1928

Ancien militant menchevik, proche de Riazanov, chargé de recherches à l'Institut Marx-Engels, I.I.Roubine publie en 1928 ces "Essais sur la théorie de la valeur" qui se veulent une réhabilitation des analyses économiques de Marx.


Essais sur la théorie de la valeur de Marx

Isaac Roubine

II. La théorie marxienne de la valeur-travail

15. Le travail qualifié


Dans le procès d’échange s’accomplit l’égalisation des produits de différentes espèces concrètes de travaux, et donc aussi l’égalisation de ces travaux eux-mêmes. Si les autres conditions ne sont pas modifiées, les différences entre les formes concrètes de travaux ne jouent aucun rôle dans l’économie marchande et le produit d’une heure de travail du cordonnier se trouve égalisé avec le produit d’une heure de travail du tailleur. Cependant, les différentes espèces de travaux s’accomplissent dans des conditions inégales ; les travaux diffèrent les uns des autres par leur intensité, le danger qu’ils présentent pour la santé, la longueur de la période d’apprentissage, etc. Le procès d’échange élimine les différences qui séparent les formes de travail ; en même temps, il élimine la différence entre les conditions dans lesquelles ils s’accomplissent et convertit les différences qualitatives en différences quantitatives. Du fait de la différence de ces conditions, le produit d’une journée de travail du cordonnier s’échange, par exemple, contre le produit de deux journées de travail d’un ouvrier du bâtiment non qualifié ou d’un terrassier, ou contre le produit d’une demi-journée de travail d’un bijoutier. Sur le marché, des objets produits en des temps inégaux se trouvent égalisés en tant que valeurs. De prime abord, cette analyse contredit la prémisse fondamentale de la théorie de Marx selon laquelle la valeur du produit du travail est proportionnelle au temps de travail consacré à sa production. Voyons comment résoudre cette contradiction.

Parmi les différentes conditions d’accomplissement du travail mentionnées ci-dessus, les plus importantes sont l’intensité du genre de travail considéré et la durée de la formation et de l’apprentissage nécessaires pour la profession considérée. La question de l’intensité du travail ne pose pas de problèmes théoriques particuliers et nous ne la traiterons qu’incidemment. Notre attention se portera principalement sur le problème du travail complexe (qualifié).

Définissons tout d’abord le travail complexe et le travail simple. Le travail simple est « une dépense de la force simple que tout homme ordinaire, sans développement spécial, possède dans l’organisme de son corps » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 59 ; souligné par Roubine). Par opposition au travail simple, nous appellerons travail complexe le travail qui nécessite un apprentissage spécial, c’est-à-dire « un apprentissage professionnel plus long et une culture générale plus importante que chez la moyenne des ouvriers » [1]. Il ne faut pas se représenter le travail simple moyen comme une grandeur qui serait égale chez différents individus et qui resterait immuable au cours du développement historique. Le travail simple moyen possède des caractères différents dans différents pays et à des époques différentes, mais il représente une grandeur donnée dans une société donnée à chaque phase de son développement (Le Capital, L. I, t. 1, p. 59). Le travail que n’importe quel ouvrier moyen anglais peut accomplir nécessiterait un certain apprentissage pour l’ouvrier russe. Le travail que l’ouvrier russe moyen peut accomplir à l’heure actuelle aurait été considéré, dans la Russie d’il y a un siècle, comme supérieur à la moyenne du point de vue de la complexité.

La différence entre travail simple et travail complexe se manifeste : 1) par l’accroissement de valeur des produits fabriqués par le travail qualifié ; et 2) par l’accroissement de valeur de la force de travail qualifiée, c’est-à-dire par l’accroissement de salaire du travailleur salarié qui possède cette qualification. D’une part, le produit d’une journée de travail du bijoutier a une valeur deux fois plus grande que le produit d’une journée de travail du cordonnier. D’autre part, l’ouvrier bijoutier reçoit de son patron un salaire supérieur à celui que le cordonnier reçoit du sien, Le premier phénomène est une propriété de la société marchande en général, il caractérise les rapports que les hommes considérés comme producteurs de marchandises nouent entre eux. Le second phénomène est une propriété de la seule économie capitaliste, il caractérise les rapports que les hommes nouent entre eux en tant que capitalistes et travailleurs salariés. Comme la théorie de la valeur étudie les propriétés de l’économie marchande en général, nous traiterons uniquement de la valeur des marchandises et non de la valeur de la force de travail, nous ne prendrons en considération dans ce chapitre que la valeur des objets produits par la force de travail qualifiée et nous laisserons de côté le problème de la valeur de la force de travail qualifiée.

