1843-50

"On remarquera que, dans tous ces �crits, et notamment dans ce dernier, je ne me qualifie jamais de social-d�mocrate, mais de communiste... Pour Marx, comme pour moi, il est donc absolument impossible d'employer une expression aussi �lastique pour d�signer notre conception propre.." F. Engels, 1894.

Une publication effectuée en collaboration avec la biblioth�que de sciences sociales de l'Universit� de Qu�bec.


Le parti de classe

K. Marx - F. Engels

Le parti dans la r�volution (1848-1850)

Marx et �  La Nouvelle Gazette rh�nane � (1848-1849  [1])


Quand �clata la r�volution de f�vrier, le � parti communiste � allemand — comme nous l'appelions — ne formait qu'un tout petit noyau : la Ligue des communistes organis�e en association secr�te de propagande. Si la Ligue �tait secr�te, c'�tait uniquement parce qu'il n'existait pas de droit d'association et de r�union en Allemagne. En dehors des soci�t�s ouvri�res � l'�tranger — son terrain de recrutement essentiel —, elle avait dans le pays m�me quelque trente communes, ou sections, et quelques membres dispers�s dans de nombreuses localit�s. Mais ces forces insignifiantes avaient en Marx un chef de tout premier ordre et, gr�ce � lui, un programme de principe et de tactique qui garde aujourd’hui encore toute sa valeur : le Manifeste communiste.

Consid�rons en premier lieu la partie tactique de ce programme. Elle affirme en g�n�ral :

� Les communistes ne forment pas un parti distinct en face des autres partis ouvriers. Ils n'ont pas d'int�r�ts distincts de ceux du prol�tariat dans son ensemble. Ils ne pr�sentent pas de principes particuliers d'apr�s lesquels ils pr�tendent modeler le mouvement prol�tarien. Voici ce qui distingue les communistes des autres partis prol�tariens : d'une part, dans les diverses luttes nationales des prol�taires, ils mettent en avant et font valoir les int�r�ts ind�pendants de la nationalit� et communs au prol�tariat tout entier ; d'autre part, dans les diverses phases que traverse la lutte entre prol�tariat et bourgeoisie, ils repr�sentent toujours l'int�r�t du mouvement dans son ensemble.
� Pratiquement, les communistes sont donc la fraction la plus r�solue des partis ouvriers de tous les pays, celle qui pousse toujours plus en avant toutes les autres. Th�oriquement, ils ont sur le reste de la masse prol�tarienne l'avantage de comprendre clairement les conditions, le cours et les fins g�n�rales du mouvement prol�tarien. �

Et pour le parti allemand en particulier :

� En Allemagne, le parti communiste lutte ensemble [k�mpft zusammen mit  [2]] avec la bourgeoisie, sit�t que celle-ci agit r�volutionnairement contre la monarchie absolue, la propri�t� f�odale et la petite bourgeoisie. Mais il ne n�glige � aucun moment de d�gager chez les travailleurs une conscience aussi claire que possible de l'antagonisme de la bourgeoisie et du prol�tariat, afin que, l'heure venue, les ouvriers allemands sachent tourner aussit�t, en autant d'armes contre la bourgeoisie, les conditions sociales et politiques que la bourgeoisie doit introduire en m�me temps que sa domination : ainsi, d�s la chute des classes r�actionnaires en Allemagne, la lutte pourra s'engager contre la bourgeoisie elle-m�me. C'est vers l'Allemagne que les communistes concentrent surtout leur attention. Ce pays se trouve � la veille d'une r�volution bourgeoise… � (Manifeste, II et IV.)

Jamais programme tactique n'a fait autant ses preuves. �tabli la veille de la r�volution, il r�sista au feu de la r�volution : � chaque fois qu'un parti ouvrier a d�vi� de sa ligne, il a �t� puni de sa d�viation, et aujourd'hui encore il constitue la ligne directrice de tous les partis ouvriers d�cid�s et conscients d'Europe, de Madrid � P�tersbourg.

