1920 |
Source : La Dictature du prolétariat (Problèmes économiques) –Traduction française d’Alzir Hella et O. Bournac, Librairie de l’Humanité, Bibliothèque communiste, 1922. – 1ère édition [en allemand] 1920. |
Dans les premières années de la dictature, il est absolument impossible de résoudre le problème de l’alimentation du prolétariat dans le sens d’une amélioration. Nous l’avons déjà indiqué au chapitre III. La dictature apporte aux ouvriers agricoles un fort accroissement de salaire, et cela, d’une part, sous la forme directe d’allocations en nature plus élevées ; mais, d’autre part, l’augmentation du salaire en espèces se laisse ici, à la source, facilement transformer en aliments. Toutes autres choses restant égales, cela suffirait à rendre sensiblement plus difficile l’approvisionnement des villes. Celles-ci ne reçoivent d’une même récolte qu’une portion diminuée. Quant aux terres expropriées se trouvant directement placées sous l’administration de l’Etat ou de la commune, l’excédent qu’elles produisent est à la disposition de l’Office central des Subsistances, abstraction faite de certaines résistances particularistes émanant des soviets locaux, qui tiennent, avant tout, à bien ravitailler leur propre territoire.
En Hongrie, où l’expropriation des grandes propriétés foncières avait fait passer sous le contrôle immédiat de l’Etat 40 à 50 % des terrains agricoles, — et, qui plus est, les plus productifs, — la question des subsistances était à peu près résolue. On pouvait envisager sans trop d’impatience la façon dont les paysans se conduiraient quand il s’agirait de fournir des vivres.
En Russie aussi on essaya, après les expériences peu satisfaisantes qu’on avait faites avec les paysans dans les deux premières années, de s’en remettre, surtout pour le ravitaillement en vivres, aux communes villageoises nouvellement créées par l’Etat sur la base du collectivisme et composées de grandes propriétés. Nous lisons à ce sujet dans la Correspondance russe de janvier 1920 :
« Si les exploitations des communes et des syndicats, principalement sur les terres des soviets, doivent souvent encore rester défectueuses, faute de main-d’œuvre spécialisée, de machines agricoles et de cheptel, néanmoins cette évolution de la question agraire..., c’est-à-dire la constitution de grandes entreprises..., est, à coup sûr, un progrès, car il n’est pas douteux que ces nouvelles exploitations agricoles, dès que les difficultés du début auront été surmontées, forment une base solide pour l’alimentation de la Russie. On comptait dans les sphères soviétistes, au milieu de 1919, que ces exploitations pourront fournir 100 millions de pouds de céréales, ce qui correspond à peu près au montant que le Commissariat de l’Alimentation du Peuple a été en mesure de livrer en 1918 ».
Cependant, cette façon de résoudre le problème, — demander l’essentiel de la production agricole à de grandes entreprises nationalisées, élever rapidement la production de ces entreprises, supprimer ainsi le monopole des paysans dans le ravitaillement des villes et, en corrélation avec cela, laisser presque passivement les paysans agir à leur guise, — ne peut pas être employée partout. Dans la plupart des pays, les 80 ou 90 centièmes du sol sont morcelés en exploitations n’ayant pas 50 hectares. L’alimentation du prolétariat urbain ne peut donc être assurée que par l’excédent des exploitations paysannes. Il faut donc trouver le moyen d’amener les paysans à livrer les denrées. (En ce qui concerne la production, on n’a pas besoin généralement de stimuler les paysans ; ils laissent rarement leurs champs incultes). Ce moyen est, théoriquement, l’introduction ou le maintien du monopole des céréales établi pendant la guerre, ainsi que d’autres monopoles d’Etat. Néanmoins, l’expérience de la Russie et de toute l’Europe centrale montre que l’existence légale d’un monopole des céréales et de l’obligation de livraison des denrées signifie par elle-même très peu de chose. La livraison ou la non livraison par le paysan des denrées à l’organisation chargée du monopole dépendra uniquement de l’autorité et de la force du gouvernement existant. Si le paysan ne veut pas livrer ses produits, il a pour cela suffisamment d’expédients : employer les céréales comme fourrage, les enterrer, les vendre en cachette, etc. II est à supposer que dans la plupart des pays, les paysans sont hostiles à l’Etat prolétarien et qu’ils se déroberont devant l’obligation de ces prestations de denrées. Nous avons donc à examiner les moyens dont dispose la dictature pour réduire la résistance des paysans et ainsi assurer le ravitaillement du prolétariat industriel. Nous allons ici, théoriquement, distinguer les moyens économiques, les moyens politiques et les moyens de propagande, mais en faisant remarquer que, dans la pratique, ces moyens seront employés simultanément et qu’ils réagiront les uns sur les autres. Nous distinguerons donc :
1. Les moyens économiques :
a) Achat en argent ;
b) Troc en nature contre des produits industriels.
