1928 |
Ancien militant menchevik, proche de Riazanov, chargé de recherches à l'Institut Marx-Engels, I.I.Roubine publie en 1928 ces "Essais sur la théorie de la valeur" qui se veulent une réhabilitation des analyses économiques de Marx. |
Essais sur la théorie de la valeur de Marx
II. La théorie marxienne de la valeur-travail
Pour simplifier nos calculs, nous supposerons que tout le capital investi s’use dans l’année, c’est-à-dire que les coûts de production sont égaux au capital investi. Si deux marchandises sont produites au moyen des capitaux C et C1, le prix de production de la première marchandise est égal à C + p’C et celui de la seconde à C1 + p’Cl [1]. Les prix de production des deux marchandises sont dans le rapport suivant :
Les prix de production des marchandises sont proportionnels aux capitaux au moyen desquels les marchandises sont produites. Les marchandises ont le même prix de production si elles sont produites avec des capitaux semblables. L’égalisation sur le marché de deux marchandises produites dans des branches différentes signifie l’égalité des deux capitaux.
L’égalisation sur le marché de marchandises produites avec des capitaux égaux signifie une égalisation des marchandises produites avec des quantités de travail inégales. Des capitaux égaux ayant des compositions organiques différentes mettent en mouvement des quantités différentes de travail. Supposons qu’un capital de 100 se compose de 70 c et de 30 v. Un autre capital de 100 se compose de 90 c et de 10 v. Si le taux de plus-value est de 100 %, le travail vivant des ouvriers est deux fois plus important que le travail payé exprimé par le capital variable (c’est-à-dire le salaire). Ainsi 70 unités de travail passé et 60 unités de travail vivant sont dépensées dans la production de la première marchandise, soit un total de 130 ; 90 unités de travail passé et 20 unités de travail vivant sont dépensées dans la production de la seconde marchandise, soit un total de 110. Comme les deux marchandises sont produites par des capitaux égaux, elles sont mutuellement égalisées sur le marché, bien qu’elles aient été produites par des quantités inégales de travail. L’égalité des capitaux signifie l’inégalité du travail.
La divergence entre la taille des capitaux et la quantité de travail est due aussi à la différence des périodes de rotation de la fraction variable du capital. Supposons que la composition organique des deux capitaux soit la même, par exemple 80 c + 20 v. Mais la fraction variable du premier capital circule une fois par an et celle du second trois fois par an, c’est-à-dire qu’à chaque tiers de l’année le capitaliste paie 20 v à ses ouvriers. La somme des salaires payés aux ouvriers pendant l’année est égale à 60. Il est évident que les dépenses de travail pour l’obtention de la première marchandise sont de 80 + 40 = 120, et pour la seconde marchandise de 80 + 120 = 200. Mais, du fait que les capitaux investis, en dépit des différences de leurs périodes de rotation, sont de 100 dans les deux cas, les marchandises sont égalisées l’une à l’autre, bien qu’elles aient été produites par des quantités inégales de travail. Il est nécessaire de remarquer que « la différence du temps de rotation n’a en elle-même d’importance que pour autant qu’elle affecte la masse de surtravail qu’un même capital peut s’approprier et réaliser dans un temps donné » (Le Capital, L. III, t. 6, p. 169), c’est-à-dire si nous considérons la période de rotation du capital variable. Le phénomène mentionné ici, c’est-à-dire la différence des compositions organiques des capitaux et des périodes de rotation, peut se ramener en dernière analyse au fait que la taille du capital ne peut en elle-même servir d’indicateur du montant de travail vivant qu’elle met en mouvement, car ce montant dépend : 1) de la taille du capital variable, et 2) du nombre de ses rotations.
Nous arrivons par conséquent à une conclusion qui, à première vue, contredit la théorie de la valeur-travail. En partant de la loi fondamentale d’équilibre de l’économie capitaliste, c’est-à-dire de l’égalité des taux de profit dans toutes les sphères de production, de la vente des marchandises à leur prix de production calculé sur la base des taux de profit égaux, nous arrivons aux résultats suivants. Des capitaux égaux mettent en œuvre des quantités inégales de travail. Des prix de production égaux correspondent à des valeurs-travail inégales. Dans la théorie de la valeur-travail, les éléments fondamentaux de notre raisonnement étaient la valeur-travail des marchandises, qui dépendait de la productivité du travail, et la répartition du travail entre les différentes sphères de production en état d’équilibre. Mais le prix de production ne coïncide pas avec la valeur-travail et la répartition des capitaux ne coïncide pas avec la répartition du travail. Cela signifie-t-il que les éléments fondamentaux de la théorie de la valeur-travail sont complètement superflus pour l’analyse de l’économie capitaliste, que nous devons jeter par-dessus bord ce bagage théorique inutile et concentrer exclusivement notre attention sur le prix de production et la répartition des capitaux ? Nous essaierons de montrer que l’analyse des prix de production et de la répartition des capitaux présuppose à son tour la valeur-travail, et que ces maillons essentiels de la théorie de l’économie capitaliste n’excluent pas ceux qui constituent la théorie de la valeur-travail, telle qu’elle a été étudiée ci-dessus. Au contraire, dans le cours de notre analyse, nous montrerons que le prix de production et la répartition des capitaux conduisent à la valeur-travail et à la répartition du travail, et que, parallèlement à celles-ci, ils sont partie intégrante d’une théorie générale de l’économie capitaliste. Il nous faut construire une passerelle pour passer de la répartition des capitaux à la répartition du travail ainsi que du prix de production à la valeur. Pour commencer, nous nous attaquerons à la première partie de cette tâche.
