1988 |
" Pendant 43 ans, de ma vie consciente, je suis rest� un r�volutionnaire; pendant 42 de ces ann�es, j'ai lutt� sous la banni�re du marxisme. Si j'avais � recommencer tout, j'essaierai certes d'�viter telle ou telle erreur, mais le cours g�n�ral de ma vie resterait inchang� " - L. Trotsky. |
C'est une fois de plus un article sign� G. Gourov - dat� du 15 juillet 1933 - qui apprend aux oppositionnels du monde que � le Vieux �, apr�s six mois d'observation de la � marche des �v�nements �, se prononce d�sormais pour la cr�ation de nouveaux partis communistes et pour une nouvelle Internationale dont la logique des nombres va faire la Quatri�me2. C'est un tournant capital, le plus important sans doute de sa vie. Publi� d'abord dans les bulletins int�rieurs, il acc�de plus tard � la presse oppositionnelle.
Trotsky commence par essayer de dresser un bilan de la politique de � r�formes �, de l'Internationale et de ses sections, les partis communistes. Disposant, en dehors de l'Union sovi�tique de forces militantes tr�s faibles, pour ne pas dire d�risoires, l'Opposition, dans sa propagande pour une � r�forme �, a pu s'appuyer sur les �v�nements de la lutte des classes mondiale, ces d�faites qui, �crit-il, � mettaient � nu la politique du centralisme bureaucratique �. Mais elle se heurtait en m�me temps partout � des mesures de r�pression de l'appareil stalinien, exclusions, calomnies, violences. Bien que son existence ait constitu� un facteur r�el de la politique de la direction qui n'a jamais cess� d'en tenir compte, il n'est pas possible de revendiquer un quelconque succ�s r�el de la politique de r�forme. Il pense qu'on peut dire au contraire que l'�chec de l'Opposition, dans sa tentative pour engager l'Internationale dans un processus de r�forme, a finalement �t� l'une des causes de la d�g�n�rescence de cette derni�re. C'est du moins ce qui appara�t maintenant, apr�s la n�cessaire v�rification des �v�nements par la vie.
Trotsky d�fend la position qu'il a prise sur l'Internationale et les autres partis au moment de l'effondrement du K.P.D. : personne � l'�poque ne pouvait affirmer avec une certitude totale qu'il n'existait aucune possibilit� d'un r�veil de certains partis voire d'une fraction de l’I.C. qu'il fallait, dans ce cas, aider. L� aussi, la preuve ne pouvait venir que de l'exp�rience et de la v�rification. Il estime qu'elle est d�sormais faite. Tout le d�veloppement depuis le 30 janvier t�moigne de ce que les �v�nements d'Allemagne n'ont pas tranch� seulement du sort du parti allemand, le K.P.D., mais de celui de l'Internationale tout enti�re. Le nazisme a vaincu sans avoir � combattre. Les dirigeants communistes n'ont m�me pas envisag� leurs responsabilit�s dans ce d�sastre. Rappelant en quelques mots les affirmations des organismes dirigeants de l'Internationale, le silence dans les rangs des partis o� l'on continue bien souvent de se comporter et d'�crire comme s'il n'y avait pas eu de catastrophe allemande, il dresse ce constat de d�c�s :
� Une organisation que n'a pas r�veill�e le tonnerre du fascisme et qui supporte humblement de tels outrages de la part de la bureaucratie d�montre par l� m�me qu'elle est morte et que rien ne la ressuscitera3. �
Rien ne se termine pourtant avec un tel constat et, au contraire, tout commence. En ao�t 1914, � la faillite de la IIe Internationale, les r�volutionnaires dans les rangs de la social-d�mocratie ont ripost� en se mettant � pr�parer la IIIe Internationale, n�e officiellement cinq ans plus tard. La n�cessit� de l'Internationale ne dispara�t pas pour autant apr�s cette deuxi�me faillite, 1933 apr�s 1914. C'est maintenant de l'effondrement historique de l'Internationale communiste qu'il faut partir. A ceux que la banqueroute de deux internationales � la suite en moins de vingt ans a rendus sceptiques, � ceux qui demandent quelle garantie ils ont que la IVe Internationale ne d�g�n�rera pas � son tour, Trotsky ne peut r�pondre que parce qui est une �vidence � ses yeux : � Il nous faut avancer sur un chemin coup� d'obstacles et encombr� de d�bris du pass�. Que celui qui s'en effraye passe � c�t�4. �
Bien entendu, il ne n�glige pas non plus les r�serves �mises par ceux qui rel�vent particuli�rement la faiblesse du groupe oppositionnel � l'�chelle mondiale, la lenteur de son d�veloppement, voire ses reculs, les crises qui l'ont secou� et le secouent encore. Il pense, quant � lui, que ces traits sont li�s � la marche g�n�rale de la lutte de classes, pr�cis�ment marqu�e depuis des ann�es par de graves d�faites. Et il ajoute une remarque tir�e de l'exp�rience historique : c'est dans le cours de ces p�riodes de reflux que se sont toujours tremp�s les futurs cadres de la r�volution.
