1920

Source : La Dictature du prolétariat (Problèmes économiques) –Traduction française d’Alzir Hella et O. Bournac, Librairie de l’Humanité, Bibliothèque communiste, 1922. – 1ère édition [en allemand] 1920.

J. Varga

La Dictature du Prolétariat

Ch. XII. Le budget de l’Etat prolétarien

Dans les pays capitalistes, l’Etat peut être défini [comme] l’organisation du pouvoir créé par les classes dominantes pour tenir dans la sujétion les classes dominées. Toutes les activités de l’Etat, même celles qui sont purement idéologiques, répondent à cette fin. L’instruction des enfants des classes ouvrières s’est développée tout juste assez pour former des tâcherons professionnels. Tout l’enseignement a, comme but accessoire, celui d’inculquer aux enfants des idées chauvines, conservatrices, étouffant en eux la conscience de classe. Dans l’ordre économique, les fonctions de l’Etat ont varié au fur et à mesure que le capitalisme se transformait. De simple gardien de la propriété privée à l’époque du capitalisme libre-échangiste, il est devenu régulateur des prix de vente à l’époque protectionniste, conquérant de nouveau marchés, de nouveaux domaines d’exploitation, à l’époque de l’impérialisme moderne, et enfin contrôleur de toute l’organisation économique à l’époque de la grande guerre mondiale.

C’est à cette phase que se raccorde la dictature du prolétariat. Par l’expropriation et la nationalisation des moyens de production, la sphère de l’Etat s’étend encore davantage et embrasse peu à peu toute la production et la distribution des marchandises. Par là aussi, le budget de l’Etat se modifie complètement. Si l’Etat capitaliste avait déjà possédé, lui aussi, des entreprises à base lucrative, telles que chemins de fer, mines, etc.., ce n’était là qu’un facteur tout à fait secondaire. Le budget de l’Etat était, en ce qui concerne les recettes, essentiellement assis sur les contributions acquittées par les Citoyens; les dépenses étaient principalement des dépenses improductives destinées à maintenir l’organisation de la force.

Sans entrer dans des détails de politique fiscale, nous pouvons constater que les recettes fiscales de l’Etat capitaliste proviennent des sources suivantes :

1° Impôts sur la fortune : impôts et taxes sur les successions et sur le capital ;

2° Impôts sur la rente du sol : impôt foncier et impôt sur la valeur des terres ;

3° Impôts sur l’accroissement de la richesse : impôts de toute nature sur les revenus ;

4° Impôts sur le salaire du travail : presque tous les impôts de consommation et tout le produit des monopoles, ainsi qu’une série d’impôts appelés impôts directs et dont l’incidence retombe sur le salaire du travail.

La dictature du prolétariat partage la vie économique en deux zones nettement tranchées : le communisme économique, qui est nouveau, et les débris de l’entreprise privée destinés à disparaître. L’Etat prolétarien établira sa politique fiscale en conséquence ; il appliquera rigoureusement, s’il en a le pouvoir, les trois premières catégories d’impôts aux entreprises privées qui subsistent encore. Il percevra des impôts élevés sur les successions, un impôt foncier absorbant, autant que possible, toute la rente du sol, et un impôt si considérable sur le revenu que l’existence indépendante des artisans ou des cultivateurs ne puisse pas dépasser le standard de vie atteint par les salariés travaillant dans les grandes entreprises expropriées.

L’Etat prolétarien est, économiquement parlant, beaucoup plus libre que l’Etat capitaliste pour faire jouer la machine fiscale à l’égard des particuliers. Dans l’Etat capitaliste, l’accumulation sociale des richesses, le développement et l’accroissement des moyens de production sont la tâche des classes capitalistes : l’accumulation sociale des richesses est le résultat de l’accumulation privée réalisée par un grand nombre de capitalistes. Si l’Etat capitaliste accapare pour ses dépenses improductives, — et l’Etat capitaliste n’en a guère que de ce genre, — une si grosse portion de l’accroissement des richesses que les capitalistes n’aient plus la possibilité d’accumuler, l’accumulation sociale des richesses cesse aussitôt, et par là même tout progrès économique. L’Etat prolétarien assume, par le fait de l’expropriation des grandes entreprises, la tâche de l’accumulation positive des biens, du développement des forces productives. Une accumulation de richesses entre les mains de particuliers est pour le prolétariat, dans l’Etat prolétarien, non seulement superflue, mais nuisible. Par conséquent, il n’y a pas pour l’Etat prolétarien de barrière économique limitant l’imposition de la fortune et toute espèce d’accroissement de revenu. Il est vrai que le produit de ces impôts ne peut pas être élevé, car les plus gros contribuables, qui étaient les grandes entreprises, n’existent plus fiscalement par suite de l’expropriation, et que l’accroissement des richesses, dans les entreprises privées qui subsistent encore, ne peut être que très faible par suite d’une exploitation bien moins considérable de la classe ouvrière.