Il nous faut distinguer avec précision le concept de travail qualifié de deux autres concepts avec lesquels il est souvent confondu : l’habileté (ou la dextérité) et l’intensité. Quand nous parlons de travail qualifié, nous faisons référence au niveau moyen de qualification (d’apprentissage) requis pour être employé dans la forme de travail considérée, dans la profession ou la spécialité en question. Cette qualification moyenne doit être distinguée de la qualification individuelle du producteur particulier dans le contexte de la même profession ou de la même spécialité. Le travail du bijoutier requiert en moyenne un haut niveau de qualification, mais différents bijoutiers peuvent faire preuve dans leur travail de différents degrés d’expérience, d’entraînement, d’adresse; ils sont différents les uns des autres du point de vue de leur dextérité ou de leur habileté dans leur travail (Le Capital. I. I, t. 1, p, 54-55 et 197). Si les cordonniers produisent en moyenne une paire de chaussures par jour et si un cordonnier plus habile et mieux entraîné en produit deux paires, alors il s’ensuit naturellement que le produit d’une journée de travail du cordonnier supérieurement qualifié (ici deux paires de chaussures) aura une valeur deux fois plus grande que le produit d’une journée de travail du cordonnier d’habileté moyenne (une paire de chaussures). Cela est évident du fait que la valeur est déterminée, comme nous le montrerons en détail dans le chapitre suivant, par le travail socialement (et non individuellement) nécessaire à la production. Les différences d’habileté ou de dextérité entre deux cordonniers différents peuvent être mesurées avec précision par les quantités différentes d’ objets qu’ils produisent dans le même temps (avec des instruments de travail semblables et toutes autres conditions égales par ailleurs). Le concept d’habileté ou de dextérité entre donc dans la théorie du travail socialement nécessaire et ne présente pas de difficultés particulières. La question du travail qualifié soulève, elle, des problèmes bien plus grands. Ces problèmes tiennent aux valeurs différentes que possèdent des objets produits dans le même temps par deux producteurs travaillant dans des branches différentes, donc des producteurs dont les produits ne sont pas comparables entre eux. Les économistes qui réduisent le travail qualifié à l’habileté ne font qu’éluder le problème. Ainsi, par exemple, L. Boudin prétend que la valeur plus grande que possède le produit du travail qualifié peut s’expliquer par le fait que le travailleur qualifié produit une plus grande quantité de produits [2]. F. Oppenheimer écrit que Marx, en concentrant son attention sur la qualification « acquise », résultat d’ « une éducation et d’un apprentissage plus longs », a négligé la qualification « innée ». Mais, à notre avis, Oppenheimer inclut dans cette qualification innée l’habileté individuelle des producteurs particuliers, ce qui relève du travail socialement nécessaire et non du travail qualifié, comme il le pense [3].

D’autres auteurs ont tente de ramener le travaIl complexe à du travail plus intensif L’intensité ou la tension du travail est déterminée par la quantité de travail dépensée en une unité de temps. De même que nous pouvons observer des différences individuelles dans l’intensité du travail entre deux producteurs dans la même profession, nous pouvons également observer des intensités de travail différentes dans deux professions différentes (cf. Le Capital, L. I, t. 2, p. 196 et 224). Des biens produits par des travaux de même durée mais d’intensité différente ont des valeurs différentes, car la quantité de travail abstrait ne dépend pas seulement de la longueur du temps de travail mais aussi de l’intensité du travail (voir la fin du chapitre précédent).

Certains auteurs ont donc essayé, nous l’avons dit, de résoudre le problème du travail complexe en le ramenant à un travail d’intensité (ou de tension) supérieure. « Le travail complexe ne peut produire une valeur plus grande que le travail simple que dans des conditions qui en font un travail plus intense que le travail simple », écrit Liebknecht [4]. La plus grande intensité du travail complexe s’exprime tout d’abord par une plus grande dépense d’énergie mentale, « une attention, un effort intellectuel et une dépense mentale » supérieurs. Supposons que le cordonnier dépense 0,25 d’unité d’énergie mentale par unité de travail musculaire et que le bijoutier en dépense 1,5. Dans cet exemple, une heure de travail du cordonnier représente une dépense de 1,25 unité d’énergie (aussi bien musculaire que mentale) et une heure de travail du bijoutier représente 2,5 unités d’énergie, c’est-à-dire que le travail du bijoutier crée deux fois plus de valeur. Liebknecht lui-même est parfaitement conscient qu’une telle supposition a un caractère « hypothétique » [5]. Non seulement cette supposition nous paraît dénuée de fondement, mais encore elle est démentie par les faits. Nous considérons des formes de travail complexe qui créent des marchandises de valeur supérieure du fait de la durée de l’apprentissage requis. Mais ces formes ne sont pas supérieures, du point de vue de l’intensité, à des formes de travail moins qualifiées. Ce que nous devons expliquer, c’est pourquoi le travail qualifié, indépendamment de son niveau d’intensité, crée un produit de valeur supérieure [6].