Les pr�misses n�cessaires � une nouvelle organisation de l'avant-garde existent-elles ? En d'autres termes, qui les bolcheviks-l�ninistes vont-ils enr�ler sous leur drapeau au moment o� la faillite de l'Internationale en Allemagne d�tourne du communisme tant de militants �cœur�s par le stalinisme ? Trotsky r�pond que les pr�misses sont cr��es pr�cis�ment par la d�composition de la social-d�mocratie : des centaines de milliers et peut-�tre des millions en Allemagne s'�loignent en effet du communisme, mais des dizaines de milliers d'ouvriers social-d�mocrates se dirigent vers lui en tournant le dos simultan�ment � la social-d�mocratie et au stalinisme comme l'indique � ses yeux l'exp�rience du S.A.P (Parti socialiste ouvrier). Il faut de l'audace, et Trotsky invite ses camarades de tous les pays � entamer aussit�t avec les organisations socialistes de gauche des pourparlers sur le programme d'une nouvelle organisation r�volutionnaire. Il ajoute que c'est pr�cis�ment la formation dans plusieurs pays de fortes organisations r�volutionnaires qui attirera finalement nombre d'�l�ments militants encore prisonniers dans les partis communistes et donnera � la jeune g�n�ration ouvri�re la r�ponse qu'elle cherche.
Le probl�me de l'U.R.S.S. est �videmment au centre des probl�mes politiques pos�s par la situation nouvelle. L� aussi, Trotsky part de la contradiction qui existe entre le caract�re historique progressiste de l'Etat sovi�tique fond� sur � les conqu�tes d'octobre � et le r�le r�actionnaire de la bureaucratie stalinienne install�e sur ses fondements en parasite et usurpatrice, monopolisant le pouvoir. A partir de l�, on peut, pour lui, aborder le probl�me de la nature du parti communiste au pouvoir en U.R.S.S. o� se retrouve la m�me contradiction, bien que sous une forme l�g�rement diff�rente :
� Le P.C. actuel de l'Union sovi�tique n'est pas un parti, c'est un appareil d'administration aux mains d'une bureaucratie incontr�l�e. Dans les rangs du parti communiste d'Union sovi�tique et en dehors, se groupent les �l�ments dispers�s de deux partis principaux : le parti europ�en et le parti thermidorien-bonapartiste. Se situant au-dessus de ces deux partis, la bureaucratie stalinienne m�ne une lutte d'extermination contre les bolcheviks-l�ninistes5. �
De toute �vidence, l'exil� h�site encore � se prononcer sur la question du parti en U.R.S.S. comme le montre assez nettement le passage suivant consacr� � l'explication du lien dialectique entre l'Union sovi�tique et le mouvement ouvrier mondial, c'est-�-dire le d�veloppement de la nouvelle Internationale :
� Si, sans r�volution prol�tarienne en Occident, l'U.R.S.S. ne peut parvenir au socialisme, sans la r�g�n�rescence d'une v�ritable Internationale prol�tarienne, les bolcheviks-l�ninistes ne pourront par leurs propres forces r�g�n�rer le parti bolchevique ni sauver la dictature du prol�tariat. [...] Seule la cr�ation d'une Internationale marxiste, totalement ind�pendante de la bureaucratie stalinienne et politiquement oppos�e � elle, peut sauver l'Union sovi�tique de l'effondrement, en liant son sort ult�rieur � celui de la r�volution prol�tarienne mondiale6. �
Trotsky souligne que ses th�ses ainsi pr�sent�es n'ont pour objectif que de rechercher un accord de principe constatant la fin d'une p�riode historique et ouvrant dans des conditions nouvelles une perspective nouvelle. A tous ceux qui s'�meuvent ou s'indignent � l'id�e de voir l'Opposition de gauche, qu'ils consid�rent comme une secte, se proclamer elle-m�me ou proclamer avec quelques autres organisations d'importance diverse la naissance de la IVe Internationale, il r�pond dans un dernier paragraphe qui fixe avec pr�cision les t�ches du moment � partir de la reconnaissance des principes qu'il vient d'exposer :
� Il ne s'agit pas en tout cas de proclamer imm�diatement de nouveaux partis et une Internationale ind�pendante, mais de les pr�parer. La nouvelle perspective signifie avant tout qu'il faut d�finitivement rejeter comme utopiques et r�actionnaires les phrases sur la "r�forme" et la revendication de la r�int�gration des r�volutionnaires dans les partis officiels. Le travail quotidien doit rev�tir un caract�re ind�pendant, d�termin� par les possibilit�s et les forces en pr�sence, et non par l'id�e formelle de "fraction". L'Opposition de gauche cesse d�finitivement de se consid�rer comme une opposition et d'agir comme telle. Elle devient une organisation ind�pendante qui se fraie sa voie par elle-m�me. Non seulement elle constitue ses propres fractions au sein de la social-d�mocratie et des partis staliniens, mais elle m�ne un travail autonome parmi les sans-parti et les ouvriers inorganis�s. Elle se constitue des points d'appui � l'int�rieur des syndicats, ind�pendamment de la politique syndicale de la bureaucratie stalinienne. L� et quand les conditions sont favorables, elle participe aux �lections sous son propre drapeau. Vis-�-vis des organisations r�formistes et centristes (staliniens compris), elle s'oriente en fonction des principes g�n�raux de la politique du front unique. En particulier et surtout, elle applique la politique du front unique pour la d�fense de l'Union sovi�tique contre une intervention ext�rieure ou une contre-r�volution int�rieure7. �
Quelques jours plus tard, le 20 juillet 1933, sur le bateau qui le conduit en France, Trotsky revient sur la m�me question en �crivant, sous la forme d'un dialogue o� il est l'un des deux interlocuteurs, un article pour la presse de l'Opposition intitul� � Il est impossible de rester dans la m�me Internationale que Staline, Manouilsky, Lozovsky et Cie8 �.
L'initiative est surprenante en elle-m�me. Les arguments utilis�s dans le nouveau texte sont certes plus agitatifs et visiblement destin�s � un public plus large, peu familier avec le langage des � th�ses � dans la tradition bolchevique. On notera cependant que, pendant les cinq jours qui se sont �coul�s entre les deux articles, la pens�e de Trotsky s'est d�velopp�e et qu'il arrive � de nouvelles conclusions. Rien d'�tonnant � ce que Pierre Frank, qui l'a accompagn� en ces jours et semaines de r�flexion, assure qu'il a v�ritablement impos� alors � sa pens�e un effort extraordinaire et pour ainsi dire physique.
