1928 |
Ancien militant menchevik, proche de Riazanov, chargé de recherches à l'Institut Marx-Engels, I.I.Roubine publie en 1928 ces "Essais sur la théorie de la valeur" qui se veulent une réhabilitation des analyses économiques de Marx. |
Essais sur la théorie de la valeur de Marx
I. La théorie marxienne du fétichisme de la marchandise
La théorie marxienne du fétichisme de la marchandise n’a jamais occupé la place qui lui revenait dans le système économique marxiste. Partisans et adversaires du marxisme l’ont certes louée comme l’une des généralisations les plus audacieuses et les plus ingénieuses de Marx. De nombreux adversaires de la théorie marxienne de la valeur tiennent en haute estime la théorie du fétichisme (Tugan-Baranovskij, Frank et même Strouvé, avec des réserves) [1]. Certains auteurs n’admettent pas la théorie du fétichisme dans le champ de l’économie politique. Ils la considèrent comme une brillante généralisation sociologique, une théorie et une critique de toute la culture contemporaine fondée sur la réification des rapports humains (Hammacher). Mais les partisans du marxisme, aussi bien que ses adversaires, ont surtout considéré la théorie du fétichisme comme une entité séparée et indépendante, que seul un lien interne ténu rattachait à la théorie économique de Marx. Ils l’ont présentée comme un supplément à la théorie de la valeur, comme une intéressante digression littéraire et culturelle qui accompagne le texte fondamental de Marx. L’une des causes d’une telle interprétation vient de Marx lui-même, de la structure formelle qu’il a donnée au premier chapitre du Capital, où la théorie du fétichisme figure sous un titre à part [2]. Cette structure formelle ne correspond cependant pas à la structure interne et à l’articulation des idées de Marx. La théorie du fétichisme est, per se, la base de tout le système économique de Marx, et en particulier de sa théorie de la valeur .
En quoi consiste la théorie du fétichisme de Marx selon les interprétations généralement admises ? Elle consiste en ceci : Marx a vu des rapports entre les hommes sous les rapports entre les choses et il a révélé l’illusion de la conscience humaine qui prend sa source dans l’économie marchande et qui attribue aux choses des caractéristiques qui ont leur origine dans les rapports sociaux dans lesquels entrent les hommes au cours du procès de production. « Incapable de comprendre que la collaboration des producteurs dans leur combat avec la nature, c’est-à-dire les rapports sociaux entre les hommes, s’exprime dans l’échange, le fétichisme de la marchandise considère l’échangeabilité des marchandises comme une propriété interne, naturelle, des marchandises elles-mêmes. En d’autres termes, ce qui est en réalité un rapport entre les hommes apparaît, dans le contexte du fétichisme de la marchandise, comme un rapport entre les choses. »[3] « Des caractéristiques, qui étaient apparues mystérieuses parce qu’elles n’étaient pas expliquées sur la base des rapports des producteurs entre eux, furent attribuées à l’essence naturelle des marchandises. De même que le fétichiste attribue à son fétiche des caractéristiques qui ne découlent pas de sa nature, l’économiste bourgeois prend la marchandise pour une chose sensible qui possède des propriétés suprasensibles. »[4] La théorie du fétichisme dissipe de l’esprit des hommes l’illusion, la grandiose tromperie que provoquent l’apparence des phénomènes dans l’économie marchande et le fait d’accepter cette apparence (le mouvement des choses, des marchandises et de leurs prix de marché) comme l’essence des phénomènes économiques. Toutefois, cette interprétation, bien que généralement acceptée dans la littérature marxiste, n’épuise pas, il s’en faut de beaucoup, le riche contenu de la théorie du fétichisme telle que la développe Marx. Marx ne montre pas seulement que les rapports humains sont voilés par des rapports entre les choses, mais en outre que, dans l’économie marchande, les rapports sociaux de production prennent inévitablement la forme de rapports entre les choses et ne peuvent être exprimés autrement qu’au travers de choses. La structure de l’économie marchande fait jouer aux choses un rôle social particulier et extrêmement important et leur fait ainsi acquérir des propriétés sociales particulières. Marx a découvert les bases économiques objectives qui sont à l’origine du fétichisme de la marchandise. L’illusion et l’erreur dans l’esprit des hommes transforment des catégories économiques en « formes de l’intellect qui ont une vérité objective » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 88), qui reflètent des rapports de production d’un mode de production donné, historiquement déterminé : la production marchande.
La théorie du fétichisme de la marchandise se transforme en une théorie générale des rapports de production de l’économie marchande, en une propédeutique à l’économie politique.
Notes
[1] Rykačev fait exception. Il écrit: « La théorie du fétichisme de la marchandise de Marx peut se ramener à quelques analogies superficielles et surtout inexactes. Loin d’être la plus forte partie du système de Marx, elle en est presque la plus faible, cette célèbre révélation du secret du fétichisme de la marchandise qui, par on ne sait quel malentendu, a conservé une réputation de profondeur, même aux yeux d’admirateurs aussi modérés de Marx que M. Tugan-Baranovskij et S. Frank. » Cf. Rykačev, Dengi i deneznaja vlast’ (L’argent et le pouvoir de l’argent), 1910, p. 156.
[2] Dans la première édition allemande du Capital, le premier chapitre tout entier, y compris la théorie du fétichisme de la marchandise, apparaissait d’un seul tenant sous le titre général « La marchandise » (Das Kapital, Bd I, 1867, p. 1-44).
NdT. : Ce chapitre a été partiellement modifié par Marx lui-même pour les éditions ultérieures du Capital. Le texte original a été récemment réédité : cf. K.Marx et F.Engels, Studienausgabe in 4 Bänden, Fischer Taschenbuch Verlag, Francfort-sur-le-Main, 1966, Bd II : « Politische Okonomie », p. 216-246. Nous citerons désormais d’après cette édition, avec la référence Studienausgabe.
[3] A.Bogdanov, Kratkij kurs ekonomičeskoj nauki (Bref cours de science économique), 1920, p. 105.
[4] K.Kautsky, The Economic Doctrines of Karl Marx, A. et C.Black, Londres, 1925, p. 11.