Nous nous trouvons confrontés au problème suivant : pourquoi des dépenses de travail de durée égale, dans deux professions qui possèdent deux niveaux différents de qualification (de durée de l’apprentissage), créent-elles des marchandises de valeurs différentes ? On peut trouver dans la littérature marxiste deux conceptions différentes quant à la réponse à apporter à cette question. L’une d’elles se trouve développée dans l’œuvre de A. Bogdanov. Celui-ci note qu’une force de travail qualifiée « ne peut fonctionner normalement qu’à la condition que soient satisfaits chez le travailleur des besoins plus variés et plus importants, donc à condition qu’il consomme une plus grande quantité de différents produits. Ainsi la force de travail qualifiée a une plus grande valeur-travail et coûte à la société une plus grande quantité de son travail. C’est pourquoi cette force de travail donne à la société un travail vivant plus complexe, c’est-à-dire ‘multiplié’ » [7]. Si le travailleur qualifié absorbe des biens de consommation et, par conséquent, une énergie sociale dans une proportion cinq fois plus grande que le simple travailleur, alors une heure de son travail produira une valeur cinq fois supérieure à celle d’une heure de travail simple.

L’argumentation de Bogdanov nous paraît inacceptable avant tout pour des raisons méthodologiques. Dans le principe, Bogdanov déduit la valeur supérieure du produit du travail qualifié de la valeur supérieure de la force de travail qualifiée. Il explique la valeur de marchandises par la valeur de la force de travail. Cependant, l’ordre d’analyse de Marx est exactement inverse. Dans la théorie de la valeur, quand il explique la valeur des marchandises produites par le travail qualifié, il analyse les rapports entre les hommes en tant que producteurs de marchandises dans une économie marchande simple ; à ce stade de l’étude, la valeur de la force de travail en général, et plus particulièrement celle de la force de travail qualifiée, n’existe pas encore pour lui (Le Capital, L. I, t. 1, p. 59, note 2) [8]. Dans l’œuvre de Marx, la valeur des marchandises est déterminée par le travail abstrait qui représente par lui-même une quantité sociale et n’a pas de valeur. Cependant, chez Bogdanov, le travail, ou le temps de travail, qui détermine la valeur a à son tour une valeur. La valeur des marchandises est déterminée par le temps de travail matérialisé en elles, et la valeur de ce temps de travail est déterminée par la valeur des biens de consommation nécessaires à la subsistance du travailleur [9]. Nous nous trouvons ainsi enfermés dans un cercle vicieux dont Bogdanov essaie de s’échapper par une argumentation qui, à notre avis, n’est pas convaincante [10].

Indépendamment de ces défauts méthodologiques, notons que Bogdanov indique seulement la limite minimum absolue au-dessous de laquelle la valeur des produits du travail qualifié ne peut descendre. En toutes circonstances, la valeur doit être suffisante pour conserver la force de travail qualifiée à son niveau antérieur de façon qu’elle ne soit pas forcée de se déqualifier (d’être ramenée à un niveau inférieur de qualification). Mais, comme nous l’avons souligné, outre la limite minimum absolue, les avantages relatifs des différentes formes de travail jouent un rôle décisif dans l’économie marchande [11]. Supposons que la valeur du produit d’un certain type de travail qualifié corresponde parfaitement à la conservation de la force de travail qualifiée du producteur, mais soit insuffisante pour rendre le travail dans la profession considérée plus avantageux que le travail dans d’autres professions qui demandent des périodes de formation plus brèves. Dans ces conditions, il se produira un transfert de travail au détriment de la profession considérée ; ce transfert se prolongera jusqu’au moment où la valeur du produit de cette profession s’élèvera à un niveau établissant une égalité relative dans les conditions de production et un état d’équilibre entre les différentes formes de travail. Dans l’analyse des problèmes du travail qualifié, nous devons prendre comme point de départ non l’équilibre entre la consommation et la productivité d’une forme de travail donnée, mais l’équilibre entre les différentes formes de travail. Nous retrouvons ainsi le point de départ fondamental de la théorie de la valeur de Marx, à savoir la répartition du travail social entre les différentes branches de l’économie sociale.

