1928 |
Ancien militant menchevik, proche de Riazanov, chargé de recherches à l'Institut Marx-Engels, I.I.Roubine publie en 1928 ces "Essais sur la théorie de la valeur" qui se veulent une réhabilitation des analyses économiques de Marx. |
Essais sur la théorie de la valeur de Marx
II. La théorie marxienne de la valeur-travail
Les partisans de la prétendue conception « économique » du travail socialement nécessaire disent ceci : une marchandise ne peut être vendue à sa valeur qu’à la condition que la quantité globale de marchandises d’un certain type qui est produite corresponde au volume du soin social pour ces biens, ou, ce qui revient au même, que la quantité de travail effectivement dépensée dans la branche d’industrie considérée coïncide avec la quantité de travail que la société peut dépenser à la production du type de marchandises considéré, en supposant un niveau de développement des forces productives donné. Il est toutefois évident que cette dernière quantité de travail dépend du volume du besoin social des produits considérés, ou du montant de la demande qu’ils suscitent. Cela signifie que la valeur des marchandises ne dépend pas seulement de la productivité du travail (qui exprime la quantité de travail nécessaire à la production des marchandises dans des conditions techniques données), mais aussi du volume des besoins sociaux ou de la demande. Les adversaires de cette conception objectent que des changements dans la demande qui ne sont pas accompagnés de changements dans la productivité du travail et dans les techniques de production ne provoquent que des écarts temporaires des prix de marché par rapport aux valeurs, mais non des changements permanents, à long terme, dans les prix moyens, c’est-à-dire qu’ils ne provoquent pas de modification de la valeur elle-même. Pour comprendre ce point, il faut examiner les effets du mécanisme de l’offre et de la demande (ou de la concurrence) [1].
« Dans l’offre et la demande, l’offre est égale à l’ensemble des vendeurs ou des producteurs d’une certaine catégorie de marchandises et la demande égale à la totalité des acheteurs ou des consommateurs de la même catégorie de marchandises (qu’ils soient individuels ou productifs). » (Le Capital, L. III, t. 6, p. 208). Concentrons d’abord notre attention sur la demande. Nous devons la définir de façon plus précise : la demande est égale à la somme des acheteurs multipliée par la quantité moyenne de marchandises que chacun d’eux achète, c’est-à-dire qu’elle est égale à la somme des marchandises qui peuvent trouver acheteur sur le marché. De prime abord, il semble que le volume de la demande soit une quantité définie avec précision et qui dépend du volume de besoin social pour un produit donné. Mais ce n’est pas le cas. « La détermination quantitative de ce besoin est éminemment élastique et fluctuante. Sa fixité n’est qu’apparente. Si les moyens de subsistance étaient meilleur marché ou le salaire-argent plus élevé, les ouvriers achèteraient davantage et le ‘besoin social’ de telle marchandise se révélerait plus grand. » (Le Capital, L. III, t. 6, p. 204 ; souligné par Roubine). Comme nous le voyons, le volume de la demande est déterminé non seulement par le besoin donné au moment donné, mais aussi par la taille du revenu ou la capacité de paiement des acheteurs et par le prix des marchandises. La demande de coton d’une population paysanne peut augmenter du fait : 1) d’un besoin croissant de coton dans cette population, par suite du remplacement du lin filé à domicile (nous laissons de côté la question des causes économiques ou sociales de ce changement des besoins) ; 2) d’un accroissement du revenu du pouvoir d’achat des paysans ; 3) d’une chute du prix du coton. Si l’on suppose une structure donnée des besoins et un pouvoir d’achat donné (c’est-à-dire une répartition donnée des revenus dans la société), la demande d’une marchandise particulière change en relation avec les modifications de son prix. « Le mouvement [de la demande] se fait en sens inverse du prix ; elle augmente quand le prix baisse et inversement » (Le Capital, L. III, t. 6, p. 206). « L’extension (comme le rétrécissement) du marché dépend du prix de la marchandise isolée et [...] cette extension est inversement proportionnelle à la hausse ou la baisse de ce prix » (Le Capital, L. III, t. 6, p. 126). L’influence de la baisse de prix des marchandises sur l’extension de la consommation de ces mêmes marchandise sera plus intense si cette baisse n’est pas temporaire mais de longue durée, c’est-à-dire si elle est le résultat d’une hausse de la productivité du travail dans la branche considérée et d’une chute de la valeur du produit (cf. Le Capital, L. III, t. 8, p. 48).
