1928

Ancien militant menchevik, proche de Riazanov, chargé de recherches à l'Institut Marx-Engels, I.I.Roubine publie en 1928 ces "Essais sur la théorie de la valeur" qui se veulent une réhabilitation des analyses économiques de Marx.


Essais sur la théorie de la valeur de Marx

Isaac Roubine

I. La théorie marxienne du fétichisme de la marchandise

2. Le procès de production et sa forme sociale


L’étroite relation qui existe entre l’aspect socioéconomique et l’aspect matériel-physique s’explique par la relation particulière qui lie le procès matériel-technique à sa forme sociale dans l’économie marchande. Le procès capitaliste de production « concerne les conditions matérielles d’existence de l’homme et représente en même temps un procès se déroulant dans le cadre de rapports de production spécifiques, historico-économiques. Il produit et reproduit ces rapports de production eux-mêmes, partant les agents de ce procès, les conditions matérielles de leur existence et leurs rapports réciproques, c’est-à-dire la forme économique déterminée de leur société » (Le Capital, L. III, t. 8, p. 197). Il existe une connexion et une correspondance étroites entre le procès de production des biens matériels et la forme sociale sous laquelle il s’accomplit, c’est-à-dire l’ensemble des rapports de production entre les hommes. A cet ensemble donné de rapports de production entre les hommes correspond un état donné des forces productives, du procès matériel de production. Cet ensemble permet que se déroule, à l’intérieur de certaines limites, le procès de production des biens matériels indispensables à la société. La correspondance entre le procès matériel de production, d’une part, et les rapports de production entre les individus qui y participent, d’autre part, se réalise de façon différente suivant les formations sociales. Dans une société où existe une régulation de l’économie, par exemple dans une économie socialiste, les rapports de production entre les individus membres de la société sont établis consciemment, dans le dessein de garantir le déroulement régulier de la production. Le rôle de chaque membre de la société dans le procès de production, c’est-à-dire l’ensemble de ses relations avec les autres membres, est consciemment défini. La coordination des activités de travail des différents individus s’établit sur la base de l’estimation a priori des besoins du procès matériel-technique de production. Le système de rapports de production considéré est en quelque sorte une entité close, dirigée par une volonté unique et ajustée au procès matériel de production dans son ensemble. Bien entendu, des changements dans le procès matériel de production amènent d’inévitables changements dans le système des rapports de production ; mais ces changements interviennent dans le cadre du système et sont menés à bien par ses propres forces internes, par les décisions de ses organes de direction. Ils découlent de changements du procès de production. L’unité qui existe dès le départ rend possible une correspondance entre le procès matériel-technique de production et les rapports de production qui lui donnent sa forme. Chacun de ces deux termes se développe ensuite sur la base d’un plan préalablement déterminé. Chacun d’eux a sa logique interne, mais, du fait de l’unité originelle, il ne se développe entre eux aucune contradiction.

Nous trouvons un exemple d’une organisation similaire des rapports de production dans la société marchande-capitaliste, en particulier dans l’organisation du travail à l’intérieur d’une entreprise (division technique du travail), par opposition à la division du travail entre des producteurs privés isolés (division sociale du travail). Supposons qu’un entrepreneur possède une grande usine textile divisée en trois ateliers: l’atelier de filature, l’atelier de tissage, l’atelier de teinturerie. Les ingénieurs, les ouvriers et les employés ont été répartis à l’avance entre les différents ateliers, d’après un plan déterminé. Ils sont dès le départ liés par des rapports de production déterminés, permanents, définis en fonction des besoins du procès technique de production. Et c’est précisément pour cette raison que, dans le procès de production, les choses circulent entre les individus en fonction de la position occupée par ces individus dans la production, en fonction des rapports de production qui existent entre eux. Quand le directeur de l’atelier de tissage reçoit du fil venant de la filature, il le transforme en tissu, mais il ne retourne pas le tissu au directeur de la filature en échange du fil qu’il a reçu. Il l’envoie à la teinturerie, parce que les rapports de production permanents qui lient les travailleurs de l’atelier de tissage aux ouvriers de la teinturerie déterminent par avance le sens du mouvement des objets, des produits du travail : des individus employés à l’amont du procès de production (tissage) vers les individus employés à l’aval de ce procès (teinture). Les rapports de production entre les hommes sont organisés à l’avance, dans la perspective de la production matérielle des objets, et non par l’intermédiaire de ces objets. D’autre part, dans le cours du procès de production, l’objet circule de certains individus vers d’autres individus sur la base de rapports de production qui existent entre ceux-ci, mais ce n’est pas ce mouvement de l’objet qui crée ces rapports de production. Les rapports de production ont ici un caractère exclusivement technique. Le procès matériel-technique et les rapports de production sont ajustés l’un à l’autre, mais chacun a un caractère différent.