Dans les chapitres précédents, nous avons développé l’idée que l’échange des produits de différentes formes de travail en fonction de leur valeur correspond à l’état d’équilibre entre deux branches données de la production. Cette proposition générale s’applique parfaitement aux cas où l’on échange les produits de deux formes de travail ayant des niveaux de qualification différents. La valeur du produit du travail qualifié doit excéder la valeur du produit du travail simple (ou du travail moins qualifié en général) du montant de valeur qui compense les différences des conditions de production et établit un équilibre entre ces formes de travail. Le produit d’une heure de travail du bijoutier est égalisé sur le marché avec le produit de deux heures de travail du cordonnier, parce que l’équilibre dans la répartition du travail entre ces deux branches de production s’établit précisément pour cette proportion d’échange-là et que c’est pour cette proportion d’échange-là que le transfert de travail d’une branche à l’autre cesse. Le problème du travail qualifié se ramène à l’analyse des conditions d’équilibre entre différentes formes de travail qui diffèrent du point de vue de la qualification. Ce problème n’est pas encore résolu, mais le voilà posé de façon correcte. Nous n’avons pas encore répondu à notre question, mais nous avons déjà dégagé les grandes lignes de la méthode, de la voie qui nous mènera au but.

De nombreux auteurs marxistes ont emprunté cette voie [12]. Ils ont concentré l’essentiel de leur attention sur le fait que le produit du travail qualifié n’est pas seulement résultat du travail directement dépensé dans sa production, mais aussi du travail nécessaire à l’apprentissage du travailleur dans la profession considérée. Ce travail-là entre aussi dans la valeur du produit et l’augmente dans une proportion correspondante. « Dans ce qu’elle doit donner en échange du produit du travail qualifié, la société paie donc un équivalent de la valeur que les travaux qualifiés auraient créé s’ils avaient été directement consommés par la société » [13], et non dépensés à acquérir une force de travail qualifiée. Ces procès de travail se composent d’une part du travail du maître artisan et de celui de l’instituteur, travaux dépensés pour l’éducation du travailleur dans une profession donnée, et d’autre part du travail de l’élève lui-même pendant la période d’apprentissage, Étudiant la question de savoir si le travail de l’instituteur entre ou non dans la valeur du produit du travail qualifié, Otto Bauer a parfaitement raison de prendre comme point de départ de son raisonnement les conditions d’équilibre entre différentes branches de production. Il parvient aux conclusions suivantes : « De même que la valeur créée par le travail dépensé dans le procès de production direct et que la valeur transférée par l’instituteur à la force de travail qualifiée, la valeur qui est créée par l’instituteur au cours de l’apprentissage est aussi l’un des facteurs déterminants de la valeur des biens produits par le travail qualifié au stade de la production marchande simple. » [14]

Le travail dépensé lors de l’éducation des producteurs d’une profession donnée entre donc dans la valeur du produit du travail qualifié. Mais, dans des professions qui se caractérisent par une qualification élevée et une plus grande complexité du travail, l’apprentissage des travail-leurs s’accomplit habituellement en s’appuyant sur la sélection à partir d’un grand nombre d’étudiants parmi les plus capables. Sur trois individus qui font des études pour être ingénieurs, il n’y en aura peut-être qu’un seul qui obtiendra son diplôme et atteindra son but. Ainsi la dépense de travail de trois étudiants et l’accroissement corrélatif de la dépense de travail du professeur sont-ils nécessaire pour la production d’un ingénieur. L’ attirance vers une profession donnée d’étudiants parmi lesquels un tiers seulement ont une chance d’atteindre leur but ne s’accomplira donc dans une mesure suffisante que si l’augmentation de valeur des produits de la profession considérée peut compenser les dépenses de travail indispensables (et qui sont dans une certaine mesure perdues). Toutes conditions égales par ailleurs, la valeur moyenne du produit d’une heure de travail dans les professions où l’apprentissage requiert des dépenses de travail de la part de nombreux candidats sera supérieure à la valeur moyenne d’une heure de travail dans les professions où ces difficultés n’existent pas [15]. Cela augmente la valeur du produit du travail hautement qualifié [16].

