1920

Source : La Dictature du prolétariat (Problèmes économiques) –Traduction française d’Alzir Hella et O. Bournac, Librairie de l’Humanité, Bibliothèque communiste, 1922. – 1ère édition [en allemand] 1920.

J. Varga

La Dictature du Prolétariat

Ch. II. Le problème de l’accroissement de la production

Accroissement de la production ! Tel est le leit-motiv qui actuellement revient dans tous les discours des hommes d’Etat de tous les pays où domine la bourgeoisie. Nous-mêmes, nous sommes déjà arrivés à cette conclusion que l’élévation effective du niveau de l’existence que réclame le prolétariat n’est possible que par un accroissement rapide et général de la production. Nous avons démontré que cet accroissement est impossible sous le régime capitaliste ébranlé par la guerre. Mais, qui plus est, il est impossible au capitalisme pris comme tel de réaliser le maximum de rendement. Pour le prouver, nous allons examiner d’abord quelles sont les conditions générales du problème du rendement ; c’est-à-dire que nous allons étudier les facteurs de rendement du travail qui interviennent dans l’élaboration de la richesse matérielle, des valeurs utiles, — ce qu’il faut radicalement distinguer du « rapport » du capital employé dans le processus de production. Ce « rapport », au sens capitaliste, est une entrave à l’accroissement de la production, une entrave au maximum de rendement en valeurs utiles.

Le rendement du travail d’un peuple dépend en première ligne des conditions naturelles, des « réalités fondamentales séculaires », comme dit Karl Renner dans son livre sur les Bases et Objectifs de la Monarchie austro-hongroise. Comme ces facteurs ne se modifient que très lentement, nous pouvons les considérer comme constants et, par conséquent, les laisser en dehors de notre étude.

Quant aux facteurs variables, les voici :

1° La rationalité du travail ;

2° La productivité du travail ;

3° L’intensité du travail ;

4° La relation qui existe entre le nombre d’individus productifs et d’individus non-productifs qu’il y a dans un peuple.

1° Par rationalité du travail, j’entends les différences de rendement du travail qui proviennent des qualités intellectuelles des travailleurs, aussi bien dirigeants qu’exécutants. Tous les autres facteurs étant égaux, le rendement du travail dépend de facteurs psychiques : de la culture générale, de la formation professionnelle, de la façon rationnelle de travailler qu’ont les personnes participant au processus de travail. Nous ne citerons que deux exemples. En Chine, des fabricants anglais ont installé des tissages avec les mêmes métiers mécaniques que dans le Lancashire. Mais il apparut vite que, malgré la longueur de la journée de travail et le tarif infime des salaires, ces tissages non seulement n’étaient pas productifs au sens que nous l’entendons, mais encore n’étaient pas même rémunérateurs au sens capitaliste. Tandis que le tisseur anglais peut conduire à vitesse entière quatre métiers à laine et même, exceptionnellement, jusqu’à six, il faut deux ouvriers chinois pour un seul métier et, mieux, ce métier ne marche qu’à vitesse ralentie; et cependant en Chine, les métiers à tisser restent relativement plus longtemps inactifs dans une journée ou fonctionnent plus longtemps à vide qu’en Angleterre. Des expériences semblables ont été faites au Japon.

Encore plus significative est la constatation suivante : en prenant pour base l’Annuaire de la Statistique agricole internationale, année 1915, j’ai cherché quelles étaient les causes de la différence de rendement de la culture des céréales dans les pays européens. A cet effet, j’ai comparé l’ensemble des produits moyens par hectare des quatre principales sortes de céréales : blé, seigle, orge et avoine, pendant les années 1905 à 1914, et j’ai classé les pays d’après ce rendement. Il apparaît alors que ce classement n’a aucune relation avec la grandeur moyenne des entreprises agricoles, ni avec les tarifs douaniers, ni avec les prix de vente des céréales, ni avec les différences de climat. Par contre, ce classement accuse un parallélisme indéniable avec la culture générale du pays, avec le degré de connaissance de la lecture et de l’écriture dans les divers pays. Moins il y a d’analphabètes, plus grand est le produit du travail agricole. La culture intellectuelle des travailleurs est donc d’une importance considérable pour le rendement du travail.