Ici se pose une question : si l’Etat prolétarien est assez fort pour établir et percevoir des impôts si élevés, ne serait-il pas également assez fort pour exproprier tous les moyens de production restant encore aux particuliers ? Répondre par l’affirmative semble, en partie, exact, bien que l’expropriation complète, par exemple des terres de millions de paysans, provoquât incontestablement une résistance contre-révolutionnaire plus considérable qu’un impôt foncier élevé mais justifié, ou bien qu’un très fort impôt sur les successions, lequel n’atteint à chaque fois que des individus isolés et non pas des masses. Mais, abstraction faite du côté politique, l’expropriation de plusieurs millions d’entreprises n’est, au premier chef, pas une question de puissance, mais une question d’organisation. L’expropriation seule n’est pas d’une grande utilité pour le prolétariat : ce qu’il faut, c’est faire entrer organiquement les entreprises expropriées dans le cadre de l’économie collective. Mais, dans les premières années de la dictature, le personnel qualifié pour cette tâche fait défaut; il faut attendre la formation d’une nouvelle génération [1]. C’est pourquoi il semble préférable, au lieu d’exproprier les petites entreprises elles-mêmes, de mettre à la disposition de l’Etat prolétarien, grâce à de fortes impositions, le produit net de ces entreprises particulières.

Par contre, les impôts de consommation et les droits de douane seront en général sans importance pour l’Etat prolétarien. La plupart des produits qui, dans l’Etat capitaliste, sont frappés d’un impôt de consommation, c’est-à-dire les articles de grande consommation qui sont fabriqués dans les grandes entreprises, tels que sucre, spiritueux, pétrole, etc., deviennent, dans l’Etat prolétarien, des monopoles. Il serait donc tout à fait illogique que l’Etat fixât d’abord le prix de ces marchandises et puis qu’il y ajoutât après coup une taxe de consommation ; de même que, dans l’Etat capitaliste, il est peu raisonnable de fixer un tarif pour les entreprises de transport appartenant à l’Etat et puis d’y adjoindre une taxe de transport. Lorsque la monopolisation du commerce extérieur est réalisée, les taxes douanières perdent toute signification. Toutes les recettes provenant précédemment des impôts de consommation et des douanes sont confondues dans les recettes des centrales d’exploitation établies par l’Etat. De cette manière, toutes les taxes douanières et les impôts de consommation disparaissent. En revanche, il se présente tout une nouvelle série de problèmes : ceux qui sont relatifs à la politique des prix. Nous en parlerons un peu plus bas.

Il ne reste plus ici qu’à se demander comment les impôts en argent s’accordent avec le système de l’Etat prolétarien, lequel est basé par principe sur la seule production des biens réels. Si les petits bourgeois et les paysans sont imposés tellement que leurs revenus ne dépassent pas ceux d’un salarié, cela signifie, du point de vue de l’économie réaliste, qu’ils ne peuvent pas acheter ni consommer plus de produits que les ouvriers. Il en est autrement pour les riches agriculteurs et les moyens propriétaires, qui possèdent des réserves de papier-monnaie s’élevant à des milliards. Les impôts en argent sont, pour le régime économique de l'Etat prolétarien, régime basé sur les biens réels, tout à fait indifférents, en ce sens que le paiement en est opéré au moyen de l’argent ainsi accumulé. Il n’en résulte que l’économie des frais d’impression de nouveaux billets. Il faut donc, aussitôt que possible, recourir à un impôt en nature, percevoir l’impôt foncier sous forme de livraison de céréales, à moins que l’on ne réussisse dans l’intervalle, grâce à l’introduction d’une nouvelle monnaie fiduciaire, à démonétiser les sommes d’argent amassées par les paysans. Si la démonétisation des milliards de vieux papier-monnaie réussit et si une nouvelle monnaie a seule cours, un impôt élevé en argent a pour conséquence d’obliger les paysans à vendre leurs produits, afin de pouvoir payer leurs impôts [2].

