1928 |
Ancien militant menchevik, proche de Riazanov, chargé de recherches à l'Institut Marx-Engels, I.I.Roubine publie en 1928 ces "Essais sur la théorie de la valeur" qui se veulent une réhabilitation des analyses économiques de Marx. |
Essais sur la théorie de la valeur de Marx
II. La théorie marxienne de la valeur-travail
Avant d’étudier en détail la théorie de la valeur de Marx, nous pensons qu’il est nécessaire d’en décrire les principales caractéristiques. Si l’on ne procède pas ainsi, la présentation des différents aspects de cette théorie et des problèmes particuliers (très complexes et très intéressants) qu’elle pose peut cacher au lecteur les idées principales sur lesquelles elle se fonde, idées qui en imprègnent chaque partie. Bien sûr, les caractéristiques générales de la théorie de Marx, telles que nous les présentons dans ce chapitre, ne pourront être complètement fondées et développées que dans les chapitres suivants. Le lecteur rencontrera donc dans ceux-ci des répétitions d’idées exprimées dans ce chapitre, mais elles seront alors présentées de façon plus détaillée.
Tous les concepts fondamentaux de l’économie politique expriment, nous l’avons vu, des rapports sociaux de production entre les hommes. Si nous étudions la théorie de la valeur de ce point de vue, il nous faut alors démontrer que la valeur : 1) est un rapport social entre les hommes, 2) qui prend une forme matérielle, et 3) qui est liée au procès de production.
A première vue, la valeur, ainsi que d’autres concepts de l’économie politique, semble être une propriété des choses. Si l’on observe le phénomène de l’échange, on constate que chaque objet s’échange sur le marché contre une quantité déterminée de n’importe quel autre objet, ou - dans les conditions de l’échange développé - contre une quantité de monnaie (d’or) avec laquelle on peut acheter n’importe quel autre objet présent sur le marché (dans les limites de cette somme, bien sûr). Cette somme d’argent, ou prix des objets, change presque chaque jour selon les fluctuations du marché. Aujourd’hui, il y avait pénurie de tissu sur le marché, le prix du tissu est monté à 3 roubles 20 kopecks l’archine [1 archine ≈ 0,1 mètre]. Dans une semaine, la quantité de tissu apportée sur le marché dépassera l’offre normale, et son prix tombera à 2 roubles 75 kopecks l’archine. Ces fluctuations quotidiennes, ces écarts de prix oscillent, si on les observe sur une longue période de temps, autour d’un certain niveau moyen qui est, par exemple, de 3 roubles l’archine. Dans la société capitaliste, ce prix moyen n’est pas proportionnel à la valeur du produit, c’est-à-dire à la quantité de travail socialement nécessaire à la production de celui-ci, mais il est proportionnel à ce qu’on appelle le « prix de production », qui est égal au coût de production du produit considéré, augmenté du profit moyen sur le capital investi. Cependant, pour simplifier l’analyse, nous pouvons faire abstraction du fait que le tissu est produit par le capitaliste avec le concours de travailleurs salariés. Comme nous l’avons vu ci-dessus, la méthode de Marx consiste à analyser séparément les différents types particuliers de rapports de production, et c’est seulement lorsque leur totalité est reconstituée que l’on a une image de l’économie capitaliste. Pour l’instant, nous considérons un seul type fondamental de rapports de production entre les hommes dans une économie marchande, le rapport qui existe entre des producteurs de marchandises isolés et formellement indépendants les uns des autres. Nous savons seulement que le tissu est produit par des producteurs de marchandises et qu’il est apporté sur le marché pour être échangé, vendu à d’autres producteurs marchands. Nous considérons une société de producteurs de marchandises, ce qu’on appelle une « économie marchande simple », par opposition à une économie capitaliste plus complexe. Dans les conditions d’une économie marchande simple, les prix moyens des produits sont proportionnels à leur valeur-travail. En d’autres termes, la valeur représente le niveau moyen autour duquel les prix de marché fluctuent, niveau avec lequel les prix coïncideraient si le travail social était réparti proportionnellement entre les différentes branches de la production. Dans ce cas, il s’établirait un état d’équilibre entre les branches de la production.