2° Par productivité du travail, j’entends les différences de rendement du travail qui proviennent de la diversité des moyens de production employés. Toutes les autres circonstances étant égales, le rendement du travail dépend de la nature des moyens de production utilisés par les travailleurs. La nature des moyens de production détermine aussi le degré plus ou moins grand de coopération. Ces choses-là sont suffisamment connues pour que des exemples particuliers soient inutiles. Un ensemble d’ouvriers réunis dans une usine de tissage ou dans une fabrique de chaussures organisées à la moderne produisent beaucoup plus et souvent même mille fois plus que s’ils travaillaient avec des outils à main. Plus grand est le capital fixe, l’appareil de production d’un pays, par rapport au chiffre des habitants, plus grands sont, ceteris paribus, la productivité et le rendement du travail.

3° Par intensité du travail j’entends les différences de rendement du travail qui proviennent de la diversité qu’il y a dans le nombre et l’effet utile des mouvements productifs que l’ouvrier accomplit par unité de temps dans une assez longue période de travail prise comme moyenne.

Toutes les autres circonstances étant égales, le rendement du travail dépend de la façon dont l’ouvrier sait utiliser les moyens de production. « L’intensité du travail ou sa grandeur intensive, dit Marx, signifie qu’une certaine quantité de travail est produite dans un temps donné ». Mais l’intensité du travail a aussi un côté qualitatif : si pendant le travail il n’y a pas de gaspillage de matières ni de détérioration des outils, et si la qualité du travail produit répond plus ou moins bien à l’objet en vue, tout cela, dans la mesure où le travailleur est en cause, rentre dans la notion de l’intensité du travail.

L’intensité dépend donc, en partie : de la volonté des travailleurs et, en partie aussi, leur volonté consciente mise de côté, de leur nourriture, de leurs conditions d’habitation, de leur aptitude individuelle au genre de travail qu’ils accomplissent, ainsi que d’autres facteurs purement psychologiques. L’opinion mécaniste, qui règne aussi chez Marx, suivant laquelle le rendement du travail dépendrait uniquement de la nature des moyens de production employés, « la machine ayant l’ouvrier à son service » et par conséquent l’ouvrier étant obligé de faire impérieusement accorder l’intensité de son travail avec la marche de la machine, — a dû s’effacer devant la précision des enquêtes nouvelles.

4° Un peuple étant considéré comme une unité productive, le produit global de son travail à rationalité, productivité et intensité de travail données, dépendra de la proportion des travailleurs productifs existant en regard des individus qui ne font que consommer.

Dès lors il est facile de voir que dans la société capitaliste, le meilleur rendement du travail ne peut être réalisé. Nous allons examiner en particulier chacun des divers facteurs du rendement. Mais tout d’abord nous allons indiquer le principal obstacle au rendement maximum : c’est la barrière que le profit impose au système capitaliste de travail. Sous le régime capitaliste tous les moyens de production, même le sol, qui n’est pas un produit du travail humain, constituant une propriété privée, ils ne sont utilisés pour la production que s’il peut en résulter un certain profit. Et voici la conséquence :

Comme le plus haut rendement du travail (la production de la plus grande quantité possible de valeurs utiles) ne coïncide pas avec le meilleur « rapport » de l’entreprise, — dans l’agriculture capitaliste ce n’est jamais le cas, et cela n’arrive qu’accidentellement dans l’industrie capitaliste, — mais qu’au contraire dans le système capitaliste de production c’est le « rapport » pécuniaire seul qui est pris en considération, il est inévitable qu’il y ait des moyens de production inutilisés, et des ouvriers sans travail, restant improductifs faute d’avoir des moyens de production. Dans les pays d'Europe les mieux cultivés, il y a encore de grandes superficies de terrain inculte qui pourraient être rendues fécondes par un travail approprié, de même qu’il y a des forces hydrauliques sans emploi et des richesses minières inexploitées. La barrière qu’est le profit en empêche l’utilisation. Dans l’agriculture capitaliste le produit est toujours inférieur au maximum, car, par suite de la diminution de la fécondité du sol, le « rapport » du capital qui y serait affecté en supplément diminue aussi, et l’investissement de nouveaux capitaux, c’est-à-dire l’accroissement correspondant du produit de la terre en nature, vient à cesser au moment où le capital nouvellement investi ne donne plus le taux moyen de l’intérêt. Ce sont là les réalités fondamentales du système d’exploitation capitaliste qui, tant que dure le capitalisme, ne peuvent être modifiées par aucune mesure de politique économique.