Les �v�nements de f�vrier � Paris pr�cipit�rent le cours de la r�volution allemande et, en cons�quence, modifi�rent son caract�re. Au lieu de vaincre par ses propres forces, la bourgeoisie allemande vainquit � la remorque de la r�volution ouvri�re fran�aise. Avant m�me qu'elle n'ait d�finitivement triomph� de ses vieux adversaires — la monarchie absolue, la propri�t� fonci�re f�odale, la bureaucratie et la couarde petite bourgeoisie —, elle dut d�j� affronter son nouvel ennemi, le prol�tariat. Mais c'est alors que se manifest�rent les effets directs des conditions �conomiques, tr�s attard�es vis-�-vis de celles de la France et de l'Angleterre, ainsi que des rapports de classe, en cons�quence tout aussi r�trogrades de l'Allemagne.

La bourgeoisie allemande, qui venait tout juste de commencer � �difier sa grande industrie, n'avait ni la force, ni le courage, ni le besoin imp�rieux de conqu�rir pour elle un pouvoir h�g�monique dans l'�tat ; le prol�tariat, pareillement sous-d�velopp�, �lev� dans l'asservissement intellectuel le plus complet, inorganis� et encore incapable de se constituer en organisation autonome, n'avait qu'un sentiment obscur de son profond antagonisme d'int�r�ts face � la bourgeoisie. Dans ces conditions, bien qu'il f�t, par sa nature m�me, l'adversaire mena�ant de la bourgeoisie, il demeura en fait son appendice politique. Effray�e non par ce qu'�tait le prol�tariat allemand, mais par ce qu'il mena�ait de devenir et par ce que le prol�tariat fran�ais �tait d�j�, la bourgeoisie ne vit de salut que dans un compromis — m�me le plus l�che — avec la monarchie et la noblesse ; ignorant encore sa propre mission historique, le prol�tariat, dans sa grande masse, devait d'abord prendre en charge la mission de pousser la bourgeoisie en avant, en formant son aile extr�me-gauche. Avant toute chose, les ouvriers allemands avaient � conqu�rir les droits qui leur sont indispensables pour s'organiser de mani�re autonome en parti de classe — libert� de la presse, d'association et de r�union —, droits que la bourgeoisie e�t d� conqu�rir dans l'int�r�t de sa propre domination, mais que, dans sa frayeur, elle contestait maintenant aux ouvriers. La petite centaine de membres �parpill�s de la Ligue fut engloutie dans les �normes masses subitement projet�es dans le mouvement. C'est ainsi que le prol�tariat allemand surgit d'abord sur la sc�ne politique en tant que parti d�mocrate le plus extr�me.

C'est ce qui nous donna tout naturellement un drapeau, � nous qui venions de cr�er un grand journal en Allemagne. Ce ne pouvait �tre que celui de la d�mocratie, mais d'une d�mocratie qui mettait, partout et jusque dans le d�tail, en �vidence un caract�re sp�cifiquement prol�tarien qu'elle ne pouvait encore inscrire, une fois pour toutes, sur son drapeau [3]. Si nous nous y �tions refus�s, si nous n'avions pas saisi le mouvement l� o� il se trouvait exactement, � son extr�mit� la plus avanc�e, authentiquement prol�tarienne, il ne nous serait plus rest� qu'� pr�cher le communisme dans une petite feuille de chou locale et � fonder une petite secte au lieu d'un grand parti ouvrier. Or, nous ne pouvions nous r�soudre � pr�cher dans le d�sert : nous avions trop bien �tudi� les utopistes pour cela. Au reste, nous n'avions pas con�u notre programme dans ce but.

Lorsque nous arriv�mes � Cologne, les �l�ments d�mocratiques et, en partie, communistes avaient pris toutes les dispositions pour lancer un grand journal. On le voulait strictement local, authentiquement de Cologne, et on chercha � nous exiler � Berlin. Mais, en vingt-quatre heures, gr�ce � Marx surtout, nous avions conquis la place, la feuille �tait � nous. La seule contrepartie en �tait que nous devions accepter Heinrich B�rgers dans la r�daction. Celui-ci �crivit un article (dans le second num�ro), mais il n'en �crivit jamais plus d'autre.

