1928 |
Ancien militant menchevik, proche de Riazanov, chargé de recherches à l'Institut Marx-Engels, I.I.Roubine publie en 1928 ces "Essais sur la théorie de la valeur" qui se veulent une réhabilitation des analyses économiques de Marx. |
Essais sur la théorie de la valeur de Marx
II. La théorie marxienne de la valeur-travail
Pour comprendre la signification dans l’œuvre de Marx du concept de « valeur », par opposition au concept de « valeur d’échange », il faut d’abord étudier de quelle façon Marx introduit ce concept de valeur. Comme on le sait, la valeur d’un produit, par exemple d’un quarter de froment, ne peut être exprimée sur le marché que sous la forme d’un produit concret déterminé que l’on acquiert en échange du premier (ici le froment) : par exemple sous la forme de vingt livres de cirage, de deux mètres de soie, d’une demi-once d’or, etc. La « valeur » du produit ne peut donc apparaître que dans sa « valeur d’échange », ou plus précisément dans ses différentes valeurs d’échange. Pourquoi alors Marx n’a-t-il pas limité son analyse à la valeur d’échange du produit, et en particulier aux proportions quantitatives d’échange d’un produit contre un autre ? Pourquoi a-t-il pensé qu’il était nécessaire de construire le concept de valeur parallèlement au concept de valeur d’échange et de le distinguer de ce dernier ?
Dans la Contribution à la critique de l’économie politique, Marx ne faisait pas encore de distinction très nette entre les deux concepts. Dans ce texte, il commence son analyse par la valeur d’usage, puis il traite de la valeur d’échange et passe de là directement à la valeur (qu’il continue d’appeler Tauschwert [valeur d’échange]). Cette transition est progressive et imperceptible dans le texte de Marx, comme s’il s’agissait de quelque chose d’évident.
Mais cette même transition apparaît de façon très différente dans Le Capital, et il est très intéressant de comparer les premières pages de la Contribution et celles du Capital.
Il y a une parfaite correspondance entre les deux premières pages de ces deux textes. L’exposition commence dans l’un comme dans l’autre par la valeur d’usage, puis passe à la valeur d’échange. On trouve dans les deux textes l’affirmation que la valeur d’échange est une forme de rapport quantitatif ou de proportion dans laquelle des produits s’échangent les uns contre les autres. Mais, après cela, les deux textes divergent. Si, dans la Contribution, Marx passe imperceptiblement de la valeur d’échange à la valeur, dans Le Capital, au contraire, il semble en rester au même endroit, comme s’il prévoyait les objections de ses adversaires. Après l’affirmation commune aux deux livres, Marx souligne : « La valeur d’échange semble donc quelque chose d’arbitraire et de purement relatif ; une valeur d’échange intrinsèque, immanente à la marchandise, paraît être, comme dit l’école, une contradictio in adjecto (une contradiction dans les termes). Considérons la chose de plus près » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 52).
Il est clair que Marx pense ici à un adversaire qui voudrait montrer que rien n’existe en dehors des valeurs d’échange relatives et que le concept de valeur est tout à fait superflu en économie politique. Qui était cet adversaire auquel Marx fait allusion ?
Il s’agit de Samuel Bailey ; ce dernier pensait que le concept de valeur est parfaitement inutile en économie politique et qu’on doit se limiter à l’observation et à l’analyse des proportions individuelles dans lesquelles les différents biens s’échangent. Bailey, dont les remarques superficielles eurent plus de succès que la critique ingénieuse qu’il adressa à Ricardo, tenta de saper les fondations de la théorie de la valeur-travail. Il soutenait qu’il est faux de parler de la valeur d’une table. Tout ce que l’on peut dire, c’est qu’une table est échangée une fois contre trois chaises, une autre fois contre deux livres de café, etc. ; la grandeur de la valeur est quelque chose de tout à fait relatif et elle est variable dans les différents exemples. Il tirait de cela des conclusions qui conduisaient à la négation du concept de valeur comme concept distinct de celui de valeur relative d’un produit donné lors d’un acte d’échange donné. Imaginons le cas suivant: la valeur d’une table est égale à trois chaises. Un an plus tard, la table s’échange contre six chaises. Nous pensons qu’il est juste de dire que, même si la valeur d’échange de la table a changé, sa valeur est restée la même. Seule la valeur des chaises a diminué, de moitié. Pour Bailey, cette affirmation est dépourvue de signification. Puisque le rapport d’échange entre la table et les chaises a changé, le rapport des chaises à la table a également changé et c’est seulement en cela que consistait la valeur de la table.
Pour réfuter la théorie de Bailey, Marx a jugé nécessaire de développer (dans Le Capital) l’idée que la valeur d’échange ne peut être saisie si on ne la ramène pas à un facteur commun, qui est la valeur. Le premier sous-chapitre du chapitre 1 du livre I est consacré à donner une base à cette idée de la transition de la valeur d’échange à la valeur et de la valeur à leur base sous-jacente commune, à savoir le travail. Le sous-chapitre 2 complète le sous-chapitre 1, puisque ici le concept de travail est analysé plus en détail. On peut dire que Marx passe des différences qui se manifestent dans la sphère de la valeur d’échange au facteur commun qui est à la base de toutes les valeurs d’échange, c’est-à-dire à la valeur (et en dernière analyse au travail). Marx montre ici l’inexactitude de la conception de Bailey qui pense qu’il est possible de limiter l’analyse à la sphère de la valeur d’échange. Dans le sous-chapitre 3, Marx suit le chemin inverse et explique comment la valeur d’un produit donné s’exprime dans ses différentes valeurs d’échange. Dans un premier temps, l’analyse a mené Marx au facteur commun, et maintenant il part du facteur commun pour aboutir aux différences. Dans un premier temps, il a réfuté la conception de Bailey, et maintenant il complète la théorie de Ricardo, qui n’expliquait pas la transition de la valeur à la valeur d’échange. Pour pouvoir réfuter la théorie de Bailey, Marx doit développer et approfondir la théorie de Ricardo.