2. Les moyens politiques :
a) Impôts ;
b) Réquisitions ;
c) Expropriation des biens des riches paysans.
3. Les moyens de propagande destinés â établir des liens de solidarité entre le prolétariat intellectuel et le prolétariat rural.
MOYENS ÉCONOMIQUES
a) Dans les pays où les paysans ne se sont pas enrichis outre mesure pendant la guerre, où ils n’ont pas déjà accumulé beaucoup de papier-monnaie, où par conséquent règne encore l’amour de la thésaurisation, le moyen le plus pratique et le meilleur marché pour l’Etat prolétarien, du moins dans la première et la seconde année de la dictature, serait d’acheter aux paysans leurs produits avec du papier-monnaie. Si cela est faisable, on peut, dans la fixation du prix, tenir compte des exigences des paysans. Les salaires des ouvriers de l’industrie et aussi les prix des marchandises que les entreprises de l’Etat fournissent aux paysans seront élevés en conséquence. Pour l’Etat prolétarien, ce n’est là qu’une question de comptabilité.
Malheureusement, ce moyen n’était pas praticable pour la République des Soviets de Hongrie. En premier lieu, les paysans avaient, pendant la guerre, amassé déjà tellement d’argent comptant, que l’instinct de la thésaurisation s’était chez eux fortement émoussé. Et, qui plus est, il nous arriva ce contretemps, — nous ne trouvons pas d’autre expression, — que nous ne possédions pas d’installation technique pour fabriquer les anciens billets de banque, les billets bleus comme on les appelait, les seuls qui fussent acceptés par les paysans. Nous reviendrons sur cette question de la monnaie dans l’Etat prolétarien. Pour le moment, nous nous bornerons à constater que, en échange de la seule espèce de monnaie dont nous disposions, le paysan en général ne voulait pas céder de produits alimentaires. En Russie, l’ancien rouble-papier semble avoir continué toujours d’être thésaurisé par les paysans et, par conséquent, d’être accepté par eux, bien qu’avec une puissance acquisitive très réduite.
b) Abstraction faite de l’esprit conservateur des paysans et de leur méfiance à l’égard de toute nouveauté, un facteur important dans leur refus d’acceptation de l’argent était constitué par cette circonstance que tous les billets de banque, les anciens comme les nouveaux, n’étaient plus, à proprement parler, au sens économique du mot, une monnaie, un étalon normal des valeurs, puisque, avec cet argent, le paysan ne pouvait pas satisfaire ses besoins, ne pouvait pas se procurer, avec ses billets de banque, des articles industriels. Les moyens de production agricole étaient, pour les raisons exposées au chapitre précédent, réservés principalement aux grands domaines de l’Etat. Les articles industriels destinés à la consommation immédiate, — étoffes, chaussures, meubles, verrerie, etc., — étaient accaparés, en première ligne, par le prolétariat urbain lui-même. D’autre part, le système de l’économie réaliste d’un Etat prolétarien n’admet pas, en principe, cet échange de biens effectifs contre un papier-monnaie par lui-même sans valeur, et amassé dès avant la dictature à titre de revenu ne découlant pas du travail. Ce n’est qu’après avoir annulé radicalement tout le potentiel de force acquisitive provenant de l’époque capitaliste qu’il pourrait être question de reconnaître de nouveau l’argent comme un moyen d’acquisition, à valeur entière, des produits de l’économie communiste et prolétarienne.