Nous devions pr�cis�ment aller � Cologne, et non � Berlin. D'abord Cologne �tait au centre de la province rh�nane qui avait v�cu la R�volution fran�aise, s'�tait m�nag� avec le Code Napol�on des conceptions juridiques modernes, avait d�velopp� une grande industrie de loin la plus importante, et � tous �gards �tait alors la partie la plus avanc�e de l'Allemagne. Nous ne connaissons que trop bien, par exp�rience personnelle, le Berlin de cette �poque, avec sa bourgeoisie � peine naissante, sa petite bourgeoisie forte en gueule, mais l�che dans l'action et rampante, avec ses ouvriers tout � fait sous-d�velopp�s, ses innombrables bureaucrates et sa racaille de nobles et de courtisans, bref tout ce qui faisait d'elle une simple � r�sidence �.

Quoi qu'il en soit, ce qui emporta la d�cision, ce fut qu'� Berlin r�gnait le mis�rable droit de la Di�te prussienne, et les proc�s politiques �taient du ressort de juges professionnels ; tandis que, sur le Rhin, il y avait le Code Napol�on qui ignore les proc�s de presse, parce qu'il implique une censure, et d�s lors qu'il n'y avait pas de d�lits politiques, mais seulement des crimes, on passait devant les jur�s d'assises. � Berlin, le jeune Schl�ffel fut condamn� � un an de prison apr�s la r�volution ; sur le Rhin, nous avions la libert� inconditionnelle de la presse — et nous l'avons utilis�e jusqu'� la derni�re goutte.

Ainsi, le I� juin 1848, nous commencions avec un capital par actions tr�s limit�, et dont nous n'avions pay� que fort peu, les actionnaires eux-m�mes �tant plus qu'incertains. Aussit�t apr�s le premier num�ro, la moiti� nous abandonna, et � la fin du mois nous n'en avions plus du tout.

La r�daction �tait organis�e sous la dictature pure et simple de Marx. Un grand journal quotidien, qui doit �tre termin� � une heure fixe, ne peut avoir de positions suivies et cons�quentes sans une telle organisation. Mais en plus, dans notre cas, la dictature de Marx s'imposait d'elle-m�me, incontestablement, et elle �tait volontiers reconnue de tous. Il y avait, en premier lieu, sa vision claire et son assurance politique qui firent de notre journal la feuille allemande la plus r�put�e de ces ann�es r�volutionnaires.

Le programme politique de La Nouvelle Gazette rh�nane consistait en deux points principaux : R�publique allemande, une, indivisible et d�mocratique ; guerre avec la Russie et restauration de la Pologne.

La d�mocratie petite-bourgeoise se divisait � cette �poque en deux fractions : celle d'Allemagne du Nord qui se satisfaisait d'un empereur de Prusse d�mocratique, celle de l'Allemagne du Sud, se bornant pratiquement au pays de Bade, qui voulait transformer l'Allemagne en une r�publique f�d�rative sur le mod�le suisse. L'int�r�t du prol�tariat interdisait tout autant la prussianisation de l'Allemagne que la perp�tuation du syst�me des petits �tats. Il exigeait imp�rieusement que l'Allemagne s'unifi�t enfin en une seule nation qui, seule, pouvait nettoyer de tous les obstacles h�rit�s du pass� le champ de bataille sur lequel le prol�tariat devait affronter la bourgeoisie. Ce programme s'opposait tout autant � l'h�g�monie, � � une pointe �, de la Prusse. L'�tat prussien, avec toutes ses institutions, ses traditions et sa dynastie, �tait pr�cis�ment le seul adversaire int�rieur s�rieux que la r�volution se devait d'abattre en Allemagne ; de plus, la Prusse ne pouvait unifier l'Allemagne qu'en d�membrant la nation par l'exclusion de l'Autriche allemande. Dissolution de l'�tat prussien et autrichien, v�ritable unification de l'Allemagne en r�publique — nous ne pouvions avoir d'autre programme r�volutionnaire imm�diat. Tout cela devait se r�aliser au travers d'une guerre contre la Russie, et uniquement par ce moyen. Je reviendrai encore sur ce dernier point.

