1928 |
Ancien militant menchevik, proche de Riazanov, chargé de recherches à l'Institut Marx-Engels, I.I.Roubine publie en 1928 ces "Essais sur la théorie de la valeur" qui se veulent une réhabilitation des analyses économiques de Marx. |
Essais sur la théorie de la valeur de Marx
II. La théorie marxienne de la valeur-travail
Nous sommes arrivés à la conclusion que, dans une économie marchande, c’est par l’intermédiaire de l’égalisation des produits du travail que s’accomplit l’égalisation des travaux. Il n’existe pas d’acte individuel d’égalisation sociale des travaux dans cette économie. Il est donc faux de présenter cette question de l’égalisation selon le schéma suivant : égalisation a priori des différentes formes de travaux par comparaison à des unités de mesure données, puis échange des produits de ces travaux dans des proportions qui dépendent des quantités de travail que ces produits contiennent, quantités préalablement mesurées et égalisées. Partant d’un tel point de vue, qui néglige le caractère anarchique et spontané de l’économie marchande-capitaliste, les économistes ont souvent pensé que l’objet de l’économie politique était de trouver un étalon qui rendrait possible dans la pratique la comparaison et la mesure de la quantité des différents produits mis en jeu par l’acte d’échange sur le marché. La théorie de la valeur-travail leur a semblé mettre l’accent sur le travail, considéré justement comme cet étalon pratique des valeurs. C’est la raison pour laquelle leur critique visait à démontrer que le travail ne pouvait être adopté comme étalon de valeur convenable, du fait de l’absence d’unités de travail établies avec précision et permettant de mesurer des types de travaux différant les uns des autres par leur intensité, leur qualification, le danger qu’ils représentent pour la santé, etc.
Ces économistes n’ont pu se dégager d’une idée fausse, solidement ancrée en économie politique, qui attribue à la théorie de la valeur une tâche qui ne lui incombe pas en propre, celle de trouver un étalon pratique des valeurs. La théorie de la valeur a en fait une tâche complètement différente, qui est théorique et non pratique. Il n’est pas nécessaire que nous cherchions un étalon pratique des valeurs qui rendrait possible l’égalisation des produits du travail sur le marché. Cette égalisation a lieu dans la réalité, chaque jour, dans le procès de l’échange sur le marché. Dans ce procès, spontanément, s’élabore un étalon de valeur, la monnaie, qui est indispensable à cette égalisation. Cet échange sur le marché n’a pas besoin d’un quelconque étalon inventé par les économistes. L’objet de la théorie de la valeur est tout à fait différent : il est de comprendre et d’expliquer théoriquement le procès d’égalisation des marchandises tel qu’il se déroule régulièrement sur le marché, procès étroitement lié à l’égalisation et à la répartition du travail social dans le procès de production ; il est donc de découvrir la relation causale entre ces deux procès, ainsi que les lois de leurs modifications. L’analyse causale du procès d’égalisation des différentes marchandises et des différentes formes de travail tel qu’il se réalise effectivement, et non la découverte d’étalons pratiques pour leur comparaison, telle est la tâche de la théorie de la valeur.
