1928 |
Ancien militant menchevik, proche de Riazanov, chargé de recherches à l'Institut Marx-Engels, I.I.Roubine publie en 1928 ces "Essais sur la théorie de la valeur" qui se veulent une réhabilitation des analyses économiques de Marx. |
Essais sur la théorie de la valeur de Marx
II. La théorie marxienne de la valeur-travail
Nous sommes parvenus à la conclusion que le volume de la demande d’un produit donné est déterminé par la valeur du produit et qu’il change quand la valeur change (si les besoins et le pouvoir productif de la population sont donnés). Le développement des forces productives dans une branche donnée change la valeur du produit et donc le volume de la demande sociale de ce produit. Comme on peut le voir dans le tableau de demande 2, un volume déterminé de demande correspond à une valeur donnée du produit. Le volume de la demande est égal au nombre d’unités du produit qui sont désirées au prix donné. La multiplication de la valeur d’une unité de produit (déterminée par les conditions techniques de production) par le nombre d’unités qui seront vendues à la valeur donnée exprime le besoin social solvable du produit considéré [1]. C’est ce que Marx appelle le « besoin social quantitativement déterminé » (Le Capital, L. III, t. 8, p. 27) pour un produit donné, la « quantité de ce besoin social » (Le Capital, L. III, t. 6, p. 200), une « certaine quantité de besoins sociaux » (ibid., p. 203). « Un certain volume de production sociale dans les diverses sphères de production » (ibid., p. 203), « la reproduction annuelle à une échelle donnée » (ibid.) correspondent à ce besoin social. Ce volume ordinaire, normal, est déterminé par la répartition du travail « dans les diverses sphères de production proportionnellement à ces besoins quantitativement définis » (Le Capital, L. III, t. 8, p. 27).
Une grandeur donnée de la valeur unitaire d’une marchandise détermine donc le nombre de marchandises qui trouveront acheteur, et le produit de ces deux nombres (valeur multipliée par quantité) exprime le volume du besoin social, par lequel Marx entend toujours le besoin social muni de moyens de paiement (cf. Le Capital, L. III, t.6, p 196-197, 204, 207). Si la valeur d’un archine est 2 roubles 75 kopecks, le nombre d’archines de tissu recherché sur le marché est égal à 240 000. Le volume du besoin social est exprimé par la quantité suivante : 2 roubles 75 kopecks x 240 000 = 660 000 roubles. Si 1 rouble représente la valeur créée par une heure de travail, 660 000 heures de travail social moyen sont alors dépensées à la production de tissu, pour une répartition proportionnelle du travail entre les différentes branches de production données. Dans la société capitaliste, cette somme n’est déterminée à l’avance par personne ; personne ne la vérifie, et son obtention n’est l’affaire de personne. Elle s’établit seulement comme résultat de la concurrence sur le marché, au cours d’un procès qui est constamment interrompu par des déviations et des effondrements, un procès dans lequel « le hasard et l’arbitraire jouent leur jeu déréglé » (Le Capital, L. I, t. 2, p. 45), comme Marx l’a souligné à maintes reprises (dans le livre I du Capital). Ce nombre exprime seulement le niveau moyen, ou le centre stable, autour duquel fluctuent les volumes réels de l’offre et de la demande. La stabilité de ce montant du besoin social (660 000) s’explique exclusivement par le fait qu’il représente une combinaison, ou une multiplication, de deux nombres, dont l’un (2 roubles 75 kopecks) est la valeur unitaire de la marchandise, déterminée par les techniques de production, et représente un centre stable autour duquel fluctuent les prix de marché. L’autre nombre, 240 000 archines, dépend du premier. Le volume de la demande et de la production sociales dans une branche donnée fluctuent autour du chiffre de 660 000, précisément parce que les prix de marché fluctuent autour de la valeur de 2 roubles 75 kopecks. La stabilité d’un volume donné de besoins sociaux est le résultat de la stabilité d’une grandeur de valeur donnée, qui est le centre des fluctuations des prix de marché [2].