Les dépenses véritablement non productives de l’Etat prolétarien — abstraction faite, par conséquent, des dépenses d’exploitation, dépenses productives, — sont, au début de la dictature, beaucoup plus élevées que celles de l’Etat capitaliste. Isolé comme il est, l’Etat prolétarien sera menacé de guerre par les Etats capitalistes voisins. Il doit donc tenir sous les armes de gros effectifs. D’autre part, les dépenses pour l’instruction publique s’élèvent considérablement, ainsi que les dépenses d’ordre social : assistance aux malades, aux sans-travail, etc... La principale économie provient de la cessation du paiement des dettes contractées par l’Etat capitaliste.

Sans pouvoir en donner des preuves mathématiques, il semble manifeste qu’une imposition, si forte soit-elle, des entreprises privées non atteintes par l’expropriation, — en supposant même que le recouvrement des impôts s’opère sans difficultés politiques, ce qui est au début une hypothèse irréalisable, — ne suffirait nullement à couvrir les dépenses de l’Etat. Autrement dit, dans le langage de l’économie politique réaliste, les biens prélevés sous forme d’impôt sur le producteur privé ne suffiront pas pour faire vivre les couches improductives de la population : soldats, fonctionnaires, professeurs, sans-travail, malades et invalides. Ce sont donc les entreprises de l’Etat qui doivent fournir la plus grosse part des ressources nécessaires pour couvrir les dépenses de l’Etat. C’est-à-dire que les masses des travailleurs productifs occupés dans les entreprises de l’Etat ne reçoivent pas l’entier équivalent du produit de leur travail. Une grande partie des biens produits doit être cédée aux catégories précitées de personnes n’étant pas directement productrices, mais cependant indispensables à l’existence de l’Etat prolétarien, sans parler, en outre, de toutes les catégories de gens ne pouvant pas travailler. Mais, comme provisoirement les salaires en argent et les prix en argent sont maintenus, nous voici de nouveau en face de la question, déjà effleurée, de la fixation des prix par l’Etat.

Quel doit être le prix de vente des produits fabriqués par l’Etat ? Si ces produits étaient vendus au prix coûtant, il n’y aurait plus d’argent pour faire vivre les catégories de gens improductifs dont il vient d’être question. Il ne serait pas possible non plus de réaliser cette accumulation effective des moyens de production qui, dans l’Etat prolétarien, est encore plus urgente pour élever le standard de vie des habitants que dans l’Etat capitaliste. Tous les produits de l’Etat doivent donc être vendus, comme l’a fortement marqué le commissaire du peuple Lengyel, « ce qu’ils coûtent à produire socialement ». Il faut entendre par là le prix de revient, plus une majoration suffisante pour couvrir les frais d’entretien des non travailleurs, plus une majoration servant à l’accumulation effective de la richesse. En d’autres termes, les prix de vente doivent être établis de telle sorte que non seulement l’Etat n’ait pas de déficit, mais encore qu’il ait un excédent de ressources pour la création de nouvelles entreprises de production.