Au surplus, le ton du journal n'avait rien de c�r�monieux, il �tait s�rieux ou enthousiaste. Nous n'avions que des adversaires m�prisables, et tous nous les traitions sans exception avec le d�dain le plus profond. La royaut� conspiratrice, la camarilla, la noblesse, la Kreuzzeitung et toute la � r�action � qui suscitait l'indignation morale si vive des philistins — nous traitions tout ce beau monde comme il convenait. Mais nous ne nous en prenions pas moins aux nouvelles idoles suscit�es par la r�volution : les ministres de mars, l'Assembl�e de Francfort et de Berlin, la droite comme la gauche. D�s le premier num�ro, un article raillait la nullit� du parlement de Francfort, les discours vains et interminables, ainsi que les l�ches et inutiles d�cisions qu'on y prenait. C'est ce qui nous co�ta la moiti� de nos actionnaires. Le parlement de Francfort n'�tait m�me pas un club de d�bats : on n'y discutait pratiquement rien, mais on y r�citait le plus souvent de longues litanies, pr�par�es � l'avance comme des dissertations acad�miques. On y prenait des r�solutions qui devaient enthousiasmer le philistin allemand et dont personne d'autre ne se souciait.

L’Assembl�e de Berlin avait certes plus d'importance, faisant face � une v�ritable puissance. Ses d�bats et d�cisions s'effectuaient sur la terre ferme, et non dans les nuages, comme dans la maison de coucou de Francfort. C'est pourquoi nous lui consacrions une attention toute particuli�re. Mais les idoles berlinoises de la gauche, les Schultze-Delitzsch, Berends, Elsner, Stein et tutti quanti, nous les traitions aussi durement que les francfortoises, en d�couvrant impitoyablement leurs h�sitations, leurs louvoiements et leurs petits calculs, afin de leur d�montrer comment, de compromis en compromis, ils s'�taient laiss� aller � trahir la r�volution. Cela h�rissait naturellement le petit-bourgeois d�mocrate qui venait tout juste de se fabriquer lui-m�me ces idoles pour son usage propre. Mais c'�tait le signe indubitable que nous avions tap� dans le mille.

De m�me nous d�masquions les mystifications r�pandues avec z�le par la petite bourgeoisie, pour laquelle la r�volution s'�tait achev�e avec les jours de mars, si bien qu'il n'y avait plus qu'� en engranger les fruits. Pour nous, f�vrier et mars ne pouvaient avoir le sens d'une v�ritable r�volution que si, au lieu de repr�senter un terme, ils devenaient au contraire le point de d�part d'un long processus r�volutionnaire au cours duquel, comme dans la grande r�volution fran�aise, le peuple �voluait lui-m�me gr�ce � ses propres luttes, tandis que les partis se d�limitaient les uns des autres de mani�re de plus en plus antagonique jusqu'� ce qu'ils correspondissent tout � fait avec les grandes classes — bourgeoisie, petite bourgeoisie, prol�tariat — et que le prol�tariat ait conquis ses positions respectives en une s�rie de violentes journ�es de lutte. C'est pourquoi nous affrontions aussi la petite bourgeoisie d�mocratique partout o� elle cherchait � dissimuler son opposition de classe vis-�-vis du prol�tariat avec sa formule pr�f�r�e : ne voulons-nous pas tous finalement la m�me chose ? Toutes les divergences entre nous ne reposent que sur de simples malentendus. Cependant, moins nous permettions � la petite bourgeoisie de mal comprendre notre d�mocratie prol�tarienne, plus elle devenait docile et soumise � notre �gard. Plus on lui fait face de mani�re tranch�e et �nergique, plus elle plie et se courbe pour vous servir. C'est de la sorte que le parti ouvrier obtient d'elle le maximum de concessions. Tout cela, nous l'avons exp�riment� et v�cu.

Enfin, nous d�masquions le cr�tinisme parlementaire — selon l'expression de Marx — des diverses soi-disant assembl�es nationales [4]. Ces messieurs avaient laiss� glisser de leurs mains tous les moyens de puissance, voire les avaient transf�r�s en partie librement aux gouvernements. Face aux gouvernements r�actionnaires ainsi renforc�s, il y avait, � Berlin comme � Francfort, des assembl�es impuissantes qui n�anmoins se figuraient que leurs d�crets inop�rants feraient sortir le monde de ses gonds. Cette automystification de cr�tins r�gnait jusqu'� l'extr�me gauche. Nous proclamions � leur adresse : votre victoire parlementaire co�ncidera avec votre v�ritable d�faite !

