1987 |
Un article publié dans "Quatrième Internationale" n° 24 - avril 1987. |
Bureaucratie et Production Marchande
Les bases théoriques de l'interprétation marxiste de l'URSS
L'évolution idéologique de la bureaucratie stalinienne et poststalinienne en URSS correspond de manière frappante - nous dirions même : de manière surprenante - avec cette réalité sociale hybride et contradictoire de l'URSS, avec cette imbrication spécifique de despotisme bureaucratique et d'influence de la loi de la valeur.
La bureaucratie ne dispose pas d'une idéologie propre. Elle continue à s'appuyer sur une déformation systématique du marxisme comme substitut à une telle idéologie. Mais il ne s'agit point d'une déformation fortuite ou exclusivement pragmatique. A travers le cynisme de la realpolitik qui a conduit le Kremlin à imposer mille cabrioles conjoncturelles déterminées à ses malheureux idéologues officiels, des traits plus fondamentaux ont émergé petit à petit.
Le premier de ces traits, c'est la fétichisation de l'État, poussée à l'extrême. Dans la Critique du Droit d'État de Hegel (Kritik des Hegelschen Staatsrecht), Marx avait déjà présenté cette fétichisation comme une caractéristique idéologique de toute bureaucratie. Il le fit en termes pénétrants et brillants, qui s'appliquent en toutes lettres à la bureaucratie soviétique : « L'esprit bureaucratique est un esprit tout à fait jésuitique, théologique. Les bureaucrates sont les Jésuites de l'État, les théologues de l'État. La bureaucratie, c'est la république-prêtre (...) La bureaucratie se considère comme le but ultime de l'État. Comme la bureaucratie transforme ses buts [ fonctions ] « formels » en contenu, elle entre partout en conflit avec les buts « réels ». Elle se voit donc obligée de présenter ce qui est purement formel comme étant le contenu, et ce qui est le contenu [ réel ] comme simplement formel. Les buts de l'État se transforment en buts des bureaux, et les buts des bureaux en [ réels ] buts de l'État. La bureaucratie devient un cercle dont personne ne peut s'échapper. Sa hiérarchie se présente comme une hiérarchie des connaissances. Le sommet attribue aux cercles inférieurs la connaissance des détails, alors que les cercles inférieurs confient au sommet la connaissance en général [ de la réalité dans son ensemble ] : ils se trompent mutuellement. La bureaucratie détient l'État, l'essence spirituelle de la société, comme si elle lui appartenait en tant que propriété privée. L'esprit général de la bureaucratie, c'est le secret, c'est le mystère, conservé en son sein par la hiérarchie, et par rapport aux tiers par son apparition [ action ] comme corporation fermée. L'esprit public d'État, et donc aussi la conviction d'État [ la conviction politique ] apparaissent de ce fait pour la bureaucratie comme une trahison de ce mystère. L'autorité, voilà le principe de ses connaissances, l'adoration de l'autorité comme sa conviction [ politique ]. En son propre sein, le spiri tualisme se transforme en matérialisme, le matérialisme grossier de l'obéissance passive, de la foi (aveugle) en l'autorité, du mécanisme d'une activité fixe et formelle, de principes, de convictions et de traditions figés. En ce qui concerne le bureaucrate individuel, le but de l'État devient son but privé, celui d'essayer de conquérir des postes plus élevés, de faire carrière. (...) Alors que la bureaucratie est d'une part ce matérialisme grossier, son spiritualisme non moins grossier se manifeste en ceci qu'elle cherche à faire tout, c'est-à-dire qu'elle élève la volonté jusqu'à en faire la causa prima [ cause fondamentale ] de tout (...) puisqu'elle reçoit son contenu de l'extérieur, et ne peut prouver [ justifier ] son existence qu'en pétrissant, qu'en limitant ce contenu. Le bureaucrate ne voit dans le monde qu'un simple objet pour être traité [ de manière volontariste ] [1]. »
Voyons ce que cela donne en pratique chez les idéologues de la bureaucratie soviétique : avant tout une doctrine qui nie le parasitisme et le caractère histori quement limité, transitoire de l'État. Écoutons le docteur L. S. Mamut, cet auteur particulièrement doué : « D'un point de vue rétrospectif sur la réalité de l'État, on s'aperçoit qu'à l'échelle de l'histoire mondiale, il développe un niveau toujours plus élevé de liberté politique pour la société et ses sujets sociaux (...) Selon Marx, la liberté ne peut être créée qu'à l'aide d'institutions (d'État) ; à cette fin, elles sont transformées fondamentalement et, ce qui est plus important, doivent être placées sous le contrôle effectif des travailleurs de la nouvelle société (... ) Après la victoire du prolétariat révolutionnaire sur la bourgeoisie, la liberté de la société inclura la liberté de chaque travailleur. Une liberté collective qui n'a pas comme condition préalable la liberté de chacun des individus associés est, selon Man et Engels, simplement absurde. La société ne peut se libérer sans libérer chaque individu [2]. »
