1966

� Ce qui unit les diff�rentes esp�ces de socialisme par en haut est l'id�e que le socialisme (ou son imitation raisonnable) doit �tre octroy� aux masses reconnaissantes, sous une forme ou sous une autre, par une �lite dirigeante qui n'est pas r�ellement soumise � leur contr�le. Le cœur du socialisme par en bas est l'id�e que le socialisme ne peut �tre r�alis� que par l'auto-�mancipation des masses, dans un mouvement � par en bas �, au cours d'une lutte pour se saisir de leur destin en tant qu'acteurs (et non plus comme sujets passifs) sur la sc�ne de l'histoire.. �

Hal Draper

Les deux �mes du socialisme

3. L'apport de Marx

1966

L'utopisme �tait �litiste et anti-d�mocratique dans l'�me parce qu'il �tait utopique - c'est-�-dire qu'il portait son regard vers un mod�le pr�con�u, un r�ve auquel la volont� devait donner vie. Il �tait par-dessus tout hostile � l'id�e m�me de transformation de la soci�t� par en bas, par l'intervention r�volutionnaire des masses en qu�te d'�mancipation, m�me s'il acceptait finalement le recours aux masses comme instrument de pression sur les sommets. Dans le mouvement socialiste tel qu'il s'�tait d�velopp� avant Marx, � aucun moment l'id�e de socialisme n'a rencontr� celle de d�mocratie par en bas.

Cette intersection, cette synth�se, sera la grande contribution de Marx. Par comparaison, Le Capital dans sa totalit� est secondaire. Il fit fusionner le socialisme r�volutionnaire et la d�mocratie r�volutionnaire. C'est l� qu'est le cœur du marxisme. � Voici la Loi. Le reste n'est que commentaire �. Le Manifeste Communiste de 1848 marque la prise de conscience par lui-m�me d'un mouvement � dont l'id�e �tait, d�s le commencement, que l'�mancipation de la classe ouvri�re devait �tre l’œuvre de la classe ouvri�re elle-m�me � (Engels).

Le jeune Marx lui-m�me passa par le stade primitif, de la m�me mani�re que l'embryon humain passe par le stade branchial. On peut signaler qu'il r�alisa l'une de ses premi�res immunisations en attrapant la maladie la plus r�pandue, l'illusion du despote sauveur. Il avait 22 ans � la mort du vieil empereur, quand sous les acclamations des lib�raux Fr�d�ric-Guillaume IV monta sur le tr�ne, porteur de grandes attentes de r�forme d�mocratique par en haut. Rien de tel ne se produisant, Marx ne revint jamais � cette id�e, qui n'a pas cess� depuis d'ensorceler le mouvement socialiste par des espoirs en des dictateurs ou des pr�sidents providentiels.

Lorsque Marx entra en politique, il �tait r�dacteur en chef de l'organe de l'extr�me gauche d�mocrate lib�rale de la Rh�nanie industrielle, et il devint bient�t le principal propagandiste de la d�mocratie politique int�grale en Allemagne. Le premier article qu'il publia �tait une pol�mique en faveur d'une libert� illimit�e de la presse de toute censure �tatique. Au moment o� le gouvernement imp�rial obtint son renvoi, il commen�ait � se tourner vers les nouvelles id�es socialistes en provenance de France. En devenant socialiste, ce porte-parole de la d�mocratie lib�rale avait toujours pour objectif la victoire de la d�mocratie - mais ce mot avait d�s lors un sens plus profond. Marx fut le premier penseur et dirigeant socialiste � venir au socialisme en passant par la lutte pour la d�mocratie lib�rale.

En mettant en œuvre une d�marche qui, pour la premi�re fois, faisait fusionner les id�es communistes et les aspirations nouvelles � la d�mocratie, Marx et Engels entr�rent en conflit avec les sectes communistes existant alors, comme celle de Weitling, qui r�vait d'une dictature messianique. Avant de rejoindre le groupe qui devait devenir la Ligue Communiste (pour laquelle ils r�dig�rent le Manifeste Communiste), ils stipulaient que l'organisation devait passer de la conspiration �litiste � l’ancienne � un groupe de propagande au grand jour, que � tout ce qui pouvait conduire � un autoritarisme superstitieux devait �tre �limin� des r�gles �, que le comit� de direction devait �tre �lu par tous les membres, en opposition avec la tradition des � d�cisions par en haut �. Ils conquirent bient�t la Ligue � leur nouvelle fa�on de voir et, dans un journal publi� en 1847, quelques mois seulement avant le Manifeste Communiste, le groupe annon�ait :

Nous ne sommes pas de ces communistes qui cherchent � d�truire la libert� individuelle, qui veulent transformer le monde en une �norme caserne ou une �norme maison de pauvres. Il y a certainement des communistes qui, la conscience tranquille, refusent de lutter pour la libert� individuelle et voudraient l'�liminer du monde parce qu'ils la consid�rent comme un obstacle � l'harmonie universelle. Mais nous n'avons aucun d�sir d'�changer la libert� contre l'�galit�. Nous sommes convaincus (...) que dans aucun ordre social la libert� ne sera aussi bien garantie que dans une soci�t� bas�e sur la propri�t� commune... (mettons-nous) au travail pour fonder un Etat d�mocratique dans lequel chaque parti serait � m�me, que ce soit par la parole ou par l'�crit, de gagner une majorit� � ses id�es...