Nous avons vu que la répartition des capitaux ne coïncidait pas avec la répartition du travail, que l’égalité des capitaux signifiait une inégalité des travaux. Si un capital de 100 dépensé dans une sphère de production donnée est égalisé, par l’intermédiaire de l’échange des marchandises sur le marché, avec un capital de 100 dépensé dans n’importe quelle autre sphère de production, et s’il y a des différences dans les compositions organiques de ces capitaux, cela signifie que la quantité donnée de travail dépensé dans la première branche sera égalisée avec une autre quantité de travail dépensée dans la seconde branche, alors que ces deux quantités ne sont pas égales. Il nous reste maintenant à déterminer avec précision quelles quantités de travail dépensées dans les différentes sphères de production sont égalisées. Le fait que la taille des capitaux ne coïncide pas quantitativement avec les sommes de travail qu’ils mettent en mouvement ne signifie pas qu’il n’y ait pas une étroite relation entre ces capitaux et le travail. Cette connexion peut apparaître si nous connaissons la composition organique des capitaux. Si le premier capital se compose de 80 c + 20 v et le second de 70 c + 30 v, et si le taux de plus-value est de 100 %, le premier capital met alors en mouvement 40 unités de travail vivant et le second 60. Le taux de plus-value étant donné, « une certaine quantité de travail variable représente donc une certaine quantité de force de travail mise en mouvement, partant une quantité donnée de travail en voie de se matérialiser » (Le Capital, L. III, t. 6, p. 161). « Par conséquent, le capital variable sert ici, comme c’est toujours le cas pour un salaire donné, d’indice de la masse du travail mise en mouvement par un capital total donné » (ibid.). Nous savons ainsi que, dans la première sphère de production, le montant total des dépenses de travail est de 120 (80 passé et 40 vivant) et, dans la seconde, de 130 (70 passé et 60 vivant). Partant de la répartition des capitaux entre les diverses sphères de production (100 dans chaque), nous sommes arrivés, par l’intermédiaire de la composition organique du capital, à la répartition du travail social entre ces sphères (120 dans la première et 130 dans la seconde). Nous savons que le montant de travail de 120 dépensé dans la première branche est égalisé avec une masse de travail de 130 dépensée dans la seconde sphère. L’économie capitaliste établit l’équilibre entre des quantités inégales de travail si elles se trouvent mises en mouvement par des capitaux égaux. Par l’intermédiaire des lois de l’équilibre des capitaux, nous en sommes arrivés à l’équilibre dans la répartition du travail. Dans les conditions de la production marchande simple, l’équilibre s’établit entre des quantités égales de travail et, dans les conditions de la société capitaliste, il s’établit entre des quantités inégales. Mais la tâche de l’analyse scientifique consiste à formuler clairement les lois de l’équilibre et de la répartition du travail, quelle que soit la forme qu’elles revêtent. Si nous considérons un schéma simple de répartition du travail déterminé par la valeur-travail (qui à son tour dépend de la productivité du travail), nous obtenons une formule d’équilibre entre des quantités égales de travail. Si nous supposons que la répartition du travail est déterminée par la répartition des capitaux, répartition qui acquiert un sens en tant que maillon intermédiaire dans la chaîne causale, la formule de la répartition du travail dépend alors de la formule de la répartition des capitaux : des masses inégales de travail mises en mouvement par des capitaux égaux sont égalisées l’une à l’autre. L’objet de notre analyse reste, comme auparavant, l’équilibre et la répartition du travail social. Dans l’économie capitaliste, cette répartition se réalise par l’intermédiaire de la répartition des capitaux. C’est la raison pour laquelle la formule de, l’équilibre du travail devient plus complexe que pour l’économie marchande simple ; elle découle de la formule de l’équilibre des capitaux.