A l'exception des deux dernières phrases, qui sont de Max et Engels et non pas d'un idéologue de la bureaucratie soviétique, cet extrait est théoriquement et empiriquement absurde. La « victoire du prolétariat révolutionnaire sur la bourgeoisie» s'est produite en Union soviétique il y a soixante-huit ans. Chaque travailleur soviétique a-t-il aujourd'hui la liberté de créer indépendamment un syndicat, une organisation politique ou un journal mensuel, sans l'approbation préalable d'un organisme d'État ? Peut-il écrire et diffuser sans censure une brochure ou un tract qui ne plaît pas aux « fonctionnaires » ? S'il essaie de le faire, n'est-il pas conduit immédiatement au commissariat, si ce n'est dans un camp de travail ou à l'hôpital psychiatrique, et ne perd-t-il pas immédiatement son emploi ? Est-ce cela la liberté de l'individu ? La classe ouvrière soviétique contrôle-t-elle effectivement le KGB ? Où ? Comment ? Quand ? Des cyniques intelligents n'ont-ils pas honte d'écrire de telles âneries ? Où est « le contrôle des travailleurs soviétiques » sur les organismes d'État centraux, les mêmes organismes d'État qui prétendument garantissent « un niveau toujours plus élevé de liberté politique pour la société et les sujets sociaux » ? Ce contrôle existe peut-être par rapport à la régulation de la circulation du métro ou de la température de la soupe dans la cantine de l'usine (même cela n'est pas certain !). Mais un tel « contrôle » existe également sous différentes formes de démocratie bourgeoise : ce n'est pas un « niveau de liberté politique plus élevé pour le sujet social ».
Un sophiste pourrait répliquer : la « liberté politique » est moins importante que la liberté économique. Admettons. Mais d'abord en quoi et pourquoi s'op posent-elles l'une à l'autre ? Et puis, les travailleurs soviétiques sont-ils libres de déterminer les proportions du plan économique d'État, de décider du rapport de l'accumulation et de la consommation ? Sont-ils libres de critiquer en public les décisions du Gosplan, de proposer des proportions alternatives pour les dépenses économiques, salariales ou sociales, pour la politique de santé et d'éducation ? N'est-ce pas cela la « liberté économique » ? Et comment peut-on jouir de la liberté économique sans jouir des libertés politiques, lorsque l'État détient les moyens de production et le surproduit social ?
Est-il compatible avec le marxisme de prétendre que, même si les travailleurs contrôlaient effectivement les organismes d'État, ils transformeraient ainsi l'État en un moyen pour garantir « la liberté toujours plus grande » ? Pas du tout. Engels écrivait : « En possession du pouvoir public et du droit d'encaisser des impôts, les fonctionnaires [ de l'État ] se présentent maintenant comme des organes de la société au-dessus de la société. Le respect libre, bénévole, dont jouissaient les organes de la société gentilice, ne leur suffit plus, même s'ils pouvaient l'obtenir : porteurs d'un pouvoir aliéné de la société, ils doivent obtenir le respect par des lois d'exception, grâce auxquelles ils jouissent d'une sainteté et d'une inviolabilité particulières [ Voilà qui s'applique merveilleusement aux bureaucrates soviéti ques ! ]. L'agent de police le plus bas de l'État civilisé détient plus d'« autorité » que tous les organes de la société gentilice pris dans leur ensemble ; mais le monarque !e plus puissant et l'homme d'État ou le chef militaire le plus grand de la civilisation peuvent être jaloux du plus petit administrateur de la société gentilice, étant donné le respect sans contrainte et sans contestation qui lui est voué. C'est que ce dernier se trouve au bon milieu de la société, tandis que l'autre est obligé de devoir représenter quelque chose à l'extérieur et au-dessus d'elle [3]. »
Qu'on est loin de « l'État qui », du point de vue de l'histoire mondiale, « développe de plus en plus de liberté » pour les individus ! Ces lignes d'Engels résument brillamment toute la théorie marxiste de la bureaucratie. Qui plus est, Engels écrivait à Bebel exactement le contraire de ce que Mamut disait sur « l'État comme Garant de la Liberté ». « Aussi longtemps que le prolétariat utilise encore l'État, il l'utilise non dans l'intérêt de la liberté, mais pour opprimer ses adversaires et, dès qu'il peut être question de liberté, l'État en tant que tel cesse d'exister [4] ».