La rationalité du travail dans le capitalisme est nécessairement très faible. Le degré le plus primitif de la culture intellectuelle : savoir lire et écrire, n’est pas encore atteint, en Europe, par des millions d’ouvriers. L’esprit conservateur artificiellement entretenu dans les masses ouvrières, parce qu’il est indispensable au maintien de la domination de la classe bourgeoise, s’oppose au développement de la rationalité du travail. 80 % du sol appartiennent à des paysans incultes et d’esprit conservateur, effrayés par toute innovation rationnelle et sectateurs opiniâtres de la routine. Pour des milliers de paysans maîtres d’un coin de terre, l’intérêt pécuniaire n’est même pas capable de les déterminer à agir, comme c’est le cas chez les capitalistes. Ils produisent tout juste ce qu’il faut pour suffire à un standard de vie qui ne s’élève que lentement. Et c’est de pareils dirigeants de la production que dépend, actuellement encore, l’alimentation des peuples !

L’esprit conservateur, le défaut de méthode se fait aussi fortement sentir dans l’industrie. On s’en tient durant des dizaines d’années aux vieux canons industriels, alors que, par suite des perfectionnements de la technique, ils sont devenus désavantageux. Tant qu’il leur demeure un certain profit, les capitalistes, eux aussi, sont assez enclins à ne pas sortir d’un mode de production routinier et irrationnel.

Dans le système de production capitaliste, la productivité du travail reste fort au-dessous du maximum théoriquement possible. Avant tout, c’est la barrière-profit qui est ici responsable. Il est vrai que le perfectionnement des moyens de production, l’augmentation du capital global affecté à cette production, ainsi que celle du capital fixe, sont une tendance immanente du capitalisme basé sur la libre concurrence. Mais le montant des augmentations du capital productif dépend de la somme des disponibilités privées. D’autre part, en ce qui concerne la mise en pratique de toutes les découvertes nouvelles de la technique, ce n’est pas la possibilité d’un plus grand rendement ou l’économie de la fatigue ouvrière en résultant qui décide, mais uniquement le point de vue du rapport financier. Plus la classe ouvrière d’un pays est asservie et moins la classe capitaliste est disposée à accroître la productivité.

La productivité est faible parce que, en outre, de nombreux milliers d’ouvriers dans de petits ateliers travaillent avec des outils primitifs. Le travail personnel du « patron » exploitant lui-même avec sa famille et un ou deux ouvriers qui reçoivent un salaire inférieur à la valeur de leur capacité productive, permet à ces petites entreprises d’un autre âge de végéter tant bien que mal, pour le plus grand, dommage du rendement du travail global.

Dans la phase actuelle du « capitalisme organisé », la libre concurrence a disparu de la plupart des branches de la grande industrie. Les cartels et les trusts ont pris sa place. Tandis que les trusts américains, sacrifiant les entreprises mal installées ou occupant une position défavorable, élèvent le rendement du travail en même temps que le rapport financier, les cartels, dont l’organisation est plus lâche, poursuivent une politique inverse. Toutes les entreprises existantes continuent d’être exploitées et le prix de vente, à la faveur d’un protectionnisme douanier, est maintenu assez haut pour que l’entreprise la plus mauvaise et produisant au coût maximum puisse encore travailler avec bénéfice. De cette façon les entreprises arriérées, qu’une libre concurrence éliminerait tout de suite, sont artificiellement préservées. De nombreux cartels empêchent même positivement la création d’entreprises modernes. Dans le cartel conclu entre les fonderies et consortiums métallurgiques de Hongrie et d’Autriche, il y avait une clause interdisait de livrer n’importe quelle matière première à des entreprises métallurgiques nouvelles, venant à se constituer en dehors du cartel. La création d’entreprises neuves et modernes fut ainsi rendue impossible.

