1935 |
|
Œuvres – 1935
Journal d'exil
4 avril
Toutes les " misères " courantes de la vie personnelle sont passées au second plan derrière notre anxiété pour Sérioja, A.L. et les enfants. Hier j'ai dit à N. : " Maintenant notre vie, jusqu'au moment où nous avons reçu la dernière lettre de Liova, paraît presque belle, sans soucis... " N. se tient avec beaucoup de courage, pour moi, mais elle éprouve tout cela incomparablement plus profondément que moi.
Dans la politique de répression de Staline, le mobile de vengeance personnelle a toujours été un facteur d'importance. Kamenev me racontait qu'eux trois – Staline, Kamenev, Dzerjinski – à Zoubalovo, en 1923 (ou 1921 ?) passèrent une journée en conversations " intimes " devant un verre de vin (liés qu'ils étaient par la lutte qu'ils avaient ouverte contre moi). Après la boisson, sur le balcon, ils se mirent à parler sentiment : les goûts et penchants personnels, quelque chose comme cela. Staline déclara : " La meilleure des voluptés, c'est de viser son ennemi, de se préparer, de se venger comme il faut, et puis d'aller dormir. "
Son besoin de vengeance contre moi n'est absolument pas satisfait : il a porté des coups, en quelque sorte, physiques, mais moralement il n'est arrivé à rien : ni renonciation au travail, ni " repentir ", ni isolement; au contraire, un nouvel élan historique est pris, qu'il n'est plus possible d'arrêter. Voilà une source d'extraordinaires appréhensions pour Staline : ce sauvage a peur des idées, connaissant leur force explosive et sachant sa faiblesse devant elles. Il est assez intelligent, en même temps, pour comprendre qu'en ce moment je ne changerais pas ma place pour la sienne : d'où cette psychologie d'homme piqué à vif. Mais si la vengeance n'a pas réussi sur un plan plus haut, et ne peut manifestement plus réussir, il reste à chercher des compensations en frappant de mesures policières les personnes qui me sont proches. Il va de soi que Staline n'hésiterait pas une minute devant l'organisation d'un attentat contre moi, mais il a peur des conséquences politiques : l'accusation tomberait inévitablement sur lui. Frapper mes proches en Russie, cela ne peut pas lui donner la " satisfaction " indispensable, et en même temps cela présente de sérieux inconvénients politiques. Déclarer que Sérioja travaillait " sur les indications de services d'espionnage étrangers " ? C'est trop grotesque, cela révèle par trop crûment le mobile de vengeance personnelle, c'est trop fortement compromettre Staline personnellement.
[Coupure collée extraite d'un journal français]
" L'U.R.S.S. se serait engagée à mettre fin à la propagande communiste en Grande-Bretagne et dans les dominions.
Londres, 3 avril. – Au cours de ses récents entretiens avec M. Eden, M. Litvinoff, commissaire soviétique aux Affaires étrangères, aurait informé le lord du Sceau privé de la décision du gouvernement de Moscou, de mettre un terme à la propagande communiste en Grande-Bretagne et dans les dominions.
Il semble que les fonds, destinés à cette propagande, aient été progressivement supprimés au cours de ces derniers mois.
Cela ressemble beaucoup à la vérité. Litvinov – il faut lui rendre cette justice – considérait depuis longtemps déjà le Komintern comme une institution non rentable et nuisible. Au fond de son coeur, Staline était d'accord avec lui. Le détail relatif à la réduction progressive des subsides de mois en mois est très significatif : le Kremlin a fixé pour chaque parti une période déterminée " de liquidation ". Bien entendu, les sections du Komintern ne disparaîtront pas, même après cette période, mais elles se contracteront fortement et accommoderont leur train de vie à un nouveau budget. Il faut, simultanément, s'attendre à des regroupements de personnes, à des départs, à des désertions et à des dénonciations. Un nombre considérable de " chefs ", journalistes, propagandistes, du Komintern représente un pur type de fromagiste, de parasite : pas de traitement, pas de fidélité.
Le virage à droite en politique extérieure et intérieure amène Staline à porter des coups de toutes ses forces à gauche : c'est une assurance contre l'opposition. Mais une assurance absolument précaire. La transformation de tout le système de vie sociale en U.R.S.S. doit inévitablement provoquer une nouvelle et violente convulsion politique.
Difficile en ce moment de travailler à mon livre sur Lénine : les idées ne veulent absolument pas se concentrer sur 1893 ! Le temps a brusquement changé ces derniers jours. Bien que les jardins soient en fleur, la neige tombe aujourd'hui depuis le matin, elle a tout couvert d'un manteau blanc, puis elle a fondu, maintenant elle tombe de nouveau, mais fond encore aussitôt. Le ciel est gris, des brouillards glissent de la montagne dans la vallée, dans la maison il fait froid et humide. N. vaque à son ménage avec un lourd poids sur le coeur...