Telle est la solution théorique. Mais, en fait, toute dictature fonctionne d’abord avec un gros déficit, et elle le couvre, comme font actuellement presque tous les Etats capitalistes, par l’émission de papier-monnaie. Nous nous bornerons à faire observer que, du point de vue du régime économique basé sur les richesses réelles, il est tout à fait indifférent que le budget de l’Etat prolétarien soit équilibré par la vente « au prix de revient social » des biens fabriqués par l’Etat, ou bien que le déficit soit couvert par une nouvelle émission de billets. La quantité de richesses produites n’en est pas changée. De même pour la distribution de ces richesses. Il faut que les non-producteurs et les non-travailleurs reçoivent la quote-part de produits qui leur est attribuée pour leur permettre de subsister, à la condition cependant qu’il y ait assez de produits pour cela ; peu importe, dès lors, que l’Etat ait ou non du déficit. Le déficit financier de l’Etat prolétarien n’a rien à voir avec le déficit en produits matériels, c’est-à-dire avec la diminution de la richesse réelle de l’Etat en produits matériels. Une vaste accumulation de biens matériels, le développement intensif des moyens de production peuvent fort bien coïncider avec un énorme déficit financier dans le budget de l’Etat prolétarien. Le déficit du budget de l’Etat et l’émission de nouveau papier-monnaie afin de le combler n’ont qu’un inconvénient : c’est que la différence qu’il y a entre le revenu-argent et les ressources en nature augmente et que la pénurie de marchandises paraît encore plus grande aux yeux des acheteurs que si tous les produits fabriqués par l’Etat étaient vendus au prix de revient social et si le budget de l’Etat prolétarien n’avait pas de déficit. La question de savoir s’il faut attacher une grande importance à un déficit dépendra donc de la politique monétaire suivie par l’Etat prolétarien. Si l’on a réussi à déprécier définitivement, grâce à l’introduction d’un nouveau papier-monnaie, le papier-monnaie provenant du capitalisme, il est désirable que l’Etat n’ait pas de déficit, afin d’arrêter l’émission de nouveaux billets destinés à le combler et afin d’empêcher la dépréciation de la nouvelle monnaie. Si cela ne réussit pas, le déficit et l’émission continuelle de billets ont pour résultat de déprécier radicalement les réserves monétaires accumulées et de hâter l’avènement du régime basé sur la richesse véritable. Un déficit de biens réels ne peut naturellement être comblé par aucune mesure de politique financière. Il a pour conséquence l’épuisement du stock des richesses, en tant que cela est techniquement possible (vivres, bétail, usure des machines qu’on ne remplace pas), ou bien la nécessité de réduire la consommation, afin de rétablir l’équilibre entre la consommation et la production. Lorsque le régime économique du communisme est pleinement développé, le problème du déficit budgétaire ne se pose plus. Il se confond entièrement avec le problème économique intégral.

Mais dans la période de la dictature prolétarienne subsiste encore, à côté du système collectiviste, le système de la propriété privée héréditaire des paysans et des petits bourgeois. Afin d’éliminer les effets de ce restant de la propriété privée des moyens de production sur la répartition réelle des revenus, — tant que son abolition complète est impossible pour des raisons de politique et d’organisation, — nous avons envisagé une quotité d’impôts si élevée que le revenu des paysans et des petits bourgeois soit abaissé au niveau de celui des salariés. Maintenant, il est très douteux que, dans les premiers temps de la dictature prolétarienne, il soit politiquement possible de charger directement ces couches sociales d’une aussi forte quantité d’impôts. Par conséquent, il y a lieu d’employer à cet effet, ainsi que pour établir l’équilibre dans le budget de l’Etat, un nouveau système de charges indirectes mises sur le compte de ces catégories de gens : c’est-à-dire la politique des prix de classe, que nous avons déjà indiquée dans la question de la distribution. Il est possible de faire payer bon marché au prolétariat les produits monopolisés, tandis que les petits bourgeois auront à payer plus cher que le prix de revient social.

Mais, pour les produits les plus importants, comme les aliments, il est impossible de pratiquer une politique de prix de classe à l’égard des paysans, parce que les paysans sont eux-mêmes producteurs et, partiellement, consommateurs de ces biens. Il faut donc les imposer indirectement pour les articles qu’ils ne produisent pas eux-mêmes et dont il leur est difficile de se passer : sel, pétrole, fer, outils, machines. Ces produits peuvent être vendus cher aux paysans; cependant, comme nous l’avons déjà indiqué plus haut, il ne faut pas dépasser une certaine limite, sinon les paysans reviendraient au système de l’économie familiale isolée, et alors la production agricole subirait une régression.

La meilleure solution de ce problème, la solution définitive, est la constitution aussi rapide que possible de l’économie collective, le passage aussi rapide que possible du système capitaliste, basé sur la finance, au système de l’Etat communiste, basé uniquement sur la richesse véritable.

Notes

[1] Du moins, en est-il ainsi en Russie, en Hongrie et en somme dans l’Europe orientale. Dans l’Europe occidentale, où le niveau intellectuel du prolétariat est plus élevé, où chaque ouvrier de l’industrie sait au moins lire, écrire et compter, la question de la possibilité d’organisation est plus facile à résoudre.

[2] Voir le chapitre sur les problèmes monétaires.

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