Le problème se pose de façon totalement différente lorsque les opérations de filature, de tissage et de teinture sont réalisés par trois entreprises différentes A, B et C. Désormais, A ne livre plus son fil à B sur la seule base de la capacité de B à le transformer en tissu, c’est-à-dire à lui donner la forme qui est utile à la société. Ce n’est pas ce qui l’intéresse; maintenant, il ne cherche plus simplement à livrer son fil, il cherche à le vendre, c’est-à-dire à le donner à un individu qui, en échange, lui donnera une somme d’argent correspondante ou, de façon générale, un objet de valeur égale, un équivalent. Peu lui importe qui est cet individu. Comme il n’est pas lié par des rapports de production permanents avec tel ou tel individu déterminé, A entre, par la vente et l’achat, dans un rapport de production avec tout individu qui possède et accepte de lui donner une somme d’argent équivalente à son fil. Ce rapport de production est limité au mouvement des objets, c’est-à-dire que le fil va de A à l’acheteur et l’argent de l’acheteur à A. Bien que notre producteur de marchandises A ne puisse en aucune façon se retirer du dense réseau de rapports de production indirects qui le met en relation avec tous les membres de la société, il n’est pas lié à l’avance, par des rapports de production directs, à des individus déterminés. Ces rapports de production n’existent pas a priori, ils sont établis par le mouvement des objets d’un individu à un autre. Ils n’ont donc pas seulement un caractère social, mais aussi un caractère matériel. D’autre part, la circulation de ces objets d’un individu déterminé à un autre ne se fait pas sur la base de rapports de production établis à l’avance entre ces individus, mais sur la base de l’achat et de la vente, qui concernent seulement le mouvement des choses. La circulation des objets établit un rapport de production direct entre des individus déterminés ; sa signification n’est pas seulement technique, elle est aussi sociale.

Ainsi, dans une société marchande qui se développe spontanément, le procès s’accomplit de la façon suivante. Du point de vue du procès de production matériel - technique, chaque produit du travail doit passer d’une phase de la production à la suivante, d’une unité de production à une autre, jusqu’à ce qu’il reçoive sa forme finale et passe de l’unité de production du producteur final ou de l’intermédiaire marchand à l’unité économique du consommateur. Mais, du fait de l’autonomie et de l’indépendance des unités économiques isolées, le mouvement du produit d’une unité économique individuelle à une autre n’est possible que par l’intermédiaire de l’achat et de la vente, par l’accord entre deux unités économiques, ce qui signifie que s’établit entre elles un rapport de production particulier: le rapport d’achat-vente. Le rapport fondamental de la société marchande, celui qui met en relation les possesseurs de marchandises, se ramène à « un rapport dans lequel ils ne s’approprient le produit d’un travail étranger qu’en livrant le leur » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 117)[1]. L’ensemble des rapports de production entre les hommes n’est pas un système uniformément structuré dans lequel un individu donné est relié à d’autres individus donnés par des liens permanents et déterminés à l’avance. Dans l’économie marchande, le producteur de marchandises est lié seulement au marché indéterminé, et son entrée sur ce marché prend la forme d’une séquence discontinue de transactions individuelles qui le lient temporairement à des producteurs de marchandises déterminés. Chaque étape de cette séquence correspond étroitement au mouvement en avant du produit dans le procès matériel de production. Le passage du produit à travers les étapes spécifiques de la production est réalisé par son passage simultané à travers une série d’unités de production privées sur la base d’accords entre celles-ci et de l’échange. Inversement, le rapport de production relie deux unités économiques privées au point de passage du produit matériel de l’une à l’autre. Le rapport de production entre des personnes déterminées s’établit à l’occasion du mouvement des choses et il est rompu sitôt ce mouvement achevé.