Enfin le rendement du travail est entravé par l’anarchie multiple qui règne dans la production. Anarchie, en ce sens que les marchandises les plus hétérogènes sont produites dans un seul et unique but, selon l’humeur du client ou la fantaisie du fabricant. Il est vrai que le capitalisme organisé s’efforce de remédier à l’anarchie de la production par l’introduction de types uniformes, par la normalisation de divers éléments (par exemple dans l’industrie des machines), et par une spécialisation très développée des diverses entreprises; mais cet effort est contrebalancé par les intérêts contradictoires des diverses firmes existantes.

Cette anarchie qui caractérise l’ensemble du régime capitaliste a pour conséquence les crises commerciales à retour périodique. C’est qu’il n’y a pas dans le capitalisme d’agent régulateur qui ordonne la production d’après l’urgence des besoins. Chaque capitaliste produit les marchandises qu’il espère pouvoir écouler avec le plus haut profit. Le prix de vente escompté est le seul régulateur de la production. Or, périodiquement, la production de nombreuses marchandises dépasse les possibilités pécuniaires de la consommation; de grandes quantités de marchandises deviennent invendables et sont ainsi entièrement perdues ou du moins doivent être cédées à des prix inférieurs à leur valeur ; la production s’arrête et les ouvriers sont jetés sur le pavé. Moyens de production et ouvriers, séparés les uns des autres, restent inactifs. Le rendement du travail est d’un seul coup réduit à une simple fraction. L’organisation progressive du capital a modifié le caractère des crises et en a rejeté tout le poids sur la classe ouvrière. A l’époque du « libre capitalisme » au contraire, le marché était purgé des marchandises en excès, et conséquemment invendables, par le fait que le prix global en était abaissé à la somme qui eût correspondu à leur valeur si la production n’eût pas dépassé la « quantité socialement nécessaire ». Il y avait alors de grandes chutes de prix, de grandes pertes, des krachs et des liquidations en masse. La balance s’établissait surtout aux frais des capitalistes. Le chômage ne durait que relativement peu.

A l’époque du capitalisme financier des cartels et des trusts, la surproduction, grâce à une meilleure connaissance du marché mondial, ne peut atteindre d’aussi grandes proportions que dans le capitalisme libre. S’il y a surproduction, l’excédent n’est pas sacrifié par l’abaissement des prix. Les cartels maintiennent les prix de vente, mais réduisent la production ou l’arrêtent complètement. Le krach absolu est évité, la liquidation est rare et de peu d’importance. La classe capitaliste ne souffre que d’un manque à gagner. Par contre, un vaste chômage, et de longue durée, pèse sur la classe ouvrière, bien que les prix restent élevés. Telle est la forme nouvelle, la forme « rampante » de la crise, mais elle est plus nuisible au rendement général du travail que les crises aiguës, à courte durée, du libre capitalisme.

Le côté anarchique le moins remarqué du régime capitaliste, quoique ce soit lui qui ait les conséquences les plus funestes pour le rendement du travail, c’est celui qui se manifeste dans le choix des professions et des catégories de travail. Sous le régime capitaliste le choix des professions est déterminé en première ligne par la classe sociale des parents. Les fils des classes dirigeantes sont mis à faire leurs études ; ils sont, bon gré mal gré, soumis à la férule du lycée. Un fils de pauvre, y eût-il en lui le génie d’un Newton ou d’un Leibnitz, ne peut atteindre les hautes classes du collège, encore moins l’Université. Il faut qu’il entre en apprentissage, aux champs ou à l’usine. Les intellectuels, les techniciens, inventeurs et organisateurs, se recrutent tout au plus parmi 10 unités sur 100 de la génération qui monte. Les talents cachés parmi les 90 autres sont étouffés, et ils doivent, leur vie durant, accomplir un travail dont, le rendement n’est qu’une faible part de ce qu’ils pourraient faire.