Toute société basée sur une division du travail développée suppose nécessairement une répartition donnée du travail social entre les différentes branches de la production. Tout système de division du travail est en même temps un système de répartition du travail. Dans la société communiste primitive, dans la famille paysanne patriarcale ou dans la société socialiste, le travail de tous les membres d’une unité économique donnée est réparti à l’avance, consciemment, entre les tâches individuelles, en fonction de la nature des besoins des membres du groupe et du niveau de productivité du travail. Dans une économie marchande, personne ne contrôle la répartition du travail entre les différentes branches de la production et entre les entreprises individuelles. Aucun tisserand ne connaît les besoins de la société en tissu à un moment donné, ni ne sait quelle quantité de tissu est produite par l’ensemble des entreprises qui en fabriquent. La production de tissu peut donc ou bien dépasser la demande (surproduction), ou bien rester en deçà de celle-ci (sous-production). En d’autres termes, la quantité de travail social qui est dépensée dans la production de tissu est ou bien trop grande, ou bien pas assez grande. L’équilibre entre la production de tissu et les autres branches de production est constamment perturbé. La société marchande est un système d’équilibre constamment perturbé.
Mais s’il en est ainsi, comment l’économie marchande peut-elle alors continuer à exister comme totalité de différentes branches de production complémentaires les unes des autres ? Elle ne peut exister que parce que chaque perturbation de l’équilibre provoque une tendance au rétablissement de cet équilibre. Cette tendance au retour à l’équilibre est le résultat de l’action du mécanisme du marché et des prix de marché. Dans l’économie marchande, aucun producteur de marchandises ne peut en contraindre un autre à étendre ou à restreindre sa production. C’est par l’intermédiaire de l’action qu’ils exercent sur les choses que certains individus modifient l’activité de travail d’autres individus et les amènent à étendre ou à restreindre leur production (bien qu’eux-mêmes n’en aient pas conscience). La surproduction de tissu et la chute de prix qui en résulte incitent les fabricants de tissu à diminuer leur production ; le contraire est vrai dans le cas de sous-production. Le mécanisme qui supprime surproduction et sous-production et provoque la tendance au rétablissement de l’équilibre entre les différentes branches de production de l’économie, c’est l’écart des prix de marché par rapport aux valeurs.
L’échange de deux marchandises différentes à leur valeur correspond à l’état d’équilibre entre deux branches de la production. Dans cet état d’équilibre, tout transfert de travail d’une branche à une autre cesse. Il est évident que, dans ce cas, l’échange de deux marchandises à leur valeur égalise les avantages des producteurs de marchandises dans les deux branches de production et ôte tout motif à des transferts d’une branche à l’autre. Dans l’économie marchande simple, une telle égalisation des conditions de production dans les différentes branches signifie qu’une quantité déterminée de travail dépensée par les producteurs de marchandises dans les différentes sphères de l’économie procure à chacun d’eux un produit de valeur égale. La valeur des marchandises est directement proportionnelle à la quantité de travail nécessaire à leur production. Si trois heures de travail représentent la moyenne nécessaire à la production d’un archine de tissu pour un niveau donné de la technique (le travail dépensé pour la production des matières premières, des instruments de production, etc., est aussi pris en considération), et si neuf heures de travail sont nécessaires à la production d’une paire de bottes (on suppose que le travail du tisserand et celui du bottier sont du même niveau de qualification), l’échange de trois archines de tissu contre une paire de bottes correspond alors à l’état d’équilibre entre les deux types de travaux considérés. Une heure de travail du bottier et une heure de travail du tisserand sont égales l’une à l’autre, chacune représentant une portion égale du travail total de la société, réparti entre toutes les branches de la production. Le travail créateur de valeur apparaît ainsi non seulement comme du travail quantitativement réparti, mais aussi comme du travail socialement égalisé ( ou égal) ou, plus brièvement, comme du travail « social », au sens de masse totale de travail égal et homogène dont dispose la société dans son ensemble. Ces caractéristiques sociales ne sont pas propres au travail dans la seule économie marchande ; elles existent aussi, par exemple, dans la société socialiste. Dans une économie socialiste, les organes de la comptabilité-travail considèrent le travail des individus comme faisant a priori partie du travail total unifié de la société, exprimé en unités-travail sociales conventionnelles. Dans l’économie marchande, cependant, le procès de socialisation, d’égalisation et de répartition du travail se déroule de façon différente. Le travail des individus n’apparaît pas directement comme du travail social. Il ne devient social que parce qu’il est égalisé avec un autre travail, quel qu’il soit, et cette égalisation des travaux s’accomplit dans l’échange. Dans l’échange, on fait complètement abstraction des valeurs d’usage concrètes et des formes concrètes du travail. Ainsi le travail, que nous avions considéré auparavant comme social, socialement égalisé et quantitativement réparti, acquiert maintenant une caractéristique qualitative et quantitative particulière qu’il ne possède que dans une économie marchande : il apparaît comme travail abstrait et socialement nécessaire. La valeur de la marchandise est déterminée par le travail socialement nécessaire, c’est-à-dire par la quantité de travail abstrait.
