne sont pas intégrées dans le système capitaliste de production et ne sont pas considérées comme travail productif. Tel est le cas des travaux consacrés à la satisfaction des besoins personnels (vestiges d'économie naturelle domestique). Même le travail salarié, s'il n'est pas employé à rapporter de la plus-value (c’est par exemple le cas des domestiques), n’est pas productif au sens défini ci-dessus. Mais le travail des domestiques n’est pas improductif parce qu’il serait « inutile » ou ne produirait pas de biens matériels. Comme le dit Marx, le travail d’un cuisinier produit « des valeurs d’usage matérielles » (ibid., p. 169-170) ; néanmoins, il est improductif si le cuisinier est loué comme domestique. D’autre part, le travail d’un employé de maison, même s’il ne produit pas de biens matériels et est habituellement considéré comme inutile, peut être productif s’il est organisé sous la forme d’une entreprise capitaliste. « Ainsi, par exemple, les cuisiniers et garçons d’un hôtel public sont des travailleurs productifs dans la mesure où, pour le propriétaire de l’hôtel, leur travail se transforme en capital. Les mêmes personnes sont des travailleurs improductifs en tant que serviteurs dans la mesure où je dépense du revenu pour acheter leurs services au lieu de créer du capital. Et de fait ces mêmes personnes sont pour moi, consommateur, dans l’hôtel, des travailleurs improductifs » (ibid., p. 169). « Les travailleurs productifs eux-mêmes peuvent être vis-à-vis de moi des travailleurs improductifs. Par exemple, si je fais tapisser ma maison et que ces ouvriers soient les ouvriers salariés d’un patron qui me vend cette prestation, c’est pour moi comme si j’avais acheté une maison déjà tapissée, comme si j’avais dépensé de l’argent pour une marchandise destinée à ma consommation ; mais, pour le patron qui fait tapisser ces ouvriers, ils sont des travailleurs productifs, car ils produisent pour lui une plus-value » (ibid., p. 475). Devons-nous comprendre que Marx ne reconnaît qu’un critère subjectif et relatif de productivité du travail, et non un critère social et objectif ? Nous ne le pensons pas. Marx établit seulement que le travail d’un tapissier, s’il entre dans le cadre de l’aménagement domestique du consommateur-client, n’est pas en tant que tel inclus dans le système de la production capitaliste. Il ne devient productif que quand il est intégré dans l’unité économique d’un entrepreneur capitaliste.

Par conséquent, seul est productif le travail qui est organisé sur la base des principes capitalistes et qui est donc intégré dans le système de la production capitaliste. Il ne faut pas comprendre par production capitaliste le système socio-économique existant concrètement, car il ne se compose pas exclusivement d’entreprises ayant un caractère capitaliste ; il contient aussi des vestiges de formes précapitalistes de production (par exemple paysannes ou artisanales). Le système de la production capitaliste n’embrasse que les unités économiques qui s’édifient sur la base de principes capitalistes. C’est une abstraction scientifique tirée de la réalité économique concrète et, sous cette forme abstraite, il représente le sujet de l’économie politique comme science de l’économie capitaliste. Dans l’économie capitaliste, prise comme abstraction théorique, le travail du paysan et de l’artisan n’existe pas. La question de leur productivité n’est pas abordée : « Ils [les artisans et paysans] me font face comme vendeurs de marchandises, non comme vendeurs de travail ; ce rapport n’a donc rien à voir avec l’échange de capital et de travail, ni donc avec la distinction entre travail productif et travail improductif, qui ne repose que sur ceci : le travail est-il échangé contre de l’argent en tant qu’argent ou contre de l’argent en tant que capital ? Ils n’entrent donc ni dans la catégorie des travailleurs productifs ni dans celle des travailleurs improductifs, bien qu’ils soient producteurs de marchandises. Mais leur production n’est pas subsumée sous le mode de production capitaliste » (ibid., p. 476).