La vie n'est pas une chose facile... On ne peut pas la vivre sans tomber dans la prostration ou le cynisme, si l'on n'a pas au-dessus de soi une grande idée, qui vous soulève au-dessus de la misère personnelle, au-dessus de la faiblesse et de toutes les félonies et imbécillités...
J'ai lu hier le roman de Victor Margueritte, " Le Compagnon ". Ecrivain tout à fait faible : dans sa prose banale on ne sent en rien la grande école du roman français. La tendance radicale est superficielle et sentimentale. Ce radicalisme – à base de féminisme – n'avait peut-être pas mauvaise allure à l'époque de Louis-Philippe. Aujourd'hui il paraît on ne peut plus éventé. Quant à l'érotisme du roman, il a un relent de procès-verbal de police.
5 avril
Tout de même, le roman de Margueritte jette une lumière sur les rapports personnels et familiaux dans certains milieux, et non des pires, de la bourgeoisie française. Le " héros " du roman est un socialiste. L'auteur reproche à son héros son attitude " bourgeoise " envers la femme, il serait plus juste de dire son attitude de maître envers une esclave. La polémique ouverte dans le Populaire, sur le point de savoir s'il faut ou non donner le droit de vote aux femmes, montre effectivement que même dans les rangs des socialistes règne cette ignoble attitude esclavagiste à l'égard de la femme, qui imprègne la législation et les moeurs du pays. Mais même les tendances libératrices de Margueritte ne vont pas, en fait, au-delà du droit de la femme à avoir son propre carnet de chèques. S'il y a, dans notre inculture russe, beaucoup de barbarie, et même de zoologie, il y a aussi dans les vieilles cultures bourgeoises d'effrayantes couches de petitesse d'esprit pétrifiée, de cruauté cristallisée, de cynisme repoli... Quels formidables bouleversements, quelles transformations, que d'efforts il faudra encore pour que l'homme moyen, en tant qu'individu, s'élève à un plus haut niveau !
Toujours le même temps : une sale pluie froide tombe du ciel. Les jardins sont en fleur. La récolte de fruits souffrira beaucoup cette année.
Nous ne recevons rien par la poste ici. Le gros courrier est apporté par occasions de Paris (à peu près deux fois par mois); les lettres tout à fait pressées vont par une adresse intermédiaire et arrivent avec quelque retard. En ce moment nous attendons des nouvelles de Sérioja – N. surtout attend, sa vie intérieure se passe dans cette attente. Mais recevoir des renseignements sûrs n'est pas chose simple. La correspondance avec Sérioja, même en des temps plus favorables, était une loterie. Je ne lui écrivais pas du tout, pour ne donner aux pouvoirs aucun motif de s'en prendre à lui. Seule N. écrivait, et en parlant uniquement d'affaires personnelles. Sérioja répondait de la même façon. Il y avait même des périodes pendant lesquelles les lettres cessaient complètement de venir. Puis brusquement une carte postale arrivait à passer, et la correspondance recommençait pour un certain temps. Après les derniers événements (le meurtre de Kirov et la suite), la censure de la correspondance avec l'étranger a dû devenir encore plus féroce. Si Sérioja est en prison, on ne lui permet évidemment pas d'écrire à l'étranger. S'il est déjà en déportation, alors la situation est un peu plus favorable, cependant tout dépend des conditions concrètes. Durant les quelques derniers mois de leur déportation, les Rakovsky étaient totalement isolés du monde extérieur : pas une seule lettre, même de leurs proches parents, ne leur parvenait. Sur l'arrestation de Sérioja, quelqu'un de nos proches pourrait écrire. Mais qui ? Il n'est apparemment resté personne... Et s'il est resté quelqu'un de ceux qui sont amicalement disposés, il ne connaît pas notre adresse.
La pluie a cessé. Nous nous sommes promenés avec N. de seize à dix-sept heures. Un temps calme et relativement doux, un ciel couvert, sur les montagnes un rideau de brouillard, des odeurs de fumier et d'engrais dans l'air. " Mars avait l'air d'avril, et maintenant avril est devenu mars " – ce sont les mots de N.; moi, je passe, je ne sais comment, à côté de telles observations si N. n'attire pas mon attention. Sa voix m'a frappé au coeur. Elle a une voix de poitrine, légèrement rauque. Dans la souffrance sa voix s'en va plus profond encore, et on dirait que c'est l'âme qui parle directement. Comme je connais cette voix de tendresse et de souffrance ! N. a reparlé (après une longue interruption) de Sérioja. " Qu'est-ce qu'ils peuvent exiger de lui ? Qu'il se repente ? Mais il n'a pas de quoi se repentir. Qu'il " renie " son père ?... Dans quel sens ? Mais justement parce qu'il n'a pas de quoi se repentir, il n'a pas non plus d'issue. Jusqu'à quand vont-ils le détenir ? "
N. s'est souvenue qu'après une séance du Politburo (c'était en 1926) il y avait en visite chez nous plusieurs de nos amis d'alors qui attendaient les résultats. Je rentrai avec Piatakov (comme membre du Comité Central, Piatakov avait le droit d'assister aux séances du Politburo). Piatakov, très ému, raconta la marche des " événements ". J'avais dit à la séance que Staline avait décidément posé sa candidature au rôle de fossoyeur du parti et de la révolution... Staline, en signe de protestation, avait quitté la réunion. Quant à moi, sur la proposition de Rykov et Roudzputak désemparés, on m'avait décerné un " blâme ". Racontant cela, Piatakov se tourna vers moi et dit avec force : " Il ne vous pardonnera jamais cela, ni à vous, ni à vos enfants et à vos petits-enfants. " A l'époque – rappelle N. – ces mots sur les enfants et petits-enfants semblaient lointains, plutôt une manière de parler; mais voici que les choses en sont venues à mes enfants et même à mes petits-enfants : ils ont été arrachés à A.L., que va-t-il advenir d'eux ? Et l'aîné, Liovouchka, a déjà quinze ans...