Mais si la valeur est déterminée par la quantité de travail socialement nécessaire à la production d’une unité de produit, cette quantité de travail dépend à son tour de la productivité du travail. L’accroissement de la productivité du travail fait diminuer le travail socialement nécessaire, et donc la valeur d’une unité de bien. Par exemple, l’introduction de machines rend possible la production d’une paire de bottes en six heures, au lieu de neuf heures qu’il fallait auparavant. La valeur des bottes se trouve ainsi diminuée de 9 roubles à 6 roubles (on suppose ici qu’une heure de travail du bottier représente le travail moyen et crée une valeur de 1 rouble). Les bottes à meilleur marché commencent à se répandre dans les campagnes, chassant les sandales à semelle de tille et les bottes confectionnées à domicile. La demande de souliers s’accroît et la production de souliers augmente. Dans l’économie nationale, il y a une redistribution des forces productives. Ainsi la force motrice qui transforme l’ensemble des rapports de valeur a sa source dans le progrès matériel-technique de production. L’augmentation de la productivité du travail s’exprime par une diminution de la quantité de travail concret effectivement utilisée, en moyenne, dans la production. Le résultat est (du fait du caractère double du travail, concret et abstrait) la diminution de la quantité de ce travail, qui est considéré comme « social » ou « abstrait », c’est-à-dire comme une partie du travail total, homogène, de la société. L’augmentation de la productivité du travail modifie la quantité de travail abstrait nécessaire à la production. Elle amène un changement dans la valeur du produit du travail. A son tour, le changement dans la valeur des produits modifie la répartition du travail social entre les différentes branches de la production. Productivité du travail - travail abstrait – valeur - répartition du travail social : tel est le schéma d’une économie marchande dans laquelle la valeur joue le rôle de régulateur et établit un équilibre dans la répartition du travail social entre les différentes branches de l’économie nationale (à travers des déviations et des déséquilibres constants). La loi de la valeur est la loi de l’équilibre de l’économie marchande.
La théorie de la valeur n’analyse les lois de l’échange, les lois de l’égalisation des choses sur le marché que dans la mesure où ces lois sont reliées aux lois de la production et de la répartition du travail dans l’économie marchande. Les termes de l’échange entre deux marchandises quelles qu’elles soient (nous considérons les termes moyens de l’échange, et non les prix accidentels du marché) correspondent à un niveau donné de productivité du travail dans les branches qui fabriquent ces marchandises. L’égalisation des différentes formes concrètes de travail qui composent le travail social total et qui sont réparties entre les différentes branches se réalise par l’intermédiaire de l’égalisation des choses, c’est-à-dire des produits du travaIl en tant que valeurs. Ainsi l’opinion courante qui voit dans la théorie de la valeur une théorie limitée aux rapports d’échange entre des choses est fausse. Le but de la théorie de la valeur est de découvrir les lois de l’équilibre (de l’allocation) du travail, cachées derrière la régularité de l’égalisation des choses (dans le procès d’échange). Il est tout aussi erroné de concevoir la théorie de Marx comme une analyse des rapports entre le travail et les choses, choses qui sont les produits du travail. Le rapport du travail aux choses concerne une forme concrète donnée de travail et une chose concrète donnée. C’est une relation technique qui n’est pas en elle-même l’objet de la théorie de la valeur. Ce qui constitue l’objet de la théorie de la valeur, ce sont les rapports mutuels entre les différentes espèces de travaux dans le procès de leur répartition, procès qui s’accomplit par l’intermédiaire des rapports d’échange entre les choses, c’est-à-dire entre les produits du travail. Ainsi la théorie de la valeur de Marx est parfaitement cohérente avec les postulats méthodologiques généraux de sa théorie économique, tels que nous les avons présentés ci-dessus : dans sa théorie économique, Marx n’analyse ni les rapports entre les choses ni les rapports des hommes aux choses, mais les rapports mutuels dans lesquels entrent les hommes par l’intermédiaire des choses.