En fait, la tentative de Bailey de montrer qu’il n’y a pas de valeur autre que la valeur d’échange fut singulièrement facilitée par le caractère unilatéral de la théorie de Ricardo. Celui-ci ne pouvait pas montrer comment la valeur s’exprime dans une forme déterminée de la valeur. Ainsi deux tâches incombent à Marx : 1) révéler l’existence de la valeur par-delà la valeur d’échange ; 2) prouver que l’analyse de la valeur mène nécessairement aux différentes formes de sa manifestation, à la valeur d’échange.
Comment Marx conçoit-il la transition de la valeur d’échange à la valeur ?
Les critiques et les commentateurs de Marx pensent en général que son argument principal repose dans la fameuse comparaison entre le froment et le fer, qui se trouve à la troisième page du livre I du Capital (p. 53 de l’édition française). Si le froment et le fer sont mis en équation l’un avec l’autre, dit Marx, alors il doit y avoir quelque chose de commun aux deux, et de grandeur égale. Ils doivent être égaux à une troisième chose, et cette chose c’est précisément leur valeur. On pense généralement que c’est là l’argument central de Marx. La plupart des critiques de sa théorie sont dirigées contre cet argument. C’est à tort que toutes les attaques dirigées contre Marx prétendent que celui-ci s’est efforcé de prouver la nécessité du concept de valeur au moyen d’un raisonnement purement abstrait.
On a complètement négligé le fait suivant. Le paragraphe dans lequel Marx traite de l’égalité du froment et du fer est une simple déduction du paragraphe précédent, qui dit : « Une marchandise donnée, par exemple un quarter de froment, s’échange contre x cirage, ou y soie, ou z or, etc., bref contre d’autres marchandises dans les proportions les plus diverses. Le froment n’a donc pas seulement une valeur d’échange, il en a un grand nombre. Mais puisque x cirage, de même que y soie et que z or , etc., sont la valeur d’échange d’un quarter de froment, c’ est donc que x cirage, y soie, z or, etc. , doivent pouvoir se remplacer mutuellement, doivent être des valeurs d’échange de même grandeur. Il s’ensuit premièrement : les valeurs d’échange courantes d’une même marchandise expriment quelque chose d’égal (ein Gleiches). Mais deuxièmement : la valeur d’échange ne peut être en général que le mode d’expression, la ‘forme phénoménale’ d’un contenu distinct d’elle-même » (Das Kapital, Bd I, p. 51)[1] .
Comme on le voit dans cette citation, Marx n’examine pas le cas individuel de l’égalisation d’une marchandise donnée avec une autre. Le point de départ de son argumentation est le fait, bien connu dans l’économie marchande, que toutes les marchandises peuvent être égalisées les unes avec les autres, et le fait qu’une marchandise donnée peut être égalisée avec une infinité d’autres marchandises. En d’autres termes, le point de départ de tout le raisonnement de Marx est la structure concrète de l’économie marchande, et non la méthode purement logique de comparaison de deux marchandises entre elles.
Marx part ainsi de l’égalisation multiple de toutes les marchandises entre elles, ou du fait que chaque marchandise peut être mise en équivalence avec de nombreuses autres marchandises. Cependant, cette prémisse reste en elle-même insuffisante pour toutes les conclusions auxquelles parvient Marx. A la base de ces conclusions, il y a encore une supposition implicite que Marx formule en divers autres endroits.
Cette autre prémisse est la suivante: nous supposons que l’échange d’un quarter de froment contre toute autre marchandise est soumis à une certaine régularité. La régularité de ces actes d’échange est due à leur interdépendance dans le procès de production. Nous rejetons l’idée que le quarter de froment puisse être échangé contre une quantité arbitraire de fer, de café, etc. Nous ne pouvons accepter l’idée que les proportions d’échange soient établies au coup par coup dans l’acte d’échange lui-même, revêtant ainsi un caractère tout à fait accidentel. Nous affirmons, au contraire, que toutes les possibilités d’échange d’une marchandise donnée contre n’importe quelle autre marchandise sont soumises à certaines régularités qui ont leur source dans le procès de production. Dans ce cas, l’ensemble du raisonnement de Marx se présente sous la forme suivante.
Marx dit : prenons non pas l’échange fortuit de deux marchandises, le fer et le froment, mais l’échange sous la forme qu’il revêt réellement dans l’économie marchande. Nous nous apercevons alors que chaque objet peut être égalisé avec tous les autres objets. En d’autres termes, nous constatons une infinité de proportions d’échange entre ce produit donné et tous les autres. Mais ces proportions ne sont pas accidentelles ; elles sont régulières, et leur régularité est déterminée par des causes qui tiennent au procès de production. Nous arrivons ainsi à la conclusion que la valeur d’un quarter de froment s’exprime une première fois dans deux livres de café, une autre fois dans trois chaises et ainsi de suite, indépendamment du fait que la valeur d’un quarter de froment est restée la même dans tous ces cas. Si nous supposions que, dans chacune des innombrables proportions de l’échange, le quarter de froment a une valeur différente (et c’est à cela qu’on peut ramener la thèse de Bailey), nous introduirions un chaos complet dans les phénomènes de la formation des prix, dans les phénomènes grandioses de l’échange des produits, par l’intermédiaire duquel se structure un vaste ensemble de rapports entre toutes les formes de travail.
Le raisonnement précédent conduisit Marx à la conclusion que, bien que la valeur du produit doive nécessairement se manifester sous la forme de la valeur d’échange, il lui fallait néanmoins analyser la valeur avant la valeur d’échange et indépendamment de celle-ci. « La poursuite de notre recherche nous ramènera à la valeur d’échange comme au mode d’expression ou à la forme phénoménale nécessaires de la valeur, qui doit cependant être d’abord examinée indépendamment de cette forme. »[2] Conformément à ce principe, Marx, dans les deux premiers sous-chapitres du Capital, analyse le concept de valeur puis passe à la valeur d’échange. Cette distinction entre valeur et valeur d’échange nous conduit à nous demander : qu’est-ce que la valeur, par opposition à la valeur d’ échange ?