Le volume de la demande d’une marchandise déterminée change donc quand le prix de cette marchandise change. La demande est une quantité qui n’est déterminée que pour un prix donné des marchandises. La sensibilité du volume de la demande à l’égard des modifications de prix est inégale pour les différentes marchandises. La demande de biens de subsistance, par exemple le pain, le sel, etc., se caractérise par une faible élasticité, c’est-à-dire que les fluctuations du volume de la consommation de ces marchandises, et donc de la demande de ces marchandises, ont une ampleur moindre que les fluctuations correspondantes des prix. Si le prix du pain tombe à la moitié de son niveau précédent, la consommation de pain ne doublera pas, elle s’accroîtra dans une proportion moindre. Cela ne signifie pas que la baisse du prix du pain n’accroît pas la demande de pain. La consommation directe de pain augmente dans une certaine proportion. En outre, « une partie des céréales peut être consommée sous forme d’eau-de-vie ou de bière. L’augmentation de la consommation de ces deux denrées n’est nullement confinée dans d’étroites limites » (Le Capital, L. III, t. 8, p. 48). Enfin, « l’augmentation de la production de blé et l’abaissement de son prix peuvent avoir pour conséquence que le froment devient l’aliment principal des masses populaires, au lieu du seigle ou de l’avoine » (ibid.), ce qui accroît la demande de froment. Les biens de subsistance eux-mêmes sont donc soumis à la loi générale d’après laquelle les variations du volume de la consommation, et donc du volume de la demande, changent pour une marchandise donnée en sens inverse de la variation du prix. Que la demande soit dépendante du prix, cela est parfaitement évident si on garde à l’esprit le faible niveau du pouvoir d’achat des masses populaires, et en premier lieu des travailleurs salariés, dans la société capitaliste. Les masses laborieuses n’ont accès qu’aux marchandises bon marché. C’est seulement dans la mesure où certaines marchandises deviennent moins chères qu’elles entrent dans les modèles de consommation de la majorité de la population et qu’elles deviennent objet d’une demande de masse.
Dans la société capitaliste, le besoin social en général de même que le besoin social muni d’un pouvoir d’achat, ou la demande correspondante, ne représentent pas, nous l’avons vu, des grandeurs fixes précisément déterminées. La grandeur d’une demande particulière est déterminée par un prix donné. Si nous disons que la demande de tissu dans un pays donné est de 240 000 archines pour une année, il nous faut évidemment préciser : « à un prix donné », par exemple 2 roubles 75 kopecks l’archine. La demande peut donc être représentée par un tableau qui montre les différentes quantités demandées par rapport aux différents prix. Examinons le tableau suivant, qui concerne la demande de tissu [2] :
Tableau 1 :
Prix |
Demande |
7 r. |
30 000 |
6 r. |
50 000 |
5 r. |
75 000 |
3 r. 50 k. |
100 000 |
3 r. 25 k. |
120 000 |
3 r. |
150 000 |
2 r. 75 k. |
240 000 |
2 r. 50 k. |
300 000 |
2 r. |
360 000 |
1 r. |
450 000 |
On peut allonger ce tableau vers le haut ou vers le bas : vers le haut, jusqu’au point où les marchandises trouveront un très petit nombre d’acheteurs issus des classes riches de la société ; vers le bas, jusqu’au point où le besoin de tissu de la majorité de la population sera satisfait si pleinement qu’un nouvel abaissement du prix du tissu n’amènera aucune nouvelle extension de la demande. Entre ces deux extrêmes, un nombre infini de combinaisons entre le volume de la demande et le niveau des prix est possible. Laquelle de ces combinaisons possibles aura lieu dans la réalité ? Sur la base de la seule demande, on ne peut voir si un volume de demande de 30 000 archines à 7 roubles l’archine a une plus grande probabilité de réalisation qu’un volume de demande de 450 000 archines à 1 rouble l’archine, ou encore si c’est une combinaison située entre ces deux extrêmes qui est la plus probable. Le volume réel de la demande est déterminé par la grandeur de la productivité du travail, qui s’exprime dans la valeur d’un archine de tissu.
