1935 |
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Œuvres – 1935
Journal d'exil
31 mars
Drôle d'histoire !... L'historien soviétique V.I. Nevsky n'est ni pire ni meilleur que beaucoup d'autres historiens soviétiques : désordonné, négligent, dogmatique, mais avec une certaine dose de naïveté qui, tranchant sur le fond général des falsifications " à bon escient ", a par moments l'allure de la bonne foi. Nevsky n'appartient à aucune opposition. Il n'en est pas moins soumis à une persécution systématique. Pourquoi ? Voici une des explications. Dans son " Histoire du Parti Ouvrier et Paysan ", parue en 1924 (dans la bibliographie), Nevsky note :
" Les ouvrages du genre de la brochure de Konst. [sic] Molotov " A propos de l'histoire du Parti " non seulement n'apportent à vrai dire rien, mais sont véritablement nuisibles, tant les erreurs y sont légion : rien que dans les trente-neuf pages de cet opuscule, nous avons compté 19 erreurs !... " En 1924 Nevsky ne pouvait pas savoir que l'étoile de Molotov monterait si haut, et que les " dix-neuf erreurs " de sa brochure n'empêcheraient pas l'auteur de devenir président du Conseil des commissaires du peuple. C'est Molotov qui a organisé, évidemment, par le canal du Bureau d'Organisation, où il fut un temps (il y a déjà longtemps !) le maître, la curée contre ce pauvre diable de Nevsky... Mais les temps sont changeants : l'étoile de Molotov a pâli, et - qui sait - le jugement de Nevsky sur l'ignorance crasse du président du Conseil des commissaires du peuple pourra encore servir à la plus grande gloire du malencontreux historien. En vérité, drôle d'histoire !
2 avril
Les négociations d'Eden à Moscou se sont terminées par un communiqué diplomatique assez grandiloquent, où est insérée l'obligation mutuelle de ne pas porter atteinte aux intérêts et au bien-être de l'autre partie. Sur le chemin de Varsovie, Eden a eu le manque de délicatesse de souligner que ce n'est pas là seulement une obligation de la Grande-Bretagne envers l'U.R.S.S., mais aussi une obligation de l'U.R.S.S. envers la Grande-Bretagne. Il s'agit de la Chine et de l'Inde, du Komintern, de la Chine " Soviétique ". Quelles obligations à cet égard assume Moscou ? II sera possible de contrôler ce que sont les obligations du Kremlin d'après ce qu'il adviendra de la convocation du Congrès du Komintern à Moscou. Un Congrès sans les Chinois, les Indiens et les Anglais est impossible. Mais est-il possible avec les Chinois, les Indiens et les Anglais après les négociations de Moscou ?
A tout prendre, si Staline s'était engagé à liquider en catimini le Komintern, ce serait pour la cause de la révolution socialiste un énorme avantage. Mais un engagement de cette sorte serait en même temps l'infaillible preuve que la démocratie soviétique a rompu une fois pour toutes avec le prolétariat mondial.
Une nouvelle période de mauvaise santé s'est ouverte pour moi hier. Faiblesse, état légèrement fiévreux, extraordinaire bourdonnement d'oreilles. La dernière fois que je me suis trouvé en pareil état, H.M. était chez le préfet local. Celui-ci demandait de mes nouvelles et, apprenant que j'étais malade, il s'écria avec une inquiétude non feinte : " C'est extrêmement désagréable, extrêmement désagréable... S'il vient à mourir ici, voyons, nous ne pourrons pas l'enterrer sous un nom d'emprunt !... " A chacun ses soucis !
Je viens de recevoir une lettre de Paris. Al [exandra] Lvovna Sokolovskaïa, ma première femme, qui vivait à Léningrad avec ses petits-fils, a été déportée en Sibérie. Une carte postale a déjà été reçue d'elle à l'étranger, de Tobolsk, où elle était en route pour une région plus reculée de la Sibérie. De mon fils cadet Sérioja, professeur à l'Institut technologique, il n'arrive plus de lettres. Dans la dernière il écrivait que je ne sais quels bruits alarmants couraient dans son entourage. Apparemment, lui aussi a été déporté de Moscou. - Je ne crois pas qu'Al. Lvovna ait eu dans les dernières années une quelconque activité politique : l'âge, et trois enfants sur les bras. Dans la Pravda il y a quelques semaines, dans un article consacré à la lutte contre les " déchets " et la " tourbe ", était aussi mentionné - dans l'habituel style de ces voyous - le nom d'A.L., mais tout juste en passant, et pour lui imputer une influence nuisible - en 1931 ! - sur un groupe d'étudiants, de l'Institut forestier, je crois. La Pravda n'avait pas pu découvrir de crimes plus récents. Mais la seule mention du nom signifiait sans erreur possible qu'il fallait s'attendre à un coup de ce côté-là.
