1928 |
Ancien militant menchevik, proche de Riazanov, chargé de recherches à l'Institut Marx-Engels, I.I.Roubine publie en 1928 ces "Essais sur la théorie de la valeur" qui se veulent une réhabilitation des analyses économiques de Marx. |
Essais sur la théorie de la valeur de Marx
Avant-propos du traducteur
Isaak Illich Roubine est né en Russie en 1886 [1]. Dès 1905, il participe activement au mouvement révolutionnaire russe. D’abord membre du Bund (le parti socialiste juif), il se rallie ensuite aux mencheviks.
La répression contre les mencheviks l’amène à abandonner toute activité politique en 1924. Il se consacre alors entièrement à la recherche économique. En 1926, il est nommé chargé de recherche à l’Institut Marx-Engels, fondé et dirigé par le célèbre marxologue bolchevik David Riazanov dont il devient l’ami et le proche collaborateur. C’est de 1924 à 1930 qu’il publie tous ses livres et articles (cf. ci-dessous).
Avec les années trente vient pour l’U.R.S.S. la période des grands procès et de la consolidation de l’ordre stalinien. Roubine sera l’un des premiers frappés. En mars 1931 s’ouvre le procès dit du bureau fédéral du comité central du parti menchevik, organisation fantôme créée pour les besoins de la cause. Parmi les principaux accusés, des économistes de premier plan (Ser, Guinzburg), des professeurs (Roubine), des hauts fonctionnaires des services de planification (en particulier Groman, ancien membre du présidium du Gosplan), des écrivains (Sukhanov), etc. Tous sont accusés de sabotage dans l’élaboration des plans de développement économique ou, en langage clair, d’avoir adressé des critiques aux rythmes d’industrialisation qu’ils jugeaient trop élevés.
Selon sa sœur B.I.Roubina, Roubine fut amalgamé à ce procès parce que Staline voulait atteindre et compromettre Riazanov, qui fut d’ailleurs privé de son travail à l’Institut dès l’ouverture du procès. Quoi qu’il en soit, Roubine fut arrêté le 23 décembre 1930, enfermé dans une cellule disciplinaire, puis mis au secret. L’isolement et les épreuves finirent par venir à bout de sa résistance. Roubine consentit à négocier la teneur de ses « aveux ». La négociation dura du 2 au 21 février 1931 ; il lutta pied à pied et obtint l’abandon de l’accusation initiale de sabotage, remplacée par celle d’avoir transmis et laissé en dépôt à Riazanov (sous pli cacheté, précisa Roubine) des documents sur le mouvement social-démocrate. L’ « aveu » fut alors évalué à trois ans de prison.
Roubine comparut le 1er mars 1931, portant dans sa poche ses « aveux » soigneusement corrigés par le magistrat instructeur. Mais, au cours des audiences, il fit tout son possible pour mettre Riazanov hors de cause, refusant en particulier d’ « avouer » avoir eu des contacts de nature politique. Cette résistance lui valut cinq ans de prison, qu’il purgea en partie dans un isolement total. La Guépéou lui ayant proposé, en 1933, une amélioration de ses conditions de détention, et même la possibilité de reprendre ses recherches, il refusa.
Il fut relâché en 1934, après commutation de sa peine, et exilé dans le petit village de Tourgaï, dans une contrée désertique. Plus tard, il reçut l’autorisation de s’installer dans une ville plus importante, Aktioulinsk, où il travailla dans une coopérative de consommation. Mais il refusa toujours obstinément de retourner à Moscou et de reprendre son ancien travail parmi ses anciens collègues.
En 1937, lors de la vague des arrestations de masse, il fut de nouveau arrêté et incarcéré dans la prison surpeuplée d’Aktioulinsk. C’est là qu’on le vit pour la dernière fois.
Dès son arrestation, un silence total fut fait sur son oeuvre. Un article de la Pravda du 7 mars 1931, « Arrachons la rubinščina et ses racines », interdit la poursuite des discussions sur ses thèses. L’interdit dure encore. On peut citer ce jugement relativement récent, porté par un philosophe soviétique officiel : « Les disciples de Roubine et les idéalistes menchevisants, qui sévissaient pendant les années vingt et trente dans les domaines de l’économie politique et de la philosophie, ont écrit une foule de choses sur la ‘dialectique du Capital’, mais ils traitaient la méthode révolutionnaire de Marx dans l’esprit de l’hégélianisme, ils la transformaient en un jeu scolastique de concepts, en un système compliqué d’arguties et de subtilités alambiquées fort éloignées de la science […]. Le parti communiste a écrasé ces courants étrangers au marxisme et aidé les philosophes et économistes soviétiques à démasquer leurs agissements. »[2]. On sait de quelle manière !
