1928 |
Ancien militant menchevik, proche de Riazanov, chargé de recherches à l'Institut Marx-Engels, I.I.Roubine publie en 1928 ces "Essais sur la théorie de la valeur" qui se veulent une réhabilitation des analyses économiques de Marx. |
Essais sur la théorie de la valeur de Marx
I. La théorie marxienne du fétichisme de la marchandise
La question de l’origine et de l’évolution de la théorie marxienne du fétichisme de la marchandise n’a jamais été, jusqu’ici, correctement examinée. Alors qu’il s’est montré très prolixe quand il s’est agi de mettre en évidence les origines de sa théorie de la valeur chez tous ses prédécesseurs (il présente une longue liste de leurs théories dans les trois volumes des Théories sur la plus-value), Marx a été très discret dans ses remarques sur la théorie du fétichisme. (Dans le tome 3 des Theorien, page 290, Marx mentionne une forme embryonnaire de la théorie du fétichisme dans l’œuvre de Hodgskin. A notre avis, ces remarques sont très obscures et se réfèrent à un exemple particulier.) Alors que la question des rapports entre la théorie de la valeur de Marx et celle des classiques a été discutée avec grande ardeur dans la littérature économique, sans pour autant aboutir à des succès remarquables, le développement des idées de Marx sur le fétichisme de la marchandise n’a pas été l’objet d’une attention particulière.
On peut trouver quelques observations sur l’origine de cette théorie dans le livre de Hammacher déjà cité. D’après cet auteur, les origines de la théorie du fétichisme sont purement « métaphysiques ». Marx n’a fait que transposer dans le domaine de l’économie les idées de Feuerbach sur la religion. Selon Feuerbach, le développement de la religion représente un procès d’ « autoaliénation » de l’homme : l’homme projette sa propre essence dans le monde extérieur, l’aliène de lui-même, en fait un dieu. Marx a tout d’abord appliqué cette théorie de l’» aliénation » aux phénomènes idéologiques : « Le contenu de la conscience représente une aliénation des conditions économiques sur la base de laquelle l’idéologie doit alors être expliquée » (Hammacher, op. cit., p. 233). Plus tard, Marx a étendu cette théorie au domaine des rapports économiques et il a découvert dans ces rapports une forme matérielle « aliénée ». Hammacher écrit que, « pour presque toutes les époques historiques antérieures, le mode de production lui-même a représenté une autoaliénation universelle ; les rapports sociaux sont devenus des choses, c’est-à-dire que les choses ont exprimé ce qui était en fait des rapports. La théorie feuerbachienne de l’aliénation a ainsi reçu un caractère nouveau » (p. 234). La théorie du fétichisme de Marx représente donc « une synthèse spécifique de Hegel, de Feuerbach et de Ricardo » (p. 236), avec une influence prépondérante de Feuerbach, comme nous l’avons vu. La théorie du fétichisme transpose la théorie philosophico-religieuse de Feuerbach dans le domaine de l’économie. On voit donc que cette théorie ne contribue en aucune façon à la compréhension des phénomènes économiques en général et des formes marchandes en particulier, toujours selon Hammacher . « La clé de la compréhension de la théorie de Marx se trouve dans l’origine métaphysique de la théorie du fétichisme, mais cette clé ne permet pas d’accéder à la compréhension de la forme marchandise » (p. 544). La théorie du fétichisme contient une « critique » extrêmement précieuse « de la culture contemporaine », de cette culture réifiée qui réprime l’individu vivant ; mais, « en tant que théorie économique de la valeur, le fétichisme de la marchandise est erroné » (p. 546). « Indéfendable du point de vue économique, la théorie du fétichisme devient extrêmement précieuse en tant que théorie sociologique » (p. 661).
La conclusion de Hammacher, selon laquelle la théorie du fétichisme de Marx est inutilisable pour comprendre l’ensemble du système économique, et en particulier la théorie de la valeur, découle d’une analyse erronée des origines « métaphysiques » de cette théorie. Hammacher se réfère à La Sainte Famille, œuvre écrite par Marx et Engels à la fin de 1844, alors que Marx était encore fortement sous l’influence des idées des socialistes utopiques et en particulier de Proudhon. Nous trouvons en effet dans cette œuvre l’embryon de la théorie du fétichisme, sous la forme d’une opposition entre les rapports « sociaux », ou « humains », et leur forme « aliénée », objectivée. La source de cette opposition est à rechercher dans la conception courante que les socialistes utopiques avaient de la nature du système capitaliste. D’après eux, ce système se caractérise par le fait que l’ouvrier est forcé d’» autoaliéner » sa personnalité et qu’il « aliène » de lui-même le produit de son travail. La domination des « objets », du capital sur l’homme, sur l’ouvrier, s’exprime par cette aliénation.