Platon Volkov, le mari de la pauvre Zinouchka, a été de nouveau arrêté en déportation et expédié plus loin. Sèvouchka (mon petit-fils), le petit garçon de Platon et de Zina, âgé de huit ans, vient dernièrement d'arriver de Vienne à Paris. Il se trouvait avec sa mère à Berlin dans les derniers jours qu'elle a vécus. Elle se suicida alors que Sèva se trouvait à l'école; il fut confié pendant quelque temps à mon fils aîné et à ma belle-fille. Mais il leur fallut quitter en hâte l'Allemagne quand devint évidente l'imminence du régime fasciste. Sèvouchka fut emmené à Vienne, pour éviter un changement superflu de langue. Là de vieux amis à nous le firent entrer à l'école. Après notre passage en France et le commencement des secousses contre-révolutionnaires en Autriche, nous décidâmes de faire passer le petit à Paris, chez mon fils aîné et ma belle-fille. Mais on s'obstinait à ne pas donner de visa à Sèvouchka, bambin de sept ans. De longs mois passèrent en inquiétudes. C'est récemment seulement qu'on a réussi à le faire venir. Durant son séjour à Vienne, Sèvouchka a totalement oublié le russe et le français. Et comme il parlait bien russe, avec l'accent chantant de Moscou, quand il était venu, bambin de cinq ans, pour la première fois chez nous, avec sa maman, à Prinkipo. Là, au jardin d'enfants, il avait très vite appris le français, et en partie le turc. A Berlin, il était passé à l'allemand, à Vienne il est devenu tout à fait Allemand, - et maintenant, à son école parisienne, il revient de nouveau au français. Il sait que sa mère est morte, et de temps en temps il demande des nouvelles de " Platocha " (son père), qui est devenu pour lui un mythe.
Mon fils cadet, Sérioja, à la différence de l'aîné, et en partie par opposition directe contre lui, avait tourné le dos à la politique dès l'âge de douze ans : il s'occupait de gymnastique, se passionnait pour le cirque, voulut même devenir artiste de cirque, puis s'intéressa aux disciplines techniques, travailla beaucoup, devint professeur, écrivit récemment, en collaboration avec deux autres ingénieurs, un ouvrage sur les moteurs. S'il est vrai qu'il a été déporté, c'est exclusivement pour des motifs de vengeance personnelle : il ne pouvait pas y avoir de raisons politiques.
Une illustration des conditions d'existence à Moscou : Sérioja s'était marié jeune ; ils vécurent, sa femme et lui, plusieurs années dans une chambre qui leur était restée de notre dernier appartement, après notre déménagement du Kremlin. Il y a un an et demi Sérioja s'est séparé de sa femme, mais faute de logement libre ils ont continué d'habiter ensemble jusqu'aux derniers jours... Il est probable que maintenant la Guépéou a consommé leur divorce en les déportant chacun de son côté... Peut-être Lélia aussi a-t-elle été déportée ? Ce n'est pas impossible !
3 avril
J'ai manifestement sous-estimé le sens pratique immédiat de la déclaration sur la " tourbe des trotskystes " (voir au 30 mars) : la pointe de l'" action " est dirigée cette fois-ci contre des gens qui me sont personnellement proches. Quand hier soir j'ai montré à N. la lettre de mon fils aîné, de Paris, elle a dit : " Ils ne vont en aucun cas le déporter, ils vont le torturer pour en tirer quelque chose, et ensuite ils le supprimeront... "
Visiblement la déportation de 1.074 personnes est la prémisse délibérée d'une nouvelle action contre l'opposition [1]. " Les comtes, les gendarmes, les princes " constituent la première moitié de l'amalgame, sa base. Mais le mieux est de donner un extrait plus complet de la Pravda.
[Coupure de journal russe émigré (orthographe ancienne) collée dans le carnet, reproduisant avec référence la Pravda du 25 mars.]
Contre les menées des ennemis il faut prendre des mesures pleinement réelles. Par suite de l'indolence, de la crédulité, par suite de l'indulgence opportuniste envers les éléments anti-parti et les ennemis, qui agissent sur les instructions des services d'espionnage étrangers [souligné par Trotsky], ils réussissent quelquefois à s'insinuer dans notre appareil.
[Autre coupure :]
La tourbe des zinoviévistes, des trotskystes, des anciens princes, comtes, gendarmes, toute cette lie, agissant de concert [souligné par Trotsky], s'efforce de saper les murs de notre Etat.
[Autre coupure, biffée à grands traits diagonaux.]
Les mises à nu, ces derniers temps, d'éléments antiparti, le récent communiqué du commissariat du peuple à l'Intérieur sur l'arrestation, la déportation et le châtiment d'anciens dignitaires tsaristes à Léningrad, montrent qu'il y a encore une racaille politique et criminelle qui s'insinue dans toutes les fentes.