Pour éliminer l’influence du potentiel de force acquisitive accumulé par les paysans sous forme d’argent, en d’autres termes, pour obtenir, en échange des produits industriels, des produits alimentaires d’une valeur égale ou supérieure, on essaya en Hongrie de recourir au système primitif du troc en nature. On envoya dans les grandes agglomérations paysannes des trains remplis de produits industriels dont les paysans avaient un pressant besoin, — tels que sel, pétrole, faux, bêches, tissus, images, — afin de les troquer directement contre les produits des fermes, — saindoux, lard, œufs, etc. On avait l’intention de généraliser cette institution, et, au lieu des trains mobiles, d’établir des magasins sédentaires, dirigés par les offices économiques précédemment décrits, afin de réaliser l’échange des produits alimentaires contre des articles industriels.
Les premières tentatives eurent un double résultat. Ce furent, précisément, les ouvriers agricoles et les paysans pauvres, en lesquels le régime soviétique aurait dû, dans les campagnes, trouver un appui, qui furent mécontentés par le système du troc. Car ils auraient eu de l’argent pour payer les produits offerts, mais ils n’avaient pas d’excédent de subsistances à échanger. Seuls, les paysans riches purent donc acquérir les produits à troquer. Par suite, les prolétaires et les paysans pauvres se demandèrent avec indignation ce qu’il y avait de changé, à proprement parler, puisque, sous la dictature du prolétariat les paysans riches étaient également privilégiés. La difficulté eût été résolue si l’on avait cédé ces produits aux prolétaires et aux paysans pauvres moyennant paiement en espèces. Cependant, — et c’est là le nœud du problème, — l’Etat ne disposait pas d’une quantité suffisante de produits pour résoudre la question de cette manière, quelque impossible qu’il semblât d’acheter au paysan sa récolte de céréales par la voie du troc en nature. On songea à acheter aux paysans leur récolte au moyen de bons du trésor, assurant un droit de priorité pour l’acquisition des articles constituant un monopole d’Etat. Cela aurait éliminé la puissance acquisitive de l’ancien papier-monnaie détenu par les paysans. L’effondrement du régime prolétarien ne permit plus la réalisation de ce projet.
Un second fait intéressant, c’est que souvent les paysans riches trouvaient trop chères les marchandises offertes en troc, et n’en faisaient pas l’acquisition. Pour comprendre cela, nous devons nous rappeler la situation tout à fait particulière de la Hongrie. Un petit pays, limitrophe, sur une vaste étendue, de pays dans lesquels le papier-monnaie entassé en Hongrie a également cours légal. Les paysans se procurent à l’étranger, pour de l’argent comptant et par la voie de la contrebande, ce dont ils ont besoin. Par conséquent ils ne se laissèrent pas imposer des prix supérieurs aux cours des marchés extérieurs.
L’échec de cette tentative, faite en Hongrie, est imputable à des circonstances toutes spéciales. Dans les grands pays, où la contrebande est relativement difficile à pratiquer sur une vaste échelle et dont la devise monétaire se trouve rapidement dépréciée à l’étranger après l’établissement de la dictature, circonstance qui rend plus onéreuse et plus malaisée l’importation de marchandises étrangères, il paraît possible, grâce à un vigoureux monopole de l’Etat sur les produits industriels nécessaires aux paysans, — sel, pétrole, fer, machines et instruments agricoles, tissus, — et grâce à l’élévation du prix de ces articles monopolisés, d'obliger les paysans à livrer une quantité de vivres suffisante pour nourrir la population urbaine. Mais il faut considérer que cela n’est possible que si la production industrielle nationalisée est déjà en bonne voie, c’est-à-dire si l’on dispose d’une quantité suffisante de produits industriels pour les échanger contre des produits alimentaires, ce qui, au début, ne saurait être nullement le cas; et, naturellement, il faut que les conditions de ce troc ne soient pas trop désavantageuses pour le paysan ! Nous devons insister sur ce point : il n’y a pas de catégorie de gens, qui puisse plus facilement que le paysan s’abstenir de consommer des produits provenant d’entreprises étrangères. S’il trouve le pétrole trop cher, il revient à la petite lampe à huile ou à suif. Si les tissus lui sont offerts à un prix trop élevé, il file et tisse lui-même ses vêtements. Si les machines lui semblent trop chères, il sème à la main, bat le grain au fléau, travaille le sol avec la bêche. Possédant le plus important des moyens de production, qui est le sol, il est, dans une certaine mesure, au-dessus de toutes les contraintes économiques, car il revient alors à la forme primitive de l’exploitation ancienne et il se passe de tout achat de produits urbains.