Du point de vue de la définition du travail productif que donne Marx, le travail du fonctionnaire, du policier , du soldat ou du prêtre ne peut être assimilé au travail productif. Non pas parce que ce travail est « inutile » ou parce qu’il ne se matérialise pas dans des « objets », mais seulement parce qu’il est organisé selon les principes de droit public et non dans le cadre d’entreprises capitalistes privées. Un employé postal n’est pas un travailleur productif, mais si la poste était organisée sous la forme d’entreprises capitalistes privées qui fassent payer une somme d’argent pour la distribution des lettres et colis, les travailleurs salariés de ces entreprises seraient des travailleurs productifs. Si la tâche de protection des voyageurs et des marchandises sur la voie publique n’était pas accomplie par la police d’Etat, mais par des officines de transport privées qui assurent leur protection armée grâce à des travailleurs gagés, les employés de ces officines seraient des travailleurs productifs. Leur travail serait intégré dans le système de la production capitaliste et ces officines privées seraient soumises aux lois de la production capitaliste (par exemple, à la loi de l’égalité du taux de profit dans toutes les branches de production). On ne peut en dire autant de la poste ou de la police, qui sont organisées selon les principes du droit public administratif. Le travail des fonctionnaires de la poste ou de la police n’est pas inclus dans le système de la production capitaliste ; ce n’est pas un travail productif.

On l’a vu, quand Marx définit le travail productif, il fait complètement abstraction de son contenu, du caractère et du résultat concrets, utiles, du travail. Il n’étudie le travail que du point de vue de sa forme sociale. Le travail organisé dans le cadre d’une entreprise capitaliste est un travail productif. Le concept « productif », tout comme les autres concepts de l’économie marxienne, a un caractère historique et social. C’est pourquoi il serait tout à fait erroné de conférer à la théorie marxienne du travail productif un caractère « matériel ». Du point de vue de Marx, on ne peut considérer seulement le travail qui sert à la satisfaction de besoins matériels (et non de prétendus besoins spirituels) comme un travail productif. Dès la première page du Capital, Marx écrit : « Que ces besoins aient pour origine l’estomac ou la fantaisie, leur nature ne change rien à l’affaire » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 51). La nature du besoin ne joue aucun rôle. De même, Marx n’attache pas d’importance décisive à la différence entre travail manuel et travail intellectuel. Il en parle dans un célèbre passage du chapitre 14 du livre I du Capital et à de nombreux autres endroits. Parlant du travail des « surveillant, ingénieur, directeur, commis, etc. , bref [du] travail de tout le personnel requis dans une sphère déterminée de la production matérielle », il affirme : « En effet, ils ajoutent l’ensemble de leur travail au capital constant et ils augmentent de cette quantité la valeur du produit. (Dans quelle mesure cela vaut-il des banquiers, etc. ?» (Théories, t. 1, p. 176) [3]. Les travailleurs intellectuels sont supposés être « indispensables » au procès de production et ils « gagnent » donc une rémunération pour les produits créés par les travailleurs manuels. Toutefois, d’après Marx, ils créent une valeur nouvelle. Sur cette valeur, ils touchent une rémunération et en laissant une fraction aux mains du capitaliste sous la forme de valeur non payée, de plus-value.

Le travail intellectuel nécessaire au procès de la production matérielle ne diffère nullement du travail manuel. Il est productif s’il est organisé selon des principes capitalistes. Dans ce cas, cela ne fait pas de différence que le travail intellectuel soit organisé côte à côte avec le travail manuel dans une seule et même entreprise (bureau d’ingénieurs, laboratoire chimique ou comptabilité dans une usine) ou qu’il se présente de façon séparée dans une entreprise indépendante (laboratoire d’expérimentations chimiques indépendant qui a pour tâche d’améliorer la production...).