Comme nous le voyons, la réduction du travail qualifié au travail simple est l’un des résultats du procès social objectif d’égalisation des différentes formes de travail, procès qui s’accomplit dans la société capitaliste par l’intermédiaire de l’égalisation des marchandises sur le marché. Nous ne devons pas répéter l’erreur d’Adam Smith qui « prend à tort l’équation objective qu’établit brutalement le procès social entre les travaux inégaux pour l’égalité de droits subjective des travaux individuels » (Contribution, p. 37). Si le produit d’une heure de travail du bijoutier s’échange contre le produit de deux heures de travail du cordonnier, ce n’est pas parce que le bijoutier considère subjectivement que son travail a deux fois plus de valeur que celui du cordonnier. Ce sont au contraire les évaluations conscientes, subjectives, des producteurs qui sont déterminées par le procès objectif d’égalisation des différentes marchandises et, par l’intermédiaire des marchandises, par l’égalisation des différentes formes de travail sur le marché. Finalement, le bijoutier est motivé par le calcul qu’il fait à l’avance que le produit de son travail aura deux fois plus de valeur que le produit du travail du cordonnier. S’il peut anticiper consciemment ce qui se passera sur le marché, c’est seulement parce que sa conscience fixe et généralise l’expérience passée. Ce qui se passe ici est analogue à ce que Marx décrit quand il explique le taux de profit plus élevé que l’on obtient dans les branches de l’économie capitaliste qui encourent des risques spéciaux, des difficultés, etc. « Après que les prix moyens et les prix de marché correspondants se sont consolidés pendant un certain temps, les capitalistes individuels prennent conscience qu’au cours de cette uniformisation certaines différences se compensent et ils ne tardent pas à les inclure dans leurs comptes réciproques » (Le Capital, L. III, t. 6, p. 223 ; souligné par Marx). Exactement de la même manière, dans l’acte d’échange le bijoutier tient compte par avance de sa haute qualification. Celle-ci « intervient dans le calcul en tant que raison de compensation valable une fois pour toutes » (Le Capital, L. III, t. 6, p. 224). Mais ce calcul est seulement un résultat du procès social d’échange, un résultat des actions conflictuelles d’un grand nombre de producteurs de marchandises. Si nous prenons le travail d’un travailleur non qualifié (un terrassier) comme travail simple, et si nous prenons une heure de ce travail comme unité, alors une heure de travail du bijoutier est égale par exemple à quatre unités, non parce que le bijoutier évalue son travail et lui attribue la valeur de quatre unités, mais parce que sur le marché son travail est égalisé avec quatre unités de travail simple. La réduction du travail complexe au travail simple est un procès réel qui s’accomplit par l’intermédiaire du procès d’échange et ramène en dernière analyse à l’égalisation de différentes formes de travail dans le procès de répartition du travail social, et non aux différentes évaluations de différentes formes de travail ou à la définition de différentes valeurs du travail [17]. Du fait que l’égalisation de différentes formes de travail a lieu dans l’économie marchande par l’intermédiaire de l’égalisation des produits du travail en tant que valeurs, la réduction du travail complexe au travail simple ne peut s’accomplir autrement que par l’intermédiaire de l’égalisation des produits du travail. « Lors même qu’une marchandise est le produit du travail le plus complexe, sa valeur la ramène dans une proportion quelconque, au produit d’un travail simple dont elle ne représente par conséquent qu’une quantité déterminée » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 59). « Partout, les valeurs des marchandises les plus diverses sont indistinctement exprimées en monnaie, c’est-à-dire dans une certaine masse d’or ou d’argent. Par cela même, les différents genres de travail représentés par ces valeurs ont été réduits, dans des proportions différentes, à des sommes déterminées d’une seule et même espèce de travail ordinaire, le travail qui produit l’or ou l’argent » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 198) [18]. Supposer que la réduction du travail complexe au travail simple doit s’accomplir à l’avance et précéder l’échange pour que soit possible l’acte d’égalisation des produits du travail, c’est ne pas comprendre la base même de la théorie de la valeur de Marx.