Comme nous l’avons vu, l’égalisation des objets sur le marché est étroitement liée à l’égalisation du travail, même dans une société capitaliste. Les produits de deux sphères sont égalisés sur le marché, et s’ils ont été produits avec des quantités égales de capital et avec des dépenses de travail inégales, cela signifie que, dans le procès de répartition du travail social entre les différentes branches, des masses de travail inégales mises en mouvement par des capitaux égaux sont égalisées l’une à l’autre. Marx ne s’est pas borné à mettre en évidence le fait que deux marchandises ayant des prix de production égaux ont des valeurs inégales : il nous a donné la formule théorique de l’écart des prix de production aux valeurs. Il ne s’est pas non plus borné à l’affirmation que, dans l’économie capitaliste, des masses inégales de travail dépensées dans différentes sphères sont égalisées l’une à l’autre : il nous a donné la formule théorique de l’écart de la répartition du travail à la répartition des capitaux, c’est-à-dire qu’il a établi une relation entre ces deux procès, par l’intermédiaire du concept de composition organique du capital.
Pour illustrer ce que nous avons mis en évidence, nous pouvons citer la première moitié du tableau donné par Marx dans le livre III du Capital (nous avons changé certains intitulés de colonnes). « Prenons cinq sphères différentes de production dans lesquelles ont été investis des capitaux ayant tous une composition organique différente » (Le Capital, L. III, t. 6, p. 171 ). La somme globale du capital social est égale à 500 et le taux de plus-value est de 100 %.
Répartition |
Composition organique |
Répartition |
I. 100 |
80 c + 20 v |
120 |
II. 100 |
70 c + 30 v |
130 |
III. 100 |
60 c + 40 v |
140 |
IV. 100 |
85 c + 15 v |
115 |
V. 100 |
95 c + 5 v |
105 |
Nous avons intitulé la troisième colonne « répartition du travail ». Cette colonne indique le montant du travail dépensé dans chaque sphère. Marx l’appelle « valeur produite », parce que la valeur-travail du produit total de chaque sphère de production est déterminée par la quantité de travail dépensée dans chaque sphère. D’après les critiques de la théorie de Marx, cet intitulé « valeur produite » est fictif, construit artificiellement et superflu du point de vue théorique. Ils ne prennent pas en compte le fait que cette colonne n’indique pas seulement la valeur des différentes sphères de production, mais aussi la répartition du travail social entre les différentes sphères de production, c’est-à-dire un phénomène qui existe objectivement et a une signification fondamentale pour la théorie économique. Rejeter cette colonne revient à rejeter la théorie économique, qui analyse l’activité de travail de la société. Le tableau montre clairement comment Marx a jeté une passerelle entre la répartition du capital et la répartition du travail social, par l’intermédiaire de la composition organique du capital [2]. Ainsi la chaîne causale des connexions devient mieux articulée et acquiert la forme suivante : prix de production - répartition du capital - répartition du travail social. Nous devons passer maintenant à l’analyse du premier maillon de cette chaîne, le prix de production, et voir si ce maillon n’en présuppose pas d’autres situés avant lui
Notes
[1] Marx utilise généralement l’expression C + Cp’ en entendant par C les coûts de production et non le capital (Le Capital, L. III, t. 6, p. 182 et 189). [NdT. : Dans la version française, on trouve en fait à ces pages (pr) + (pr)p’, où pr représente le coût de production, c’est-à-dire prix de production = coût de production + produit du taux de profit moyen par le coût de production). Mais il dit ailleurs que des capitaux égaux produisent des marchandises qui ont le même prix de production « si l’on fait abstraction du fait qu’une fraction du capital fixe entre dans le procès de travail sans entrer dans le procès de création de valeur » (Theorien, t. 3, p. 66). La formule de la proportionnalité des prix de production par rapport aux capitaux que nous avons mentionnée ci-dessus peut être conservée, même en cas de consommation partielle du capital fixe, si « la valeur de la fraction non consommée de capital fixe est comptée dans le produit » (ibid., p. 65). Supposons que le premier capital de 100 se compose de 80 c + 20 v avec une consommation de capital fixe de 50 c. Un autre capital de 100 se compose de 70 c + 30 v avec une consommation de capital fixe de 20 c. Le taux de profit moyen est de 20 %. Le prix de production du premier produit est de 90, celui du second de 70, c’est-à-dire que les prix de production ne sont pas égaux bien que les capitaux le soient. Toutefois, si l’on ajoute la partie non utilisée du capital fixe, c’est-à-dire si nous ajoutons 30 au montant de 90 et 50 au montant de 70, nous obtenons 120 dans les deux cas. Des prix de production qui incluent la part non utilisée de capital fixe sont proportionnels aux capitaux. Voir le calcul détaillé dans la note de Kautsky, Theorien über den Mehrwert, p. 74 de l’édition de 1910, et Le Capital, L. I, t. 1, p. 211, en particulier la note.
[2] Malheureusement, Marx n’est pas parvenu à développer plus en détail la question du rapport entre répartition des capitaux et répartition du travail, mais il est clair qu’il pensait reprendre ce problème. Quand Marx dit que « le travail se trouve donc réparti dans les diverses sphères de production proportionnellement à ces besoins sociaux quantitativement définis », il ajoute entre parenthèses : « Au chapitre de la répartition du capital dans les différentes sphères de production, il faudra considérer ce point » (Le Capital, L. III, t. 8, p. 27).