Jusqu’ici, nous avons considéré la valeur principalement sous son aspect quantitatif. Nous avons traité de la grandeur de la valeur, en tant que régulateur de la répartition quantitative du travail social entre les différentes branches de production. Cette analyse nous a menés au concept de travail abstrait qui, lui aussi, a été considéré principalement sous son aspect quantitatif, comme travail socialement nécessaire. Nous devons maintenant examiner brièvement l’aspect qualitatif de la valeur. Selon Marx, la valeur n’est pas seulement le régulateur de la répartition du travail social, mais aussi une expression des rapports sociaux de production entre les hommes. De ce point de vue, la valeur est une forme sociale que les produits du travail acquièrent dans le contexte de certains rapports de production entre les hommes. Nous avions considéré la valeur comme une grandeur quantitativement déterminée, nous devons maintenant l’étudier comme une forme sociale qualitativement déterminée. En d’autres termes, nous devons passer de la théorie de la « grandeur de la valeur » à la théorie de la « forme de la valeur » (Wertform)[1].
Comme nous l’avons déjà souligné, la valeur joue dans une économie marchande le rôle de régulateur de la répartition du travail. Ce rôle de la valeur découle-t-il des caractéristiques techniques ou des caractéristiques sociales de l’économie marchande ? De l’état des forces productives ou du type de rapports de production entre les hommes ? Il suffit de poser la question pour y répondre : il découle des caractéristiques sociales de l’économie marchande. Tous les modes de répartition du travail social ne donnent pas au produit du travail la forme de valeur ; le seul à le faire est ce mode où la répartition du travail n’est pas organisée directement par la société, où la régulation se fait de façon indirecte par l’intermédiaire du marché et de l’échange des objets. Dans une communauté communiste primitive ou dans un domaine féodal, le produit du travail a une « valeur » (en russe, cennost’) au sens d’utilité, de valeur d’usage, mais il n’a pas de « valeur » (en russe, stojmost’). Le produit n’acquiert une « valeur » (stojmost’) que lorsqu’il est produit spécialement pour être vendu, lorsqu’il fait l’objet sur le marché d’une évaluation exacte et objective qui le met en équivalence (à travers l’argent) avec toutes les autres marchandises, qui lui donne la propriété d’être échangeable contre toute autre marchandise. En d’autres termes, on suppose une forme déterminée d’économie (l’économie marchande) et une forme déterminée d’organisation du travail dans le cadre d’entreprises isolées, objets d’une appropriation privée. Ce n’est pas le travail en lui-même qui donne de la valeur au produit, c’est seulement ce travail qui est organisé sous une forme sociale déterminée (sous la forme d’une économie marchande). Si les producteurs sont liés les uns aux autres en tant qu’organisateurs formellement indépendants de l’activité économique, en tant que producteurs autonomes de marchandises, les valeurs de leurs travaux se confrontent alors les unes aux autres sur le marché en tant que « valeurs ». L’égalité des producteurs de marchandises, qui dirigent des unités économiques individuelles et nouent par l’échange des rapports de production, s’exprime dans l’égalité des produits du travail en tant que valeurs. La valeur des choses exprime un type déterminé de rapports de production entre les hommes.