Examinons les conditions dans lesquelles le tissu est produit. Supposons que toutes les entreprises qui produisent le tissu le produisent dans les mêmes conditions techniques. La productivité du travail dans la fabrication du tissu se trouve à un niveau tel qu’il est nécessaire de dépenser 2 heures trois quarts de travail (y compris les matières premières, les machines, etc.) pour produire un archine de tissu. Si nous supposons qu’une heure de travail crée une valeur égale à 1 rouble, nous obtenons une valeur de marché égale à 2 roubles 75 kopecks l’archine. Dans une économie capitaliste le prix moyen du tissu n’est pas égal à la valeur-travail, mais au prix de production. Dans ce cas, nous supposons que le prix de production est égal à 2 roubles 75 kopecks. Dans la suite de notre analyse, nous considérerons en général que la valeur de marché est égale soit à la valeur-travail, soit au prix de production. Une valeur de marché de 2 roubles 75 kopecks est un minimum au-dessous duquel le prix du tissu ne peut tomber durablement, car une telle chute de prix provoquerait une réduction de la production de tissu et un transfert de capitaux vers d’autres branches. Nous supposons aussi que la valeur d’un archine de tissu est de 2 roubles 75 kopecks quelle que soit la plus ou moins grande quantité de tissu qui est produite. En d’autres termes, l’augmentation de la production de tissu ne modifie pas la quantité de travail ou les coûts de production dépensés pour la production d’un archine de tissu. Dans ce cas, la valeur de marché de 2 roubles 75 kopecks, « le minimum qui satisfait les producteurs, est aussi [...] le maximum » [3] au-dessus duquel le prix ne peut s’élever durablement, car une telle hausse de prix amènerait un transfert de capitaux en provenance des autres branches et une extension de la production de tissu. Ainsi, parmi le nombre infini des combinaisons possibles du volume de la demande et du prix, il n’en est qu’une seule qui peut exister durablement, celle pour laquelle la valeur de marché est égale au prix, c’est-à-dire la combinaison qui occupe, dans le tableau 1, la septième place en partant du haut : 2 roubles 75 kopecks, 240 000 archines. Bien entendu, cette combinaison ne se réalise pas exactement, mais elle représente l’état d’équilibre, le niveau moyen autour duquel fluctuent les prix de marché réels et le volume réel de la demande. La valeur de marché de 2 roubles 75 kopecks détermine le volume de la demande réelle, 240 000 archines, et l’offre (c’est-à-dire le volume de la production) tendra vers ce montant. Une augmentation de la production, au niveau de 300 000 archines par exemple, amène, comme on le voit dans le tableau, une baisse du prix au-dessous de la valeur de marché, approximativement à 2 roubles 50 kopecks, qui est désavantageux pour les producteurs et les contraint à diminuer leur production. L’inverse se passera dans le cas d’une contraction de la production en dessous de 240 000 archines. Les proportions normales de production ou d’offre sont égales à 240 000 archines. Ainsi toutes les combinaisons de notre tableau, à l’exception d’une seule, ne peuvent exister que temporairement, comme expression d’une situation anormale sur le marché, indiquant un écart du prix du marché par rapport à la valeur de marché. Parmi toutes les combinaisons possibles, seule celle qui correspond à la valeur de marché : 2 roubles 75 kopecks pour 240 archines, représente un état d’équilibre. La valeur de marché de 2 roubles 75 kopecks peut être appelée un prix d’équilibre ou prix normal, et le montant de la production, 240 000 archines, peut être appelé un montant d’équilibre [4], qui représente à la fois la demande normale et l’offre normale.