Les partisans de l’interprétation « économique » du travail socialement nécessaire font marcher tout ce procès sur la tête en prenant son résultat final, le chiffre de 660 000 roubles, la valeur de la masse globale de marchandises dans une branche donnée, comme point de départ de leur analyse. Ils disent : pour un niveau de développement des forces productives donné, la société peut dépenser 660 000 heures de travail à la production de tissu. Ces heures de travail créent une valeur de 660 000 roubles. La valeur des marchandises de la branche donnée doit par conséquent égale à 660 000 roubles ; elle ne peut être ni plus grande plus petite. Cette quantité fixée une fois pour toutes détermine la valeur d’une unité particulière de produit : ce chiffre est égal au quotient obtenu en divisant 660 000 par le nombre d’unités produites. Si on produit 240 000 unités de tissu, la valeur d’un archine est alors égale à 2 roubles 75 kopecks ; si la production augmente jusqu’à 264 000 archines, la valeur tombe alors à 2 roubles 50 kopecks ; et si la production tombe à 220 000 archines, la valeur monte alors à 3 roubles. Chacun de ces produits (2 r. 75 k. x 240 000 ; 2 r. 50 k. x 264 000 ; 3 r. x 220 000) est égal à 660 000. La valeur d’une unité de produit peut changer (2 r. 75 k., 2 r. 50 k. ou 3 r.) même si la technique de production ne change pas. La valeur globale de l’ensemble des produits (660 000) a un caractère constant et stable. Le montant global de travail requis dans une sphère de production donnée pour une répartition proportionnelle donnée du travail (660 000 heures de travail) a aussi un caractère stable et constant. Dans des conditions données, cette grandeur constante peut être combinée de différentes manières entre ces deux éléments : la valeur unitaire de la marchandise et la quantité de marchandises fabriquée (2 r. 75 k. x 240 000 = 2 r. 50 k. x 264 000 ; 3 r. x 220 000 = 660 000). La valeur de la marchandise n’est donc pas déterminée par le montant du travail nécessaire à la production d’une unité de marchandises, mais le montant total alloué à la sphère de production donnée [3] divisé par la quantité de marchandises produites.
Le résumé que donnent de leur argumentation les partisans de la prétendue conception « économique » du travail socialement nécessaire est, à notre avis, inexact pour les raisons suivantes :
Il faut distinguer deux aspects de l’interprétation « économique » : premièrement, cette interprétation s’efforce d’établir certains faits ; et deuxièmement, elle s’efforce de les expliquer théoriquement. Elle établit que tout changement dans le volume de la production (si la technique ne change pas) provoque un changement inversement proportionnel du prix de marché du produit donné. Du fait de cette proportionnalité inverse dans le changement des deux quantités, leur produit reste une quantité inchangée, constante. C’est ainsi que si la production de tissu décroît de 240 000 archines à 220 000 archines, donc de 11/12, le prix de l’archine de tissu passera de 2 roubles 75 kopecks à 3 roubles, donc s’accroîtra de 12/11. La multiplication du nombre de marchandises par le prix unitaire donnera dans les deux cas un résultat de 660 000. Cherchant à expliquer ce fait, l’interprétation « économique » établit que la quantité de travail allouée à une sphère de production donnée (660 000 heures de travail) est une grandeur constante, qui détermine la somme des valeurs et des prix de marché de tous les produits de la sphère considérée. Puisque cette grandeur est constante, le changement de la quantité de biens produits dans cette sphère provoque un changement inversement proportionnel de valeur et du prix de marché unitaires. La quantité de travail dépensé dans la sphère de production considérée règle aussi bien la valeur que le prix de l’unité de produit.