Il entre cette fois directement dans le vif du sujet : il faut, �crit-il, rompre avec la � caricature d'Internationale de Moscou � qui, apr�s avoir mis Hitler en selle, a os� proclamer sa propre infaillibilit�. Cette pr�tendue Internationale n'est plus en r�alit� qu'une � clique �, la clique stalinienne, laquelle foule au pied sans vergogne les statuts et les r�gles de l'organisation dont elle n'a pas convoqu� de congr�s depuis d�j� cinq ans.
L'�preuve des faits l'a montr� : apr�s la catastrophe allemande, l'Internationale communiste n'�tait plus viable puisqu'elle n'a pas entendu la voix des �v�nements. Le parti allemand que la politique dict�e par Staline avait r�duit au fil des ann�es au squelette d'un appareil corrompu et �tranger aux masses, est mort. Le parti communiste de l'Union sovi�tique, lui non plus, n'a ni congr�s ni r�unions ni discussions ni presse. Il a �t� contraint d'assister dans un silence total � l'arriv�e au pouvoir de Hitler, principale menace pour la r�volution mondiale et pour l'Etat sovi�tique lui-m�me.
La question pos�e par l'Histoire est celle de la succession. Au programme, � la fois opportuniste et aventuriste adopt� en 1928 au VIe congr�s de l'Internationale communiste, il faut en opposer un autre. Ces fondements existent, � le fondement marxiste irr�prochable � des d�cisions et r�solutions des quatre premiers congr�s de l'Internationale communiste, tenus du vivant de L�nine, sur la base desquelles les bolcheviks-l�ninistes construiront le n�cessaire programme de la r�volution prol�tarienne. Ce n'est que par cette m�thode, insiste-t-il, que l'h�ritage du bolchevisme pourra �tre pr�serv� contre � les falsificateurs centristes […], les usurpateurs du drapeau de L�nine, les organisateurs des d�faites et des capitulations, les corrupteurs de l'avant-garde prol�tarienne : les staliniens9 �.
Sur l'Union sovi�tique, il ne se contente pas de dire autrement ce qu'il a d�j� �crit le 15 dans ses th�ses. Il rappelle comment la r�volution d'Octobre, avec le parti bolchevique, a fond� l'Etat ouvrier et ajoute ces deux phrases, capitales pour la compr�hension de sa politique ult�rieure vis-�-vis de l'Union sovi�tique :
� Maintenant, le parti bolchevique n'existe plus. Mais le contenu social fondamental de la r�volution d'Octobre est encore vivant10. �
Trotsky explique que ses camarades et lui-m�me, notamment dans les ann�es d'opposition � l'int�rieur du parti, mais aussi apr�s leur exclusion formelle, ont longtemps cru � la possibilit� de r�g�n�rer le parti et, par cons�quent, � travers lui, de r�g�n�rer le syst�me sovi�tique. Or ce qu'on appelle � le parti � en U.R.S.S. n'a plus rien d'un parti. Contre tout ce qui subsistait de l'ancien parti bolchevique dans le cadre de l'organisation de pouvoir et au pouvoir, la bureaucratie a d�cha�n� la plus f�roce r�pression : il s'agissait de le d�sorganiser, de le terroriser, de le priver de toute possibilit� de penser et d'agir. Maintenant il s'agit d'emp�cher sa r�g�n�ration. Apr�s des ann�es de pol�mique contre les partisans du � deuxi�me parti � en U.R.S.S., Trotsky estime que le moment est venu de prendre acte du changement qualitatif intervenu en Union sovi�tique et d'en tirer les conclusions d'orientations qui s'imposent : � En U.R.S.S., il faut construire de nouveau un parti bolchevique11. �
A la question de savoir si un tel mot d'ordre ne signifie pas un appel � la � guerre civile �, il r�pond que l'Union sovi�tique vit depuis des ann�es une guerre civile. Apr�s celle que la bureaucratie, appuy�e par les forces contre-r�volutionnaires, a men�e contre l'Opposition de gauche, on assiste maintenant � celle des forces contre-r�volutionnaires contre la bureaucratie stalinienne, avec � l'horizon la menace mortelle de la guerre d�clench�e par le r�gime hitl�rien. Les bolcheviks-l�ninistes se battront de toutes leurs forces face � la contre-r�volution : ils seront, proclame-t-il, � l'aile gauche du front sovi�tique �.