La confusion décisive que l’on trouve dans l’œuvre d’Adam Smith entre étalon de valeur et loi qui régit les variations de valeur a causé de grands dommages en économie politique, et les conséquences s’en font sentir aujourd’hui encore. Le grand mérite de Ricardo est d’avoir écarté le problème de la découverte d’un étalon pratique des valeurs, et d’avoir placé la théorie de la valeur sur la base scientifique stricte de l’analyse causale des variations des prix de marché en fonction des modifications dans la productivité du travail [1]. De ce point de vue, son successeur est Marx qui a sévèrement critiqué les conceptions qui font du travail une « mesure invariable des valeurs ». « Le problème d’une ‘mesure invariable des valeurs’ n’était en fait qu’une expression erronée pour la recherche du concept, de la nature, de la valeur elle-même » (Theorien, t. 3, p. 132). « L’ouvrage de Bailey a au moins un mérite, celui d’avoir mis en lumière par ses objections, la confusion de la mesure de la valeur, telle qu’elle se représente dans l’argent, comme une marchandise qui existe à côté des autres marchandises, avec la mesure et la substance immanentes de la valeur » (ibid.. p. 135). La théorie de la valeur ne recherche pas une « mesure externe » de la valeur, mais sa « cause », « la genèse et la nature immanente de la valeur elle-même » (ibid., p. 155, 162-163). L’analyse causale des variations de la valeur des marchandises, qui dépendent des variations de la productivité du travail - l’analyse de ces faits réels d’un point de vue qualitatif et quantitatif -, c’est ce que Marx appelle l’étude de la substance et de la mesure immanente de la valeur. « Mesure immanente » ne signifie pas ici la quantité qui est prise comme unité de mesure, mais une « quantité en rapport avec une certaine existence ou une certaine qualité » [2]. Quand Marx dit que le travail est une mesure immanente de la valeur, il faut comprendre seulement que des changements quantitatifs dans le travail nécessaire à la production d’un produit provoquent des changements quantitatifs dans la valeur de ce produit. Le terme de « mesure immanente », ainsi que bien d’autres termes, a été emprunté par Marx à la philosophie, puis introduit en économie politique. On ne peut dire que cet emprunt soit très heureux car, lors d’une lecture superficielle, ce terme fait penser le lecteur à une mesure de l’égalisation plus qu’à une analyse causale des changements quantitatifs réels. Cette terminologie malheureuse, jointe à une interprétation incorrecte du raisonnement de Marx dans les premières pages du Capital, a amené même des marxistes à introduire dans la théorie de la valeur un problème qui lui est étranger, celui de la recherche d’une mesure pratique des valeurs.
L’égalisation des travaux dans une économie marchande ne s’établit pas grâce à quelque unité de mesure déterminée au préalable, elle s’accomplit par l’intermédiaire de l’égalisation des marchandises dans l’échange. Le procès d’échange provoque des modifications substantielles aussi bien dans le produit que dans le travail du producteur de marchandises. Il n’est pas question ici de modifications naturelles, matérielles. La vente de vêtements ne peut amener de modifications dans la forme naturelle du vêtement lui-même, ni dans le travail du tailleur, ni dans la totalité des procès de travail concret déjà achevés. Mais la vente du produit change sa forme valeur, sa fonction ou sa forme sociales. Indirectement, la vente affecte l’activité de travail des producteurs de marchandises. Elle place leur travail dans un rapport déterminé avec le travail d’autres producteurs de marchandises de la même profession, c’est-à-dire qu’elle modifie la fonction sociale du travail. On peut caractériser de la façon suivante les modifications auxquelles le produit du travail est soumis par l’intermédiaire du procès d’échange: 1) le produit acquiert la capacité d’être directement échangé contre n’importe quel autre produit du travail social, c’est-à-dire qu’il affirme son caractère de produit social ; 2) le produit acquiert ce caractère social sous une forme telle qu’il est égalisé avec un produit déterminé (l’or) qui possède la propriété d’être directement échangeable contre tous les autres produits ; 3) l’égalisation de tous les produits entre eux, qui s’accomplit par l’intermédiaire de leur comparaison avec l’or (la monnaie), inclut aussi l’égalisation de différentes formes de travaux qui diffèrent par leurs différents degrés de qualification, c’est-à-dire par la durée de la période de formation ; et 4) l’égalisation des produits d’un type et d’une qualité donnés, fabriqués dans des conditions techniques différentes, c’est-à-dire avec des dépenses de quantités individuelles de travail différentes.