Si nous considérons l’opinion la plus courante et la plus répandue, on peut dire, malheureusement, que la valeur est généralement considérée comme le travail nécessaire à la production de marchandises données. Quant à la valeur d’échange d’une marchandise donnée, elle est considérée comme un autre produit contre lequel la première marchandise est échangée. Si une table donnée est produite en trois heures et est échangée contre trois chaises, on dit couramment que la valeur d’une table égale à trois heures de travail est exprimée dans un autre produit, différent de la table elle-même, à savoir trois chaises. Les trois chaises constituent la valeur d’échange de la table.
La définition courante laisse généralement non élucidée la question de savoir si la valeur est déterminée par le travail ou si la valeur est le travail lui-même. Bien sûr, du point de vue de la théorie de Marx, il est exact de dire que la valeur d’échange est déterminée par le travail, mais alors nous devons demander : qu’est-ce que la valeur déterminée par le travail ? Et à cette question nous ne trouvons pas de réponse dans les explications courantes.
Cela explique que le lecteur pense souvent que la valeur du produit n’est rien d’autre que le travail nécessaire à sa production. On en retire une impression totalement fausse d’identité entre travail et valeur.
Cette conception est largement répandue dans la littérature antimarxiste. On peut dire qu’un grand nombre des incompréhensions et des interprétations erronées que l’on peut trouver dans cette littérature sont fondées sur l’impression fausse que, pour Marx, travail et valeur se confondent.
Cette fausse impression a souvent pour origine l’incapacité à saisir la terminologie et la signification de l’œuvre de Marx. Par exemple, on interprète généralement la célèbre thèse de Marx selon laquelle la valeur est du travail « coagulé » ou « cristallisé » comme l’affirmation que le travail est de la valeur. Cette interprétation erronée découle aussi du double sens du verbe russe predstavljat’ (représenter). La valeur « représente » le travail - c’est ainsi que nous traduisons le verbe allemand darstellen. Mais cette phrase russe peut aussi être comprise non seulement dans le sens que la valeur est une représentation ou une expression du travail, mais aussi dans le sens que la valeur est du travail. Cette interprétation, qui est la plus répandue dans la littérature critique dirigée contre Marx, est bien entendu complètement fausse. Le travail ne peut être identifié à la valeur. Le travail est seulement la substance de la valeur et, pour obtenir la valeur au plein sens du mot, le travail en tant que substance de la valeur doit être étudié dans son indissociable connexion avec la « forme valeur » (Wertform) sociale.
Marx analyse la valeur dans sa forme, sa substance et sa grandeur (Wertform, Wertsubstanz, Wertgrosse). « Il était d’une importance décisive de découvrir la connexion interne nécessaire entre forme, substance et grandeur de la valeur, c’est-à-dire, exprimé de façon idéelle, de prouver que la forme de la valeur naît du concept de valeur » (Das Kapital, Bd I, éd. de 1867, p. 34 ; souligné par Marx)[3] . La connexion entre ces trois aspects reste cachée aux yeux du lecteur du fait que Marx analyse ces aspects séparément les uns des autres. Dans la première édition allemande du Capital. Marx souligne à plusieurs reprises que son objectif est l’analyse des différents aspects d’un seul et même objet : la valeur. « Nous connaissons maintenant la substance de la valeur. C’est le travail. Nous connaissons la mesure de sa grandeur. C’est le temps de travail. Reste la forme, qui transforme la valeur en valeur d’échange » (ibid. p. 6 ; Studienausgabe, op. cit., p. 219 ; c’est Marx qui souligne). « Jusqu’ici, nous n’avons défini que la substance et la grandeur de la valeur. Nous passons maintenant à l’analyse de la forme valeur » (ibid., p. 13 ; Studienausgabe, op. cit., p. 224). Dans la seconde édition allemande du Capital, ces phrases furent supprimées[4] , mais le premier chapitre fut divisé en sous-chapitres portant des titres distincts : le premier porte en sous-titre « Substance de la valeur et grandeur de la valeur » ; le troisième s’intitule « La forme valeur ou la valeur d’échange »[5]. Quant au deuxième sous-chapitre, il est consacré au double caractère du travail, c’est un simple complément au premier, c’est-à-dire à la théorie de la substance de la valeur.
Laissons pour l’instant de côté l’aspect quantitatif, la grandeur de la valeur, et limitons-nous à l’aspect qualitatif ; on peut dire que la valeur doit être considérée du point de vue de sa « substance » (contenu) et du point de vue de la « forme valeur » [6]. La nécessité d’analyser la va-leur du point de vue des deux éléments qui la composent nous impose le recours à une méthode d’analyse génétique (dialectique). Cette méthode contient l’analyse aussi bien que la synthèse [7]. D’une part, Marx prend pour point de départ l’étude de la valeur comme forme achevée du produit du travail et, au moyen de l’analyse, il découvre le contenu (la substance) qui se trouve dans cette forme, à savoir le travail. Il suit ici la voie tracée par les économistes classiques, en particulier Ricardo, voie que Bailey s’était refusé à suivre. Mais, d’autre part, parce que Ricardo s’était contenté de réduire la forme (la valeur) au contenu (le travail), Marx veut montrer pourquoi ce contenu acquiert une forme sociale donnée. Il ne passe pas seulement de la forme au contenu, mais aussi du contenu à la forme. Le sujet de son étude est la forme valeur, c’est-à-dire la valeur en tant que forme sociale du produit du travail - forme que les Classiques considéraient comme une donnée qu’ils n’avaient pas à expliquer.
Reprochant à Bailey de limiter son analyse à l’aspect quantitatif de la valeur d’échange et d’ignorer la valeur, Marx fait observer que l’école classique pour sa part ignorait la forme valeur, bien que son analyse ait porté sur la valeur elle-même (c’est-à-dire sur le contenu de la valeur, sa détermination par le travail). « L’économie politique a bien, il est vrai, analysé la valeur et la grandeur la valeur, quoique d’une manière très imparfaite [8]. Mais elle ne s’est jamais demandé pourquoi le travail se représente dans la valeur, et la mesure du travail par sa durée dans la grandeur de valeur des produits » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 91-92). Les économistes classiques ont découvert le travail sous la valeur ; Marx montre que les rapports de travail entre les hommes et le travail social prennent nécessairement la forme matérielle de la valeur des produits du travail dans une économie marchande. Les Classiques ont mis en évidence le contenu de la valeur le travail dépensé dans la production des objets. Marx étudie surtout la forme valeur, c’est-à-dire la valeur comme expression matérielle des rapports de production entre les hommes et du travail social (abstrait) [9].