La t�che ainsi d�termin�e ne d�passe-t-elle pas, et de loin, les forces des bolcheviks-l�ninistes dans le monde ? Trotsky r�pond que la question n'a pas encore �t� abord�e. En bonne m�thode marxiste, il s'agit d'abord de formuler ce qu'est la t�che historique. On s'efforcera ensuite, une fois l'accord r�alis� dans l'ensemble, de rassembler les forces n�cessaires. R�p�tant que ce serait de l'aventurisme pur que de vouloir que l'opposition d�clare qu'elle est elle-m�me � la nouvelle Internationale �, il r�affirme avec force qu'il faut proclamer la n�cessit� de cette derni�re et invoque l'autorit� de Ferdinand Lassalle pour qui � toute grande action commence par l'expression de ce qui est �.
Il ne nie pas la possibilit� d'importantes variantes dans les attitudes prises par les sections nationales de l'I.C. : elles ne peuvent en aucun cas modifier l'orientation vers une nouvelle Internationale, impos�e par l’ensemble de la situation, non par ses d�tails ou exceptions.
Il est �galement tout � fait certain que ce tournant vers la nouvelle Internationale va �loigner de l'Opposition des �l�ments des partis communistes officiels qui ont �t� jusqu'� pr�sent sensibles � ses arguments et ont sympathis� avec elle. Il pense qu'ils reviendront � une �tape ult�rieure. D'ici l�, l'entreprise aura gagn� des �l�ments anciens, exclus, qui s'�taient tenus � l'�cart de la ligne de la � fraction � et de la � r�forme � � laquelle ils ne croyaient plus, travailleurs en rupture avec � le r�formisme �, et surtout � la jeune g�n�ration d'ouvriers � qui il faut un parti sans tache �. Confiant, il assure, comme un coup de clairon dans un discours public :
� Alors, tout ce qu'il y a de vivant dans l'''Internationale" stalinienne secouera ses derniers doutes et nous rejoindra12. �
Il ajoute qu'il s'attend � beaucoup de r�sistance dans les rangs de sa propre organisation, mais qu'une discussion � large et s�rieuse �, ainsi que les �v�nements. apporteront toujours plus d'arguments et finiront par convaincre les �l�ments les plus attach�s aux formules et attitudes du pass�.
* * *
On ne peut qu'�tre impressionn�, � la lecture de ces deux textes fondamentaux, par la d�termination de Trotsky et ce qu'on est tent� d'appeler chez lui la force de l'id�e - et par l'optimisme qui en r�sulte. Il sait bien entendu qu'il n'est pas le seul de la vieille garde communiste � avoir dress� le constat de faillite de l’I.C. et � avoir compris la n�cessit� d'une nouvelle Internationale. Il est apparemment convaincu que ses camarades d'Union sovi�tique, et, au premier rang d'entre eux, Rakovsky, malgr� leur manque d'informations internationales, ont pu mesurer l'importance de la � catastrophe allemande � et comprendront la n�cessit� comme les objectifs du tournant.
Il a autour de lui d'autres v�t�rans ou pionniers du communisme, dont il sait qu'ils sont pr�ts � s'engager sur le difficile chemin parsem� de nombreux obstacles ; les Espagnols Nin, Andrade, Garcia Palacios, les Italiens Leonetti et Tresso, l'Allemand Grylewicz, les Am�ricains Cannon, Swabeck, Shachtman, le Belge Lesoil, le Slovaque Lenoravic, l'Allemand des Sud�tes Neurath, le Bulgare Gatchev, le Hollandais Sneevliet qui vont les rejoindre parce qu'ils rompent avec la politique de � r�forme �. Ce sont tous de ces pionniers qui ont construit de leurs mains l'Internationale communiste, la IIIe, et vont s'engager avec lui dans la construction de la IVe. La IIIe Internationale en ses d�buts n'avait pas autant de cadres aussi solides issus de rangs de la IIe.