Si le produit du travail n’acquiert une valeur que dans une forme sociale déterminée d’organisation du travail, c’est donc que la valeur ne représente pas une « propriété » du produit du travail, mais une « forme sociale » ou une « fonction sociale » déterminées qui correspondent au rôle que joue le produit du travail comme trait d’union entre les producteurs marchands isolés, comme « intermédiaire » ou « support » de rapports de production entre les hommes. Ainsi, de prime abord, la valeur semble être simplement une propriété des choses. Si je dis : « Une table ronde en chêne peint coûte 25 roubles, ou a une valeur de 25 roubles », je donne des renseignements sur quatre caractéristiques de la table. Mais, en y réfléchissant, nous nous apercevons que les trois premières caractéristiques de la table sont radicalement différentes de la quatrième. Elles décrivent la table en tant qu’objet matériel et nous donnent des renseignements sur les aspects techniques du travail du menuisier. U n homme qui a l’expérience de ce type de caractéristiques de la table peut se faire une idée de l’aspect technique de la production, des matières premières, des accessoires, des méthodes techniques et même de l’habileté du menuisier. Mais il pourra étudier la table aussi longtemps qu’il le voudra, il n’apprendra rien sur les rapports sociaux (de production) qui existent entre le producteur de la table et le reste de la société. Il ne pourra savoir si le producteur est un travailleur indépendant, un artisan, un travailleur salarié, ou peut-être un membre d’une communauté socialiste, ou encore un menuisier amateur qui fabrique des tables pour son usage personnel. Les caractéristiques du produit qui s’expriment dans les mots : « la table a une valeur de 25 roubles » sont de nature complètement différente. Ces mots montrent que la table est une marchandise, qu’elle est produite pour le marché, que son producteur est lié aux autres membres de la société par des rapports de production qui les définissent comme propriétaires de marchandises, que l’économie a une forme sociale déterminée, la forme d’une économie marchande. Nous n’apprenons rien sur les aspects technIques de la production ou sur la table elle-même, mais nous apprenons quelque chose sur la forme sociale de la production et sur les individus qui y prennent part.
Cela signifie que la « valeur » (stojmost’) ne caractérise pas les choses, mais les rapports humains qui servent de cadre à la production de ces choses. Ce n’est pas une propriété des choses, mais une forme sociale que les choses acquièrent du fait que c’est par leur intermédiaire que les hommes entrent dans des rapports de production déterminés. La valeur est un « rapport social qui prend la forme d’un objet », un rapport de production entre les hommes qui se déguise en propriété des choses. Les rapports entre les travaux des producteurs marchands, ou le travail social, sont « matérialisés » et « cristallisés » dans la valeur des produits du travail. Cela signifie qu’il existe une correspondance entre la forme sociale déterminée de l’organisation du travail et la forme sociale particulière du produit du travail. « Le travail créateur de valeur d’échange [ou, plus exactement, « qui détermine » (setzende) - I. R.] est une forme de travail spécifiquement sociale » (Contribution, p. 15 ; souligné par Roubine). Il crée une forme sociale déterminée de la richesse, la valeur d’échange. La définition de la valeur comme expression de rapports de production entre les hommes ne contredit pas sa définition comme expression du travail abstrait, telle que nous l’avons donnée ci-dessus. La différence tient seulement à ceci: auparavant, nous avons analysé la valeur sous son aspect quantitatif (comme grandeur), alors qu’il s’agit maintenant de son aspect qualitatif (comme forme sociale). De la même façon, le travail abstrait a été d’abord présenté sous son aspect quantitatif, alors qu’on l’étudie maintenant sous son aspect qualitatif, c’est-à-dire comme travail sous une forme spécifique qui présuppose que les hommes entrent dans des rapports de production en tant que producteurs de marchandises.
La théorie marxienne de la « forme de la valeur » (c’est-à-dire de la forme sociale que revêt le produit du travail) est le produit d’une forme déterminée de travail. Cette théorie est la partie la plus spécifique et la plus originale de la théorie de la valeur de Marx. Bien avant Marx, on avait découvert que le travail est créateur de valeur, mais c’est seulement dans le cadre de la théorie de Marx que cette découverte a acquis un sens complètement différent. Marx élabore une distinction précise entre le procès de production matériel-technique et ses formes sociales, entre le travail en tant que totalité de méthodes techniques (travail concret) et le travail entendu du point de vue de ses formes sociales dans la société marchande-capitaliste (travail abstrait ou travail humain en général). Le caractère spécifique de l’économie marchande consiste en ce que le procès de production matériel-technique n’est pas soumis à une régulation directe par la société, mais est dirigé par des producteurs marchands individuels. Le travail concret est directement lié aux travaux