Comme nous le voyons, il n’est pas nécessaire de rejeter la théorie de la valeur-travail pour expliquer la valeur supérieure des produits du travail qualifié ; il faut seulement comprendre clairement l’idée de base de cette théorie qui analyse la loi de l’équilibre et de la répartition du travail social dans l’économie marchande-capitaliste. C’est de ce point de vue qu’il nous faut juger les arguments de ces critiques de Marx [19] qui font du problème du travail qualifié la cible principale de leurs attaques et y voient le point le plus vulnérable de sa théorie. Les objections de ces critiques peuvent se regrouper en deux propositions fondamentales : 1) peu importe comment les marxistes expliquent les causes de la valeur supérieure que possèdent les produits du travail qualifié, il n’en reste pas moins comme un fait de l’échange que des objets produits par des quantités inégales de travail s’échangent en tant qu’équivalents, ce qui contredit la théorie de la valeur-travail ; 2) les marxistes ne peuvent dégager le critère ou l’étalon grâce auquel nous pourrions égaliser à l’avance une unité de travail qualifié, par exemple une heure de travail du bijoutier, avec un nombre déterminé d’unités de travail simple.

La première objection se fonde sur l’idée erronée que la théorie de la valeur-travail fait dépendre exclusivement l’égalité des marchandises de l’égalité physiologique des dépenses de travail nécessaires à leur production. Dans cette interprétation de la théorie de la valeur-travail, on ne peut nier qu’une heure de travail du bijoutier et quatre heures de travail du cordonnier représentent, d’un point de vue physiologique, des quantités de travail inégales. Toute tentative pour présenter une heure de travail qualifié comme du travail physiologiquement condensé et égal, du point de vue de l’énergie, à plusieurs heures de travail simple nous paraît vaine et méthodologiquement incorrecte. Le travail qualifié est bien du travail condensé, multiple, élevé à la puissance ; mais il n’est pas condensé physiologiquement, il l’est socialement. La théorie de la valeur-travail n’affirme pas l’égalité physiologique mais l’égalisation sociale des travaux, égalisation qui, à son tour, s’accomplit naturellement sur la base des propriété qui caractérisent le travail du point de vue matériel-technique et du point de vue physiologique (cf. la fin du chapitre précédent). Sur le marché, les produits ne s’échangent pas en tant que quantités de travail égales, mais en tant que quantités de travail égalisées. Il nous revient d’analyser les lois de l’égalisation sociale des différentes formes de travail dans le procès de la répartition sociale du travail. Si ces lois expliquent les raisons de l’égalisation d’une heure de travail du bijoutier avec quatre heures de travail d’un ouvrier non qualifié, alors notre problème est résolu et peu importe l’égalité ou l’inégalité physiologiques de ces quantités de travail socialement égalisées.

La seconde objection formulée par les critiques de Marx assigne à la théorie économique une tâche qui ne lui revient en aucune manière : celle de trouver une mesure de valeur qui rendrait possible dans la pratique la comparaison des différentes espèces de travail entre elles. Cependant, la théorie de la valeur n’a pas à s’occuper de l’analyse ou de la recherche d’une mesure opérationnelle d’égalisation : elle recherche une explication causale du procès objectif d’égalisation de différentes formes de travail, procès qui s’accomplit effectivement dans la réalité, de l’économie marchande-capitaliste [20]. Dans cette société le procès se déroule spontanément ; il n’est pas organisé. L’égalisation de différentes formes de travail ne s’accomplit pas directement, elle s’établit par l’intermédiaire de l’égalisation des produits du travail sur le marché, elle est le résultat des actions conflictuelles d’un grand nombre de producteurs de marchandises. Dans ces conditions, « la société est le seul comptable compétent pour calcul le niveau des prix, et la méthode que la société emploi pour ce faire est la méthode de la concurrence » [21]. Les critiques de Marx qui assignent au travail simple le rôle d’étalon opérationnel et d’unité pour l’égalisation du travail remplacent la société capitaliste par une économie organisée. Dans une économie organisée, les différentes formes de travail sont mutuellement égalisées de façon directe, sans échange sur le marché, sans concurrence, sans égalisation des objets en tant que valeurs sur le marché.

Si nous rejetons cette confusion des points de vue théorique et pratique pour nous en tenir de façon cohérente à un point de vue théorique, nous aboutissons à la conclusion que la théorie de la valeur explique de façon parfaitement exacte la cause de la valeur supérieure du travail hautement qualifié, ainsi que les changements de cette valeur. Si la période d’apprentissage est abrégée, ou en général si les dépenses de travail nécessaires à l’apprentissage pour une profession donnée sont réduites, la valeur du produit de cette profession diminue. Cela explique toute une série d’événements de la vie économique. Ainsi, par exemple, par rapport à la seconde moitié du XIXe siècle, la valeur du produit du travail des employés de commerce, de même que la valeur de leur force de travail, a diminué dans d’importantes proportions. Cela peut s’expliquer par le fait que « la formation professionnelle, les connaissances commerciales et linguistiques, etc. , en même temps que progressent la science et l’instruction publique, se répandent de façon toujours plus rapide, plus facile, plus générale, à meilleur compte… » (Le Capital, L. III, t. 6, p. 70).