Ces modifications auxquelles le produit est soumis par l’intermédiaire du procès d’échange s’accompagnent de modifications analogues dans le travail du producteur de marchandises: 1) le travail du producteur marchand privé, isolé, manifeste son caractère social ; 2) la forme concrète donnée du travail est égalisée avec toutes les autres formes concrètes de travail ; cette égalisation multilatérale du travail comprend aussi : 3) l’égalisation des différentes formes de travail qui diffèrent du point de vue de la qualification ; et 4) l’égalisation des différentes dépenses individuelles de travail effectuées dans la production d’exemplaires donnés de produits d’un type et d’une qua-lité donnés. Ainsi, par l’intermédiaire du procès d’échange, le travail privé acquiert une caractéristique supplémentaire : il prend la forme de travail social, le travail concret prend la forme de travail abstrait, le travail complexe se trouve réduit au travail simple et le travail individuel au travail socialement nécessaire. En d’autres termes, le travail du producteur de marchandises, qui dans le procès de production a directement la forme d’un travail privé, concret, qualifié (c’est-à-dire différencié par un niveau de qualification déterminé, que l’on peut dans certains cas poser égal à zéro) et individuel, acquiert dans le procès d’échange des propriétés sociales qui en font un travail social, abstrait, simple et socialement nécessaire [3]. Il ne s’agit pas ici de quatre procès distincts de transformation du travail, comme cela apparaît dans la présentation du problème par certains théoriciens ; il s’agit des différents aspects du même procès d’égalisation des travaux, procès qui s’accomplit par l’intermédiaire de l’égalisation des produits du travail en tant que valeurs. L’acte unique d’égalisation des marchandises en tant que valeurs mas-que et relègue à l’arrière-plan les propriétés du travail privé, concret, qualifié et individuel. Tous ces aspects sont si étroitement imbriqués que, dans la Contribution à la critique de l’économie politique, Marx ne fait pas encore une distinction suffisamment claire entre eux et gomme les limites entre travail abstrait, travail simple et travail socialement nécessaire (Contribution, p. 7 à 12). Ces définitions sont par ailleurs développées dans Le Capital avec une clarté et une rigueur telles que l’attention du lecteur doit saisir l’étroite relation qui existe entre elles comme l’expression des différents aspects de l’égalisation du travail dans le procès de sa répartition. Ce dernier procès suppose : 1) interconnexion entre tous les procès de travail (travail social) ; 2) égalisation des sphères particulières de production ou sphères de travail (travail abstrait) ; 3) égalisation des formes de travail de qualifications différentes (travail simple) ; et 4) égalisation du travail effectué dans les entreprises individuelles à l’intérieur d’une sphère de production donnée (travail socialement nécessaire).
Parmi les quatre aspects du travail créateur de valeur (que nous venons de mentionner), le concept central est celui de travail abstrait. Cela s’explique par le fait que, dans une économie marchande, le travail ne devient social que sous la forme de travail abstrait, comme nous le montrerons ci-dessous. En outre, la transformation du travail qualifié en travail simple n’est qu’une partie d’un procès de transformation plus large du travail concret en travail abstrait. Enfin, la transformation du travail individuel en travail socialement nécessaire n’est que l’aspect quantitatif de ce même procès de transformation du travail concret en travail abstrait. C’est précisément pour cela que le concept de travail abstrait est un concept central dans la théorie de la valeur de Marx.
Comme nous l’avons souligné à maintes reprises, l’économie marchande se caractérise par une indépendance formelle des producteurs marchands isolés d’une part, et par des interrelations matérielles entre leurs activités de travail d’autre part. Toutefois, de quelle façon le travail privé d’un producteur marchand individuel est-il intégré dans le mécanisme du travail social et prend-il part à soit mouvement ? Comment le travail privé devient-il du travail social, comment la totalité des unités économiques privées, séparées, éparpillées, se transforme-t-elle en une économie sociale relativement unifiée, caractérisée par la masse de phénomènes se répétant régulièrement qui forme l’objet d’étude de l’économie politique ? C’est le problème fondamental de l’économie politique : le problème de la possibilité même de l’économie marchande-capitaliste et de ses conditions d’existence.
Dans une société où l’économie est organisée, le travail d’un individu sous sa forme concrète est directement organisé et dirigé par un organisme social. Il apparaît comme une partie du travail social total, comme du travail social. Dans une économie marchande, le travail d’un producteur marchand autonome, fondé sur les droits de la propriété privée, apparaît d’abord sous la forme de travail privé. « Le point de départ n’est pas le travail des individus sous forme de travail collectif, mais au contraire les travaux particuliers de personnes privées, travaux qui dans le procès d’échange seulement se révèlent travail social général en perdant leur caractère primitif. Le travail social général n’est donc pas une condition prête d’avance sous cette forme, mais un résultat auquel on aboutit » (Contribution, p. 23-24). Le travail du producteur de marchandises révèle son caractère social non pas en tant que travail concret dépensé dans le procès de production, mais seulement comme travail qui doit être égalisé avec toutes les autres formes de travail par l’intermédiaire du procès d’échange.