Pour la question du travail productif, il est une différence entre types de travaux qui a une très grande importance : c’est la différence entre un travail qui « s’incarne en valeurs d’usage matérielles » et un travail ou un service « qui ne [prend] pas de forme objective - c’est-à-dire n’acquiert pas la forme d’existence d’une chose distincte des producteurs de services » (ibid., p. 179 ; souligné par Roubine), autrement dit le cas où « la production n’est pas séparable de l’acte de production ; même chose pour tous les artistes exécutants, orateurs, acteurs, enseignants, médecins, prêtres, etc. » (ibid., p. 480) [4]. Si l’on suppose que « l’univers des marchandises tout entier, toutes les sphères de la production matérielle - de la production de la richesse matérielle - sont soumises (formellement ou réellement) au mode de production capitaliste » (ibid., p. 479), la sphère de la production matérielle, considérée comme un tout, est incluse dans la sphère du travail productif, c’est-à-dire du travail organisé de façon capitaliste. D’autre part, les phénomènes qui sont en relation avec la production non matérielle » sont si insignifiants comparés à l’ensemble de la production qu’on peut les laisser totalement de côté » (ibid., p. 480). Ainsi, sur la base de deux hypothèses : 1) que la production matérielle considérée comme un tout est organisée sous forme de principes capitalistes, et 2) que la production non matérielle est exclue de notre analyse, le travail productif peut être défini comme le travail qui produit de la richesse matérielle. « Et ainsi le travail productif aurait acquis une deuxième détermination, secondaire, distincte de sa caractéristique décisive, qui est absolument indifférente au contenu du travail et indépendante de lui » (ibid., p. 479). Il faut se rappeler qu’il s’agit d’une définition « secondaire », qui n’est valable que dans le cadre des hypothèses rappelées ci-dessus, c’est-à-dire si l’on suppose à l’avance que le travail est organisé de façon capitaliste. En fait, comme Marx le souligne lui-même à de nombreuses reprises, le travail productif au sens défini ci-dessus et le travail qui produit la richesse matérielle ne coïncident pas ; ils se séparent sur deux points. Le travail productif inclut le travail qui ne s’incarne pas dans des objets matériels, pourvu qu’il soit organisé selon les principes capitalistes. D’autre part, le travail qui produit la richesse matérielle, mais qui n’est pas organisé dans le cadre de la production capitaliste, n’est pas productif du point de vue de cette production capitaliste (cf. Théories, t. 1, p. 179) [5]. Si nous ne tenons pas compte de la définition « secondaire », mais seulement de la « caractéristique décisive » du travail productif, que Marx définit comme du travail qui crée de la plus-value, nous voyons que toute trace de définition « matérielle » du travail est éliminée de la définition de Marx. Cette définition part de la forme sociale (en l’occurrence capitaliste) de l’organisation du travail. Elle a un caractère sociologique.

A première vue, la conception du travail productif que Marx développe dans les Théories sur la plus-value s’écarte de sa conception du travail des ouvriers et employés du commerce et du crédit (Cf. Le Capital, L. II, chap. 6, et L. III, chap. 16 à 19). Marx ne considère pas ces travaux comme productifs. Selon de nombreux théoriciens, même marxistes, Marx refuserait de considérer ces travaux comme productifs parce qu’ils n’amènent pas de modifications dans les objets matériels. Cela serait, d’après eux, un vestige des théories « matérielles » du travail productif. Rappelant la position de « l’école classique selon laquelle le travail productif, ou le travail créateur de valeur (d’un point de vue bourgeois, c’est une simple tautologie), doit certainement être incarné dans des objets matériels », V. Bazarov s’étonne : « Comment Marx a-t-il pu commettre une telle erreur, avec tant d’ingénuité, après avoir découvert la psychologie fétichiste du producteur de marchandises ? » [6] A. Bogdanov critique les théories qui séparent les aspects « intellectuels » et « matériels » du travail et ajoute : « Ces conceptions propres à l’économie politique classique n’ont pas été soumises par Marx à la critique qu’elles méritaient : en général, Marx lui-même a adopté ces conceptions » [7] .