privés des individus isolés. Les travaux privés des producteurs marchands isolés sont liés aux travaux de tous les autres producteurs de marchandises et ils ne deviennent du travail social que si le produit d’un producteur particulier est mis en équivalence, en tant que valeur, avec toutes les autres marchandises. Cette mise en équivalence de tous les produits en tant que valeurs est en même temps (comme nous l’avons montré) une mise en équivalence de toutes les formes concrètes des travaux dépensés dans les différentes sphères de l’économie. Cela signifie que les travaux privés des individus isolés n’acquièrent pas le caractère de travail social sous la forme concrète sous laquelle ils ont été dépensés dans le procès de production, mais qu’ils l’acquièrent seulement dans l’échange, qui représente une abstraction des propriétés concrètes des objets particuliers et des formes spécifiques des travaux. En réalité, du fait que dès le procès de production la production marchande est orientée vers l’échange, c’est dès le procès de production direct, avant même l’acte d’échange, que le producteur marchand réalise la mise en équivalence de son produit avec une somme déterminée de valeur (d’argent), et par là même la mise en équivalence de son travail concret avec une quantité déterminée de travail abstrait. Cette mise en équivalence des travaux comporte tout d’abord un aspect préliminaire de « représentation dans la conscience ». Mais elle doit toutefois s’accomplir dans l’acte d’échange réel. Deuxièmement, cette mise en équivalence des travaux se réalise, même sous sa forme préliminaire et bien qu’elle précède l’acte d’échange, par l’intermédiaire de la mise en équivalence des objets comme valeurs « représentées dans la conscience ». Du fait que l’égalisation des travaux par l’intermédiaire de l’égalisation des objets est un résultat de la forme sociale de l’économie marchande, dans laquelle il n’y a pas d’organisation sociale et d’égalisation directe des travaux, il s’ensuit que le travail abstrait est un concept social et historique. Le travail abstrait n’exprime pas une égalité psychologique de diverses formes de travaux, mais une égalisation sociale de différentes formes de travaux qui se réalise sous la forme spécifique de l’égalisation des produits du travail.
Le caractère particulier de la théorie de la valeur de Marx tient à ce qu’elle explique précisément le type de travail qui crée la valeur. Marx « étudia donc le travail relativement à sa propriété de former de la valeur et il établit pour la première fois quel travail forme de la valeur, pourquoi et comment il la forme ; il établit en outre que la valeur n’est en somme que du travail coagulé de cette espèce » [2]. C’est précisément cette explication du « caractère double du travail » que Marx considérait comme le cœur de sa théorie de la valeur[3].
Le caractère double du travail reflète donc la différence entre le procès matériel-technique de production et sa forme sociale. Cette différence, que nous avons étudiée dans la partie qui traite du fétichisme de la marchandise, est la base de toute la théorie économique de Marx, théorie de la valeur incluse. De cette différence fondamentale découle la différence entre travail concret et travail abstrait qui, à son tour, s’exprime dans l’opposition entre valeur d’usage et valeur. Dans le chapitre 1 du Capital, l’exposition de Marx suit précisément l’ordre inverse. L’analyse part des phénomènes de marché que l’on peut observer, de l’opposition entre valeur d’usage et valeur d’échange. A partir de cette opposition, visible à la surface des phénomènes, il semble creuser pour dégager le caractère double du travail (concret et abstrait). Puis, à la fin du chapitre 1, dans le sous-chapitre consacré à la production marchande, il met à jour les formes sociales que prend le procès de production matériel-technique. La démarche utilisée par Marx dans son étude de la société humaine part des choses, puis passe au travail. Marx part des choses qui sont visibles et progresse vers les phénomènes qui doivent être expliqués au moyen de l’analyse scientifique. Il utilise cette méthode analytique dans les toutes premières pages du Capital pour simplifier la présentation. Mais le cheminement dialectique de sa pensée doit être interprété dans l’ordre inverse. Marx part de la différence entre le procès de production et sa forme sociale, c’est-à-dire de la structure sociale de l’économie marchande, passe au double caractère du travail considéré sous son aspect technique et son aspect social, puis à la double nature de la marchandise comme valeur d’usage et valeur d’échange. Une lecture superficielle du Capital peut amener à penser que, en opposant la valeur d’usage à la valeur d’ échange, Marx désigne une propriété des choses elles-mêmes (telle est l’interprétation de Böhm-Bawerk et d’autres critiques de Marx). Le problème est en fait celui de la différence entre l’existence « matérielle » et l’existence « fonctionnelle » des choses, entre le produit du travail et sa forme sociale, entre les choses et les rapports de production « imbriqués » avec ces choses, ou les rapports de production tels qu’ils sont exprimés par les choses. Ce qui apparaît ainsi, c’est une