Quant à la différence entre l'État bourgeois - et l'État de toutes les classes dominantes antérieures - d'une part, et l'État prolétarien (la dictature du prolétariat) tel que Marx et Engels l'avaient conçu, Lénine fut encore plus tranchant et plus radical. Dans L'État et la Révolution, il écrivait, en se référant à la Commune de Paris et à la dictature du prolétariat : « Réprimer la bourgeoisie et briser sa résistance n'en reste pas moins une nécessité... Mais ici, l'organisme de répression est désormais la majorité de la population et non la minorité, comme cela a toujours été le cas... Or, du moment que c'est la majorité du peuple qui réprime elle-même ses oppresseurs, point n'est plus besoin d'une « force spéciale» de répression ! C'est en ce sens que l'État commence à dépérir. Au lieu d'institutions spéciales d'une minorité privilégiée (fonctionnaires privilégiés, chefs de l'armée permanente), la majorité elle-même peut s'acquitter directement de ces tâches ; et plus les fonctions du pouvoir de l'État sont exercées par l'ensemble du peuple, moins ce pouvoir devient nécessaire... C'est là justement qu'apparaît avec le plus de relief le tournant qui s'opère de la démocratie bourgeoise à la démocratie prolétarienne, de la démocratie des oppresseurs à la démocratie des classes opprimées, de l'État comme « force spéciale » destinée à réprimer une classe déterminée, à la répression des oppresseurs par la force générale de la majorité du peuple [5].... » Lénine résumait la différence entre l'État bourgeois et la dictature du prolétariat en ces termes succincts et radicaux : « Le pouvoir soviétique est un type nouveau d'État, sans bureaucratie, sans police, sans armée régulière [6]. »
Nous voyons encore une fois tout ce qui sépare l'État ouvrier bureaucratisé et le pouvoir des conseils conçu par Marx, Engels et Lénine. L'ironie veut que si quelqu'un publiait et diffusait aujourd'hui en URSS cette citation de Lénine, il recevrait une peine de cinq à dix ans de travaux forcés au goulag pour le crime d'« agitation antisoviétique » ou de « diffamation des autorités soviétiques ». Pire encore, il subirait peut-être des années d'internement dans un hôpital psychiatri que, soumis aux médicaments de lavage de cerveau. On doit effectivement être fou - aussi fou que Lénine - pour imaginer un État soviétique sans bureaucrates, sans police et sans armée permanente... Le fétichisme de l'État frise parfois le grotes que : des idéologues de la bureaucratie envisagent tranquillement le maintien dans une société communiste « pleinement développée » ( sic) et sans État, de la police secrète, c'est-à-dire du KGB : « L'État dépérit mais les organes restent » ! Comment en effet prévoir sa propre disparition en tant que groupe social distinct et privilégié sans se nier soi-même ? On ne saurait trouver meilleure preuve de ce que les idéologues de la bureaucratie sont en dernière analyse les idéologues de la police.
Mais dans l'idéologie de la bureaucratie, la fétichisation de l'État se combine de manière à la fois bizarre et significative avec le fétichisme classique de la marchandise, caractéristique de toute société à production marchande importante (partielle ou générale). Marx avait démontré que la production marchande n'existe qu'en fonction du caractère privé du travail, donc de la propriété privée (encore une fois : partielle ou générale). Non, répondent les idéologues staliniens et poststaliniens. La loi de la valeur règne en URSS en fonction d'une « nécessité objective » ; c'est une « loi objective ».
Empruntant à Engels une formule d'ailleurs tronquée, et la remplissant ainsi d'un contenu tout à fait différent de celui d'Engels, ils ajoutent : la liberté ne peut être que la reconnaissance de la nécessité. Mais avec cette formule, Engels se réfère explicitement aux lois de la nature. Pour les idéologues staliniens et poststaliniens, la « loi de la valeur » aurait donc la force d'une « loi de la nature », alors que pour Marx et Engels, elle était justement une loi ni « naturelle » ni éternelle, mais strictement liée à des conditions sociales particulières, limitées dans le temps, celles précisément de sociétés dans lesquelles les producteurs travaillent séparé ment les uns des autres du fait de la propriété privée, et n'entrent en rapports mutuels que par l'échange des produits de leurs travaux privés.