Dans ce chapitre, comme dans le précédent, nous avons pris comme point de départ un état d’équilibre entre les différentes branches de la production sociale et les différents genres de travail. Mais, nous le savons, l’économie marchande-capitaliste est un système dans lequel l’équilibre est constamment détruit. L’équilibre apparaît seulement sous la forme d’une tendance, annulée ou différée par des facteurs qui la contrecarrent. Dans le domaine du travail complexe, la tendance à l’établissement d’un équilibre entre les différents genres de travail est plus faible, dans la mesure où une longue période d’apprentissage ou des coûts de formation élevés dans une profession donnée opposent d’importants obstacles au transfert de travail de cette profession à d’autres, plus simples. Quand nous appliquons un schéma théorique à la, réalité, le retard provoqué par ces obstacles doit être pris en considération. Les difficultés qu’il y a à se faire admettre donnent à celles-ci une espèce de monopole. À côté de cela, on trouve « des emplois inférieurs, mal payés et, à cause de leur simplicité même, toujours surchargés de candidats » (Le Capital, L. I, t. 2, p. 121). Il arrive fréquemment que la difficulté d’admission dans les professions à haute qualification et la sélection qui intervient lors de cette admission rejettent de nombreux candidats malheureux dans des professions inférieures, accroissant ainsi la surcharge de ces professions [22]. De plus, la complexité croissante de la technique et de l’organisation du procès capitaliste de production augmente la demande pour les nouveaux genres de travail qualifié, augmentant de façon disproportionnée le paiement de cette force de travail et de ses produits. C’est, pour ainsi dire, une prime pour le temps dépensé à l’acquisition d’une qualification (temps qui peut être plus ou moins long). Cette prime est le résultat d’un procès dynamique de modification de la qualification du travail. Mais, exactement de la même façon que l’écart des prix de marché par rapport aux valeurs n’infirme pas la théorie de la valeur mais au contraire la rend possible, la « prime de qualification », qui signifie l’absence d’équilibre entre différentes formes de travail, mène à son tour à un accroissement du travail qualifié et à la répartition des forces productives dans le sens d’un équilibre de l’économie sociale.

 


Notes

[1] Otto Bauer, « Qualifizierte Arbeit und Kapitalismus », Die Neue Zeit, n° 20, 1906, vol I.

[2] Louis B. Boudin, The Theoretical System of Karl Marx in the Light of Recent Criticism, Ch. Kerr & Co, Chicago, 1907.

[3] Franz Oppenheimer, Wert und Kapitalprofit, G. Fischer, Iéna, 1922, 2e éd., p. 63 et 65-66. On trouvera une critique détaillée des thèses d’Oppenheimer dans notre livre Sovremennye ekonomisty na zapade (Economistes occidentaux contemporains), 1927.

[4] Wilhelm Liebknecht, Zur Geschichte der Werttheorie in England, G. Fischer, Iéna, 1902, p. 102. L’auteur de ce livre est le fils de Wilhelm Liebknecht et le frère de Karl Liebknecht. Nous avons donné une critique détaillée de ses thèses dans notre introduction à la traduction russe de son livre.

[5] Ibid., p. 103.

[6] Dans la traduction russe que P. Rumjancev a donné de la Contribution, le travail complexe est appelé «  travail de tension supérieure » (1922, p. 38). Ce terme ne doit pas induire le lecteur en erreur, car ce n’est pas le terme employé par Marx. Dans l’édition originale, Marx parle du travail complexe comme d’un « travail de plus grande puissance » (Arbeit von höherer Lebendigkeit).

[7] A. Bogdanov et I. Stepanov, Kurs političeskoj ekonomii (Cours d’économie politique), n° 4, vol. II, p. 19 ; souligné par les auteurs.

[8] Dans un seul passage, Marx s’éloigne de sa méthode habituelle et tend à faire dépendre la valeur du produit du travail qualifié de la valeur de la force de travail qualifiée (cf. Theorien, t. 3, p. 165).

[9] Cf. Friedrich Engels, Anti-Dühring, op. cit., p. 223-226.

[10] Op. cit., p. 20.

[11] Cf. les objections semblables que nous avons faites à Bogdanov dans le chapitre 11 : Égalité des marchandises et égalité des travaux.