Citons certains passages de La Sainte Famille. La société capitaliste est « l’état d’aliénation pratique de l’homme par rapport à son essence objective, l’expression économique de l’auto-aliénation humaine » (La Sainte Famille, op. cit. p. 54). « Le concept d’achat implique déjà que l’ouvrier se comporte envers son produit comme envers un objet qui lui a échappé, qui est aliéné » (ibid., p. 65). « La classe possédante et la classe prolétaire représentent la même aliénation humaine. Mais la première se sent à son aise dans cette aliénation ; elle y trouve une confirmation, elle reconnaît dans cette aliénation de soi sa propre puissance et possède en elle l’apparence d’une existence humaine; la seconde se sent anéantie dans cette aliénation, y voit son impuissance et la réalité d’une existence inhumaine » (ibid., p. 47).
C’est contre le sommet d’inhumanité que représente l’exploitation capitaliste, contre cette « abstraction de toute humanité, même de l’apparence d’humanité » (ibid., p. 47), que le socialisme utopique élève la voix au nom de la justice éternelle et de l’intérêt des masses laborieuses opprimées. La réalité « inhumaine » est opposée à l’utopie, à l’idéal de l’humain. C’est précisément pourquoi Marx loue Proudhon et l’oppose aux économistes bourgeois. « C’est ainsi que nous voyons les économistes tantôt mettre en valeur l’apparence d’humanité qu’ils trouvent dans les rapports économiques - c’est l’exception et cela arrive surtout quand ils s’en prennent à quelque abus très particulier -, tantôt - et c’est le cas général - considérer ces rapports dans ce qui les différencie ouvertement et radicalement de l’humain, c’est-à-dire dans leur sens strictement économique » (ibid., p. 44). « Tous les développements de l’économie politique supposent la propriété privée. Cette hypothèse de base, l’économie politique la considère comme un fait inattaquable : elle ne la soumet à aucun examen [...]. Et voici Proudhon qui soumet la propriété privée, base de l’économie politique, à un examen critique » (ibid., p. 42). « En faisant du temps de travail, c’est-à-dire de la forme immédiate de l’activité humaine en tant que telle, la mesure du salaire et la mesure permettant de déterminer la valeur du produit, Proudhon fait de l’aspect humain l’élément décisif, tandis que, dans l’ ancienne économie politique, c’était la puissance objective du capital et de la propriété foncière qui était décisive » (ibid., p. 61-62).
Ainsi, dans la société capitaliste, l’élément « matériel », la puissance du capital, domine. Cela n’est pas une interprétation illusoire, erronée (dans l’esprit humain), des rapports sociaux entre les hommes, rapports de domination et de subordination ; c’est un fait réel, social. « Ils [les ouvriers] savent que la propriété, le capital, l’argent, le travail salarié, etc., ne sont nullement de simples créations de leur imagination, mais des résultats très pratiques, très concrets de l’aliénation de leur être » (ibid., p. 66). A cet élément « matériel », qui domine en fait la vie économique, s’oppose l’élément « humain », qui est l’idéal, la norme, ce qui devrait être. Les rapports humains et leurs « formes aliénées » forment deux mondes, le monde de ce qui devrait être et le monde de ce qui est ; c’est une condamnation de la réalité capitaliste au nom de l’idéal socialiste. Cette opposition entre l’élément humain et l’élément matériel nous rappelle la théorie du fétichisme de la marchandise, mais, dans son essence, elle se situe dans un monde d’idées différent. Pour transformer cette théorie de l’ « aliénation » des rapports humains en une théorie de la « réification » des rapports sociaux (donc en une théorie du fétichisme de la marchandise), Marx a dû frayer la voie qui permet de passer du socialisme utopique au socialisme scientifique, de la louange de Proudhon à la critique virulente de ses idées, de la négation de la réalité a-u nom de l’idéal à la recherche dans cette réalité même des forces motrices d’un développement à venir. Marx a dû passer de La Sainte Famille à Misère de la philosophie. Dans la première de ces œuvres, Proudhon est loué pour avoir pris comme point de départ de ses observations la négation de la propriété privée, mais par la suite Marx construira précisément son système économique sur l’analyse de l’économie marchande, basée sur la propriété privée. Dans La Sainte Famille, Marx fait un mérite à Proudhon de sa conception du temps de travail comme base de la valeur du produit (comme « forme immédiate de l’activité humaine en tant que telle »). Mais, dans Misère de la philosophie, Proudhon est critiqué pour avoir défendu cette théorie. La formule de « la détermination de la valeur par le temps de travail » s’est transformé, dans l’esprit de Marx, de norme de ce qui devrait être en « expression scientifique des rapports économiques de la société actuelle » (Misère de la philosophie, p. 78-79). De Proudhon, Marx retourne en partie à Ricardo ; de l’utopie, il passe à l’analyse de la réalité de l’économie capitaliste.
Le passage de Marx du socialisme utopique au socialisme scientifique introduit un changement essentiel dans la théorie de l’» aliénation » dont il a été question plus haut. Si l’opposition décrite auparavant par Marx entre les rapports humains et leur forme matérielle était une opposition entre ce qui devrait être et ce qui est, les deux termes de l’opposition se trouvent maintenant ramenés dans le monde tel qu’il est, dans l’être social. La vie économique de la société contemporaine, c’est d’une part l’ensemble des rapports sociaux de production, et d’autre part une série de catégories « matérielles » dans lesquelles ces rapports se réalisent. Les rapports de production entre les hommes et leur forme matérielle, tel est le contenu de la nouvelle opposition, qui a son origine dans l’ancienne opposition entre l’élément « humain » de l’économie et ses formes « aliénées ». C’est ainsi que fut découverte la formule du fétichisme de la marchandise. Mais plusieurs étapes furent encore nécessaires avant que Marx ne donne à cette théorie sa formulation définitive.