Parmi l’infinité de combinaisons de demande instables, nous n’avons trouvé qu’une seule combinaison stable d’équilibre, qui se compose d’un prix d’équilibre (valeur) et du montant d’équilibre correspondant. On peut expliquer la stabilité de cette combinaison par la stabilité du prix de production (de la valeur), mais non par la stabilité du montant d’équilibre. Le mécanisme de l’économie capitaliste n’explique pas pourquoi le volume de la demande tend vers un montant de 240 000 archines, quelles que soient les fluctuations vers le haut ou vers le bas. Mais ce mécanisme explique parfaitement pourquoi les prix de marché doivent tendre vers la valeur (ou le prix de production) de 2 roubles 75 kopecks, en dépit de toutes les fluctuations ; et ainsi le volume de la demande tend vers 240 000 archines. L’état de la technologie détermine la valeur du produit, et la valeur détermine à son tour le volume normal de la demande et la quantité normale d’offre qui lui correspond, si nous supposons un niveau donné des besoins et du revenu de la population. L’écart entre l’offre réelle et l’offre normale (c’est-à-dire la surproduction ou la sous-production) provoque un écart entre le prix de marché et la valeur. Cet écart de prix provoque à son tour une tendance à la modification de l’offre réelle dans la direction de l’offre normale. Si tout ce système de fluctuations, ou ce mécanisme d’offre et de demande, tourne autour de quantités constantes - les valeurs - qui sont déterminées par la technique de production, il s’ensuit que des modifications de ces valeurs, résultant du développement des forces productives, provoquent des modifications correspondantes dans tout le mécanisme d’offre et de demande. Un nouveau centre de gravité se crée dans le mécanisme de marché. Des changements dans les valeurs modifient le volume de la demande normale. Si, du fait du développement des forces productives, la quantité de travail socialement nécessaire à la production d’un archine de tissu diminue de 2 heures trois quarts à 2 heures et demie, et donc si la valeur d’un archine de tissu tombe de 2 roubles 75 kopecks à 2 roubles 50 kopecks, le montant de la demande normale et de l’offre normale s’établira alors au niveau de 300 000 archines (pour des besoins et un pouvoir d’achat inchangés dans la population). Des changements dans la valeur provoquent des changements dans l’offre et la demande. « Par conséquent, si ce sont l’offre et la demande qui règlent le prix de marché ou plus exactement les écarts des prix de marché par rapport à la valeur de marché, par contre c’est la valeur de marché qui règle le rapport entre l’offre et le demande ou qui constitue le centre autour duquel les fluctuations de l’offre et de la demande font varier les prix de marché » (Le Capital, L. III, t. 6, p. 197). En d’autres termes, la valeur (ou le prix normal) détermine la demande normale et l’offre normale. Les écarts entre la demande et l’offre réelles et leurs niveaux normaux déterminent « le prix de marché ou plus exactement les écarts des prix de marché par rapport à la valeur de marché », écarts qui à leur tour provoquent un mouvement de rétablissement de l’équilibre. La valeur règle le prix par l’intermédiaire de la demande normale et de l’offre normale. Nous appelons état d’équilibre entre offre et demande l’état dans lequel les marchandises sont vendues à leur valeur. Et puisque la vente des marchandises à leur valeur correspond à l’état d’équilibre entre les différentes branches de la production, nous sommes conduits à la conclusion suivante : il y a équilibre entre demande et offre s’il y a équilibre entre les différentes branches de production. Ce serait une erreur méthodologique que de prendre l’équilibre entre demande et offre comme point de départ de l’analyse économique. L’équilibre dans la répartition du travail social entre les différentes branches de production reste le point de départ, comme ce fut le pour nos analyses antérieures.