Nous avons parlé de Sérioja. A Prinkipo, on avait discuté la question de son passage à l'étranger. Mais où et comment ? Liova a la politique dans le sang, et cela justifiait son émigration. Mais Sérioja est attaché à la technique, à son Institut. A Prinkipo il n'aurait fait que languir. Et puis il était difficile de pénétrer l'avenir : quand viendrait le revirement ? Dans quel sens ? Et si quelque chose m'arrivait à l'étranger ?... Il était effrayant d'arracher Sérioja à ses " racines ". On avait fait venir Zinouchka à l'étranger, pour qu'elle se soignât – et cela devait se terminer tragiquement.
N. souffre à la pensée de la peine que doit endurer Sérioja en prison (s'il est en prison), – ne doit-il pas penser que nous l'avons comme oublié, que nous l'avons livré à son destin. S'il est en camp de concentration, que peut-il espérer ? Il ne peut pas se conduire mieux qu'il ne se conduisait comme jeune professeur dans son Institut...
" Peut-être l'avaient-ils simplement oublié dans les dernières années, et se sont-ils souvenus maintenant, tout d'un coup, qu'ils détenaient ce gage, et ont-ils décidé de s'en servir pour fabriquer une nouvelle grosse affaire... " C'est encore une pensée de Natacha. Elle m'a demandé si je croyais que Staline soit au courant. J'ai répondu que des " affaires " comme cela ne lui échappent jamais, – aussi bien les affaires de ce genre-là sont-elles proprement sa spécialité.
Ces deux derniers jours, N. avait plus pensé à A.L. qu'à Sérioja. Peut-être, après tout, rien n'est-il arrivé à Sérioja, tandis que A.L., à soixante ans, a été expédiée quelque part dans l'Extrême-Nord.
La nature humaine, sa profondeur, sa force, sont déterminées par ses réserves morales. Les hommes se révèlent à fond quand ils sont jetés hors des conditions naturelles de leur vie, car c'est justement alors qu'il leur faut recourir à ces réserves. N. et moi sommes liés depuis déjà près de trente-trois ans (un tiers de siècle !), et je suis toujours frappé, dans les heures tragiques, des réserves de sa nature... Est-ce parce que mes forces sont sur le déclin, ou pour quelque autre raison, je voudrais fixer, au moins partiellement, le portrait de N. sur le papier.
Je viens de terminer le roman de Léon Frapié, " La Maternelle ", édition populaire à deux francs. Je ne connais pas du tout cet auteur. En tout cas il montre avec beaucoup de courage l'arrière-cour, le plus sombre coin de l'arrière-cour de la civilisation française, de Paris. Les cruautés et les bassesses de la vie frappent plus lourdement que quiconque les enfants, les tout petits. Frapié s'est donné pour tâche de regarder la civilisation actuelle avec les yeux épouvantés des enfants affamés, maltraités, tarés de vices héréditaires. Le récit n'est pas soutenu au sens artistique, il a des défaillances et des trous, les raisonnements de l'héroïne sont par instants naïfs et même maniérés, – mais l'impression nécessaire est obtenue par l'auteur. L'issue, il ne la connaît pas et ne semble pas la chercher. Le livre respire le désespoir. Mais ce désespoir est immensément supérieur au prêche vaniteux et bon marché de Victor Margueritte.
Voici la manchette de l'Humanité du 4 avril :
[Coupure de journal collée]
" Le gouvernement doit interdire la mobilisation rouge du 7 avril. " (Ami du Peuple, ler avril.)
Le lendemain, le ministre RADICAL Régnier obéit.
Notre protestation a été entendue. " (Ami du Peuple, 3 avril.)
Conclusion : LE GOUVERNEMENT EST AUX ORDRES DES FASCISTES !
[Écrit à la main, puis biffé : ALORS ?]
Mais ce n'est pas leur dernière " conclusion " : ils en ont encore une autre : " Exigeons plus que jamais la dissolution et le désarmement des Ligues fascistes... " par le gouvernement qui est aux ordres des fascistes !
Ces gens-là, personne ne les sauvera !