[12] Cf. R. Hilferding, « Böhm-Bawerks Marx-Kritik », op. cit. ; H. Deutsch, Qualifizierte Arbeit und Kapitalismus, C. W. Stern, Vienne, 1904 ; Otto Bauer, op. cit. ; V. N. Poznjakov, Kvalificirovannyi trud i teorija cennosti Marksa (Travail qualifié et théorie de la valeur de Marx), 2e éd.

[13] R. Hilferding, op. cit., dans Aspekte der Marxschen Theorie, op. cit., p. 149-150.

[14] O. Bauer, op. cit., p. 131-132.

[15] Cette idée, que l’on trouve déjà chez Adam Smith, a été particulièrement développée par L. Ljubimov dans Kurs političeskoj ekonomii (Cours d’économie politique, 1923, p.72-78). Malheureusement, Ljubimov a confondu deux choses: la question de savoir ce qui détermine la valeur moyenne des produits d’une profession hautement qualifiée, par exemple les ingénieurs, les artistes, etc., et celle de savoir ce qui détermine le prix individuel d’un objet non reproductible donné (une peinture de Raphaël). Quand il traite des biens reproductibles produits à une échelle de masse (par exemple le travail d’un ingénieur être considéré comme un travail qui produit, à de rares exceptions près, produits homogènes et reproductibles), on peut obtenir la valeur d’une unité de produit en divisant la valeur de la production tout entière dans une profession donnée par le nombre de produits homogènes que cette profession a produits. Mais cela est impossible si l’on considère des objets particuliers non reproductibles. Le fait que le travail dépensé en vain par des milliers de peintres n’ont pas réussi soit compensé par le prix d’un tableau de Raphaël, ou que travail dépensé en vain par des centaines de peintres sans succès soit compensé par le prix d’un tableau de Salvador Rosa, ne peut absolument pas être déduit du fait que la valeur moyenne du produit d’une heure de travail d’un peintre égale à la valeur du produit de cinq heures de travail simple (pour chaque heure de travail du peintre, on ajoute une heure de travail dépensé par le peintre pour sa formation et trois heures dépensées lors de l’apprentissage de trois peintres qui n’ont pas percé). L. Ljubimov a parfaitement raison de subsumer la valeur du produit d’un travailleur qualifié sous la loi de la valeur. Mais il ne peut nier le fait du monopole qui est lié au prix individuel des objets non reproductibles. P. Maslov commet l’erreur opposée. Il attribue un caractère monopolistique également à la valeur moyenne des produits du travail hautement qualifié (cf. son livre Kapitalizm, 1914, p. 191-192).
Il n’est pas question pour Marx de subsumer le prix des objets non reproductibles sous la loi de la valeur, pour la simple raison que la loi de la valeur doit expliquer précisément les lois des activités humaines productives. Dans théorie de la valeur, Marx ne traite pas de la valeur des produits « ne pouvant pas être reproduits par le travail, comme les antiquités, les chefs-d’oeuvre de certains artistes, etc. » (Le Capital, L. III, t. 8, p. 25)

NdT. : Le texte anglais de référence donne « analytiquement » ; nous corrigeons d’après le sens du raisonnement de Roubine

[16] Dans la société capitaliste, on ajoute parfois l’intérêt portant sur les dépenses de formation ; dans quelques cas, ces dépenses sont traitées comme un investissement de capital (cf. P. Maslov, op. cit., p. 191, et O. Bauer, op. cit., p. 142). Toutefois, ce qui a lieu ici n’est pas la production d’une nouvelle valeur, mais seulement une redistribution d’une valeur produite antérieurement.

[17] Comme l’affirment Oppenheimer et d’autres auteurs (cf. F. Oppenheimer, Wert und Kapitalprofit, 2e éd., 1922, p. 69-70).

[18] NdT. : Roubine cite ici la version russe du livre I du Capital (traduction de V. Bazarov et I. Stepanov, 1923, p. 170). Repris dans l’édition française, ce passage a été supprimé dans les éditions allemandes ultérieures (cf. Das Kapital, Bd 1, fin du chap. 5, p. 213).

[19] Cf. Böhm-Bawerck, op. cit.

[20] Cf. ci-dessus, chap. 13 : Le travail social.

[21] R. Hilferding, « Böhm-Bawerk Marx-Kritik », op. cit., p. 151.

[22] Cf. P. Maslov, Kapitalizm, op. cit., p. 192.

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