Mais même dans les limites qui restent ouvertes à la population ouvrière, il n’y a pas de méthode dans le choix des métiers. C’est le hasard qui décide si le fils du prolétaire deviendra ouvrier agricole, menuisier, tourneur sur métaux ou autre chose. Ses aptitudes physiques et intellectuelles ne sont pas prises en considération. Ainsi arrive-t-il que beaucoup de gens, qui dans un autre métier eussent été capables, dépérissent misérablement pour avoir mal choisi leur métier. Mais même au sein d’une profession il y a des travaux qu'un ouvrier peut faire facilement et convenablement, tandis qu’un autre ouvrier de formation pareille s’en montre incapable. C’est le mérite de l’école Taylor, ou, comme on l’appelle, du « Scientific Management », d’avoir entrepris à ce sujet des enquêtes positives. Il y a des ouvriers qui sont incapables d’un travail nécessitant une attention continue et monotone, alors qu’ils sont excellents dans les travaux qui réclament une accommodation rapide à une situation venant souvent à changer. Il y a des travaux qui demandent un travail musculaire uniforme et continu, et des travaux dans lesquels alternent des moments d’effort et d’oisiveté.

Il serait trop long d’énumérer les divers genres de travaux et les types intellectuels et physiques de la personne humaine qui s’accordent le mieux avec ces travaux. Nous voulons simplement établir que l’anarchie qui règne dans le choix des métiers et dans la répartition de la besogne à accomplir fait le plus grand tort au rendement global du travail.

Dans le capitalisme, l’intensité du travail reste, en dépit du contrôle intérieur qu’il y a dans la grande industrie métallurgique, bien au-dessous du possible. Ce qui manque, avant tout, c’est l’intérêt relatif au processus du travail lui-même :

« Le train-train déprimant d’une pénible besogne sans fin, dans laquelle la même opération mécanique se répète sans cesse, ressemble au travail d’un Sisyphe : le poids de ce travail retombe toujours, comme le bloc de pierre, sur l’ouvrier recru de lassitude. Tandis que le travail à la machine affecte au plus haut point le système nerveux, il entrave le jeu multiple des muscles, et confisque toute activité libre du corps et de l’esprit. Même la simplification du travail devient une cause de torture, étant donné que la machine n’affranchit pas l’ouvrier du travail, mais simplement enlève au travail son intérêt. »

C’est en ces termes qu’Engels caractérise, dans son livre sur La Situation de la Classe ouvrière en Angleterre, le travail industriel moderne. L’intérêt du travail, la joie que donne un ouvrage, n’existe déjà plus pour l’ouvrier du fait de la division du travail. Machinalement adonné à une besogne fragmentaire, souvent il ne sait même pas à quoi servira le produit de son travail. Payé à l’heure, il n’a aucun intérêt dans le résultat. Son travail intensif ne ferait qu’accroître le profit des capitalistes. Il n’a non plus aucun intérêt à économiser les matières premières ou autres, ni à ménager les instruments de travail. L’ouvrier « trime » sous la pression extérieure exercée par les surveillants. Seule la crainte d’être renvoyé, si sa production était inférieure à la moyenne, assure un certain niveau dans le rendement du travail. Le salaire à façon ou salaire aux pièces ne change pas essentiellement les choses. Les capitalistes diminuent le paiement de l’unité dès que le gain des ouvriers dans une semaine dépasse une limite que le capitaliste regarde comme un maximum. Mais les ouvriers le savent bien, et ils vont au-devant de cette réduction du prix forfaitaire de l’unité : ils décident eux-mêmes qu’aucun ouvrier ne doit produire dans sa semaine plus d’unités qu’il n’en faut pour arriver au salaire hebdomadaire qu’on sait par expérience être toléré par les capitalistes. Donc, malgré le salaire aux pièces, limitation systématique de l’intensité du travail et, par conséquent, du rendement de ce travail ! Seul, le système Taylor, dernier mot du capitalisme américain, porté à son maximum de développement, a essayé d’établir un système d’intensification du travail lui assurant un très haut degré de rendement, mais cela au prix d’une exploitation de la capacité de travail de l’être humain allant jusqu’à l’extrême, et à laquelle à la longue la santé d’aucun individu ne saurait résister. Le champ d’application des méthodes scientifiques d’organisation des entreprises est provisoirement si réduit que rien n’est changé à notre opinion générale sur la faible intensité et le faible rendement du travail capitaliste. Comme dit Marx : « Le temps de travail socialement nécessaire pour créer n’importe quelle valeur utile, dans les conditions de production qui sont à l’heure présente socialement normales et avec le degré d’habileté et d’intensité de travail qui est la moyenne sociale », est beaucoup plus grand que ce ne serait le cas si les conditions sociales étaient différentes.