Comme on le voit d’après les citations de Misère de la philosophie, Marx y affirme à plus d’une reprise que la monnaie, le capital et les autres catégories économiques ne sont pas des choses, mais des rapports de production. Il donne une formulation générale à cette idée quand il parle du « mouvement historique des rapports de la production, dont les catégories ne sont que l’expression théorique » (Misère de la philosophie, p. 115). Marx voit déjà les rapports sociaux de production derrière les catégories matérielles de l’économie. Mais il ne se demande pas encore pourquoi les rapports de production entre les hommes reçoivent nécessairement cette forme matérielle dans une économie marchande. Le pas est franchi dans la Contribution à la critique de l’économie politique, où Marx écrit que « le travail créateur de valeur d’échange se caractérise enfin par le fait que les relations sociales entre les personnes se présentent pour ainsi dire comme inversées, comme un rapport social entre les choses » (Contribution, p. 13). Là se trouve donnée la formule exacte de l’économie marchande. Le caractère matériel, présent dans les rapports de production de l’économie marchande, est souligné, mais la cause de cette « matérialisation » de même que sa nécessité dans une économie non soumise à une régulation ne sont pas encore mis en évidence.
Dans cette « matérialisation », Marx voit apparemment avant tout une « mystification », évidente dans les marchandises, plus difficile à saisir dans l’argent et le capital. Il explique que cette mystification est possible du fait de l’ « habitude de la vie quotidienne ». « Seule l’habitude de la vie quotidienne fait considérer comme banal et allant de soi le fait qu’un rapport social de production prenne la forme d’un objet, donnant au rapport entre les personnes dans leur travail l’aspect d’un rapport qui s’établit entre les choses et entre ces choses et les personnes » (Contribution, p. 14). Hammacher a parfaitement raison de trouver très faible cette explication du fétichisme de la marchandise en termes d’habitude. Mais il se trompe complètement quand il affirme que c’est là la seule explication que donne Marx. « Il est étonnant, dit-il, que Marx ait négligé d’établir les fondements de ce point essentiel : dans Le Capital, aucune explication n’est donnée » (op. cit., p. 235). Si, dans Le Capital, il n’est pas question d’» habitude », c’est parce que toute une partie du premier chapitre, intitulée « Le caractère fétiche de la marchandise et son secret », contient une explication profonde et complète de ce phénomène. L’absence de régulation directe du procès social de production conduit nécessairement à une régulation indirecte de ce procès par l’intermédiaire du marché, des produits du travail, des choses. Ici, il s’agit de « matérialisation » des rapports de production, et pas seulement de « mystification » ou d’illusion. C’est l’une des caractéristiques de la structure économique de la société contemporaine. « Le comportement purement atomistique des hommes dans le procès social de production et par là même la forme matérielle, indépendante de leur contrôle et de leur action individuelle consciente, que prennent leurs propres rapports de production se manifestent tout d’abord ainsi: les produits de leurs travaux prennent en général la forme marchandise » (Das Kapital, Bd I, p. 108)[1]. La matérialisation des rapports de production ne naît pas des « habitudes », mais de la structure interne de l’économie marchande. Le fétichisme n’est pas seulement un phénomène de la conscience sociale, c’est aussi un phénomène de l’être social. Soutenir, comme le fait Hammacher, que la seule explication que Marx donne du fétichisme est celle qui a trait à l’» habitude », c’est négliger complètement la formulation définitive de la théorie du fétichisme de la marchandise que nous trouvons dans le livre I du Capital et dans le chapitre du livre III qui s’intitule « La formule trinitaire ».
Ainsi, dans La Sainte Famille, l’élément « humain » dans l’économie était opposé à l’élément « matériel », « aliéné », tout comme l’idéal était opposé à la réalité. Dans Misère de la philosophie, Marx découvre les rapports de production derrière les choses. Dans Contribution à la critique de l’économie politique, l’accent est mis sur le caractère spécifique de l’économie marchande, c’est-à-dire la « réification » des rapports de production. Une description détaillée de ce phénomène et une explication de sa nécessité objective dans une économie marchande sont données dans le livre I du Capital, surtout pour ce qui touche à la valeur (la marchandise), à l’argent et au capital. Dans le chapitre du livre III intitulé « La formule trinitaire », Marx développe de façon plus approfondie, quoique fragmentaire, ces mêmes thèses, appliquées aux catégories fondamentales de l’économie capitaliste, et il souligne particulièrement l’ « imbrication » spécifique des rapports sociaux de production avec le procès matériel de production.
Notes
[1] NdT. : Ce passage n’est pas repris dans la traduction française. Il se place tout à la fin du chapitre 2 : « Des échanges » (Le Capital, L I, t. I, p. 103).