La combinaison hybride de la fétichisation de l'État et de la fétichisation de la marchandise dans l'idéologie de la bureaucratie prend à son tour la forme spécifique de justification du rôle propre et de la fonction de la bureaucratie en tant que telle. La bureaucratie « utilise » (le jeune Marx disait : pétrifie) les « lois objectives » pour diriger l'économie. L'État despotique manipule « la loi de la Valeur », c'est-à-dire la viole à chaque pas. Mais en même temps, la planification bureaucratique doit s'incliner devant « l'intéressement matériel » des producteurs (en fait celui des bureaucrates), et ne peut pas se fonder sur la réalisation prioritaire des besoins démocratiquement définis par les travailleurs en termes de « valeurs d'usage », car « la loi de la valeur l'interdit ». Elle « régnerait » donc malgré la souveraineté de l'État. Tantôt l'arbitraire de la gestion bureaucratique est ainsi légitimé, et tantôt c'est son dysfonctionnement gaspilleur, qui serait un « fait » indépendant de la volonté et de l'action de la bureaucratie. « On ne devrait pas tomber dans l'autre extrême : si la production marchande prévaut, alors l'anarchie du marché, la loi de la valeur agissant de manière spontanée, la production pour un marché inconnu et libre seraient inévitables, vu le rôle régulateur de cette loi, etc. La spontanéité est empêchée par l'État socialiste, puisqu'il est en mesure d'endiguer les côtés négatifs [ ! ] des rapports marchandises-argent et de subordon ner leurs instruments [ ? ] à des buts consciemment planifiés. Grâce à la théorie du marxisme-léninisme et à la pratique de la construction du socialisme et du communisme, le grand potentiel économique de l'État socialiste en tant que sujet et force d'organisation du mécanisme économique a été découvert [ ! ] et démontré. Ce serait cependant une erreur de croire que dans le socialisme, la détermination de la quantité [ de la mesure ? ] du travail et de la consommation dépendent seulement [ ! ] de l'État. Dans une mesure importante, cette fonction est remplie par la loi de la valeur [7] ».
Selon Marx, la loi de la valeur s'impose dans une économie marchande de manière objective, dans le dos des hommes et des femmes, et agit indépendamment de leur volonté. Elle détermine à moyen terme - non au jour le jour - la valeur des marchandises, et donc aussi la valeur de la marchandise « force de travail », pour autant que celle-ci soit une marchandise. En société socialiste, le fonds de consommation des producteurs est-il déterminé par leur décision consciente de consacrer disons 75 % de la production à celle des biens de consommation ? Non, répond notre professeur pas très rouge : l'État socialiste (et quid des producteurs associés ?) n'est pas libre de déterminer à lui tout seul l'ampleur de ce fonds : « dans une mesure importante », cette fonction est remplie par la loi de la valeur.
C'est donc que la force du travail serait encore une marchandise ! Sinon, comment peut-elle avoir une valeur déterminée par « la loi de la valeur » ? Mais si la force de travail est une marchandise, de même que les moyens de production, comment « l'État socialiste » peut-il empêcher « la loi de la valeur » - une loi objective, indépendante de la volonté humaine - de déterminer la valeur de toutes les marchandises, et donc la dynamique de la croissance économique ? C'est que « l'État socialiste » peut « endiguer » cette loi ! Si ce galimatias a un sens, c'est celui de démontrer que le désordre dans la « théorie » de la bureaucratie est à la mesure du désordre de sa gestion pratique. Le tout culmine dans le concept révisionniste de la survie de l'État non seulement dans la société socialiste mais même dans la société communiste « non entièrement achevée», et ce malgré la disparition complète des classes. A quoi sert alors cet étrange État ? « Le dépérissement de l'État dépendra en premier lieu du succès avec lequel les restes du capitalisme sont éliminés de la conscience des hommes [8]. »
En d'autres tertres : il faut un appareil de répression, « des groupes d'hommes armés », pour imposer exclusivement la discipline (le monolithisme) idéologique ! La police se borne à faire la police des idées, puisqu'elle n'a plus rien d'autre à faire. Mais elle doit tout de même survivre pour remplir cette fonction « vitale ». N'est-il pas évident que nous sommes en présence d'une idéologie d'autojustifi cation qui reflète l'existence matérielle de la bureaucratie en tant qu'appareil qui s'approprie l'exercice de fonctions que la société avait exercées auparavant sans appareils spéciaux, qu'elle pourrait demain exercer de la même manière mais qu'elle n'est pas « autorisée » à exercer parce que la bureaucratie, elle, veut survivre à tout prix ?