Que les conceptions de l’offre et de la demande exprimées par Marx dans le chapitre 10 du livre III du Capital (et ailleurs) soient fragmentaires n’empêche pas que nous trouvions dans son œuvre des indications qui témoignent qu’il comprenait bien le mécanisme de l’offre et de la mande dans le sens exposé ci-dessus, D’après Marx, le prix de marché correspond à la valeur de marché à condition que les vendeurs jettent « sur le marché juste la quantité de marchandises requise par le besoin social, c’est-à-dire la quantité que la société est capable de payer à la valeur de marché » (Le Capital, L. III, t. 6, p. 196). Pour lui, « la quantité requise par le besoin social » dépend de la quantité de marchandises qui trouve acheteur sur le marché au prix qui est égal à la valeur, c’est-à-dire la quantité que nous avons appelée demande normale ou offre normale. Ailleurs, Marx parle de « la différence entre la quantité de marchandises produites et la quantité de marchandises permettant la vente à la valeur de marché » (ibid., p. 201), c’est-à-dire la différence entre demande réelle et demande normale. Ainsi s’expliquent divers passages dans lesquels Marx parle du besoin social usuel et du volume usuel l’offre et de la demande. Il vise ici la demande normale et l’offre normale, qui correspondent à une valeur donnée et qui changent si la valeur change. Marx dit, à propos d’un économiste anglais : « Cet homme intelligent ne comprend pas que, dans le cas présent, c’est justement le changement dans les frais de production (cost of production), partant de la valeur, qui avait entraîné la modification de la demande et donc aussi du rapport entre l’offre et la demande. Cette modification de la demande peut donc amener une modification de l’offre, ce qui prouverait exactement le contraire de ce que notre penseur veut prouver ; cela prouverait que la modification dans les frais de production n’est nullement réglée par le rapport offre-demande, mais qu’au contraire elle règle elle-même ce rapport » (Le Capital, L. III, t. 6, p. 206-207, note 1 ; souligné par Roubine).
Nous avons vu que des changements de la valeur (si les besoins et le pouvoir d’achat de la population restent inchangés) provoquent des changements dans le volume normal de la demande. Voyons maintenant s’il y a aussi une relation inverse, Si une modification a long terme de la demande provoque un changement de la valeur du produit dans des conditions techniques de production inchangées. Nous nous référons à des modifications stables et à long terme de la demande, et non à des changements temporaires qui influencent seulement le prix de marché. De tels changements à long terme (par exemple l’accroissement de demande pour un produit donné), qui sont indépendants des variations de la valeur des produits, peuvent advenir soit à la suite d’un accroissement du pouvoir d’achat de la population, soit à la suite d’un accroissement des besoins pour un produit donné. L’intensité des besoins peut augmenter pour des raisons sociales ou naturelles (par exemple, des modifications de longue durée des conditions climatiques peuvent créer une plus grande demande de vêtements d’hiver). Nous traiterons plus en détail cette question par la suite. Pour l’instant, nous accepterons comme une donnée que le tableau de la demande de tissu change, par exemple à cause d’un besoin accru de vêtements d’hiver. Les changements dans ce tableau s’expriment par le fait que désormais un nombre plus grand d’acheteurs acceptent de payer un prix plus élevé pour le tissu, c’est-à-dire qu’un plus grand nombre d’acheteurs et une plus grande demande correspondent à chaque prix du tissu. Le tableau prend la forme suivante :
Tableau 1
Prix |
Demande |
7 r. |
50 000 |
6 r. |
75 000 |
5 r. |
100 000 |
3 r. 50 k. |
150 000 |
3 r. 25 k. |
200 000 |
3 r. |
240 000 |
2 r. 75 k. |
280 000 |
2 r. 50 k. |
320 000 |
2 r. |
400 000 |
1 r. |
500 000 |