La forme valeur joue un rôle important dans la théorie de la valeur de Marx. Cependant, elle n’a pas attiré l’attention des critiques (à l’exception de Hilferding) [10] . Marx lui-même fait référence en passant à la forme valeur dans de nombreux passages. Dans le livre I du Capital, le troisième sous-chapitre du chapitre 1 s’intitule « La forme valeur ou la valeur d’échange » [cf. note 5 de ce chapitre]. Mais Marx ne s’attarde pas à l’explication de la forme valeur et passe rapidement aux différentes modifications qu’elle subit, aux « formes de la valeur » particulières : forme simple ou accidentelle, forme totale ou développée, forme générale, forme monnaie ou argent. Ces différentes formes de la valeur, qu’on retrouve dans chaque présentation courante de la théorie de la valeur de Marx, ont rejeté dans l’ombre la forme valeur en tant que telle. Marx a élaboré plus en détail cette forme valeur dans le passage suivant : « L’économie politique classique n’a jamais réussi à déduire de son analyse de la marchandise, et spécialement de la valeur de cette marchandise, la forme sous laquelle elle devient valeur d’échange, et c’est là un de ses vices principaux. Ce sont précisément ses meilleurs représentants, tels qu’Adam Smith et Ricardo, qui traitent la forme valeur comme quelque chose d’indifférent ou n’ayant aucun rapport intime avec la nature de la marchandise elle-même. Ce n’est pas seulement parce que la valeur comme quantité absorbe leur attention. La raison en est plus profonde. La forme valeur du produit du travail est la forme la plus abstraite et la plus générale du mode de production actuel, qui acquiert par cela même un caractère historique, celui d’un mode particulier de production sociale. Si on commet l’erreur de la prendre pour la forme naturelle, éternelle, de toute production dans toute société, on perd nécessairement de vue le côté spécifique de la forme valeur, puis de la forme marchandise et, à un degré plus développé, de la forme argent, forme capital, etc. » (Le Capital, L. I, t. 1. p. 83, note 1 ; souligné par Roubine).
La forme valeur est donc la forme la plus générale de l’économie marchande ; elle caractérise la forme sociale acquise par le procès de production à un niveau donné de son développement historique. Puisque l’économie politique analyse une forme de production sociale historiquement transitoire, la production marchande capitaliste, la forme valeur est l’une des pierres angulaires de la théorie de la valeur de Marx. Comme cela apparaît dans le passage cité ci-dessus, la forme valeur est étroitement liée à la « forme marchandise », c’est-à-dire à la caractéristique fondamentale de l’économie contemporaine, à savoir le fait que les produits du travail sont produits par des producteurs privés et autonomes. C’est seulement par l’intermédiaire de l’échange des marchandises que s’établit la connexion entre les travaux des producteurs. Dans cette forme « marchande » de l’économie, le travail social nécessaire à la production d’un produit donné n’est pas exprimé directement en unités de travail, mais indirectement sous la « forme de valeur », sous la forme d’autres produits qui s’échangent contre le produit donné. Le produit du travail est transformé en marchandise ; il a une valeur d’usage et la « forme sociale de valeur ». Ainsi le travail social est « réifié », il acquiert la forme valeur, c’est-à-dire la forme d’une propriété attachée aux choses et qui semble appartenir à ces choses elles-mêmes. C’est précisément ce travail » réifié » (et non le travail social en tant que tel) que la valeur représente. C’est ce que nous avons à l’esprit lorsque nous disons que la valeur inclut déjà en elle-même la forme sociale de valeur.
Cependant, qu’est-ce que cette forme valeur qui, par opposition à la valeur d’échange, est incluse dans le concept de valeur ?
Je ne citerai que l’une des définitions les plus claires de la forme valeur ; elle figure dans la première édition allemande du Capital : « La forme sociale de la marchandise et la forme valeur (Wertform) ou forme d’échangeabilité (Form der Austauschbarkeit), sont ainsi une seule et même chose » (Das Kapital, Bd I, éd. de 1867, p. 28 ; Studienausgabe, op. cit., p. 235 ; souligné par Marx). Comme on le voit, la forme valeur est appelée ici « forme d’échangeabilité », ou forme sociale du produit du travail ; elle exprime le fait que ce produit peut être échangé contre n’importe quelle autre marchandise, si cette échangeabilité est déterminée par la quantité de travail nécessaire à la production de la marchandise donnée. Ainsi, quand nous sommes passés de la valeur d’échange à la valeur, nous n’avons pas fait abstraction de la forme sociale du produit du travail. Nous n’avons fait abstraction que du produit concret dans lequel la valeur de la marchandise s’exprime, mais non de la forme sociale du produit du travail, de sa capacité à être échangé dans une proportion déterminée contre tout autre produit.
Nous pouvons formuler notre conclusion de la façon suivante : Marx analyse la « forme valeur » (Wertform) séparément de la « valeur d’échange » (Tauschwert). Pour pouvoir inclure la forme sociale du produit du travail dans le concept de valeur, nous avons dû scinder la forme sociale du produit en deux formes : Wertform et TauschWert. La première renvoie à la forme sociale du produit, forme qui n’est pas encore concrétisée dans des objets déterminés, mais qui représente quelque propriété abstraite des marchandises. Pour pouvoir inclure dans le concept de valeur les propriétés de la forme sociale du produit du travail et montrer ainsi le caractère inadmissible de l’assimilation du concept de valeur au concept de travail, assimilation que l’on retrouve souvent dans les exposés de vulgarisation de la théorie de Marx, il nous faut prouver que la valeur ne doit pas être seulement examinée du point de vue de sa substance (c’est-à-dire le travail), mais aussi du point de vue de la forme valeur. Pour pouvoir inclure la forme valeur dans le concept de valeur lui-même, il nous faut séparer ce concept de celui de valeur d’échange, et c’est ce que fait Marx dans son étude de ces deux concepts. Nous avons ainsi scindé la forme sociale du produit en deux parties : la forme sociale qui n’a pas encore acquis une forme concrète (c’est-à-dire la forme valeur), et la forme qui a déjà une forme concrète et indépendante (c’est-à-dire la valeur d’échange).