Même si l’interprétation « économique » rendait compte de façon correcte de ces variations inversement proportionnelles de la quantité de produits et du prix unitaire, l’explication théorique qu’elle en donne n’en serait pas moins fausse. L’augmentation du prix d’un archine de tissu de 2 roubles 75 kopecks à 3 roubles, dans le cas d’une baisse de la production de 240 000 à 220 000 archines signifie un changement du prix de marché du tissu et un écart de ce prix par rapport à la valeur qui, elle, reste la même, c’est-à-dire égale à 2 roubles 75 kopecks, pour des conditions techniques inchangées. Ainsi la quantité de travail allouée à la sphère de la production considérée n’est pas le régulateur de la valeur unitaire de ce produit, mais seulement de son prix de marché. A tout instant, le prix de marché du produit sera égal à la quantité de travail indiquée, divisée par le nombre de marchandises produites. C’est de cette façon que certains partisans de l’interprétation « technique » posent le problème ; ils reconnaissent le fait de la proportionnalité inverse entre les modifications de la quantité et du prix de marché du produit, mais ils rejettent l’explication donnée par les défenseurs de l’interprétation « économique » [4]. Il ne fait aucun doute que cette interprétation, selon laquelle la somme des prix de marché des produits d’une branche de production donnée représente, en dépit de toutes les fluctuations de prix, une quantité constante déterminée par la quantité de travail allouée à la sphère considérée, peut s’appuyer sur certaines observations de Marx [5]. Néanmoins, nous pensons que la thèse d’une proportionnalité inverse entre les variations des quantités et les variations des prix de marché des produits se heurte à plusieurs objections très sérieuses :
Les objections que nous avons présentées nous contraignent à rejeter la thèse de la proportionnalité inverse entre les variations de la quantité et les variations du prix de marché des produits, c’est-à-dire la thèse de la stabilité empirique de la somme des prix de marché des produits d’une sphère donnée. Les affirmations de Marx dans ce contexte ne doivent pas être comprises, selon nous, dans, le sens d’une exacte proportionnalité inverse, mais dans le sens d’une direction inverse des variations de la quantité et des variations du prix de marché des produits. Tout accroissement de la production au-delà de son volume normal provoque une chute du prix au-dessous de la valeur et une diminution de la production provoque une hausse du prix. Ces deux facteurs (la quantité des produits et leur prix de marché) changent dans des directions opposées, même si ce n’est pas dans une proportionnalité inverse. De ce fait, la quantité de travail allouée à une sphère donnée ne joue pas seulement le rôle de centre de l’équilIbre, de niveau moyen de fluctuations vers lequel tend la somme des prix de marché, elle représente aussi dans une certaine mesure une moyenne mathématique de la somme des prix de marché qui changent quotidiennement. Mais ce caractère de moyenne mathématique ne signifie absolument pas que les deux quantités coïncident parfaitement et, de plus, il n’a pas de signification théorique particulière. Dans l’œuvre de Marx, nous trouvons généralement une formulation plus prudente quant aux variations de sens inverse de la quantité des produits et de leur prix de marché (cf. Le Capital, L. III, t. 6, p. 194-195 ; Theorien, t. 3, p. 279). Notre interprétation de Marx nous paraît d’autant plus justifiée que l’on trouve parfois dans son œuvre une négation explicite de la proportionnalité inverse entre les variations de la quantité des produits et les variations de leur prix. Il note que, dans le cas d’une mauvaise récolte, « la somme des prix de la masse moindre des céréales est plus grande que ne l’était la somme des prix de leur masse supérieure » (Contribution, p. 73). C’est l’expression de la célèbre loi, dont il a été question ci-dessus, d’après laquelle la diminution de la production de céréales à la moitié de son montant antérieur fait augmenter le prix du poud [6] de céréales dans une proportion supérieure à deux, si bien que la somme des prix du blé augmente. Dans un autre passage, Marx rejette la théorie de Ramsey, selon laquelle la chute de la valeur du produit à la moitié de son niveau précédent, à la suite d’une amélioration de la production, s’accompagne d’un doublement de la production : « La valeur de la marchandise tombe, mais pas en proportion de sa quantité. La marchandise peut doubler en quantité, alors que sa valeur, la valeur de la marchandise particulière comme celle du produit total, peut diminuer de 2 à 1,25, au lieu de diminuer de 2 à 1 » (Theorien, t. 3, p. 340), comme cela serait le cas à en croire Ramsey et les partisans de la théorie que nous examinons ici. Si la baisse du prix des marchandises de 2 roubles à 1 rouble 25 kopecks (à la suite d’améliorations techniques) peut s’accompagner d’un doublement de la production de ce produit, inversement un doublement anormal de la production peut être accompagné d’une baisse de prix de 2 roubles à 1 rouble 25 kopecks et non à 1 rouble comme le voudrait la thèse de la proportionnalité inverse.