Le prix de marché qui correspondait à la valeur dans tableau 1 était 2 roubles 75 kopecks, et le volume normal la demande et de l’offre était de 240 000 archines. Le changement de la demande, tel qu’il apparaît dans le tableau 2, a d’abord fait monter le prix du tissu à environ 3 roubles l’archine, du fait que seulement 240 000 archines de tissu étaient disponibles sur le marché. D’après notre tableau, telle est la quantité recherchée par les acheteurs au prix de 3 roubles. Tous les producteurs vendent leurs marchandises, mais au prix de 3 roubles, et non à 2 roubles 75 kopecks comme auparavant. Comme les techniques de production n’ont pas changé (par hypothèse), les producteurs reçoivent un surprofit de 25 kopecks par archine. Cela provoque une extension de la production, et peut-être même un transfert de capitaux en provenance des autres sphères (à travers l’augmentation des crédits que les banques accordent à l’industrie du tissu). La production augmentera jusqu’à ce qu’elle atteigne le point où l’équilibre entre l’industrie du tissu et les autres branches de production sera rétabli. Cela a lieu quand la production de l’industrie du tissu passe de 240 000 à 280 000 archines, qui seront vendus au prix antérieur de 2 roubles 75 kopecks. Ce prix correspond à l’état de la technique et de la valeur de marché. L’augmentation, ou la diminution, de la demande ne peut causer une hausse, ou une baisse, de la valeur du produit si les conditions techniques de production ne changent pas, mais elle peut provoquer une augmentation, ou une diminution, de la production dans une branche donnée. La valeur du produit est déterminée exclusivement par le niveau de développement des forces productives et par les techniques de production. Par conséquent, la demande n’influence pas la grandeur de la valeur ; c’est au contraire la valeur qui, combinée avec la demande qui est en partie déterminée par la valeur, détermine le volume de la production dans une branche donnée, c’est-à-dire la répartition des forces productives. « L’intensité des besoins influence la répartition des forces productives de la société, mais la valeur relative des différents produits est déterminée par le travail dépensé à leur production » [5].
En reconnaissant l’influence qu’exercent les modifications de la demande sur le volume de la production, sur son expansion ou sa contraction, entrons-nous en contradiction avec la thèse fondamentale de la théorie économique de Marx, selon laquelle le développement de l’économie est déterminé par les conditions de la production, par la structure et le niveau de développement des forces productives ? Pas du tout. Si des modifications de la demande d’une marchandise donnée influencent le volume de la production de cette marchandise, ces modifications de la demande sont à leur tour provoquées par les causes suivantes : 1) des changements de la valeur d’une marchandise donnée, par exemple sa diminution à la suite d’un développement des forces productives dans une branche productive donnée ; 2) des changements dans le pouvoir d’achat, ou le revenu, des différents groupes sociaux ; cela signifie que la demande est déterminée par le revenu des différentes classes sociales (cf. Le Capital, L. III, t. 6, p. 209-210) et « est essentiellement conditionnée par les rapports des différentes classes entre elles et par leur position économique respective » (ibid., p. 197), qui a son tour varie en relation avec les modifications des forces productives ; 3) enfin, des changements dans l’intensité ou la priorité des besoins pour une marchandise donnée. De prime abord, il semble que dans ce dernier cas nous rendions la production dépendante de la consommation. Mais il nous faut nous demander quelles sont les causes qui modifient l’intensité des besoins pour une marchandise donnée. Nous supposons que si le prix des charrues en fer et le pouvoir d’achat de la population restent les mêmes, et si le besoin de ces charrues s’accroît du fait de la substitution de charrues en fer aux charrues en bois, l’accroissement du besoin provoquera une hausse temporaire du prix de marché des charrues au-dessus de leur valeur, ce qui aura pour résultat d’accroître la production de charrues. L’accroissement du besoin ou de la demande provoque une extension de la production. Toutefois, cette augmentation de la demande a été provoquée par le développement des forces productives non pas dans la branche considérée (la production de charrues), mais dans d’autres branches (l’agriculture). Prenons un autre exemple, qui concerne les biens de consommation. Une propagande anti-alcoolique bien conçue fait diminuer la demande de boissons alcoolisées ; leur prix tombe temporairement au-dessous de leur valeur, ce qui a pour résultat de diminuer la production des distilleries. C’est à dessein que nous avons choisi un exemple dans lequel la réduction de la production est provoquée par des causes sociales de caractère idéologique, et non économique. Il est évident que le succès d’une propagande anti-alcoolique dépend du niveau économique, social, culturel et moral de différents groupes sociaux, niveau qui à son tour change en fonction de tout un ensemble complexe de conditions sociales qui le conditionnent. Ces