On voit que l’achat et la vente, qui constituent le rapport de production fondamental par lequel des producteurs marchands déterminés sont directement liés, se reproduisent régulièrement, reproduisant par là même le lien qui s’établit pour chacun de ces producteurs entre sa propre activité de travail et celle de tous les membres de la société. Ce type de rapport de production diffère sur les points suivants des rapports de production organisés : 1) il s’établit volontairement entre des personnes données, en fonction des avantages qu’en retirent les participants ; le rapport social prend la forme d’une transaction privée ; 2) il lie les participants pour une brève période de temps et ne crée pas entre eux de lien permanent; mais si on les considère dans leur ensemble, ces transactions momentanées et discontinues doivent assurer la perpétuation et la continuité du procès social de production ; et 3) il unit des individus particuliers à l’occasion de la circulation d’objets entre eux et il est limité à cette circulation des objets ; les rapports entre les hommes prennent la forme d’une égalisation entre des choses. Des rapports de production directs entre des individus particuliers sont établis par la circulation d’objets entre ces individus ; ce mouvement doit correspondre aux besoins de la reproduction matérielle. « L’échange des marchandises est le procès dans lequel l’échange de substances social, c’est-à-dire l’échange des produits particuliers des individus privés, est en même temps création[2] de rapports sociaux de production déterminés dans lesquels entrent les individus au cours de cet échange de substances » (Contribution, p. 29). Ou, comme le dit Marx, le procès de circulation accomplit der Stoff-und Formwechsel (la transformation de la substance et de la forme ; Le Capital, L. III, t. 7, p. 205), l’échange des choses et la transformation de leur forme, c’est-à-dire le mouvement des choses à l’intérieur du procès matériel de production et la transformation de leur forme socio-économique (par exemple la transformation des marchandises en argent, de l’argent en capital, du capital-argent en capital productif, etc.), ce qui correspond aux différents rapports de production entre les hommes.

 L’aspect socio-économique (les rapports entre les hommes) et l’aspect matériel-objectif (mouvement des choses à l’intérieur du procès de production) sont indissolublement liés dans le procès d’échange. Dans la société marchande-capitaliste, ces deux aspects ne sont pas organisés à l’avance et ne s’ajustent pas l’un à l’autre. Pour cette raison, chaque acte d’échange individuel ne peut s’opérer que comme résultat de l’action conjointe de ces deux aspects: tout se passe comme si chaque aspect stimulait l’autre. Sans la présence d’objets particuliers entre les mains d’individus donnés, ces individus n’entreront pas dans ce rapport de production réciproque que constitue l’échange. Mais, à l’inverse, le mouvement des objets ne peut avoir lieu si les possesseurs de ces objets n’établissent pas entre eux, par l’échange, des rapports de production spécifiques. Le procès matériel de production, d’une part, le système des rapports de production entre les unités économiques privées et individuelles, d’autre part, ne sont pas ajustés l’un à l’autre par avance. Ils doivent l’être à chaque étape, lors de chacune de ces transactions particulières dans lesquelles se scinde, d’un point de vue formel, la vie économique. Si cet ajustement n’a pas lieu, les deux aspects se séparent inévitablement et un écart s’introduit dans le procès de la reproduction sociale. Ce type de divergence est toujours possible dans une économie marchande. Soit des rapports de production qui ne correspondent pas à des mouvements réels de produits dans le procès de production se développent (spéculation), soit des rapports de production indispensables au cours normal du procès de production ne s’accomplissent pas (mévente). En temps normal, cette divergence ne franchit pas certaines limites, mais elle devient catastrophique en temps de crise.

Dans une société capitaliste divisée en classes, les rapports de production entre les hommes et le procès matériel de production ont, dans leur principe, le même caractère. Comme auparavant, nous laissons de côté les rapports de production au sein de l’entreprise individuelle pour ne traiter que des rapports entre entreprises privées, isolées, rapports qui les structurent en une économie nationale unifiée. Dans la société capitaliste, les différents éléments de la production (moyens de production, force de travail et terre) appartiennent à trois classes sociales différentes (les capitalistes, les travailleurs salariés et les propriétaires fonciers) et acquièrent de ce fait une forme sociale particulière, qu’ils n’ont pas dans les autres formations sociales. Les moyens de production apparaissent comme capital, le travail comme travail salarié, la terre comme objet d’achat et de vente. Les conditions du travail, c’est-à-dire les moyens de production et la terre, appartiennent à des classes sociales différentes ; cette « indépendance formelle » (Le Capital, L. III, t. 8, p. 203) vis-à-vis du travail lui-même leur donne une « forme » sociale particulière, comme nous l’avons dit ci-dessus. Si les différents éléments techniques de la production sont indépendants et s’ils appartiennent à des agents économiques distincts (capitaliste, ouvrier et propriétaire foncier), il s’ensuit que le procès de production ne peut commencer avant qu’un rapport de production particulier n’ait été établi entre des individus particuliers appartenant aux trois classes désignées ci-dessus. Ce rapport de production naît de la concentration de tous les éléments techniques de la production en une unité économique unique qui appartient au capitaliste. Cette combinaison de tous les éléments de la production, des hommes et des choses, est indispensable dans toute forme sociale d’économie, mais « c’est la manière spéciale d’opérer cette combinaison qui distingue les différentes époques économiques par lesquelles la structure sociale est passée » (Le Capital, L. II, t. 4, p. 38).