Et c'est ce qui arriva, � Berlin comme � Francfort. Lorsque la � gauche � obtint la majorit�, le gouvernement dispersa toute l'Assembl�e : il pouvait se le permettre, car l'Assembl�e avait dilapid� son propre cr�dit aupr�s du peuple.

Lorsque je lus plus tard le livre de A. Bougeart sur Marat, l'ami du peuple, je trouvai que, sans le savoir, nous avions, � plus d'un �gard, imit� tout simplement le grand exemple de l'ami du peuple authentique (non falsifi� par les royalistes). De fait, toute la rage hyst�rique et toutes les falsifications historiques, gr�ce auxquelles durant pr�s d'un si�cle on n'avait connu qu'un Marat tout � fait d�form�, n'avaient qu'une seule cause : Marat avait arrach� impitoyablement le voile � toutes les idoles du moment, Lafayette, Bailly et consorts, et les avait d�masqu�es comme �tant d�j� des tra�tres achev�s pour la r�volution. Or, lui-m�me — comme nous — ne tenait pas la r�volution pour achev�e, mais l'avait proclam�e en permanence.

Nous affirmions ouvertement que l'orientation que nous repr�sentions ne pouvait entrer dans la lutte pour conqu�rir ses v�ritables buts de parti que lorsque serait au pouvoir le parti le plus extr�me de ceux qui existaient officiellement en Allemagne : c'est alors que nous constituerions l’opposition par rapport � lui.

Mais les circonstances firent en sorte qu'� c�t� des railleries pour l'adversaire allemand il y eut aussi la flamb�e de la passion. L'insurrection des ouvriers parisiens en juin 1848 nous trouva � notre place. D�s le premier coup de feu, nous �tions corps et �me du c�t� des insurg�s. Apr�s leur d�faite, Marx c�l�bra les vaincus dans l'un de ses articles les plus �clatants [5].

C'est alors que nous perd�mes les derniers de nos actionnaires. Mais nous avions la satisfaction d'�tre la seule feuille en Allemagne, et pratiquement dans toute l'Europe, � brandir l'�tendard du prol�tariat vaincu, au moment o� les bourgeois et petits-bourgeois de tous les pays submergeaient les vaincus du flot de leurs calomnies.

La politique ext�rieure �tait simple : intervenir en faveur de tout peuple r�volutionnaire, appel � la guerre g�n�rale de l'Europe r�volutionnaire contre le grand rempart de la r�action europ�enne, la Russie. D�s le 24 f�vrier, il �tait clair pour nous que la r�volution n'avait qu'un seul ennemi v�ritablement redoutable : la Russie, et que cet ennemi serait de plus en plus contraint � intervenir dans la lutte � mesure que le mouvement gagnerait l'Europe enti�re. Les �v�nements de Vienne, de Milan, de Berlin devaient retarder l'attaque russe, mais son d�clenchement final n'en devenait que plus certain � mesure que la r�volution s'en prenait � la Russie elle-m�me. Or si l'on parvenait � entra�ner l'Allemagne dans la guerre contre la Russie, c'en �tait fait du r�gne des Habsbourg et des Hohenzollern, et la r�volution triomphait sur toute la ligne.

Cette politique constitue la trame de chaque num�ro du journal jusqu'au moment o� les Russes envahirent effectivement la Hongrie, confirmant totalement notre pr�vision, mais scellant la d�faite de la r�volution.

En f�vrier 1849, lorsqu'on approcha de la bataille d�cisive, le journal se fit de jour en jour plus v�h�ment et passionn�. Dans Les Milliards sil�siens (huit articles), Wilhelm Wolff rem�mora aux paysans de Sil�sie qu'au moment de l'abolition des charges f�odales ils avaient �t� frustr�s de grosses quantit�s d'argent et de terres au b�n�fice des seigneurs, gr�ce � la complicit� de l'�tat, et de r�clamer un milliard de talers de dommages-int�r�ts.