Est-il exact que les livres II et III soient entachés d’une conception « matérielle » du travail productif, conception que Marx a soumise à une critique détaillée et destructrice dans les Théories sur la plus-value ? En fait, une contradiction aussi éclatante n’existe pas dans l’œuvre de Marx. Celui-ci ne renonce pas au concept de travail productif comme travail organisé selon les principes capitalistes, indépendamment de son caractère utile concret et de ses résultats. Mais s’il en est ainsi, pourquoi Marx ne considère-t-il pas le travail des vendeurs et employés de commerce organisés dans le cadre de l’entreprise commerciale comme productif ? Pour répondre à cette question, il faut se rappeler que chaque fois que Marx parle, dans les Théories sur la plus-value, du travail productif comme d’un travail loué par le capital, il a à l’esprit le seul capital productif. L’annexe au tome 1 des Théories sur la plus-value, qui a pour titre « Le concept de travail productif », commence par la question du capital productif. De là, Marx passe au travail productif. Cette annexe se conclut ainsi : « Nous n’avons plus affaire ici au capital productif, c’est-à-dire au capital employé dans le procès de production immédiat. Nous en viendrons ultérieurement au capital dans le procès de circulation. Et ce n’est qu’ensuite, avec la configuration particulière que prend le capital comme capital marchand, que nous pourrons répondre à la question : dans quelle mesure les travailleurs qu’il emploie sont-ils productifs ou non ? » (Théories, t. 1, p. 482) [8]. Ainsi donc, la question du travail productif se ramène à celle du capital productif, c’est-à-dire à la célèbre théorie des « métamorphoses du capital » du livre II. Selon cette théorie, le capital parcourt trois phases dans son procès de reproduction : capital-argent, capital productif, capital-marchandise. La première et la troisième de ces phases représentent le « procès de circulation du capital », et la deuxième phase le « procès de production du capital ». Dans ce schéma, le capital productif ne s’oppose pas au capital improductif, mais au capital « dans le procès de circulation ». Le capital productif organise directement le procès de création de biens de consommation au sens le plus large du terme. Ce procès inclut tout travail qui est nécessaire pour rendre les biens propres à la consommation, par exemple la conservation, le transport, l’emballage, etc. Le capital dans le procès de circulation organise la « circulation véritable », l’achat et la vente, par exemple le transfert des droits de propriété, abstrait du transfert effectif des produits. Ce capital surmonte pour ainsi dire les frictions du système marchand-capitaliste, frictions qui sont dues au fait que le système est scindé en unités économiques individuelles. Il précède et suit le procès de création de biens de consommation, bien qu’il soit lié indirectement à ce processus. La « production du capital » et la « circulation du capital » deviennent indépendantes dans le système de Marx et elles sont étudiées séparément, bien que, simultanément, Marx ne perd pas de vue l’unité de tout le procès de reproduction du capital. C’est la base de la distinction entre le travail employé dans la production et le travail employé dans la circulation. Cependant, cette division n’a rien à voir avec une division du travail entre travail qui produit des modifications dans les biens matériels et travail qui ne possède pas cette propriété. Marx distingue le travail loué par le capital productif, ou plus précisément par le capital dans sa phase de production, du travail qui est loué par le capital-marchandise ou le capital-argent, ou plus précisément par le capital dans sa phase de circulation. Seul le premier type de travail est « productif », non parce qu’il produit des biens matériels mais parce qu’il est employé par du capital « productif », c’est-à-dire du capital dans la phase de production. La participation du travail à la production de biens de consommation (pas nécessairement matériels) représente, pour Marx, une propriété additionnelle du caractère productif du travail, mais non son critère. Le critère reste la forme capitaliste de l’organisation du travail. Le caractère productif du travail est une expression du caractère productif du capital. Le mouvement des phases du capital détermine le caractère du travail qu’elles emploient. Marx reste ainsi fidèle à sa conception selon laquelle, dans la société capitaliste, la force motrice du développement est le capital : ses mouvements déterminent le mouvement du travail, qui est subordonné au capital.

Donc, selon Marx, tout type de travail organisé dans les formes du procès capitaliste de production, ou plus précisément tout travail employé par du capital productif, c’est-à-dire du capital dans la phase de production, est du travail productif Le travail des vendeurs n’est pas productif non parce qu’il ne produit pas des modifications des biens matériels, mais seulement parce qu’il est employé par le capital dans la phase de circulation. Le travail du clown au service d’un imprésario de cirque est productif bien qu’il ne produise aucune modification de biens matériels et que, du point de vue des besoins de l’économie sociale, il soit moins utile que le travail du vendeur. Le travail du clown est productif parce qu’il est employé par du capital dans la phase de production. (Dans ce cas, le résultat de la production est un produit non matériel, les grimaces, mais cela ne change rien au problème. Les grimaces du clown ont une valeur d’usage et une valeur d’échange. Cette valeur d’échange est supérieure à la valeur de la production de la force de travail du clown, c’est-à-dire à son salaire augmenté des dépenses de capital constant. Par conséquent, l’imprésario en tire une plus-value.) D’autre part, le travail du caissier du cirque, qui vend les tickets permettant d’assister à la représentation où se produit le clown, est improductif parce qu’il est employé par le capital dans sa phase de circulation : il ne fait que faciliter le transfert du « droit d’assister au spectacle », du droit de rire des grimaces du clown, d’une personne (l’imprésario) à une autre (le public) [9].