Dans le capitalisme, la proportion des membres productifs et improductifs de la Société est nécessairement désavantageuse. Par suite de la grande pauvreté et de la grande ignorance de vastes couches sociales, la mortalité infantile est énorme. Comme les enfants des pauvres doivent de très bonne heure accomplir un travail pénible, les ouvriers meurent jeunes, ou bien ils deviennent prématurément incapables de travailler. Un peuple, pris dans son ensemble, compte, sous le régime capitaliste, beaucoup moins d’individus en âge et en état physique de travailler que ce ne serait le cas dans une économie humaine rationnelle. Parmi ceux qui sont en âge de travailler et qui possèdent une force physique suffisante pour produire, il y en a beaucoup qui ne font rien, parce qu’ils peuvent vivre sans travailler. Propriétaires terriens, propriétaires d’immeubles urbains, rentiers de toute sorte passent leur vie à consommer la plus-value de la richesse, sans se livrer eux-mêmes à aucun travail. A cette catégorie de gens appartiennent toutes les femmes des classes possédantes qui, par principe, ne doivent accomplir aucun travail productif. Tandis que 60 % de l’ensemble de la population mâle en Europe sont occupés à travailler, ce chiffre tombe, pour les femmes, à 25 %. (Philipovits : Grundriss, I, 83).

Mais, même parmi ces « travailleurs », il y en a des millions sous le régime capitaliste qui font un travail inutile et improductif. Ce sont tous ceux dont le revenu est constitué par les faux frais du capitalisme, notamment tous les organes servant â la surveillance de la propriété privée (gardes, policiers, juges, avocats, fonctionnaires administratifs, etc...), tout l’appareil du militarisme et les travailleurs qui fabriquent toute sorte de matériel militaire, tous les organes superflus de la circulation des marchandises (voyageurs et employés de commerce, employés de banque, etc...), en outre tous les domestiques et serviteurs attachés à la personne et ne s’adonnant à aucun travail productif. Une statistique détaillée des professions permettrait de savoir approximativement quelle est la quantité de « travailleurs » qui ne contribuent en rien au rendement du travail.

Nous voyons par là que le capitalisme comporte un énorme gaspillage de la capacité de travail de l’humanité. Les riches qui ne travaillent pas, les femmes des classes possédantes, le grand nombre de travailleurs improductifs, les malades chroniques et les invalides qui sont prématurément victimes du surmenage et de la sous-nutrition, les innombrables accidents du travail, le raccourcissement de la vie de la classe ouvrière, enfin les victimes des guerres impérialistes, tout cela fait que le capitalisme n’emploie, d’une manière réellement productive, qu’environ la moitié des forces de travail qu’un ordre social rationnel aurait à sa disposition dans un même peuple.


Nous allons maintenant considérer quels sont les divers facteurs de rendement du travail dans un Etat où les instruments de production sont non pas une propriété privée, mais bien collectif, où la production est méthodiquement réglée et le produit du travail réparti aux travailleurs d’après des règles fixes — exclusion faite de tout revenu qui ne serait pas basé sur le travail, et proportionnellement au travail de chacun. Il ne s’agit donc pas de ce qui se passe dans le communisme définitif, où chacun travaille selon ses forces et consomme selon ses besoins. Un système économique établi sur cette base ne pourrait subsister qu’après la disparition complète du type d’âme égoïstement cupide créé par les milliers d’années du vieux système de la propriété privée. Quand cette transformation dans la superstructure idéologique, dans la vie psychique des hommes, sera-t-elle accomplie, après que la base matérielle se sera modifiée et que le régime de la propriété aura été changé ? Nous ne voulons pas ici émettre d’hypothèses à ce sujet. L’histoire nous montre la tenace persistance de l’idéologie; celle-ci se maintient dans les esprits encore longtemps après le renversement de sa base matérielle. « La tradition de toutes les générations de morts pèse comme un cauchemar sur le cerveau des vivants », dit Marx. Nous étudierons donc quel est le rendement du travail pour le stade intermédiaire entre le capitalisme et le communisme, stade caractérisé politiquement par la dictature du prolétariat, mais économiquement par le fait que les instruments de production, bien qu’en grande partie déjà socialisés, sont maniés par une génération qui est encore asservie à la mentalité égoïstement cupide du capitalisme. Dans ce chapitre notre étude est purement théorique. Dans la suite, nous indiquerons, sine ira et studio, à raison des expériences faites en Russie et en Hongrie, toutes les difficultés qui se rencontrent dans la pratique.