connexion indissociable entre la théorie de la valeur de Marx et ses bases générales, méthodologiques, telles qu’elles sont formulées dans sa théorie du fétichisme de la marchandise. La valeur est un rapport de production entre des producteurs marchands autonomes ; elle prend la forme d’une propriété des choses et elle est en relation avec la répartition du travail social. Ou, si l’on considère le même phénomène d’un autre point de vue, la valeur est la propriété que possède le produit du travail de chaque producteur de marchandises et qui le rend échangeable contre les produits du travail de n’importe quel autre producteur de marchandises, dans un rapport déterminé qui correspond à un niveau donné de la productivité du travail dans les différentes branches de la production. Il s’agit d’un rapport humain qui prend la forme d’une propriété des choses et qui est en relation avec le procès de répartition du travail dans la production. En d’autres termes, il s’agit de rapports de production réifiés entre les hommes. La réification du travail dans la valeur est la conclusion la plus importante de la théorie du fétichisme ; elle explique le caractère inévitable de la « réification » des rapports de production entre les hommes dans une économie marchande. La théorie de la valeur-travail n’a pas découvert la condensation matérielle du travail (en tant qu’élément de la production) dans les objets qui sont les produits du travail ; cela a lieu dans toutes les formations économiques, c’est la base technique de la valeur, mais non sa cause. La théorie de la valeur-travail a découvert le fétiche, l’expression réifiée du travail social dans la valeur des choses. Le travail est « cristallisé » ou mis en forme dans la valeur, au sens où il acquiert la « forme (sociale) de valeur ». Le travail s’exprime et « se représente » (sich darstellt) dans la valeur. Le terme sich darstellen est souvent employé par Marx pour caractériser la relation qui existe entre travail abstrait et valeur. On peut seulement se demander pourquoi les critiques de Marx n’ont pas remarqué cette connexion indissociable entre sa théorie de la valeur-travail et sa théorie de la réification ou fétichisation des rapports de production entre les hommes. Ils ont compris la théorie de la valeur de Marx dans un sens mécaniste-naturaliste, et non dans un sens sociologique.
La théorie de Marx analyse donc les phénomènes qui se rapportent à la valeur d’un double point de vue, qualitatif et quantitatif. Elle s’appuie sur deux aspects essentiels : 1) la théorie de la forme de la valeur comme expression matérielle du travail abstrait qui, à son tour, présuppose l’existence de rapports sociaux de production entre producteurs marchands autonomes ; et 2) la théorie de la répartition du travail social, la détermination de la grandeur de la valeur par la quantité de travail abstrait qui, à son tour, dépend du niveau de productivité du travail. Ce sont les deux aspects d’un même procès : la théorie de la valeur analyse la forme sociale de la valeur, forme sous laquelle s’accomplit le procès de répartition du travail dans l’économie marchande-capitaliste. « La forme sous laquelle cette répartition proportionnelle du travail se réalise, dans un état social où la connexité du travail social se manifeste sous la forme d’un échange privé de produits individuels du travail, cette forme c’est précisément la valeur d’échange de ces produits. »[4] Ainsi la valeur apparaît-elle, qualitativement et quantitativement, comme une expression du travail abstrait. Par l’intermédiaire du travail abstrait, la valeur se rapporte à la fois à la forme sociale du procès social de production et à son contenu matériel-technique. Cela est évident si nous nous souvenons que la valeur, de même que les autres catégories économiques, n’exprime pas des rapports humains en général, mais plus spécifiquement des rapports de production entre les hommes. Quand Marx considère la valeur comme une forme sociale du produit du travail, conditionnée par une forme sociale déterminée du travail, il met en avant l’aspect qualitatif, sociologique, de la valeur. Quand le procès de répartition du travail et le développement de la productivité du travail s’accomplissent sous une forme sociale donnée, et quand on considère « des masses différentes et quantitativement déterminées de la totalité du travail social »[5] (soumises à la loi de la répartition proportionnelle du travail), c’est alors l’aspect quantitatif (on pourrait dire mathématique) des phénomènes qui s’exprime par l’intermédiaire de la valeur qui passe au premier plan. L’erreur fondamentale de la plupart des critiques de Marx réside en ceci : 1) ils sont totalement incapables de comprendre l’aspect qualitatif, sociologique, de la théorie de la valeur de Marx ; et 2) ils limitent l’étude de l’aspect quantitatif à l’examen des proportions d’échange, c’est-à-dire aux rapports de valeur quantitatifs entre les choses; ils négligent les interrelations quantitatives entre les quantités de travail social qui se répartissent entre les différentes branches de la production et les différentes entreprises, interrelations qui sont le fondement même de la détermination quantitative de la valeur .