LE ROLE DU POUVOIR POLITIQUE
Nous avons jusqu’à présent supposé que les paysans, dans leurs rapports avec le régime prolétarien, se laissent uniquement mener par des motifs économiques. Or, il n’en est pas ainsi : les riches paysans, pénétrés de la conscience de classe, refusent, pour des motifs politiques, de fournir des produits alimentaires aux villes prolétariennes. Ils entraînent également dans ce mouvement de boycottage, — tant que l’esprit de la lutte des classes n’a pas gagné les villages eux-mêmes, — les paysans d’une position moyenne et jusqu’à une partie du prolétariat rural. Il faut donc, comme nous l’avons déjà indiqué, isoler moralement et politiquement, par un travail de propagande et d’éducation et par des institutions appropriées, les prolétaires ruraux et les paysans pauvres de la classe des paysans riches, et créer dans chaque village une organisation capable de soutenir la dictature du prolétariat et d’assurer le ravitaillement. En tout cas, cela demande beaucoup de temps. Beaucoup plus de temps qu’il n’est possible d’attendre au prolétariat affamé des villes. Il faut donc, par des mesures politiques, contraindre les paysans à livrer leurs produits. Reste à voir de quelle façon cela peut avoir lieu.
a) Le procédé le plus familier au paysan, le plus acceptable au point de vue psychologique, parce que ce fut de tout temps la forme habituelle de l’intervention de l’Etat dans la répartition des revenus, — c’est l’impôt. En Hongrie, nous avons commis la faute d’aller jusqu’à exempter le paysan des faibles impôts fonciers existant jusqu’alors. Ce ne fut pas une faute financière, car dans le budget considérable du gouvernement des Soviets, les 20 à 30 millions d’impôt foncier qu’eussent acquittés les paysans d’après l’ancien système fiscal n’avaient aucune importance; mais ce fut une faute politique. Cette mesure manqua complètement son but, car, loin de gagner les paysans au régime, elle les fortifia dans leur résistance. Ils virent dans l’exemption fiscale un aveu de la faiblesse du gouvernement prolétarien, et y trouvèrent une incitation à ne pas observer des prescriptions ultérieures. Plus efficace semble la politique opposée, à savoir : donner immédiatement une forte activité à la machine fiscale, établir un impôt élevé, mais juste, sur le capital foncier, impôt devant être acquitté en nature. Lorsque le pouvoir prolétarien a assez de force et de prestige, il est possible, de cette façon, d’obtenir du paysan d’importantes quantités de denrées, sans compensation économique.