La rationalité du travail augmente rapidement avec l’élévation intellectuelle des travailleurs. Or, tout régime prolétarien commence par l’interdiction radicale de l’alcool, se met à développer aussitôt l’instruction, l’enseignement élémentaire aussi bien pour les adultes que pour les enfants et les jeunes gens, transforme l’école actuelle, qui est purement théorique, en une école de travail, où le travail physique est enseigné simultanément avec les principes scientifiques, et remplace l’idéologie conservatrice, reposant sur le dogme de l’autorité, par une philosophie libre et rationnelle. Même les écrivains absolument ennemis du bolchevisme russe reconnaissent les grandes réalisations de sa politique d’éducation. Par là le niveau intellectuel des ouvriers est rapidement élevé et c’est là une base pour le développement de la rationalité et du rendement du travail, bien qu’au début la rationalité de la direction des entreprises soit défavorablement influencée par l'absentéisme ou le sabotage qui est le fait des meilleurs techniciens bourgeois. Mais, au pis aller, la diffusion rapide des connaissances techniques et technologiques parmi les ouvriers viendra limiter sous peu le monopole des ci-devant chefs techniques.

La productivité du travail peut théoriquement se mieux développer parce que la barrière-profit du capitalisme n’existe plus. L’introduction d’une innovation technique, la création de nouveaux centres d’exploitation ne sont plus liées à l’obligation de comporter au moins un bénéfice moyen. Il suffit que ces nouveautés augmentent le rendement du travail et couvrent leurs propres frais de production.

« Considérée exclusivement comme un moyen de rendre le produit meilleur marché, la limite d’emploi du machinisme est déterminée par le fait que la propre production de ce dernier coûte moins de travail que son emploi n’en remplace. Mais pour le capital, cette limite devient plus étroite. Comme il ne tient compte que de la valeur de la main-d’œuvre employée, l’usage des machines est limité pour lui par la différence qu’il y a entre la valeur de cette machine et la valeur de la main-d’œuvre qu’elle remplace... C’est pourquoi il y a aujourd’hui des machines inventées en Angleterre qui ne sont employées que dans l’Amérique du Nord, de même qu’aux XVIe et XVIIe siècles, l’Allemagne inventait des machines que la Hollande était seule à employer. » [1]

Mais, tandis que la réorganisation technique rencontre au début de grandes difficultés, on peut commencer aussitôt à perfectionner méthodiquement l’économie, en premier lieu par la concentration systématique de la production industrielle dans les entreprises les plus grandes, les mieux installées et situées aux meilleurs endroits.

Kautsky fait l’hypothèse suivante :

Dans l’industrie textile de l’Allemagne il y avait en 1907 environ 1 000 000 d’ouvriers. Sur ce nombre, 368 000 travaillaient dans des entreprises occupant plus de 200 ouvriers. Si l’on concentrait tous les ouvriers dans ces grandes fabriques, il faudrait, pour que les instruments de travail existants suffisent à tous les ouvriers, faire travailler ceux-ci en trois équipes. Pour éviter le travail de nuit, Kautsky admet des équipes ne travaillant que cinq heures. La production totale de ce même nombre d’ouvriers serait, — selon l’hypothèse de Kautsky — en dépit de la réduction à cinq heures de la durée du travail, deux fois plus grande que précédemment, dans les petites entreprises et avec dix heures de travail. Nous ne nous demanderons pas si les hypothèses de Kautsky ou bien les intéressants calculs de Ballod, dans son livre sur l’Etat futur, sont exacts. Nous savons aussi par expérience que la concentration de toute la production dans de grandes exploitations rencontrera de grandes difficultés pratiques. Mais il est certain qu'une organisation économique établie sur un plan d’ensemble et une concentration absolue ne sont possibles que grâce à une dictature du prolétariat.

