1966

� Ce qui unit les diff�rentes esp�ces de socialisme par en haut est l'id�e que le socialisme (ou son imitation raisonnable) doit �tre octroy� aux masses reconnaissantes, sous une forme ou sous une autre, par une �lite dirigeante qui n'est pas r�ellement soumise � leur contr�le. Le cœur du socialisme par en bas est l'id�e que le socialisme ne peut �tre r�alis� que par l'auto-�mancipation des masses, dans un mouvement � par en bas �, au cours d'une lutte pour se saisir de leur destin en tant qu'acteurs (et non plus comme sujets passifs) sur la sc�ne de l'histoire.. �

Hal Draper

Les deux �mes du socialisme

2. Les premiers socialistes modernes

1966

Le socialisme moderne a pris naissance, au cours du demi-si�cle qui s�pare la R�volution Fran�aise des r�volutions de 1848, en m�me temps que la d�mocratie moderne. Mais ils ne sont pas n�s coll�s comme des fr�res siamois. Au d�part, ils se sont d�velopp�s sur des axes s�par�s. Quand donc ces axes se sont-ils crois�s pour la premi�re fois ?

Du naufrage de la R�volution Fran�aise ont �merg� diff�rents types de socialisme. Nous allons examiner trois des plus importants � la lumi�re de la question qui nous occupe.

1) Babeuf.

Le premier mouvement socialiste des temps modernes fut celui que dirigea Gracchus Babeuf dans la derni�re phase de la R�volution Fran�aise (la � Conspiration des Egaux �). Il �tait con�u comme une continuation du jacobinisme, auquel s'ajoutait une vis�e sociale plus cons�quente : une soci�t� �galitariste communiste. C'est la premi�re fois dans l'�re moderne que l'id�e de socialisme se marie � celle de mouvement populaire - une combinaison essentielle1.

Cette combinaison suscite imm�diatement une question critique : quelle est exactement, dans chaque cas, la relation entre cette id�e socialiste et le mouvement populaire ? Ce sera la question-cl� du socialisme pour les deux si�cles � venir.

Le mouvement populaire de masse tel que le concevaient les babouvistes a �chou� : les hommes semblent avoir tourn� le dos � la r�volution. Malgr� tout ils souffrent, et ils ont besoin du communisme. Nous en sommes conscients. La volont� r�volutionnaire du peuple a �t� d�faite par une conspiration de la droite. Nous avons besoin d'un complot de gauche pour recr�er le mouvement populaire, pour redonner forme � la volont� r�volutionnaire. Mais le peuple n'est plus dispos� � prendre le pouvoir. Il est par cons�quent n�cessaire que nous prenions le pouvoir en son nom pour hisser le peuple � la hauteur de ses t�ches. Cela signifie la mise en place d'une dictature temporaire, qui sera celle d'une minorit�, certes. Mais ce sera une dictature �ducative, dont le but sera de cr�er les conditions qui rendront possible, dans l'avenir, l'�tablissement d'un v�ritable contr�le d�mocratique (nous sommes d�mocrates). Ce ne sera pas une dictature du peuple, comme la Commune, encore moins une dictature du prol�tariat. Il s'agit, en r�alit�, d'une dictature sur le peuple - avec les meilleures intentions du monde.

Pendant plus d'un demi-si�cle, la conception d'une dictature �ducative sur le peuple demeurera le programme de la gauche r�volutionnaire - avec les � trois B � (Babeuf, Buonarotti et Blanqui) et aussi, avec le bavardage anarchiste en prime, Bakounine. Le nouvel ordre sera octroy� au peuple opprim� par le r�volutionnaire. Ce socialisme par en haut caract�ristique est la premi�re forme, la plus primitive, du socialisme r�volutionnaire, mais il y a encore aujourd'hui des admirateurs de Castro et de Mao qui pensent que c'est le dernier cri en mati�re de r�volution.

2) Saint-Simon.

Esprit brillant, �mergeant de la p�riode r�volutionnaire, il prit une direction diam�tralement oppos�e. En m�me temps que Saint-Simon �tait motiv� par une v�ritable horreur de la r�volution et du d�sordre, les potentialit�s de l'industrie et de la science exer�aient sur lui une grande fascination.