Le Manifeste Communiste, qui est sorti de ces discussions, proclamait que l'objectif premier de la r�volution �tait de � gagner la bataille de la d�mocratie �. Lorsque, deux ans plus tard, apr�s le d�clin des r�volutions de 1848, la Ligue Communiste scissionna, ce fut en opposition, encore une fois, avec le � communisme sommaire � qu'est le putschisme, qui envisageait de substituer des groupes d�termin�s de r�volutionnaires au r�el mouvement de masse d'une classe ouvri�re �duqu�e par l'avant-garde. Marx leur dit alors :

La minorit� ... fait de la seule volont� la force motrice de la r�volution, et la substitue aux rapports r�els. Alors que nous disons aux travailleurs : � vous devez traverser 10 ou 20 ou 50 ann�es de guerres civiles et de guerres internationales, non seulement afin de changer les conditions existantes, mais aussi pour vous changer vous-m�mes et vous rendre capables d'exercer le pouvoir politique � , de votre c�t�, vous dites � ces m�mes travailleurs : � nous devons prendre le pouvoir tout de suite, ou alors nous ferions mieux d'aller nous coucher �.

� Pour vous changer vous-m�mes et vous rendre capables d'exercer le pouvoir politique � : tel est le programme que Marx assigne au mouvement de la classe ouvri�re, � la fois contre ceux qui disent que les travailleurs peuvent prendre le pouvoir du jour au lendemain, et contre ceux qui disent qu'ils ne le prendront jamais. C'est ainsi qu'est n� le marxisme, dans un combat conscient contre les avocats de la dictature �ducative, les dictateurs-sauveurs, les �lites r�volutionnaires, les communistes autoritaires aussi bien que les philanthropes bien intentionn�s et les bourgeois lib�raux. C'�tait �a le marxisme de Marx, pas la monstruosit� caricaturale qui porte cette �tiquette � la fois chez les professeurs bourgeois - qui tremblent devant l'esprit d'opposition r�volutionnaire sans compromis � l'ordre capitaliste - et chez les staliniens et n�o-staliniens, qui doivent dissimuler le fait que Marx n'a jamais cess� de faire la guerre � leurs semblables.

� C'est Marx le premier qui riva ensemble les deux id�es de socialisme et de d�mocratie �1 parce qu'il d�veloppa une th�orie qui rendait la synth�se possible pour la premi�re fois.

Au centre de la th�orie se trouve l'affirmation qu'il y a une majorit� sociale qui a int�r�t � changer le syst�me et qui est motiv�e pour le faire, et que le but du socialisme peut �tre l'�ducation et la mobilisation de cette majorit� massive. C'est de la classe exploit�e, de la classe travailleuse, que vient en derni�re analyse la force motrice de la r�volution. Par cons�quent un socialisme par en bas est possible, sur la base d'une th�orie qui rend compte des potentialit�s r�volutionnaires des masses, m�me si � certains moments elles peuvent para�tre arri�r�es. Le Capital, apr�s tout, n'est pas autre chose que la d�monstration des bases �conomiques de cette proposition.

C'est seulement une th�orie d'un socialisme de la classe ouvri�re qui rend possible la fusion entre le socialisme r�volutionnaire et la d�mocratie r�volutionnaire. Lorsque nous disons cela, nous n'exprimons pas la conviction que notre foi est justifi�e, nous insistons simplement sur l'alternative suivante : tous les socialistes ou pr�tendus r�formateurs qui la r�pudient finissent toujours par embrasser une forme de socialisme par en haut, qu'il soit de la vari�t� r�formiste, utopiste, bureaucratique, stalinienne, mao�ste ou castriste. Il n'existe pas d'exceptions.

Cinq ans avant le Manifeste Communiste, un jeune homme de 23 ans, r�cemment gagn� aux id�es socialistes, �crivait encore, dans la vieille tradition �litiste : � Nous ne pouvons recruter nos membres que parmi les classes qui ont re�u une bonne �ducation, � savoir les classes universitaires et commerciales... � Le jeune Engels (c'�tait lui) devait faire de rapides progr�s. Mais cette vision d�pass�e est toujours pr�sente aujourd'hui.

Note

1 La citation provient de l'autobiographie de H.G. Wells ; inventeur d'une des plus r�barbatives utopies du socialisme par en haut de toute la litt�rature - Wells s'emploie ici � d�noncer Marx pour l'�tape historique qu'il a franchie.

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