Après avoir examiné la forme valeur, nous devons passer à l’examen du contenu ou substance de la valeur. Tous les marxistes admettent que le travail est la substance de la valeur. Mais le problème est de savoir quel type de travail on considère. On sait que les formes les plus différentes peuvent se cacher sous le mot « travail ». De façon précise, quel type de travail constitue la substance de la valeur ?
Après avoir fait la distinction entre le travail socialement égalisé, qui peut exister dans différentes formes de division sociale du travail, et le travail abstrait, qui n’existe que dans une économie marchande, nous devons nous poser la question suivante : Marx entend-il par substance ou contenu de la valeur le travail socialement égalisé en général (c’est-à-dire le travail social en général), ou au contraire le travail abstraitement universel ? En d’autres termes, lorsque nous parlons du travail comme de la substance de la valeur, incluons-nous dans le concept de travail toutes les caractéristiques qui sont comprises dans le concept de travail abstrait, ou bien prenons-nous le travail dans le sens du travail socialement égalisé, écartant ainsi toutes les propriétés qui caractérisent l’organisation sociale du travail dans l’économie marchande ? Le concept de travail en tant que « substance » de la valeur coïncide-t-il avec le concept de travail « abstrait » créateur de valeur ? De prime abord, on peut trouver dans l’œuvre de Marx des arguments en faveur de chacune de ces deux interprétations de la substance de la valeur. On peut trouver des arguments qui semblent conforter la thèse que le travail en tant que substance de la valeur est quelque chose de plus pauvre que le travail abstrait, qu’il est le travail dépourvu des propriétés sociales qui sont les siennes dans une économie marchande.
Quels arguments trouvons-nous en faveur de cette Interprétation ?
Quand il parle de substance de la valeur, Marx fait souvent référence à quelque chose qui peut acquérir la forme sociale de valeur, mais qui peut aussi prendre une autre forme sociale. Par substance, on comprend alors quelque chose qui peut prendre des formes sociales différentes. Précisément, le travail socialement égalisé possède cette capacité, mais ce n’est pas le cas du travail abstrait (c’est-à-dire d’un travail qui a déjà acquis une forme sociale déterminée). Le travail socialement égalisé peut prendre la forme de travail organisé dans une économie marchande et la forme de travail organisé, par exemple, dans une économie socialiste. En d’autres termes, nous considérons ici l’égalisation sociale du travail d’un point de vue abstrait, sans prendre en compte les modifications introduites dans le contenu (c’est-à-dire dans le travail) par l’une ou l’autre de ses formes.
Peut-on trouver dans l’œuvre de Marx le concept de substance de la valeur utilisé dans ce sens ? Nous pouvons répondre affirmativement à cette question. Rappelons-nous, par exemple, l’expression de Marx selon laquelle la valeur d’échange n’est « pas autre chose qu’une manière sociale particulière de compter le travail employé dans la production d’un objet » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 93). Il est évident que le travail est considéré ici comme un contenu abstrait qui peut prendre telle ou telle forme sociale : lorsque Marx, dans la célèbre lettre à Kugelmann du 11 juillet 1868, dit que la division sociale du travail se manifeste dans l’économie marchande sous la forme de valeur, il fait là aussi du travail socialement réparti un contenu qui peut prendre telle ou telle forme sociale. Dans le sous-chapitre sur le fétichisme de la marchandise, Marx dit sans détour que le « contenu de la détermination de valeur » [11] peut être trouvé non seulement dans l’économie marchande, mais aussi dans la famille patriarcale et dans le domaine féodal. Ici aussi, comme on le voit, le travail est considéré comme un contenu qui peut prendre diverses formes sociales.
Cependant, on peut aussi trouver dans l’œuvre de Marx des arguments en faveur du point de vue opposé, selon lesquels nous devons considérer le travail abstrait comme la substance de la valeur. Tout d’abord, nous trouvons chez Marx des phrases qui l’affirment de façon directe, par exemple celle-ci : « Elles [les marchandises] se rapportent au travail humain abstrait comme à leur substance sociale générale » (Das Kapital, Bd I, éd. de 1867, p. 28 ; Studienausgabe, op. cit., p. 235 ; souligné par Roubine). Cette affirmation semble ne laisser aucun doute sur le fait que le travail abstrait n’est pas seulement le créateur de la valeur, mais aussi la substance et le contenu de la valeur. Nous arrivons à cette même conclusion sur la base de considérations méthodologiques. Le travail socialement égalisé acquiert la forme de travail abstrait dans l’économie marchande, et c’est seulement de ce travail abstrait que découle la nécessité de la valeur comme forme sociale du produit du travail. Il s’ensuit que, dans notre raisonnement, le concept de travail abstrait précède directement le concept de valeur. On pourrait dire que ce concept de travail doit être pris comme la base, le contenu et la substance de la valeur. Il ne faut pas oublier que, sur le problème des rapports entre le contenu et la forme, Marx adopte le point de vue de Hegel et non celui de Kant. Ce dernier faisait de la forme quelque chose d’extérieur par rapport au contenu, quelque chose qui s’ajoute de l’extérieur au contenu. Dans la philosophie de Hegel, le contenu n’est pas une chose en soi, à laquelle la forme adhère de l’extérieur. Au contraire, c’est le contenu lui-même qui, dans le cours de son développement, donne naissance à la forme qui était déjà contenue en lui à l’état latent. La forme découle nécessairement du contenu lui-même. Cela est une prémisse fondamentale de la méthodologie de Hegel et de Marx, prémisse qui s’oppose à celle de la méthodologie kantienne. Ainsi la forme valeur découle nécessairement de la substance de la valeur. Finalement, si nous considérons le travail abstrait comme substance de la valeur, nous en arrivons à une considérable simplification de tout le schéma de Marx. Dans ce cas, le travail en tant que substance de la valeur ne diffère pas du travail en tant que créateur de la valeur.