On a jugé récemment à Moscou l'affairiste Chapochnik, qui allait de ville en ville et partout se donnait pour ingénieur. Des nigauds lui donnaient du travail, lui confiaient le bien de l'Etat, et il a fallu pas mal de temps pour qu'il suit démasqué et emprisonné. Ou encore un autre affairiste et ennemi, Krasovsky, alias Zagorodni, se donnait pour membre suppléant du Comité Central Exécutif. Des benêts le crurent sur parole, il s'introduisit dans une commission électorale et y commit un crime. Dans la région de Saratov un espion [souligné par Tr.] se servant de faux ridicules, parvint jusqu'à un poste de responsabilité, et ce n'est qu'au bout d'un certain temps qu'il fut pris et fusillé.
(Pravda, 25 mars.)
A qui s'applique la phrase qui parle de " services d'espionnage étrangers " ? Aux princes ou aux trotskystes ? La Pravda ajoute qu'ils agissent " de concert ". Le sens de l'amalgame est en tout cas de donner à la Guépéou la possibilité de poursuivre les " trotskystes " et les " zinoviévistes " comme agents des officines étrangères. C'est parfaitement évident.
Voici le communiqué initial au sujet des 1.074 :
[Coupure de journal collée, de la même origine.]
Au cours des derniers jours ont été arrêtés à Léningrad et déportés dans les régions orientales de l'U.R.S.S., pour infractions aux règlements d'habitation et à la loi sur le système des passeports, un certain nombre de citoyens de l'ancienne aristocratie, de dignitaires du tsar, de gros capitalistes, propriétaires fonciers, gendarmes, policiers et autres. Parmi eux : anciens princes - 41 ; anciens comtes - 33 ; anciens barons - 76; anciens gros fabricants - 35 ; anciens gros propriétaires fonciers - 68; anciens gros négociants - 19 ; anciens hauts dignitaires tsariens des ministères tsariens - 142 ; anciens généraux et officiers supérieurs de l'armée du tsar et de l'armée blanche - 547 ; anciens hauts fonctionnaires de la gendarmerie, de la police et de l'Okhrana - 113.
[En marge de la coupure, devant une accolade "1.074"]
Une partie des déportés est sous le coup de poursuites engagées par les organes de surveillance pour activités contre l'Etat soviétique et au profit d'Etats étrangers [souligné par Trotsky].
(Pravda, 20 mars.)
Ici il n'est pas encore question des trotskystes, l'accusation d'activités au profit d'Etats étrangers n'est encore portée que contre les anciens " princes et gendarmes ". C'est seulement cinq jours après que la Pravda nous fait savoir que les trotskystes et les zinoviévistes agissaient avec eux " de concert " !
Tel est le grossier mécanisme de l'amalgame.
Avec quelle intuition et quelle pénétration N. imaginait Sérioja en prison : il doit doublement souffrir, car ses intérêts sont absolument en dehors de la politique, et on peut vraiment dire [selon un dicton russe] qu'il a mal aux cheveux de la bombe des autres. N. s'est même souvenue de Barytchkine.
" C'est sur lui qu'il va se venger maintenant ! " Barytchkine est un ancien ouvrier de Mytichtché (non loin de Moscou) tombé au dernier degré de la dépravation et de la bassesse dans la Guépéou. C'est, à ce qu'il me semble, en 1924 qu'il fut pris dans une affaire de dilapidation et que Yagoda " le sauva " et en fit ainsi son esclave. Ce Barytchkine, à un certain moment, m'accompagnait souvent a la chasse ou à la pêche, et me frappait par un mélange d'esprit révolutionnaire, de clownerie et de servilité. Plus il allait, plus il me devenait antipathique, et je me défis de lui. Il se plaignait d'un ton pleurard à N.I. Mouralov : " L.D. ne m'emmène plus à la chasse... " C'est après cela que, comme je l'ai dit, il fut pris dans une affaire de dilapidation, et, en coupable pardonné, manifesta dès lors une haine ostentatoire de l'opposition, afin de justifier la confiance de ses chefs.
Quand on m'expulsa de Moscou, il entra d'un air arrogant dans l'appartement, sans même se découvrir. - " Pourquoi gardez-vous votre chapeau ?" lui dis-je. II sortit sans un mot, de l'air d'un chien battu. A la gare, quand les " guépéoury " me portaient à bras, Liova criait : " Regardez, travailleurs, comment on traite Trotsky ! " - Barytchkine bondit sur lui et lui mit la main sur la bouche. Sérioja frappa violemment Barytchkine au visage. Celui-ci sauta de côté en grognant, mais ne fit pas d'histoire... Voilà le motif pour lequel N. a dit : " Il va maintenant faire payer cela à Sérioja... "
Note
[1] La comparaison des documents ne confirme pas cette supposition. [Note postérieure de Trotsky.]