En m�me temps, Marx publia son �tude Travail salari� et capital dans une s�rie d'�ditoriaux, afin de marquer le but social de notre politique. Chaque num�ro ordinaire ou suppl�mentaire d�signait la grande bataille en pr�paration et l'exasp�ration des antagonismes en France, Italie, Allemagne et Hongrie. Les num�ros suppl�mentaires d'avril et de mai surtout �taient autant d'appels au peuple, afin qu'il se tienne pr�t � la bataille.

On s'�tonne hors d'Allemagne que nous ayons pu, sans plus d'entraves, faire cette agitation au milieu d'une forteresse prussienne de premier rang, face � une garnison de 8 000 hommes et l'�tat-major. Mais, en raison des 8 fusils et ba�onnettes et des 250 cartouches dans nos salles de r�daction, ainsi que des bonnets rouges de jacobins de nos typographes, notre maison avait, elle aussi, la r�putation aupr�s des officiers d'�tre une forteresse que l'on ne pouvait prendre d'assaut sans coup f�rir.

Enfin, le grand coup fut frapp�, le 18 mai 1849.

Le soul�vement �tait �cras� � Dresde et Elberfeld, la troupe encerclait les insurg�s d'Iserlohn, la Rh�nanie et la Westphalie �taient h�riss�es de ba�onnettes, pr�tes � marcher contre le Palatinat et le Bade. C'est alors que le gouvernement osa s'attaquer � nous. La moiti� des r�dacteurs �tait sous le coup de poursuites judiciaires, et les autres, n'�tant pas des Prussiens, �taient menac�s d'expulsion. Nous n'avions rien � y redire, tant qu'un corps d'arm�e tout entier se tenait derri�re le gouvernement. Nous d�mes c�der notre forteresse, mais nous nous en retir�mes avec armes et bagages, avec tous les honneurs et la banni�re au vent, avec le dernier num�ro en rouge, dans lequel nous avions pr�venu les ouvriers de Cologne contre les tentatives d�sesp�r�es du putsch, en leur adressant la formule suivante :

� Les r�dacteurs de La Nouvelle Gazette rh�nane vous remercient, au moment de leur d�part, pour votre participation �prouv�e. Leur dernier mot sera toujours et partout : �mancipation de la classe ouvri�re ! �

C'est ainsi que finit La Nouvelle Gazette rh�nane, peu de semaines avant sa premi�re ann�e d'existence. Pratiquement sans moyens financiers — comme nous l'avons dit, les quelques concours qui lui avaient �t� assur�s se d�rob�rent rapidement —, elle r�ussit � lever son tirage � pr�s de 5 000 d�s le mois de septembre. Elle fut suspendue au moment de la proclamation de l'�tat de si�ge � Cologne, et dut recommencer � partir de z�ro � la mi-octobre. Mais en mai 1849, au moment o� elle fut b�illonn�e, elle �tait toute proche de ses 6 000 abonn�s, alors que le Journal de Cologne, de son propre aveu, n'en avait pas plus de 9 000. Nul journal allemand, ni avant ni apr�s, n'eut autant de puissance et d'influence et n'a su �lectriser autant les masses prol�tariennes que La Nouvelle Gazette rh�nane.

Et cela, elle le devait principalement � Marx.

Lorsque le coup fut frapp�, la r�daction se dispersa. Marx alla � Paris, o� la d�cision �tait proche et tomba le 13 juin 1849. Wilhelm Wolff occupa son poste au parlement de Francfort — maintenant que l'Assembl�e avait � choisir entre sa dissolution par le haut, ou son ralliement � la r�volution. Quant � moi, j'allais dans le Palatinat, et devins adjudant dans le corps-franc de Willich [6].