Nous sommes parvenus à ce paradoxe : Marx considère comme contenu de la valeur tantôt le travail social (ou socialement égalisé), tantôt le travail abstrait.
Comment sortir de cette contradiction ? Celle-ci disparaît si l’on se rappelle que la méthode dialectique inclut les deux méthodes d’analyse mentionnées ci-dessus : la méthode d’analyse proprement dite, qui va de la forme au contenu, et la méthode qui va du contenu à la forme. Si nous partons de la valeur comme d’une forme sociale déterminée, donnée à l’avance, et si nous nous demandons quel est le contenu de cette forme, il est clair alors que cette forme ne fait qu’exprimer en général le fait que du travail social est dépensé. La valeur est alors comprise comme une forme qui exprime le fait de l’égalisation sociale du travail, fait qui n’a pas lieu seulement dans une économie marchande mais aussi dans d’autres économies. Si nous passons, par l’analyse, des formes achevées à leur contenu, le travail socialement égalisé se trouve être la substance de la valeur. Mais c’est à une autre conclusion que nous arriverons si nous prenons comme point de départ non pas la forme achevée mais le contenu lui-même (c’est-à-dire le travail), d’où la forme (c’est-à-dire la valeur), découle nécessairement. Pour passer du travail, considéré comme contenu à la valeur considérée comme forme, il nous faut intégrer le concept de travail sous la forme sociale qui est la sienne dans l’économie marchande, c’est-à-dire que nous devons maintenant considérer le travail abstraitement universel comme la substance de la valeur. Il se peut que l’apparente contradiction que nous trouvons chez Marx dans la détermination du contenu de la valeur puisse s’expliquer précisément par la différence entre les deux méthodes.
Comme nous avons analysé séparément la forme et la substance de la valeur, nous devons étudier la relation qui existe entre elles. Quelle relation existe-t-il entre travail et valeur ? La réponse générale à cette question est la suivante : la valeur est la forme adéquate et exacte de l’expression de la substance de la valeur (c’est-à-dire du travail). Pour clarifier cette idée, revenons à l’exemple précédent : la table échangée contre trois chaises. Nous avons dit que ce procès d’échange était déterminé par une certaine régularité et dépendait du développement et des changements de la productivité du travail. Mais la valeur d’échange est la forme sociale du produit du travail, elle ne fait pas qu’exprimer les modifications du travail, elle les masque et les cache. Elle les cache pour cette simple raison que la valeur d’échange présuppose un rapport de valeur entre deux marchandises - entre la table et les chaises. Ainsi les modifications dans les proportions d’échange entre ces deux objets ne nous disent pas si le changement provient de la quantité de travail dépensée dans la production des chaises ou de la quantité de travail dépensée dans la production de la table. Si, au bout d’un certain temps, la table s’échange contre six chaises, la valeur d’échange de la table a changé. Cependant, la valeur de la table elle-même peut n’avoir pas changé du tout. Pour pouvoir analyser, sous une forme pure, dans quelle mesure les modifications de la forme sociale du produit dépendent de la quantité de travail dépensée à sa production, Marx a dû diviser cet échange en deux parties, le scinder, et analyser séparément les causes qui déterminent la valeur « absolue » de la table et les causes qui déterminent la valeur « absolue » des chaises ; un seul et même acte d’échange (en l’occurrence le fait que la table s’échange maintenant contre six chaises au lieu de trois) peut être la conséquence soit de causes qui agissent sur la table, soit de causes dont les racines se trouvent dans la production des chaises. Pour étudier séparément l’effet de chacune de ces chaînes causales, Marx a dû scinder les modifications de la valeur d’échange de la table en deux parties et supposer que ces modifications découlaient de causes tenant exclusivement à la table, c’est-à-dire de changements de la productivité du travail nécessaire à la production de la table. En d’autres termes, il a dû supposer que les chaises, de même que les autres marchandises contre lesquelles notre table était susceptible de s’échanger, conservaient leur valeur antérieure. Cela est nécessaire pour pouvoir conclure que la valeur est une forme parfaitement exacte et adéquate de l’expression du travail sous ses aspects qualitatif et quantitatif.
Jusqu’ici, nous avons examiné la connexion entre substance et forme de la valeur du point de vue qualitatif. Nous devons maintenant examiner cette même connexion du point de vue quantitatif. Nous passons ainsi de la substance et de la forme au troisième aspect de la valeur, la grandeur de la valeur. Marx étudie le travail social non seulement sous son aspect qualitatif (le travail comme substance de la valeur), mais aussi sous son aspect quantitatif (quantité de travail). De la même façon, Marx examine la valeur sous son aspect qualitatif (en tant que forme, ou forme valeur) et sous son aspect quantitatif (grandeur de valeur). Sous son aspect qualitatif, les relations qui existent entre la substance et la forme de la valeur correspondent à des relations entre le travail socialement abstrait et sa forme « réifiée », c’est-à-dire la valeur. A cet endroit, la théorie de la valeur de Marx rejoint directement sa théorie du fétichisme de la marchandise. Du point de vue quantitatif, il nous faut considérer les relations entre la quantité de travail abstrait socialement nécessaire et la grandeur de la valeur du produit, grandeur dont les modifications sont à l’origine du mouvement régulier des prix de marché. La grandeur de la valeur d’échange change en fonction de la quantité de travail abstrait socialement nécessaire mais du fait du double caractère du travail, les modifications dans la quantité de travail abstrait socialement nécessaire résultent de modifications dans la quantité de travail concret, donc du développement du procès matériel-technique de production, en particulier de la productivité du travail. Ainsi le système de la valeur tout entier est-il fondé sur un grandiose système de comptabilité et de comparaison sociales spontanées des produits de travaux de diverses espèces, exécutés par des individus différents et figurant comme des fractions du travail social abstrait total. Ce système est caché et n’apparaît pas à la surface des événements. À son tour, ce système de travail social abstrait total est mis en mouvement par le développement des forces productives matérielles, facteur ultime de développement de toute société. La théorie de la valeur de Marx se trouve ainsi reliée à sa théorie du matérialisme historique.