Nous considérons donc comme incorrecte la thèse selon laquelle la quantité de travail allouée à une sphère de production donnée, et aux produits particuliers fabriqués dans cette sphère, détermine la valeur de l’unité de produit (comme le soutiennent les partisans de l’interprétation « économique ») ou coïncide précisément avec le prix de marché d’une unité de produit (comme le soutiennent ces mêmes partisans de l’interprétation « économique » et certains partisans de l’interprétation « technique »). La valeur unitaire du produit est déterminée par la quantité de travail socialement nécessaire à sa production. Si le niveau de la technique est donné, elle représente une grandeur constante qui ne change pas lorsque varie la quantité de biens produits. Le prix de marché dépend de la quantité de biens produits et change dans la direction opposée (mais sans proportionnalité inverse) à ce changement de quantité. Toutefois, le prix de marché ne coïncide pas parfaitement avec le quotient obtenu en divisant la quantité de travail allouée à la sphère de production considérée par le nombre de biens produits. Cela signifie-t-il que nous négligions complètement la quantité de travail allouée à cette sphère de production (pour une répartition proportionnelle du travail donnée) ? Absolument pas. La tendance à une répartition proportionnelle du travail (il serait plus exact de parler d’une répartition déterminée et stable [7] du travail) entre les différentes sphères de production, qui dépend du niveau général de développement des forces productives, représente un fait fondamental de la vie économique, fait qui est l’objet de notre étude. Mais, comme nous l’avons remarqué à plusieurs reprises, dans une société capitaliste qui se caractérise par l’anarchie de sa production, cette tendance ne représente pas le point de départ du procès économique mais plutôt son résultat final. Ce résultat ne se manifeste pas avec précision dans les faits empiriques, il représente seulement le centre des fluctuations et des écarts. Nous reconnaissons que la quantité de travail allouée à une sphère de production donnée (pour une répartition proportionnelle du travail donnée) joue un certain rôle dans la régulation de l’économie capitaliste ; mais : 1) c’est un régulateur au sens de tendance, de niveau d’équilibre, de centre de fluctuations, et absolument pas au sens d’expression exacte d’événements empiriques, en l’occurrence les prix de marché ; et 2) ce qui est encore plus important, ce régulateur appartient à tout un système de régulateurs et il est le dérivé du régulateur fondamental de ce système, la valeur, centre des fluctuations des prix de marché.
Prenons un exemple avec des chiffres simples. Supposons que a, quantité de travail socialement nécessaire pour produire un archine de tissu (pour une technique moyenne donnée), soit égal à 2 heures, ou encore que la valeur d’un archine de tissu soit égale à 2 roubles ; pour cette valeur donnée, b, quantité de tissu qui peut être vendue sur le marché, et donc volume normal de la production, est de 100 archines de tissu. Il s’ensuit que c, quantité de travail requise par la sphère de production considérée, est de 2 heures x 100 = 200 heures, ou encore que la valeur totale du produit de cette sphère est égale à 2 roubles x 100 = 200 roubles. Nous voilà en présence de trois régulateurs, ou de trois grandeurs régulatrices, et chacun d’eux est un centre de fluctuations pour des grandeurs déterminées, empiriques, réelles. Examinons la première grandeur a1. Dans la mesure où elle exprime la quantité de travail nécessaire à la production d’un archine de tissu (2 heures de travail), cette grandeur influence la dépense réelle de travail dans les différentes entreprises de l’industrie du tissu. Si un groupe donne d’entreprises de basse productivité dépense non pas deux, mais trois heures de travail par archine, il sera progressivement éliminé par les entreprises plus productives, à moins qu’il ne s’adapte à leur niveau technique plus élevé. Si un groupe donné d’entreprises dépense non pas 2 heures, mais 1 heure et demie, il éliminera progressivement les entreprises plus arriérées et, au bout d’un certain temps, il fera diminuer le travail socialement nécessaire à 1 heure et demie. Bref, le travail individuel et le travail socialement nécessaire (bien qu’ils ne coïncident pas) montrent une tendance à l’égalisation. Si la même grandeur a2 indique la valeur de l’unité de produit (2 roubles), elle est le centre des fluctuations des prix de marché. Si le prix de marché tombe en dessous de 2 roubles, la production diminue et il y a un transfert de capital vers l’extérieur de la sphère. Si les prix s’élèvent au-dessus de la valeur, il se passe le phénomène inverse. La valeur et le prix de marché ne coïncident pas, mais la première est le régulateur, le centre des fluctuations du second.