Nous avons examiné brièvement deux aspects de la valeur: l’aspect qualitatif et l’aspect quantitatif (c’est-à-dire la valeur comme forme sociale et la grandeur de la valeur). Chacune de ces démarches analytiques nous a conduit au concept de travail abstrait, qui à son tour ( comme le concept de valeur) nous est apparu d’abord sous son aspect qualitatif (forme sociale du travail), puis sous son aspect quantitatif (travail socialement nécessaire). La valeur nous est ainsi apparue comme l’expression du travail abstrait, exprimé sous ses aspects qualitatif et quantitatif. Le travail abstrait est le contenu ou la substance qui s’exprime dans la valeur d’un produit du travail. Notre tâche consiste aussi à examiner la valeur de ce point de vue, c’est-à-dire du point de vue de sa connexion avec le travail abstrait en tant que « substance » de la valeur.
Nous en arrivons ainsi à la conclusion qu’une connaissance complète du phénomène extrêmement complexe qu’est la valeur exige un examen approfondi de cette catégorie sous trois aspects : grandeur de la valeur, forme de la valeur et substance (contenu) de la valeur. On peut également dire que la valeur doit être étudiée : 1) comme régulateur de la répartition quantitative du travail social, 2) comme expression des rapports sociaux de production entre les hommes, et 3) comme expression du travail abstrait.
Cette division en trois points aidera le lecteur à suivre l’ordre de notre développement. Nous devons tout d’abord étudier dans son ensemble le mécanisme qui crée la connexion entre valeur et travail. Les chapitres 9 à 11 sont consacrés à ce problème. Dans le chapitre 9, la valeur est considérée comme le régulateur de la répartition du travail. Dans le chapitre 10, elle est étudiée comme expression des rapports de production entre les hommes et, dans le chapitre 11, du point de vue de son rapport avec le travail abstrait. C’est seulement sur la base d’une analyse aussi complète de l’ensemble du mécanisme qui crée la connexion entre valeur et travail que l’on peut dégager les bases de la théorie de la valeur de Marx (c’est pourquoi le contenu des chapitres 9 à 11 peut être considéré comme le fondement de la théorie de la valeur-travail). Cette analyse nous prépare à l’analyse des parties composantes de ce mécanisme : 1) la valeur qui est créée par le travail, et 2) le travail qui crée la valeur. Le chapitre 12 est consacré à l’analyse de la valeur, étudiée dans sa forme, son contenu (sa substance) et sa grandeur. Enfin, les chapitres 13 à 16 présentent une analyse du travail (créateur de valeur) sous ces trois mêmes aspects. Du fait que la valeur est une expression des rapports sociaux entre les hommes, nous devons tout d’abord donner une caractérisation générale du travail social (chapitre 13). Dans une économie marchande, le travail social acquiert une expression plus précise sous la forme du travail abstrait, qui est la « substance » de la valeur (chapitre 14). La réduction du travail concret au travail abstrait implique la réduction du travail qualifié au travail simple ( chapitre 15), c’est pourquoi la théorie du travail qualifié est le complément de la théorie du travail abstrait. Enfin, l’aspect quantitatif du travail abstrait apparaît sous la forme du travail socialement nécessaire (chapitre 16).
Notes
[1] Par « forme de la valeur », nous n’entendons pas les diverses formes que prend la valeur dans le cours de son développement (par exemple forme simple, forme développée, etc.), mais la valeur comprise du point de vue de ses formes sociales, c’est-à-dire la valeur comme forme.
[2] F.Engels, préface au livre II du Capital, Le Capital, L. II, t. 4, p. 21-22 (souligné par Engels).
[3] Cf. Le Capital, L. I, t. I. p. 56 ; et lettre de Marx à Engels du 24 août 1867, Lettres sur « Le Capital », Ed. sociales, Paris, 1964, p. 174.
[4] Lettre de Marx à Kugelmann du 11 juillet 1868, Lettres à Kugelmann, Ed. sociales, Paris, 1971, p. 103 (traduction légèrement différente de ce même texte dans Lettres sur « Le Capital », op. cit., p. 230).
[5] Même lettre, dans Lettres à Kugelmann, op. cit., p. 103.