Dans la théorie de Marx, nous trouvons une magnifique synthèse du contenu et de la forme de la valeur d’une part, des aspects qualitatif et quantitatif de la valeur d’autre part. Marx souligne quelque part que Petty a confondu deux définitions de la valeur : « la valeur en tant que forme du travail social » et « la grandeur de la valeur déterminée par un temps de travail légal et où le travail figure en tant que source de la valeur » (Théories, t. 1, p. 422). La grandeur de Marx vient précisément de ce qu’il a donné une synthèse de ces deux définitions de la valeur. La « valeur comme expression matérielle des rapports de production entre les hommes » et la « valeur comme grandeur déterminée par la quantité de temps de travail ou temps de travail » - ces deux définitions sont inséparablement liées dans l’œuvre de Marx. Celui-ci examine l’aspect quantitatif du concept de valeur, aspect auquel les économistes classiques s’étaient intéressés de façon prédominante, mais il l’examine sur la base de l’analyse de l’aspect qualitatif de la valeur. C’est précisément la théorie de la forme valeur ou de la « valeur en tant que forme du travail social » qui représente la partie la plus spécifique de la théorie de la valeur de Marx, par rapport à la théorie des économistes classiques. On trouve fréquemment, chez les théoriciens bourgeois, l’idée que ce qui caractérise l’œuvre de Marx par comparaison avec celle des classiques, c’est la reconnaissance du travail comme « source » ou « substance » de la valeur. Comme il ressort des passages de Marx que nous avons cités, on peut aussi trouver cette reconnaissance du travail comme source de la valeur chez des économistes qui s’intéressaient principalement aux phénomènes quantitatifs liés à la valeur. En particulier, on la trouve aussi chez Smith et Ricardo. Mais on chercherait en vain chez ces auteurs une théorie de la « valeur en tant que forme du travail social ».
Avant Marx, l’attention des économistes classiques et de leurs épigones se portait soit sur le contenu de la valeur, et principalement sur son aspect quantitatif (quantité de travail), soit sur la valeur d’échange relative, c’est-à-dire sur les proportions quantitatives de l’échange. L’analyse prenait pour objet les deux extrémités de la théorie de la valeur: le développement de la productivité du travail et de la technique comme cause interne des modifications de valeur, et les changements relatifs de la valeur des marchandises sur le marché. Mais la connexion directe manquait : la forme valeur, c’est-à-dire la valeur comme forme qui se caractérise par la réification des rapports de production et la transformation du travail social en une propriété des produits du travail. Cela explique les reproches faits par Marx à ses prédécesseurs, reproches qui paraissent de prime abord contradictoires. Il reproche à Bailey d’examiner les proportions de l’échange, c’est-à-dire la valeur d’échange, alors qu’il ignore la valeur. Il voit la faiblesse des Classiques dans le fait qu’ils ont examiné la valeur et la grandeur de la valeur, le contenu et non la « forme de la valeur ». Comme nous l’avons souligné, les prédécesseurs de Marx s’intéressaient au contenu de la valeur principalement sous son aspect quantitatif (travail et grandeur du travail) et, de la même façon, à l’aspect quantitatif de la valeur d’échange. Ils ont négligé l’aspect qualitatif du travail et de la valeur, la caractéristique spécifique de l’économie marchande. L’analyse de la forme valeur est précisément ce qui donne un caractère sociologique et des traits spécifiques au concept de valeur. Cette forme valeur fait se rejoindre les deux bouts de la chaîne : le développement de la productivité du travail et les phénomènes du marché. Sans elle ces deux extrémités se séparent, et chacune d’elles se transforme en une théorie unilatérale. D’un côté, on aboutit à des dépenses de travail considérées sous l’aspect technique, indépendamment de la forme sociale du procès matériel de production (la valeur-travail comme catégorie logique) ; d’un autre côté, à des changements relatifs des prix sur le marché, à une théorie des prix qui cherche à expliquer les fluctuations des prix indépendamment de la sphère du procès de travail et du fait fondamental de l’économie sociale, le développement des forces productives.
Marx montre que sans la forme valeur il n’y a pas de valeur, et il voit parfaitement que cette forme sociale reste une forme vide si on ne la pourvoit pas de son contenu travail. Tout en notant le fait que les économistes classiques négligent la forme valeur, Marx nous met en garde contre un autre danger, la surestimation de la forme valeur sociale aux dépens de son contenu travail. « En réaction contre cela est né un système mercantiliste restauré (Ganilh...) qui ne voit dans la valeur que la forme sociale, ou plutôt son apparence privée de substance » (Das Kapital, Bd I, p. 95) [12]. Dans un autre passage, Marx dit du même Ganilh : « Ganilh a parfaitement raison quand il reproche à Ricardo et à la plupart des économistes de considérer le travail sans l’échange, bien que leur système, comme tout le système bourgeois, soit fondé sur la valeur d’échange » (Théories, t. 1, p. 227). Ganilh a raison de souligner la signification de l’échange, c’est-à-dire de la forme sociale déterminée de l’activité de travail des hommes qui s’exprime dans la forme valeur. Mais il exagère la signification de l’échange aux dépens du procès de travail productif : « Seulement Ganilh se figure avec les mercantilistes que la grandeur de la valeur elle-même est le produit de l’échange. alors que ce que l’échange confère aux produits est seulement la forme de la valeur, ou la forme de marchandise » (ibid.). La forme de la valeur est complétée par le contenu travail, la grandeur de la valeur dépend de la quantité de travail abstrait. À son tour le travail, qui est étroitement lié au système de la valeur par son aspect social ou abstrait, se trouve en étroite relation avec le système de la production matérielle par son aspect matériel-technique ou concret.