De même on peut commencer tout de suite à remédier à l’anarchie de la production. Au lieu des types hétérogènes d’articles, on produit des articles normalisés et de type uniforme. Aucun intérêt privé ne fait plus obstacle à la spécialisation complète des entreprises. Les brevets et secrets de fabrication ne sont plus assujettis à des considérations de profit personnel au détriment du rendement général. Les crises s’atténuent, puisque, à tout prendre, la production n’est plus orientée arbitrairement vers une vente incertaine, mais au contraire, s’adapte aux besoins. Du fait même de la dictature, il est déjà impossible qu’il y ait des produits « invendables », puisque la répartition des revenus, telle qu’elle y est effectuée, assure l’existence d'acheteurs ayant les moyens de payer. Il n’y a plus de surproduction; seule, une sous-production peut être à craindre. L’anarchie dans le choix des professions et du travail cesse progressivement. La sélection des chefs, des intellectuels, s’opère sur l’ensemble de la nation, et non pas seulement dans la catégorie restreinte des fils de la bourgeoisie. Le choix d’une profession n’est plus l’effet du hasard : des spécialistes indiquent, d’après une base scientifique, quel est le métier et le genre de travail qui convient le mieux à chacun. Tous ces facteurs réunis favoriseraient à un haut degré le rendement du travail.

L’intensité du travail diminuera d’abord au début de la dictature, mais ensuite elle dépassera de beaucoup celle du capitalisme. A vrai dire, dans l’intérêt du rendement, la division du travail et la spécialisation les plus développées doivent subsister et, par conséquent, la monotonie du travail. Mais la réduction du temps de travail, l’aménagement hygiénique et esthétique des locaux de travail, la conscience de travailler pour la collectivité et par suite pour soi-même, et non plus de « trimer » pour des exploiteurs capitalistes, accroissent l’intensité du travail. L’autonomie des ouvriers dans l’usine, la connaissance, au moins générale, de l’ensemble du processus de la production, la faculté de varier son genre d’occupation qui résultera d’une formation plus étendue dans l’école de travail, adouciront la monotonie, mortelle à l’esprit, du processus de travail que comporte la grande industrie, où toute besogne n’est que fragmentaire. Nous ne cacherons pas que ces facteurs favorables à l’intensité du travail ne donneront leur plein effet qu’au bout de quelque temps. Au début de la période de transition, tant que persistera l’idéologie égoïstico-cupide, le maintien d'u système de salaire aux pièces et une application du système Taylor adaptée aux circonstances restent une nécessité absolue.

D’une importance extrême est l’accroissement de la proportion des travailleurs productifs. L’expropriation des Sources de revenus autres que le travail oblige à congédier tout de suite la domesticité qui n’est qu’un luxe, oblige les anciens rentiers au travail.

L’obligation du travail systématiquement appliquée fera le reste. L’organisation de l’économie diminue le nombre des travailleurs improductifs; les faux frais du système économique capitaliste disparaissent. Après la victoire des guerres révolutionnaires et libératrices, toute la masse d’hommes immobilisés par le militarisme devient disponible pour des travaux productifs. La transformation du commerce en une organisation nationale de distribution des articles et la centralisation de la banque libèrent également de grandes quantités de personnel. Ce n’est là provisoirement — il faut le reconnaître — qu’une main-d’œuvre virtuelle : une des tâches les plus difficiles de la dictature, c’est, précisément, de réaliser le principe et l’organisation du travail obligatoire, afin de transformer tout individu valide en un travailleur productif.

Théoriquement, il est indéniable que le régime de production communiste est bien supérieur à l’anarchie capitaliste. Nous examinerons par la suite toutes les difficultés pratiques qui se présentent dans la période de transition. Toutes ces difficultés, nous le répétons, proviennent d’un fait élémentaire : c’est que tous les instruments de la production ne peuvent pas être expropriés d’un seul coup et qu’une génération de travailleurs corrompus par le capitalisme et élevés dans une idéologie égoïstico-cupide entrent en possession des instruments de production venant d’être expropriés. La superstructure idéologique ne peut suivre que tardivement la transformation progressive de la base matérielle...

Note

[1] Voir Marx : Le Capital.

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