Passons maintenant à la seconde grandeur régulatrice, désignée par la lettre b : le volume normal de la production, 100 archines, est le centre des fluctuations du volume de production réel de la sphère considérée. Si l’on produit plus de 100 archines, le prix tombe au-dessous de la valeur de 2 roubles l’archine et une réduction de la production s’amorce. C’est l’inverse qui se passe dans le cas d’une sous-production. Comme on le voit, le second régulateur (b) dépend du premier (a2) non seulement en ce sens que la grandeur de la valeur détermine le volume de la production (pour une structure des besoins et un pouvoir d’achat de la population donnés), mais aussi en ce sens que la distorsion du volume de la production (surproduction ou sous-production) est corrigée par l’écart des prix de marché par rapport aux valeurs. Le volume normal de la production, 100 archines (b), est le centre des fluctuations du volume réel de la production précisément parce que la valeur de 2 roubles (a2) est le centre des fluctuations des prix de marché.
Passons enfin à la troisième grandeur régulatrice c, qui représente le produit des deux premières, c’est-à-dire 200 = 2 x 100, ou c = ab. Toutefois, on l’a vu, a peut avoir deux sens : a1 représente la quantité de travail dépensée à la production d’un archine de tissu (2 heures), a représente la valeur d’un archine (2 roubles). Si nous prenons a1b = 2 heures de travail x 100 = 20 heures de travail, nous obtenons la quantité de travaIl allouée à la sphère de production considérée (pour une répartition proportionnelle du travail donnée), ou le centre des fluc-tuations des dépenses de travail réelles dans cette sphère. Si nous prenons a2b = 2 roubles x 100 = 200 roubles, nous obtenons la somme des valeurs des produits de la sphère, ou le centre des fluctuations de la somme des valeurs de marché des produits de cette sphère. Nous ne nions donc absolument pas que la troisième grandeur c = 200 joue également le rôle de régulateur, de centre des fluctuations. Cependant, nous déduisons ce rôle du rôle régulateur de ses composantes a et b. Comme on le voit, c = ab et le rôle régulateur de c est le résultat du rôle régulateur de a et de celui de b. 200 heures de travail constituent le centre des fluctuations de la quantité de travail dépensée dans la sphère de production considérée précisément parce que 2 heures de travail constituent la dépense moyenne par unité de produit, et que 100 archines constituent le centre des fluctuations du volume de la production. Exactement de la même façon, 200 roubles constituent le centre des fluctuations de la somme des prix de marché précisément parce que 2 roubles, la valeur, représentent le centre des fluctuations des prix de marché par unité de produit, et que 100 archines représentent le centre des fluctuations du volume de la production. Ces trois grandeurs régulatrices a, b et c constituent un système unifié de régulation dans lequel c est la résultante de a et b, tandis que b à son tour change en fonction des changements de a. La dernière grandeur a, c’est-à-dire la quantité de travail socialement nécessaire à la production d’une unité de produit (2 heures de travail), ou la valeur d’une unité de produit (2 roubles), est la grandeur régulatrice fondamentale de tout le système d’équilibre de l’économie capitaliste.
Nous avons vu que c = ab. Cela signifie que c peut changer en cas de changement de a ou de changement de b. Cela signifie que la quantité de travail dépensée dans la sphère considérée s’écarte de l’état d’équilibre (ou de la répartition proportionnelle du travail) soit parce que la quantité de travail par unité de production est plus grande ou plus petite que celle qui est socialement nécessaire pour une quantité normale de biens produits, soit parce que la quantité d’unités produites est trop grande ou trop petite comparée à la quantité normale de production, pour une dépense normale de travail par unité de production. Dans le premier cas, 100 archines sont produits, mais dans des conditions techniques qui peuvent, par exemple, être en dessous du niveau moyen, avec une dépense de 3 heures de travail par archine. Dans le second cas, la dépense de travail par archine est égale à la quantité normale, heures de travail, mais on a produit 150 archines. Dans les deux cas, la dépense totale de travail dans la sphère de production est de 300 heures au lieu des 200 heures qui sont la norme. A partir de ce fait, les partisans de l’interprétation « économique » considèrent que les deux cas sont équivalents. Ils affirment que la surproduction est équivalente à une dépense excessive de travail par unité de production. Cette affirmation s’explique par le fait que toute leur attention se concentre exclusivement sur la grandeur régulatrice résultante c. De ce point de vue, il y a dans les deux cas dépense excessive de travail dans la sphère étudiée : 300 heures de travail au lieu de 200. Mais si nous ne nous en tenons pas à cette grandeur résultante, si nous considérons ses composantes, les grandeurs régulatrices de base, le tableau change. Dans le premier cas, la cause de l’écart relève du domaine de a (la dépense de travail par unité de produit) ; dans le second cas, elle relève du domaine de b (le montant de biens produits). Dans le premier cas, c’est l’équilibre entre des entreprises qui se situent à différents niveaux de productivité à l’intérieur d’une même sphère qui s’effondre. Dans le second cas, c’est l’équilibre entre la quantité produite dans la sphère considérée et la quantité produite dans les autres sphères, c’est-à-dire l’équilibre entre les différentes sphères de production, qui s’effondre. C’est pourquoi, dans le premier cas, l’équilibre sera rétabli par la redistribution des forces productives des entreprises techniquement arriérées vers les entreprises les plus productives à l’intérieur de la sphère ; dans le second cas, il sera rétabli par la redistribution des forces productives entre les différentes sphères de production. Confondre les deux cas, c’est sacrifier les intérêts de l’analyse scientifique des événements économiques à une analogie superficielle et, comme Marx le dit souvent, à l’amour des « abstractions forcées », c’est-à-dire au désir de faire entrer à toute force des phénomènes de nature économique différente dans le concept de travail socialement nécessaire.