Pour comprendre clairement l’idée de Marx, il est nécessaire de comprendre d’abord clairement que la phase de circulation du capital ne signifie pas une circulation et une distribution « effectives », « réelles », c’est-à-dire un procès de transfert réel des mains des producteurs dans celles des consommateurs, transfert nécessairement accompagné des procès de transport, de conservation, d’emballage, etc. La fonction de circulation du capital est seulement un transfert d’une personne à une autre du droit de propriété sur un produit, seulement une transformation de la valeur d’une forme marchandise à une forme monnaie, ou, au contraire, seulement une réalisation d’une valeur produite. C’est une transition idéelle ou formelle, mais non réelle. Ce sont des « frais de circulation qui proviennent du simple changement de forme de la valeur, de la circulation considérée idéalement » (Le Capital, L. II, t. 4, p. 126). « Nous ne traitons ici que du caractère général des frais de circulation résultant de la pure métamorphose formelle » (ibid., p. 124). Marx établit la proposition suivante : « La loi générale est que tous les frais de circulation qui résultent uniquement du changement de forme de la marchandise n’ajoutent pas de valeur à cette dernière » (ibid., p. 137).

Marx distingue nettement cette « métamorphose formelle », qui est l’essence même de la phase de circulation, des « fonctions réelles » [10] du capital marchand. Parmi ces fonctions réelles, Marx inclut : le transport, le stockage, la « distribution des marchandises sous une forme consommable » (Le Capital, L. 111, t. 6, p. 280), les « garde, expédition, transport, répartition et mise au détail » (ibid., p. 292 et 299). Il faut comprendre que la réalisation formelle de la valeur, c’est-à-dire le transfert du droit de propriété sur les produits, « n’est que le médiateur de leur réalisation et, de ce fait, du véritable échange des marchandises, de leur passage d’une main à une autre, de l’échange social de substance » (ibid., p. 292) [11]. Mais, d’un point de vue théorique, la réalisation formelle, fonction propre du capital dans la circulation, est complètement différente des « fonctions réelles » mentionnées ci-dessus, qui sont par essence étrangères à ce capital et ont un caractère « multiple » (ibid., p. 292) [12]. Dans les entreprises commerciales ordinaires, ces fonctions formelles et réelles s’entremêlent et s’entrelacent. Le travail d’un vendeur de magasin remplit les fonctions réelles de conservation, de déballage et d’emballage, de transport, etc., et les fonctions formelles d’achat et de vente. Mais ces fonctions peuvent être séparées, aussi bien du point de vue des personnes que du point de vue du lieu : « Il est possible que les marchandises à acheter et à vendre soient entreposées dans des docks ou autres locaux publics » (ibid., p. 299), par exemple des entrepôts commerciaux ou de transit. Le moment formel de la réalisation, l’achat et la vente, peut avoir lieu ailleurs, dans un « bureau de vente » spécial. Les deux aspects, formel et réel, de la circulation sont distincts l’un de l’autre.

Marx concevait toutes les fonctions réelles comme « procès de production prolongé à l’intérieur du procès de circulation » (ibid., p. 280), « procès de production se poursuivant pendant l’acte de circulation » (ibid., p. 299). Elles sont un « procès de production qui ne fait que se poursuivre dans la circulation, dont, par conséquent, le caractère productif est simplement dissimulé sous la forme circulatoire » (Le Capital, L. II, t. 4, p. 126)[13]. Ainsi le travail qui est appliqué à ces « procès de production » est du travail productif qui crée de la valeur et de la plus-value. Dans la mesure où le travail des vendeurs consiste à accomplir des fonctions réelles : conservation, transport, emballage, etc., leur travail est productif non pas parce qu’il s’incarne dans des biens matériels (la conservation ne produit pas de modifications de ce type), mais parce qu’il est engagé dans le « procès de production » et se trouve donc loué par du capital productif. Le travail du même employé de commerce n’est improductif que s’il sert exclusivement la « métamorphose formelle » de la valeur, sa réalisation, le transfert idéel du droit de propriété d’une personne à une autre. La « métamorphose formelle », qui s’accomplit dans le « bureau de vente » et qui est séparée de toutes les fonctions réelles, requiert elle aussi certains coûts de circulation, certaines dépenses de travail, par exemple pour les calculs, la comptabilité, la correspondance, etc. (Le Capital, L. III, t. 6, p. 299). Ce travail n’est pas productif, mais, insistons une fois encore, non parce qu’il ne crée pas de biens matériels, mais parce qu’il sert la « métamorphose formelle » de la valeur, la phase de circulation du capital sous sa forme pure.