On a m�me � le lire le sentiment que la force de l'id�e, issue de la n�cessit� et de la conviction autant que du fonctionnement de cet exceptionnel cerveau, en vient � nourrir une certaine all�gresse, particuli�rement sensible dans l'article du 20 juillet. On ne peut cependant douter de la difficult� et m�me de la souffrance qu'il �prouva � se s�parer de la IIIe Internationale avec laquelle il s'�tait, pendant des ann�es, identifi� dans le prolongement de cette r�volution d'Octobre � laquelle, malgr� tant d'efforts de suppression et de falsification, son nom est et restera attach�. Il lui fallut certainement beaucoup de d�termination pour exprimer ce qu'il pr�senta dans ses textes comme une simple constatation mais qui, dans sa formulation, dut �tre pour lui un v�ritable arrachement.
Certains communistes relativement proches lui font alors grief de mettre sur le m�me plan, sous l'�tiquette de � 4 ao�t �, la trahison des social-d�mocrates en 1914 et celle des communistes en 1933 : selon ces critiques, les premiers auraient d�lib�r�ment et sciemment trahi la cause qu'ils avaient pour mission de d�fendre, tandis que les seconds auraient �t� seulement totalement d�sorient�s, les premiers seraient all�s en direction des fauteuils minist�riels et les seconds vers les cellules des prisons. Il admet qu'il y a l� un grain de v�rit�, mais pas plus. Les dirigeants social-d�mocrates allemands en 1914, ainsi que les dirigeants staliniens de 1933, ont en fait ob�i avant tout au souci de d�fendre non le prol�tariat en tant que classe, mais l'appareil, dont ils �taient les fonctionnaires et qui �tait aussi leur moyen d'existence. Ce qui est capital � ses yeux, c'est que c'est dans l'int�r�t d'une couche sociale particuli�re et d'int�r�ts priv�s que les repr�sentants du prol�tariat dans ces partis officiels sont pass�s de l'autre c�t�, renfor�ant par leur attitude l'ennemi de classe.
A ses yeux, les cons�quences de la � trahison � stalinienne, qui se r�v�lent en 1933, sont infiniment plus dramatiques et d'une beaucoup plus grande port�e que celles de 1914. Il s'agit en effet de la seconde faillite en vingt ans, de l'�croulement r�p�t� de l'�difice de l'Internationale sur ses constructeurs. Combien d'entre eux se lanceront-ils pour la deuxi�me fois dans le terrible combat o� ils ont d�j� vu s'�crouler l'ouvrage de leur vie ? Il rel�ve d'ailleurs, en liaison avec cette premi�re remarque, que l'organisme de la IIe Internationale avait eu plus de r�action en 1914 que celui de la III Internationale en 1933. La catastrophe allemande, la victoire sans combat de Hitler, n'a dress� contre la direction aucun Liebknecht, aucune Rosa Luxemburg, pour d�noncer de l'int�rieur la � trahison � des chefs. L'apathie et la d�moralisation manifest�es par la base des partis de la IIIe Internationale face � la d�b�cle allemande lui apparaissent comme le ph�nom�ne le plus lourd de cons�quences, d'une port�e incalculable.
L'id�e de proclamer la IVe Internationale a �t� vivement critiqu�e dans les rangs des partisans de Trotsky et plus encore de ses sympathisants, de 1933 � 1938, date de sa � proclamation �. Ces critiques �taient pour la plupart des hommes qui s'en disaient partisans, mais qui, comme les militants de la section polonaise, jugeaient le moment inopportun et pr�disaient l'�chec d'une entreprise selon eux mal engag�e, de Pivert et Victor Serge � Guttmann et aux Polonais.