b) La deuxième phase, plus développée, de la mise en œuvre de l’autorité gouvernementale, est la réquisition des produits alimentaires, telle qu’elle a été exercée par les gouvernements capitalistes. Cette réquisition peut avoir lieu moyennant paiement soit en argent soit en billets jouissant d’un droit de priorité pour l’acquisition des produits industriels ; ou même encore sans indemnité, ainsi que ce fut souvent le cas dans la Russie bolcheviste. Bien que ce dernier procédé soit pour l’Etat prolétarien le moins onéreux et celui que beaucoup de communistes considèrent comme le meilleur, nous pensons qu’il faut, autant que possible, l’éviter, et cela pour des raisons purement économiques. On ne peut, à proprement parler, réquisitionner sans indemnité que la récolte d’une seule année ; car, l’année suivante, le paysan ainsi traité, d’une part réduira la production et substituera à la culture de céréales faciles à saisir d’autres plantes mûrissant à des époques différentes. Et, d’autre part, il cachera la récolte, l’enterrera, la donnera à manger au bétail, etc. Une expédition de groupes armés d’ouvriers de l'industrie sortant de la ville pour aller réquisitionner de force dans les villages des aliments pourra bien être un bon moyen de se renseigner à ce sujet ; mais cela ne saurait assurer d’une manière durable le ravitaillement des villes. En Russie, comme nous l’avons déjà dit, on essaya d’introduire dans les villages la lutte de classe, en constituant des « comités », formés par des prolétaires et des paysans pauvres, et chargés de contrôler à titre permanent la récolte et les fournitures rurales. Nous ignorons quels ont été les résultats de cette institution. En Hongrie, les Soviets politiques locaux furent chargés, en dernière instance, d’assurer aux organisations du monopole communiste la récolte des paysans. Nous ne savons pas ce que cela aurait donné. Mais, comme en beaucoup d’endroits, dans les Soviets ruraux, c’étaient les paysans riches qui avaient, en fait, la direction, et comme les Soviets de comitat montraient une forte tendance au particularisme et songeaient, en premier lieu, à bien ravitailler la population de leur propre territoire, ce système aurait, certainement, rencontré encore de grandes difficultés.
c) Si la classe des paysans riches oppose à la livraison des vivres une opiniâtre résistance, soit politique, soit armée, il semble, — pour les raisons précédentes, — que le mieux est, non pas de réquisitionner de force la récolte, ce qui ne peut donner de bons résultats qu’une seule fois, mais d’exproprier les terres mêmes des riches paysans. La résistance ouverte a beau être brisée, si la terre continue de rester en possession des riches paysans, c’est le sabotage de la production elle-même qui commence ; et, la seconde année, la réquisition ne trouvera plus rien devant elle. La production même doit donc être confiée à d’autres mains. Il s’agit de savoir lesquelles.
En Hongrie, nous n’avons pas atteint ce stade de l’évolution, et nous n’avons donc pas sur ce point d’expérience pratique. En Russie, l’évolution suivante semble se produire : les comités de prolétaires ruraux reçoivent les terres expropriées sous forme d’exploitations communistes. C’est là un rajeunissement, sur la base de la politique prolétarienne, de la vieille forme de la propriété collective, le Mir. Mais il reste encore à se demander si le transfert des propriétés des riches paysans à un ou plusieurs syndicats est par lui seul une garantie qu’au moins les excédents de denrées seront à la disposition du ravitaillement du prolétariat urbain. Car il peut fort bien se faire que, faute de compensations économiques suffisantes, les syndicats des prolétaires ruraux opposent à la livraison des denrées la même résistance que précédemment les riches paysans.
3. Nous arrivons de la sorte à la troisième phase du problème : la constitution d’une commune conscience de classe, le développement de la solidarité entre le prolétariat des villes et celui des champs. Car manifestement il ne suffit pas du tout d’introduire dans la population rurale la lutte de classe au sens négatif, c’est-à-dire de dresser les prolétaires ruraux contre les riches paysans et de les aider, avec les forces de l’Etat, à exproprier les paysans riches. Il faut aussi éveiller en eux cette claire notion qu’ils ne peuvent être affranchis du joug des gros propriétaires fonciers et des riches paysans qu’avec l’aide du prolétariat urbain, cette avant-garde de la Révolution, mais qu’en revanche l’approvisionnement de la ville en denrées constitue une condition préalable et indispensable de la consolidation des conquêtes de la Révolution. La conscience de la solidarité de classe doit être assez développée pour que les prolétaires ruraux s’imposent eux-mêmes volontairement certaines privations, de manière à assurer l’approvisionnement du prolétariat urbain en objets de première nécessité. C’est là un problème d’éducation aussi important que le fut l’élaboration de la conscience de classe au sein du prolétariat de l’industrie ; seulement, ce problème doit être résolu dans un délai minimum, si l’on ne veut pas que s’effondre la dictature du prolétariat. Ce qui a exigé là-bas de longues dizaines d’années doit ici s’opérer en quelques années.