Mais comment le caractère social du travail peut-il s’exprimer dans l’échange ? Si un habit est le produit du travail privé d’un tailleur, on peut alors dire que la vente de l’habit, ou son échange contre de l’or, égalise le travail privé du tailleur avec une autre forme de travail privé, le travail du producteur d’or. Comment l’égalisation d’un travail privé donné avec un autre travail privé peut-elle donner au premier un caractère social ? Cela n’est possible que si le travail privé du producteur d’or est déjà égalisé avec toutes les autres formes concrètes du travail, c’est-à-dire si son produit, l’or, peut être échangé directement contre n’importe quel autre produit, par conséquent s’il joue le rôle d’un équivalent général ou de monnaie. Le travail du tailleur, du fait qu’il est égalisé avec le travail du producteur d’or, se trouve ainsi égalisé et mis en relation avec toutes les formes concrètes de travail. Égalisé avec ces formes, comme forme de travail égale à elles, le travail du tailleur se transforme de travail concret en travail général ou abstrait. Étant mis en relation avec les autres travaux dans le système unifié du travail social total, le travail du tailleur se transforme de travail privé en travail social. L’égalisation globale (par l’intermédiaire de la monnaie) de toutes les formes concrètes de travail et leur transformation en travail abstrait créent simultanément entre elles une connexion sociale qui transforme le travail privé en travail social. « Dans la valeur d’échange, le temps de travail de l’individu isolé apparaît de façon immédiate comme temps de travail général, et ce caractère général du travail individuel comme caractère social de ce dernier » (Contribution, p. 11 ; souligné par Marx) [4]. C’est seulement comme « grandeur générale » que le travail devient une « grandeur sociale » (ibid., p. 12). « Le travail général, et sous cette forme le travail social », dit Marx. Dans le premier chapitre du Capital, Marx énumère trois caractéristiques de la forme-équivalent de la valeur : 1) la valeur d’usage devient la forme dans laquelle s’exprime la valeur ; 2) le travail concret devient une forme de manifestation du travail abstrait ; et 3) le travail privé acquiert la forme de travail immédiatement social (cf. Le Capital, L. I, t. 1, p. 70-72). Marx commence son analyse par les phénomènes qui se déroulent à la surface du marché sous des formes matérielles : il commence par l’opposition entre valeur d’usage et valeur d’échange. Il recherche l’explication de cette opposition dans l’opposition entre travail concret et travail abstrait. Il continue par l’analyse des formes sociales d’organisation du travail et passe au problème central de sa théorie économique, l’opposition entre travail privé et travail social. Dans l’économie marchande, la transformation du travail privé en travail social coïncide avec la transformation du travail concret en travail abstrait. La connexion sociale entre les activités de travail des producteurs individuels de marchandises ne se réalise qu’à travers l’égalisation de toutes les formes concrètes de travail, et cette égalisation ne s’accomplit que sous la forme d’une égalisation de tous les produits du travail en tant que valeurs. Inversement, l’égalisation des différentes formes de travail et l’abstraction de leurs propriétés concrètes représentent l’unique rapport social qui fasse de la totalité des unités économiques privées une économie sociale unifiée. Cela explique l’attention particulière que Marx accorde, dans sa théorie, au concept de travail abstrait.
Notes
[1] Cf. I.I.Roubine, Istorija ekonomičeskoj mysli (Histoire de la pensée économique), 2e éd., 1928, chap. 22 et 28.
[2] Otto Bauer, « Istorija Kapitala », Sbornik osnovnje problemy političeskoj ekonomii (Problèmes fondamentaux de l’économie politique), 1922, p. 47. C’est la célèbre définition hégélienne de la mesure. Cf. Kuno Fischer, Geschichte der neuem Philosophie, C. Winter, Heidelberg, 1901, vol. 8, p. 490 ; et G.W.F.Hegel, Sitmtliche Werke, F. Meiner, Leipzig, 1923, vol. III, t. I, p.340.
[3] Dans la production marchande, c’est-à-dire la production qui est destinée par avance à l’échange, le travail acquiert les propriétés sociales mentionnées ci-dessus dès le procès de production direct, bien que ce soit seulement sous une forme « latente » ou « potentielle » qui doit encore devenir effective lors du procès d’échange. Ainsi le travail possède-t-il un caractère double. Il apparaît directement comme travail privé, concret, qualifié et individuel, et en même temps comme travail potentiellement social, abstrait, simple et socialement nécessaire (cf. chap. 14).
[4] Dans la Contribution, Marx appelle le travail abstrait « travail général ». (NdT. : « travail universel » dans la version anglaise de référence.)