Tout en acceptant la distinction établie par Marx entre fonction formelle et fonction matérielle (nous préférons le terme « réel », que l’on trouve dans le texte de Marx ; le terme « matériel » peut provoquer des malentendus), V. Bazarov nie que les fonctions formelles puissent nécessiter « l’application d’un seul atome de travail humain vivant »[14]. « Dans la réalité, seul l’aspect ‘matériel’ des fonctions du capital marchand absorbe du travail humain vivant. Cependant, la métamorphose formelle ne requiert aucune ‘dépense’ de la part du marchand. » Nous ne pouvons admettre la thèse de Bazarov. Supposons que toutes les fonctions réelles, « matérielles », soient séparées des fonctions formelles, et que les marchandises soient conservées dans des entrepôts spéciaux, des docks, etc. Supposons que, dans le « bureau de vente », seul s’accomplisse l’acte formel d’achat et de vente, le transfert du droit de propriété sur la marchandise. Les dépenses pour l’équipement du bureau, l’entretien des employés, des vendeurs, la tenue des comptes, dans la mesure où ils sont liés au transfert du droit de propriété d’une personne à une autre, tous ces frais sont des « frais de circulation proprement dits » liés seulement à la métamorphose formelle de la valeur. Comme on le voit, même la métamorphose formelle de la valeur nécessite des « dépenses » de la part du marchand et l’application de travail humain qui, dans ce cas, est improductif selon la théorie de Marx.

Nous attirons l’attention du lecteur sur la question de la comptabilité parce que, selon certains auteurs, Marx aurait nié le caractère productif de ce travail quel que soit le contexte[15]. Cette interprétation nous paraît erronée. C’est un fait que les thèses de Marx sur la comptabilité (cf. Le Capital, L. II, t. 4, chap. 6) se caractérisent par une extrême obscurité et peuvent être interprétées dans le sens mentionné ci-dessus. Mais, du point de vue de la conception marxienne du travail productif, la question du travail des comptables ne soulève pas de problèmes particuliers. Si la comptabilité est nécessaire à l’accomplissement de fonctions réelles de la production, même si cet accomplissement a lieu dans le cours de la circulation (le travail du comptable se rapportant à la production, à la conservation, au transport des marchandises), la comptabilité se rattache au procès de production. Le travail du comptable n’est improductif que quand il réalise la métamorphose formelle de la valeur - le transfert du droit de propriété sur le produit, l’acte d’achat et de vente sous sa forme idéelle. Répétons une nouvelle fois que si, dans ce cas, le travail du comptable est improductif, ce n’est pas parce qu’il ne produit pas de modifications dans les objets matériels (sous cet angle, il ne diffère pas du travail d’un comptable d’usine), mais parce qu’il est loué par du capital dans la phase de circulation (séparé de toute fonction réelle).

Marx fait usage de ces distinctions entre fonctions réelle et formelle du capital marchand, ou entre circulation sous sa forme pure et « procès de production qui s’accomplit dans le procès de circulation », dans les livres II et III du Capital. On ne peut accepter la thèse qui veut que Marx n’ait appliqué ces distinctions que dans le livre III, alors que le livre Il traiterait arbitrairement toutes les dépenses liées à l’échange, y compris celles qui sont con-sacrées aux fonctions réelles de circulation, comme improductives. V. Bazarov [16] et A. Bogdanov [17] ont défendu cette idée d’une importante différence entre le livre Il et le livre III du Capital. En fait, même dans le livre II du Capital, ce n’est pas tous les coûts de circulation mais seulement les « frais de circulation proprement dits » que Marx rattache aux coûts dont l’improductivité ne fait pas problème (cf. Le Capital, L. II, t. 4, p. 119). Dans le livre II, il parle de « procès de production » qui s’accomplissent dans l’échange et ont un caractère productif (ibid., p. 126). Si l’on ne prend pas en considération des différences mineures dans les nuances de pensée et de formulation, on ne trouve pas de contradiction fondamentale entre les livres II et III du Capital. Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas, dans le chapitre 17 du livre III et surtout dans le chapitre 6 du livre II, des passages discordants, une confusion terminologique et des contradictions particulières, mais la conception fondamentale du travail productif comme travail qui est loué par du capital (même dans des prolongements du procès de production jusque dans la circulation) et du travail improductif comme travail qui sert le capital dans la phase de circulation pure, ou dans la « métamorphose formelle » de la valeur, est très claire.