Notes

[1] Cf. Engels, Der Sozialdemokrat, 13 mars 1884. Dans cet article Engels analyse l'une des faces de l'activit�, celle de la presse, du � parti Marx �, au cours de la crise europ�enne de 1848-1849. Dans son ouvrage de 1905, o� il d�finit la tactique � adopter par le parti russe dans la r�volution qui se pr�pare, L�nine analyse longuement la position de Marx � la t�te de La Nouvelle Gazette rh�nane au cours d'une r�volution bourgeoise qui pr�lude � la r�volution prol�tarienne (tentative qui �choua en Allemagne en 1849, mais qui r�ussit en Russie en f�vrier et octobre 1917). Cf. L�nine, � Deux tactiques de la Social-d�mocratie dans la r�volution d�mocratique �, Œuvres, t. IX, p. 129-139 : III. � La repr�sentation bourgeoise vulgaire de la dictature et la conception de Marx �.
Comme Engels le souligne, ce programme garde aujourd'hui encore toute sa valeur : apr�s la Russie, il pouvait s'appliquer � tous les pays qui, au XXe si�cle, n'avaient pas encore fait leur r�volution nationale bourgeoise dans les continents de couleur, chez les peuples opprim�s par l'imp�rialisme blanc.

[2] La plupart des traductions rendent cette formule par � lutte d'accord avec la bourgeoisie � ou, pire encore, � fait front commun avec la bourgeoisie �, sugg�rant l'id�e d'un pacte formel et stable, voire d'un front unique politique avec la bourgeoisie progressive. Or, Marx-Engels ont �t� formels sur ce point : tant que la bourgeoisie est r�volutionnaire, le prol�tariat luttera � ses c�t�s sans s'allier ni se fondre avec elle sur le plan organisationnel ou programmatique, bref il nouera une alliance qui ne se conclut pas sur le papier, mais sur les champs de bataille � (Engels, La Nouvelle Gazette rh�nane, 15-2-1848).
En ce qui concerne la strat�gie dans la p�riode des luttes nationales progressives, cf. Marx-Engels, �crits militaires, p. 433- 446.
Au Congr�s de Bakou qui d�finit la strat�gie � adopter dans les pays coloniaux o� l'instauration du capitalisme �tait encore progressive, l'Internationale communiste reprit scrupuleusement — sans s'y tenir dans la pratique ult�rieure, h�las ! — la position classique de Marx-Engels : � L'Internationale communiste doit entrer en relations temporaires et former aussi des unions (soviets) avec les mouvements r�volutionnaires dans les colonies et les pays arri�r�s, sans toutefois jamais fusionner avec eux et en conservant toujours le caract�re ind�pendant de mouvement prol�tarien m�me dans sa forme embryonnaire. � (Cf. Quatre premiers congr�s mondiaux de l'Internationale communiste, 1919-1923, r�impression en fac-simil�, Maspero, 1969, p. 56.) En ce qui concerne la discussion de ce point et l'�volution ult�rieure de la question, cf. H. Carr�re d’Encausse et S. Schram, Le Marxisme et l’Asie, 1853-1964, A. Colin, p. 202-203, 314-360.

[3] Comme on le sait La Nouvelle Gazette rh�nane portait en sous-titre � Organe de la d�mocratie �, mais elle n'avait pas pour autant un programme purement d�mocratique. Son r�le fut plut�t de critiquer les agissements des d�mocrates : � Nous n'avons jamais ambitionn� l'honneur d'�tre l'organe de quelque gauche parlementaire. �tant donn� les �l�ments disparates dont est n� le parti d�mocratique en Allemagne, nous avons au contraire toujours estim� qu'il �tait de toute n�cessit� de surveiller personne plus �troitement que les d�mocrates eux-m�mes. � (Marx-Engels. La Nouvelle Gazette rh�nane, I, Paris, �d. sociales, p. 422, article d'Engels, � Le D�bat sur la Pologne � Francfort �, 25-8-1848.)

[4] Allusion aux articles de La Nouvelle Gazette rh�nane (trad. �d. sociales, I, p. 65-70, 114-116, 137-140, 239-245, 246-255, etc.) sur les assembl�es de Francfort et de Berlin, �crits en grande partie par Marx, et qu'Engels reprit dans son ouvrage R�volution et contre r�volution en Allemagne, �d. sociales, p. 282.

[5] Engels fait allusion � l’article de Marx intitul� � La R�volution de juin �, cf. Marx-Engels, La Nouvelle Gazette rh�nane, I, p. 180-185.

[6] Sur la participation. d'Engels au soul�vement en Bade et dans le Palatinat dans les corps-francs de Willich, cf. � La Campagne pour la constitution du Reich �, � La R�volution d�mocratique-bourgeoise en Allemagne, �d. sociales, 1951, p. 115-202.


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