Prenons la société féodale, où la terre appartient au seigneur et le travail et les moyens de production, généralement très primitifs, au serf. Dans ce cas, un rapport social de subordination et de domination entre le serf et le seigneur précède et rend possible la combinaison des éléments de la production. Le droit coutumier contraint le serf à utiliser une parcelle de terrain qui appartient au seigneur, il doit payer la rente et fournir la corvée, c’est-à-dire travailler un certain nombre de jours sur le domaine seigneurial, généralement avec ses propres moyens de production. La permanence des rapports de production qui existent entre le seigneur et le serf rend possible la combinaison de tous les éléments de la production en deux endroits : sur la parcelle du paysan et sur le domaine du seigneur.

Comme nous l’avons vu, il n’existe pas dans la société capitaliste de tels rapports, permanents et directs, entre les personnes déterminées qui possèdent les différents éléments de la production. Le capitaliste, le travailleur salarié, de même que le propriétaire foncier sont des propriétaires de marchandises, formellement indépendants les uns des autres. Il faut pourtant que s’établissent entre eux des rapports de production directs, ce qui se fera sous une forme qui est propre aux propriétaires de marchandises : l’achat et la vente. Le capitaliste doit acheter à l’ouvrier le droit d’utiliser sa force de travail, et au propriétaire foncier le droit d’utiliser son terrain. Pour cela, il doit posséder un capital suffisant. C’est seulement en tant que possesseur d’une somme de valeur donnée (d’un capital), qui lui permet d’acheter des moyens de production et de donner à l’ouvrier de quoi s’acheter les moyens de subsistance nécessaires, qu’il devient un capitaliste, un organisateur et un directeur de la production. Les capitalistes utilisent l’autorité des directeurs de la production, « mais les porteurs de cette autorité ne sont plus, comme dans les formes antérieures de production, des seigneurs politiques ou théocratiques; s’ils la détiennent, c’est simplement qu’ils personnifient les moyens de travail vis-à-vis du travail » (Le Capital, L. III, t. 8, p. 256). « S’il [le capitaliste] est capitaliste, s’il peut lancer et réaliser le procès d’exploitation du travail, c’est uniquement que, propriétaire des conditions de travail, il a en face de lui le travailleur qui possède simplement sa force de travail » (Le Capital, L. III, t. 6, p. 60). Le statut du capitaliste dans la production est déterminé par le fait qu’il est propriétaire du capital, des moyens de production, de choses; il en va de même pour le travailleur salarié, propriétaire de la force de travail, et le propriétaire foncier, propriétaire de la terre. C’est par l’intermédiaire des éléments de la production que se combinent les agents de la production ; c’est par l’intermédiaire du mouvement des choses que s’établissent les rapports de production entre les hommes. Conséquence de la propriété privée, l’indépendance des éléments de la production fait que leur combinaison matérielle-technique n’est possible que par l’établissement entre leurs propriétaires du procès productif que constitue l’échange. Inversement, les rapports de production directs qui s’établissent entre les représentants des diverses classes sociales (capitalistes, ouvriers, propriétaires fonciers) ont pour conséquence une combinaison donnée des éléments techniques de la production et correspondent au mouvement des choses d’une unité économique à une autre. Cette étroite connexion entre les rapports de production entre les hommes et le procès de la production matérielle est la source de la réification des rapports de production.

 


Notes

[1] NdT. : Le texte allemand dit « en aliénant le leur » (indem sie eignes entfremden). Cf. Das Kapital, Bd I, p. 123.

[2] Dans la traduction (russe) de P.Rumjancev, ce terme est incorrectement traduIt par « résultat » (Kritika političeskoj ekonomii, Pétersbourg, 1922, p. 53). Marx écrit Erzeugung (production, création), et non Erzeugniss (produit, résultat).


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