Roubine a publié de 1924 à 1930 :
Malheureusement, cette liste reste sans doute très incomplète.
L’argumentation de Roubine s’appuie le plus souvent sur une analyse minutieuse du texte de Marx, ce qui l’amène à recourir à de nombreuses citations. Pour ne pas alourdir le texte, nous donnons ici une fois pour toutes les références complètes des œuvres de Marx les plus souvent citées. L’édition utilisée est celle des Éditions sociales.
Notons que, malheureusement, trois textes fondamentaux pour l’étude de la pensée de Marx sont restés vraisemblablement inconnus de Roubine. Il s’agit des Manuscrits de 1844 (Economie politique et philosophie), publiés à Leipzig en 1932, de L’idéologie allemande, publiée presque simultanément à Moscou et Leipzig, en 1932 également, et surtout des brouillons de 1857-1858, connus sous le nom de Grundrisse der Kritik der politischen Ökonomie, publiés à Moscou en 1939 seulement (à l’exception toutefois de la célèbre introduction de 1857, déjà publiée par Kautsky dans Die Neue Zeit, et que Roubine utilise).
On sait d’autre part que la traduction française du livre I du Capital n’est pas la traduction littérale du texte allemand correspondant. Marx trouvait que Joseph Roy avait traduit « trop verbalement ». Il a donc été amené à reprendre entièrement la traduction, à récrire certains passages, à ajouter ou supprimer des phrases entières, en particulier dans la section 1, celle qui est étudiée le plus minutieusement par Roubine [3]. Sans l’intervention d’Engels (cf. en particulier sa lettre à Marx du 29 novembre 1873, dans Lettres sur « Le Capital », op. cit., p. 273), la version française aurait même servi de base à l’établissement des traductions dans les autres langues (en anglais par exemple).
Or Roubine cite Le Capital soit dans la traduction russe (fidèle reflet de l’original allemand), soit dans le texte allemand de la 4e édition allemande, qui ne reprend que quelques-unes des modifications introduites dans le texte français pour les incorporer à la 2e édition allemande, elle-même partiellement modifiée par rapport à l’édition originale de 1867, ainsi que Roubine l’explique lui-même (cf. ci-dessous, chap. 12 et 14).
Dans ces conditions, la divergence entre le texte de Roubine et la version française du Capital se révèle parfois gênante, d’autant que Roubine étudie de très près le texte de Marx pour étayer son argumentation. Lorsque l’écart entre le passage cité et la traduction française nous a paru significatif, nous avons préféré donner dans le corps du texte la traduction littérale du texte allemand, ce qui évite de rompre la cohérence du raisonnement de l’auteur, quitte à rejeter en note (indiquée NdT.) le texte français correspondant (quand il existe !). L’alourdissement du texte qui en résulte ne nous a pas paru être un motif suffisant au regard de l’intérêt de cette comparaison pour l’étude de la pensée de Marx et des problèmes rencontrés dans sa formulation par Marx lui-même.
Alger, janvier 1977
Notes
[1] Nous n'avons trouvé que bien peu de sources concernant I.I.Roubine. Nous avons suivi de très près, pour ces éléments de biographie, le mémoire rédigé par B.I.Roubina et consacré à la défense de son frère. Nous citons ce mémoire d'après le livre de Roy Medvedev, Le Stalinisme, Le Seuil, Paris, 1972, p.180-184. On peut aussi consulter un livre plus général de Naum Jasny, Soviet Economics of the Twenties (Names to be remembered), Cambridge University Press, 1972.
[2] M.Rosenthal, La dialectique dans « Le Capital » de Marx, cité d'après la traduction est-allemande de 1957 par Roman Rosdolsky, Zur Entstehungsgeschichte des Marxschen « Kapitals », Europäische Verlagsanstalt, Francfort-sur-le-Main - Cologne, 1968, p. 675, note 54.
[3] Voir en particulier les lettres de Marx à Danielson du 28 mai 1872, à Sorge du 21 juin 1872 (reproduites dans Lettres sur « Le Capital » p. 267 et 269), l'« Avis au lecteur » placé par Marx en tête de l'édition française (Le Capital, l. I, t. 1, p. 47) et la « Note des éditeurs » (Ibid., p. 8 et 9) qui donne un historique détaillé de l'établissement de la traduction française.