A. Bogdanov critique la distinction faite par Marx entre les fonctions du capital marchand, la fonction réelle (continuation du procès productif) et la fonction formelle (circulation pure), en arguant que dans le capitalisme les fonctions formelles sont tout aussi « objectivement nécessaires » que les fonctions réelles, car leur propos est de satisfaire des nécessités réelles du système productif considéré [18]. Mais Marx n’entendait pas nier la nécessité de la phase de circulation dans le procès de reproduction du capital : « Il [l’agent de l’achat et de la vente] accomplit une fonction nécessaire, puisque le procès de reproduction implique même des fonctions improductives » (Le Capital, L. II, t. 4, p. 121), c’est-à-dire la fonction de pure circulation. « Le temps de travail que cela nécessite est utilisé à des opérations nécessaires dans le procès de reproduction du capital ; mais il n’ajoute aucune valeur » (Le Capital, L. III, t. 6, p. 300). Selon Marx, les phases de production et de circulation sont également nécessaires au procès de reproduction du capital. Mais cela n’abolit pas les propriétés distinctives de ces deux phases du mouvement du capital. Le travail loué par du capital dans la phase de production et le travail loué par du capital dans la phase de circulation sont l’un et l’autre nécessaires, mais Marx considère que le premier est le seul productif. A. Bogdanov prend la nécessité objective du travail dans le système économique comme critère de sa productivité. Ce faisant, non seulement il gomme la différence entre le travail engagé dans la production et le travail engagé dans la circulation, mais il ajoute encore (conditionnellement) aux fonctions productives les « fonctions liées à l’activité militaire » [19], alors que les fonctions liées à l’activité militaire sont organisées sur la base du droit public et non sur celle de la production capitaliste privée. Au contraire de Marx, Bogdanov ne prend pas comme critère de la productivité du travail la forme sociale de son organisation, mais plutôt son « caractère indispensable », sous sa forme concrète et utile, pour le système économique en vigueur.

Nous devons donc reconnaître comme complètement erronées les conceptions des auteurs qui ont réduit la  théorie marxienne du travail productif à la différence qui existe entre travail qui s’incarne dans des objets matériels et travail qui ne possède pas cette propriété. Hilferding s’approche plus de la solution proposée dans l’œuvre de Marx. Il considère comme productif tout travail « nécessaire au but social de la production, indépendamment de la forme historique déterminée que prend la production dans telle forme sociale déterminée ». « D’autre part, le travail qui est dépensé seulement au service de la circulation capitaliste, c’est-à-dire qui découle de l’organisation historique donnée de la production, ne crée pas de valeur » [20]. Quelques passages de l’œuvre de Marx (Le Capital, L. II, t. 4, p. 124 et 129) se rapprochent de la définition du travail improductif que donne Hilferding. Toutefois, sa définition du travail productif comme travail « indépendant de la forme sociale déterminée de production » s’écarte de la définition marxienne. L’idée de Hilferding que « le critère de la productivité [...] est le même dans toutes les formations sociales » (ibid.) contredit franchement tout le système de Marx. La distinction marxienne entre travail loué par du capital dans la phase de production et travail loué par du capital dans la phase de circulation se reflète dans la conception de Hilferding, mais de façon partiellement modifiée.

Nous ne nous demandons pas si la définition marxienne du travail productif, fondée sur l’analyse de la forme sociale du travail, est ou n’est pas correcte, ou si les définitions conventionnelles des traités d’économie politique qui insistent sur le « caractère indispensable », l’ « utilité », le caractère « matériel » du travail, ou son rôle dans la consommation personnelle ou productive, sont ou non correctes. Nous ne disons pas que la distinction de Marx, qui fait abstraction du contenu des dépenses de travail, est plus exacte que les vues plus conventionnelles. Nous affirmons seulement que la conception de Marx est différente de ces conceptions conventionnelles et ne les recouvre pas. L’attention de Marx était attirée par un autre aspect du phénomène, et nous pouvons en fait regretter que Marx ait choisi le terme « productif » pour son analyse des différences entre travail loué par du capital dans la phase de production et travail loué par du capital dans la phase de circulation. Le terme « productif » avait un sens différent dans la science économique (peut-être le terme « travail de production » eût-il mieux convenu).


Notes

[1] NdT. : Ce texte a été sensiblement édulcoré dans la traduction française de Roy : « Le but déterminant de la production, c’est la plus-value. Donc n’est censé productif que le travailleur qui rend une plus-value au capitaliste ou dont le travail féconde le capital. Un maître d’école, par exemple, est un travailleur productif non parce qu’il forme l’esprit de ses élèves, mais parce qu’il rapporte des pièces de cent sous à son patron. Que celui-ci ait placé son capital dans une fabrique de leçons au lieu de le placer dans une fabrique de saucissons, c’est son affaire. Désormais, la notion de travail productif ne renferme plus simple-ment un rapport entre activité et effet utile, entre producteur et produit, mais encore, et surtout, un rapport social qui fait du travail l’instrument immédiat de la mise en valeur du capital » (Le Capital, L. I, t. 2, p. 184).