Sa vision n'a rien de commun avec ce qui touche � l'�galit�, la justice, la libert�, les droits de l'homme et autres passions : il consid�rait seulement la modernisation, l'industrialisation et la planification, coup�es de telles notions. L'industrialisation planifi�e �tait pour lui la cl� du nouveau monde, et � l'�vidence les individus qui devaient mener � bien cette t�che �taient issus des oligarchies de financiers et d'hommes d'affaires, scientifiques, techniciens, entrepreneurs. Quand il ne faisait pas appel � ceux-ci, c'est vers Napol�on ou Louis XVIII qu'il se tournait pour mettre en œuvre des projets de dictature royale. Ses plans pouvaient conna�tre des variations, mais ils �taient tous parfaitement autoritaires, jusqu'au plus petit d�tail de planification. Raciste syst�matique et imp�rialiste militant, il �tait l'ennemi acharn� des id�es m�me de libert� et d'�galit�, qu'il ha�ssait comme la cause de la R�volution Fran�aise.

C'est seulement dans la derni�re p�riode de sa vie (1825) que, d��u par le manque de responsabilit� de l'�lite naturelle face � son devoir d'imposer la nouvelle oligarchie modernisatrice, il abaissa son regard vers les travailleurs. Le � Nouveau Christianisme � serait un mouvement populaire, mais son r�le serait seulement de convaincre les pouvoirs de se ranger aux conseils des planificateurs saint-simoniens. Les travailleurs devaient s'organiser - pour pousser leurs capitalistes et leurs patrons entrepreneurs � prendre le pouvoir sur les � classes oisives �.

Comme concevait-il donc le lien entre la soci�t� planifi�e et le mouvement populaire ? Le peuple, le mouvement, pouvait �tre utile comme un b�lier - dans les mains de quelqu'un d'autre. L'id�e de Saint-Simon �tait un mouvement par en bas pour fonder un socialisme par en haut. Mais le pouvoir et le contr�le devaient rester l� o� ils avaient toujours �t� : en haut.

3) Les Utopistes.

Un troisi�me type de socialisme vit le jour dans la g�n�ration post-r�volutionnaire : celui des Socialistes Utopiques proprement dits : Robert Owen, Charles Fourier, Etienne Cabet, etc. Ils firent les plans d'une colonie communautaire id�ale, sortie toute faite du cerveau du leader, qui devait �tre financ�e par de riches philanthropes, sous la protection d'un pouvoir bienveillant.

Owen (� bien des �gards le plus sympathique d'entre eux) n'�tait pas moins cat�gorique que les autres : � Ce grand changement ... doit �tre accompli et sera accompli par les riches et les puissants. Personne d'autre ne peut le faire... c'est un gaspillage de temps, de talent et de moyens p�cuniaires pour les pauvres que de s'opposer aux riches et aux puissants... � Il �tait naturellement contre la � haine de classe �, la lutte des classes. Parmi ceux, nombreux, qui professaient la m�me foi, bien peu ont exprim� de fa�on aussi crue que le but de ce � socialisme � �tait de � gouverner ou de traiter la soci�t� dans son ensemble comme les plus �volu�s des m�decins traitent leurs patients dans le mieux organis� des asiles de fous �, avec � patience et douceur � pour les malheureux qui � sont devenus tels du fait de l'irrationalit� et de l'injustice du tr�s irrationnel syst�me social d'aujourd'hui �.

La soci�t� de Cabet comportait des �lections, mais il ne pouvait y avoir de libre discussion, et l'accent �tait mis sur une presse contr�l�e, un endoctrinement syst�matique et une totale uniformit� comme ingr�dients essentiels de la potion.

Quelle �tait, pour ces Socialistes Utopiques, la relation entre l'id�e socialiste et le mouvement populaire ? Celui-ci �tait le troupeau qui devait �tre gard� par le bon pasteur. Le socialisme par en haut n'implique pas n�cessairement de cruelles intentions despotiques.

Ce c�t� du socialisme par en haut est loin d'avoir disparu. Bien au contraire, il est si moderne qu'un �crivain contemporain comme Martin Buber, dans Les chemins de l'Utopie, r�alise la prouesse de pr�senter les vieux Utopistes comme de grands d�mocrates et des � libertaires � ! Ce mythe est tr�s r�pandu, et il met en �vidence, encore une fois, l'extraordinaire aveuglement des �crivains et historiens socialistes quant � la profondeur de l'enracinement du socialisme par en haut comme �l�ment dominant des deux �mes du socialisme.

Note

1 Pour �tre tout-�-fait exact, cette combinaison avait �t� anticip�e par Gerrard Winstanley et les � Niveleurs �, l'aile gauche de la r�volution anglaise. Mais elle fut oubli�e et resta st�rile sur le plan historique

Archive H. Draper
Sommaire Chapitre pr�c�dent
Haut Sommaire Suite Fin
Li�nine