La portée historique de la révolution politique antibureaucratique, et sa nécessité objective ne peuvent être saisies qu'à condition de comprendre à la fois le rôle objectif de la bureaucratie et la fonction objective de la démocratie socialiste en URSS. Il ne s'agit point d'appliquer des « normes idéales ». Il s'agit de nécessités socio-économiques qui découlent des contradictions immanentes de la société soviétique.
Dès que l'État prend le contrôle de tous les grands moyens de production, s'approprie et distribue centralement le surproduit social, la question de la gestion des uns et de l'autre devient décisive pour la dynamique de la société. Cette question implique celle de la répartition du produit social entre les trois grands fonds mentionnés plus haut. Lorsqu'en absence de démocratie effective des conseils, l'État est conduit à effectuer cette gestion sans une articulation effective avec les besoins et les préférences de la grande masse des producteurs et des consommateurs clairement reconnus et exprimés à la fois, le despotisme social (c'est-à-dire l'oppression) et le dysfonctionnement économique sont inévitables.
Pour cette raison, le caractère arbitraire-despotique de l'économie d'allocation centrale en Union soviétique ne reflète pas « l'essence » de la propriété collective et encore moins « l'essence » des impératifs de la planification économique. La bureaucratie peut appliquer des « réformes » afin de corriger son caractère arbi traire. Elle peut recourir à des doses supplémentaires d'économie marchande. Mais le centralisme bureaucratique n'en reste pas moins despotique et gaspilleur ; il est condamné à le rester. Il n'y a qu'une alternative à l'arbitraire bureaucratique : un système de gestion et de planification dans lequel la masse des travailleurs allouent eux-mêmes centralement les ressources et déterminent démocratiquement les priorités. Un tel système exige que les masses elles-mêmes articulent leurs besoins en tant que producteurs, consommateurs et citoyens, autrement dit qu'elles deviennent maîtresses de leurs conditions de travail et de vie, qu'elles se libèrent progressi vement du despotisme, du diktat bureaucratique, et de celui du marché ( la tyrannie du portefeuille).
Ce n'est qu'ainsi que l'on peut vaincre dans l'immédiat l'irresponsabilité et l'incompétence de la bureaucratie. La solution satisfaisante des relations production/besoins signifie le centralisme démocratique, c'est-à-dire l'administration autocentralisée de l'économie et de l'État, planifiée et réalisée par les travailleurs eux-mêmes [9]. Cela n'est possible qu'avec la restriction progressive (pas l'abolition immédiate) aussi bien de la production marchande que de la bureaucratie, dans le cadre de la démocratie socialiste des conseils.
Notes
[1] Karl Marx, Kritik des Hegelschen Staatsrecht, MEW t. l., p. 248-250.
[2] L. S. Mamut, Aspects Socio-Philosophiques de la Doctrine Marxiste de l'État, in Voprossi Phiiosophii n° 2, 1982. La citation de Marx in MEW vol. XX, p. 273.
[3] Friedrich Engels, Les Origines de la FamilIe, de la Propriété Privée et de l'État, op. cit., p. 166.
[4] Friedrich Engels, Lettre à Bebel du 18-28 mars 1875, in MEW, t. 34, p. 129.
[5] Lénine, L'État et la Révolution, op. cit. p. 194-195.
[6] Lénine, Sämtliche Werke, première édition, t. 22, p. 390.
[7] Professeur A. l. Malych, « Fragen der Ökonomischen Theorie in Friedrich Engels "Anti-Dühring" », in Marx-Engels Jahrb uch 2, Dietz-Verlag, Berlin, 1979, p. 103-104.
[8] Grundlagen der Marxistischen Philosophie (traduction allemande d'un ouvrage soviétique), Dietz-Verlag, Berlin, 1959, p. 584.
[9] L'expérience a montré que sans le pluralisme politique, c'est-à-dire sans un système effectif (et non pas seulement formel) de différents groupements politiques, des élections libres et la possibilité d'élire et de révoquer les dirigeants aux postes mêmes les plus hauts es t impossible dans un État ouvrier déjà consolidé. Cf. les thèses adoptées sur « Dictature du Prolétariat et Démocratie Socialiste » par le XII° Congrès de la lV° Internationale.