[2] NdT. : Ce passage a disparu dans la version française. Il se place à la suite du paragraphe cité ci-dessus : « Dans le livre IV de cet ouvrage, qui traitera de l’histoire de la théorie, on verra de façon plus détaillée que l’économie politique classique a fait de tout temps de la production de plus-value le caractère distinctif du travail productif » (Das Kapital, Bd I, p. 532).

[3] La réserve à propos des banquiers deviendra plus claire ci-dessous.

[4] Les économistes n’établissent pas toujours une différence claire entre le travail qui revêt un caractère matériel, le travail consacré à la satisfaction des besoins matériels et le travail qui s’incarne dans des objets matériels. Par exemple, à deux pages d’intervalle, S. Bulgakov parle de travail productif, renvoyant tantôt au « travail consacré à la fabrication d’objets utiles à l’homme », tantôt au « travail consacré à la satisfaction des besoins matériels ». Cf. « O nekotorykh osnovnykh ponjatjakh političeskoj ekonomii » (A propos de quelques concepts fondamentaux de l’économie politique), Naučnoe Obozrenie (Points de vue scientifiques), n° 2, 1898, p. 335-336.

[5] Cf. B. I. Gorev, Na ideologičeskom fronte (Sur le front idéologique), 1923, p. 24-26.

[6] V. Bazarov, Trud proizvoditelnyj i trud, obrazujuščii cennost’ (Travail productif et travail créateur de valeur), Pétersbourg, 1899, p. 23.

[7] A. Bogdanov et I. Stepanov, Kurs političeskoj ekonomii (Cours d’économie politique), vol. II, 4e éd., p. 12.

[8] NdT. : Cf. l’annexe intitulée « Production du capital: travail productif et improductif » (Théories, t. I, p. 455-482).

[9] Ce qui précède ne veut pas dire que Marx n’a fait aucune différence entre production matérielle et production non matérielle. Tout en reconnaissant comme productif tout travail employé par du capital productif, Marx pensait apparemment qu’à l’intérieur de ce travail productif il fallait distinguer le « travail productif au sens strict », c’est-à-dire le travail employé dans la production matérielle et incarné dans des objets matériels (cf. Theorien, t. 3).

[10] NdT. : On trouve dans la version française « fonctions concrètes » (Le Capital, L. III, t. 6, p. 280). Nous préférons « fonctions réelles », qui serre de plus près le texte allemand (reallen Funktionen; cf. Das Kapital, Bd III, p. 279), et qui rend mieux l’opposition, fondamentale aux yeux de Roubine, entre aspect formel et aspect réel.

[11] NdT. : Traduction légèrement modifiée (cf. Das Kapital, Bd III, p. 293).

[12] NdT. : Le texte allemand donne « hétérogènes » (heterogenen Funktionen ; cf. Das Kapital, Bd III, p. 293).

[13] NdT. : Traduction légèrement modifiée (cf. Das Kapital, Bd II, p. 138).

[14] V. Bazarov, op. cit., p. 35.

[15] On peut trouver ce type d’interprétation dans les travaux de V. Bazarov, op. cit., p. 49 ; de I. Davydov, « K voprosu O proizvoditel’nom i neproizvoditel’nom trude » (Contribution au problème du travail productif et improductif), Naučnoe Obozrenie (Points de vue scientifiques), n° 1, 1900, p. 154 ; de C. Prokopoviš, K kritike Marksa (Contribution à la critique de Marx), 1901, p. 35 ; et de Julien Borschardt, Die volkswirtschaftlichen Grundbegriffe der Lehre von Karl Marx, Buchverlag Rätebund, Berlin, 1920, p. 72.

[16] Op. cit., p. 39-40.

[17] Kurs političeskoj ekonomii (Cours d’économie politique), vol. II, 4e partie, p. 12-13.

[18] Op. cit., p. 13.

[19] Op. cit., p. 17.

[20] R. Hilferding, « Postanovka problemy teoritičeskoj ekonomii u Marksa » (La formulation marxienne des problèmes de théorie économique), Osnovnye problemy političeskoj ekonomii (Problèmes fondamentaux de l’économie politique), 1922, p. 107-108.


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