Au terme de notre analyse de la valeur du point de vue de sa substance (le travail) et de sa forme sociale, nous sommes parvenus aux résultats suivants. Nous avons radicalement rompu avec l’identification courante entre valeur et travail et nous avons ainsi défini de façon plus précise la relation qui existe entre le concept de valeur et le concept de travail. Nous avons aussi défini avec une plus grande précision le rapport entre valeur et valeur d’échange. Auparavant, quand la valeur était considérée simplement comme du travail et qu’on ne lui accordait aucune caractéristique sociale distincte, la valeur était assimilée au travail d’une part et séparée de la valeur d’échange par un abîme d’autre part. Dans le concept de valeur, les économistes ne voyaient le plus souvent qu’une répétition du travail. A partir du concept de valeur ainsi entendu, ils ne pouvaient passer au concept de valeur d’échange. Maintenant, quand nous considérons la valeur du point de vue de la substance et de la forme, nous mettons la valeur en relation avec le concept qui la précède, le travail abstrait (et en dernière analyse avec le procès matériel de production), le contenu. D’autre part, par l’intermédiaire de la forme valeur, nous avons déjà mis en rapport la valeur avec le concept qui la suit, la valeur d’échange. En fait, une fois que nous avons établi que la valeur ne représente pas du travail en général, mais du travail qui a la forme d’échangeabilité d’un produit, nous devons ensuite passer directement de la valeur à la valeur d’échange. On voit ainsi que le concept de valeur est inséparable du concept de travail d’une part, et du concept de valeur d’échange d’autre part.
Notes
[1] NdT. : La traduction française de Roy est sensiblement moins explicite : « Une marchandise particulière, un quarteron de froment par exemple, s’échange dans les proportions les plus diverses avec d’autres articles. Cependant, sa valeur d’échange reste immuable, de quelque manière qu’on l’exprime, en x cirage, y soie, z or, et ainsi de suite. Elle doit donc avoir un contenu distinct de ces expressions diverses » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 53).
[2] NdT. : Das Kapital, Bd I, p. 53 ; cette phrase, non reprise dans la traduction de Roy, se place au milieu du paragraphe 3, page 54 du tome I de l’édition française du livre I.
[3] NdT. : Comme cela ressort de la suite du commentaire de Roubine, ce passage est extrait de la première édition allemande du Capital ; il est traduit de allemand d’après Marx-Engels Studienausgabe, II, op, cit., p. 240.
[4] NdT. : La version française en conserve quelques traces : « La substance de la valeur et la grandeur de la valeur sont maintenant déterminées. Reste à analyser la forme de la valeur » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 62).
[5] NdT. : Dans la version française, le troisième sous-chapitre s’intitule simplement « Forme de la valeur » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 62) ; en revanche, le titre du premier sous-chapitre a subi une modification de sens inverse : « Valeur d’usage et valeur » dans le texte allemand, « Valeur d’usage et valeur d’échange ou valeur proprement dite » dans le texte français.
[6] Ici comme dans la suite du texte, « forme valeur » (Wertform) ne renvoie pas aux différentes formes que revêt la valeur au cours de son développement (par exemple forme accidentelle, forme développée, forme générale), mais à la valeur elle-même, considérée comme la forme sociale du produit du travail. En d’autres termes, nous ne faisons pas ici référence aux différentes « formes de la valeur », mais à la « valeur comme forme ».
[7] A propos de ces méthodes, cf. ci-dessus, fin du chapitre 4.
[8] NdT. : Le texte allemand intercale ici le membre de phrase suivant : « Et elle a découvert le contenu qui se cachait sous ces formes. Mais elle ne s’est jamais demandé pourquoi ce contenu-ci prend cette forme-là, pourquoi le travail... » (Das Kapital, Bd I, p. 94-95) ; cf. ci-dessus, chap. 9, p. 121, note 3.
[9] Nous laissons de côté la question controversée de savoir si Marx a correctement interprété les Classiques ou non. Il nous semble que, en ce qui concerne Ricardo, Marx a raison de dire qu’il a examiné la quantité et partiellement la substance de la valeur, mais qu’il a ignoré la forme de la valeur (cf. Théories, t. 2, p. 183, et Theorien, t. 3, p. 135-136). Pour une analyse plus détaillée, voir notre article « Caractéristiques fondamentales de la théorie de la valeur de Marx et ses différences avec la théorie de Ricardo », dans I.Rosenberg, Teorija stojmosti u Rikardo i Marksa (La théorie de la valeur chez Ricardo et Marx), Moskovskii Rabočii, Moscou, 1924..
[10] L’importance de la forme valeur pour la compréhension de la théorie de Marx a été remarquée par S.Bulgakov dans ses anciens et intéressants articles « Cto takoe trudovaja cennost’ » (Qu’est-ce que la valeur-travail ?), Sborniki pravovedenija i obščestvennikh znanii (Essais sur le droit et les sciences sociales), V, VI, 1896, p. 234 ; et « O nekotorikh osnovnikh ponjatjakh političeskoj ekonomii » (A propos de quelques concepts fondamentaux de l’économie politique), Naučnom Obozrenii (Points de vue scientifiques), n° 2, 1898, p. 337.
[11] NdT. : Der Inhalt der Wertbestimmung (Das Kapital, Bd I, p. 85) ; cette expression est rendue dans la version française par « les caractères qui déterminent la valeur » (Le Capital, L. I, t. I, p. 84).
[12] Dans l’édition allemande originale, Marx dit simplement substanzlosen Schein (Das Kapital, Bd I, p. 95). Des traducteurs, qui n’accordaient pas une attention suffisante à la distinction entre la forme et le contenu (la substance), pensèrent qu’il était nécessaire d’introduire le mot « indépendant », que Marx n’écrit pas. Strouvé traduit le mot substanzlosen par « sans contenu », ce qui correspond exactement au concept de Marx, qui voit dans la substance de la valeur son contenu, par opposition à sa forme. (NdT. : Cette phrase n’a pas été reprise dans l’édition française ; elle se place à la page 83 du livre I, tome I, au milieu de la note I, à la suite du passage cité ci-dessus sur les insuffisances de l’économie politique classique, p. 160.)