Il est vrai que le prolétariat de l’industrie, devenu désormais la classe dirigeante de l’Etat, a à sa disposition des moyens de propagande et d’éducation tout autres que ceux qu’il avait à l’époque où cette besogne se tournait contre la classe des agrariens et des agriculteurs maîtres de l’Etat. Le monopole de la presse, de la propagande par la plume et par la parole, de même que la possibilité de placer dans chaque village au moins un ouvrier de l’industrie, imbu de l’esprit de classe, afin d’y diriger, d’y éclairer, d’y organiser et d’y éveiller à la solidarité de classe les prolétaires ruraux, de même encore que l’école, se trouvant au service du régime prolétarien : tout cela permet de transformer rapidement l’idéologie de la population rurale et ainsi d’assurer définitivement le ravitaillement du prolétariat urbain, — pourvu que le prolétariat industriel possède assez de forces pour résoudre ce problème difficile. A cet égard il se rencontrera des « différences nationales » intéressantes. Dans les pays de l’Est de l’Europe, il y a relativement peu d’ouvriers industriels, et le prolétariat rural ne possède qu'une faible conscience de classe. Mais il en est de même pour les riches paysans. Dans les pays occidentaux, c’est le prolétariat industriel qui prédomine : les travailleurs des champs, par suite de leurs rapports fréquents avec le prolétariat industriel, rapports provenant de la diffusion des exploitations et des centres industriels dans tout le pays, sont déjà préparés à la lutte de classe et à la solidarité ouvrière. En revanche la classe des propriétaires fonciers est beaucoup plus consciente de sa situation de classe, beaucoup mieux préparée à la lutte et beaucoup plus active. L’histoire montrera lequel de ces deux états de choses est le plus favorable au prolétariat.
Enfin, pour éviter des malentendus, nous répétons que cette distinction des moyens économiques, des moyens politiques et des moyens d’action idéologiques n’est que théorique. Dans la pratique, ces méthodes sont parallèles et simultanées, et leur action se renforce mutuellement. Si la production industrielle de l’Etat prolétarien marche bien, si l’Etat peut fournir au paysan les objets industriels dont celui-ci a besoin, l’Etat jouit auprès des paysans d’un grand prestige politique. D’autre part, plus grand est le prestige politique de l’Etat prolétarien, plus la solution des problèmes économiques est facile. Plus la propagande a pénétré profondément dans les villages, plus les adeptes convaincus du communisme sont nombreux, plus l’Etat prolétarien se trouve fort. Inversement : plus l’autorité de l’Etat est grande, plus la propagande a du succès. Entre ces divers facteurs il y a réciprocité d’action, et non pas causalité unilatérale.
Dans les pays qui, par suite de la densité de la population, doivent, sous le régime capitaliste, importer constamment des denrées, le problème de la mainmise sur la production intérieure se complique de la question des produits à importer. La situation en devient encore plus difficile. Dans les débuts de la période révolutionnaire, tant que les Etats capitalistes gardent le dessus, les nouveaux Etats prolétariens sont boycottés, sont exclus du commerce international. La pénurie d’aliments deviendrait très grave, si l’on ne réussissait pas à nouer des relations commerciales avec d’autres Etats prolétariens. C’est la raison pour laquelle les Etats se suffisant à eux-mêmes au point de vue alimentaire, comme la Russie, la Hongrie et la Bavière, ont été les premiers à faire l’expérience de la dictature du prolétariat, la raison pour laquelle le bolchevisme fait des progrès plus rapides dans les pays dont la récolte est suffisante pour subvenir à l’alimentation nationale que dans les pays qui doivent recourir à une importation de denrées. Mais plus la Révolution gagne du terrain, plus il y a d’Etats où s’implante le régime du prolétariat, plus la Révolution et le nouveau système économique ont de solidité dans les pays qui constituent l’avant-garde de la Révolution, et plus le manque de denrées peut être facilement surmonté dans les pays où règne la dictature et qui en sont réduits à recourir à une importation d’aliments.