conditions sociales peuvent être expliquées en dernière analyse par le développement des activités productives de la société. Pour terminer, nous pouvons passer des conditions économiques et sociales qui modifient la demande aux phénomènes naturels qui peuvent, eux aussi, influencer dans certains cas le volume de la demande. Des modifications importantes et à long terme des conditions climatiques peuvent renforcer, ou diminuer, le besoin de vêtements d’hiver et amener une extension, ou une contraction, de la production de ces vêtements. Il n’est pas besoin de signaler ici que des changements de la demande à la suite de causes purement naturelles, indépendamment de causes sociales, sont rares. Mais même de tels cas ne contredisent pas la thèse de la primauté de la production sur la consommation. Cette thèse ne doit pas être interprétée comme si la production s’accomplissait automatiquement, dans une espèce de vide, en dehors d’une société d’êtres vivants, avec la variété de leurs besoins fondés sur des nécessités biologiques (nourriture, protection contre le froid, etc.). Les objets avec lesquels l’homme satisfait ses besoins et la façon dont il les satisfait sont déterminés par le développement de la production et, à leur tour, ils modifient le caractère des besoins donnés et peuvent même en créer de nouveaux. « La faim est la faim, mais la faim qui se satisfait avec de la viande cuite, mangée avec fourchette et couteau, est une autre faim que celle qui avale de la chair crue en se servant des mains, des ongles et des dents » (« Introduction... », Contribution, p. 157). Sous cette forme particulière, la faim est le résultat d’un long développement historique et social. Exactement de la même façon, des changements dans les conditions climatiques provoquent le besoin de différents biens, par exemple d’un tissu d’une qualité et d’une fabrication déterminées, c’est-à-dire un besoin dont le caractère est déterminé par le développement antérieur de la société et, en dernière analyse, par ses forces productives. L’augmentation quantitative de la demande de tissu est différente pour les diverses classes sociales et dépend de leur revenu. Si, dans une période de production donnée, un niveau donné des besoins de tissu (niveau fondé sur des nécessités biologiques) est un fait donné à l’avance ou une prémisse de la production, une telle structure des besoins est à son tour le résultat d’un développement social antérieur. « Le procès même de la production transforme ces données naturelles en données historiques et, s’ils apparaissent pour une période comme des prémisses naturelles de la production, ils en ont été pour une autre période le résultat historique » (ibid., p. 161). Le caractère et le changement du besoin d’un produit donné, même si celui-ci est fondamentalement un besoin physiologique, sont déterminés par le développement des forces productives qui peut advenir dans une sphère de production donnée ou dans d’autres sphères, dans le présent ou dans une période historique révolue. Marx ne nie pas l’influence de la consommation sur la production, ni les interactions entre elles (ibid., p. 163-164). Mais son but est de trouver une régularité sociale derrière la modification des besoins, régularité qui, en dernière analyse, peut être expliquée par une régularité du développement des forces productives.
Notes
[1] Le lecteur peut trouver l’historique des interprétations appelées « technique » et « économique » dans les livres suivants: T. Grigiroviši, Die Wertlehre bei Marx und Lassalle, Vienne, 1910 ; Karl Diehl, Sozialwissenschaftliche Erläuterungen zu David Ricardos « Grundgesetzen der Volkswirtschaft und Besteuerung », F. Meiner, Leipzig, 1921, vol. I ; voir aussi la discussion dans la revue Pod znamenem marksizma (Sous la bannière du marxisme) en 1922-1923, en particulier les articles de M. Dvolaickij, A. Mendelson, V. Motylev.
[2] Les chiffres absolus et le taux d’accroissement de la demande sont complètement arbitraires.
[3] John Stuart Mill, Principles of Political Economy, Augustus M. Kelley, New York, 1965, p. 451-452.
[4] Les expressions « prix d’équilibre » et « montant d’équilibre » ont été utilisées par Alfred Marshall, Principles of Economics, 1910, p. 345. L’adjectif « normal » est utilisé ici non pas au sens de quelque chose qui devrait être, mais au sens de niveau moyen qui correspond à l’état d’équilibre et qui exprime une régularité dans le mouvement des prix.
[5] P.Maslov, Teorija razvitija narodnogo khozjaistva (Théorie du développement de l’économie nationale), 1910, p, 238.