L’erreur fondamentale de l’interprétation « économique » ne tient donc pas au fait qu’elle ne parvient pas à reconnaître le rôle régulateur de la quantité de travail allouée à une sphère de production donnée (pour une répartition proportionnelle du travail donnée), mais au fait que : 1) elle interprète de façon erronée le rôle d’un régulateur de l’économie capitaliste et transforme un niveau d’équilibre, un centre de fluctuations, en un reflet d’un fait empirique ; et 2) elle assigne à ce régulateur un caractère indépendant et fondamental, alors qu’il appartient à un système complexe de régulateurs et a en fait un caractère dérivé. La valeur ne peut pas être déduite de la quantité de travail allouée à une sphère donnée, parce que la quantité de travail change en relation avec les variations de la valeur qui reflètent le développement de la productivité du travail. En dépit des prétentions de ses partisans, l’interprétation « économique » ne complète pas l’interprétation « technique », elle s’en sépare en affirmant que la valeur change en relation avec le nombre des biens produits (pour une technique constante et donnée), elle rejette le concept de valeur comme grandeur qui dépend de la productivité du travail L’interprétation « technique » quant à elle, est capable de donner une explication complète des phénomènes de la répartition proportionnelle du travail dans la société et du rôle régulateur de la quantité de travail allouée à une sphère de production donnée, c’est-à-dire d’expliquer ces phénomènes que l’interprétation « économique » prétendait avoir élucidés, à en croire ses partisans.
Notes
[1]Par besoin social, Marx entend souvent la quantité de produits qui est recherchée sur le marché. Mais ces différences terminologiques ne nous concernent pas ici. Notre but n’est pas de définir des termes donnés, mais de distinguer différents concepts, à savoir : 1) la valeur unitaire de la marchandise ; 2) la quantité d’unités de cette marchandise qui est recherchée sur le marché pour une valeur donnée ; 3) la multiplication de la valeur unitaire de la marchandise par le nombre d’unités recherchées sur le marché pour une valeur donnée. Ce qui est important ici, c’est de souligner que le volume du besoin social des produits d’un type donné n’est pas indépendant de la valeur unitaire de cette marchandise, et présuppose cette valeur.
[2] Nous entendons ici stabilité dans des conditions données. Cela n’exclut pas des changements si ces conditions changent.
[3] Par ce terme, nous entendons, aussi bien ici que ci-dessous, la quantité travail allouée à une sphère de production donnée pour une répartition proportionnelle du travail donnée, c’est-à-dire un état d’équilibre.
[4] Cf. L. Ljubimov, Kurs političeskoj ekonomii (Cours d’économie politique), 1923, p. 244-245.
[5] Dans les Théories sur la plus-value.
[6] NdT. : Mesure de poids valant 16,38 kg.
[7] Le terme « proportionnel » ne doit pas être compris au sens de répartition rationnelle, prédéterminée, du travail, ce qui n’existe pas dans la société capitaliste. Nous faisons référence à une régularité, à une certaine constance et à une certaine stabilité (en dépit de toutes les fluctuations et de tous les écarts quotidiens) dans la répartition du travail entre les différentes branches en fonction du niveau de développement des forces productives.