L'argument principal �tait que les deux Internationales pr�c�dentes avaient �t� fond�es dans des p�riodes r�volutionnaires, alors que la victoire des nazis en Allemagne venait d'ouvrir pour le prol�tariat une p�riode de reflux et de terribles d�faites. Ils soulignaient aussi que Marx, comme L�nine, avaient attendu le moment favorable pour une � proclamation � et n'avaient pas cherch� � appliquer m�caniquement une n�cessit� historique. Toujours selon eux, les Internationales pr�c�dentes s'�taient appuy�es sur l'existence de forts partis nationaux, alors que la IVe Internationale n'avait, pour sa part, aucune base en partis de masse. Ils attiraient aussi l'attention sur le fait que la IVe Internationale aurait � �tre construite face � deux rivales d�j� solidement �tablies et disposant de moyens mat�riels r�els importants, et ce � un moment o� elle ne pouvait s'attendre qu'� une r�pression accrue.
Ces affirmations contiennent une bonne part de v�rit�. Il faut cependant les nuancer si l'on veut comprendre la d�marche de Trotsky. Il est vrai que la IIe et la IIIe Internationale �taient � cette �poque des organisations puissantes et bien �tablies. Mais il est vrai �galement qu'elles traversaient une crise profonde, et c'est pr�cis�ment sur cette donn�e que Trotsky faisait reposer les fondements de son tournant. La IIIe Internationale avait d� livrer de durs combats pour se d�velopper au d�triment de la IIe. Mais ces deux Internationales �taient-elles vraiment n�es dans une �mar�e haute � ? La IIe �tait n�e d'un accord entre partis existants, la IIIe moins de la mar�e haute de l'apr�s-guerre que de son premier r�sultat en pleine guerre : la victoire de la r�volution russe.
Trotsky avait �t� membre de la IIe Internationale, avait connu de pr�s la plupart de ses dirigeants, particip� � nombre de ses congr�s. Il avait �t� l'un des fondateurs et incontestablement l'orateur-vedette de la fondation et des d�buts de la IIIe. Mieux que tout autre, il disposait donc d'�l�ments de comparaison en ce qui concerne les circonstances de la naissance de la IIIe Internationale qui devait lui servir de point de r�f�rence pour celle de la IVe.
La IIIe Internationale avait � ses d�buts rassembl� dans ses rangs nombre d'�l�ments issus des diverses gauches et m�me du � centre � de la IIe. Zinoviev, au congr�s de Halle, assurait que le ralliement � l'Internationale communiste du parti social-d�mocrate ind�pendant (U.S.P.D.) signifiait le ralliement de la � vieille �cole � social-d�mocrate r�volutionnaire � l'organisation n�e de l'�lan de la r�volution russe.
Au fond, la IIIe Internationale �tait n�e directement des initiatives du parti bolchevique qui avait men� � la victoire une r�volution ouvri�re et paysanne et avait �t� partie int�grante de la IIe Internationale. Le parti bolchevique, le P.O.S.D.R. de L�nine, �tait en r�alit� le parti russe, aussi traditionnel pour l'Empire du tsar que l'�tait le parti social-d�mocrate allemand pour l'Empire allemand. Par son d�veloppement et son histoire, par son ambiance comme par ses traditions, il �tait en quelque sorte un parti �tabli - avec d'autres, des concurrents comme les socialistes r�volutionnaires - � la direction de la classe ouvri�re russe depuis des ann�es.
Il n'y avait rien de tel au b�n�fice de la IVe Internationale � la fin des ann�es trente, et ses partis - ou, si l'on pr�f�re, ses sections avaient donc � s'imposer de l'ext�rieur et � partir de rien. Certains pionniers du mouvement communiste avaient certes accompagn� Trotsky sur ses affiches, mais elle allait �tre, pour l'essentiel, form�e de militants de la derni�re g�n�ration, venus des partis socialistes et communistes, exclus, marginalis�s aussi par leurs soins. Les deux organisations traditionnelles auxquelles se heurtait la IVe Internationale, puissantes bien qu'en crise, �taient avant tout des appareils disposant de moyens mat�riels, et s'appuyant sur la routine. Trotsky allait plus loin et pensait que les deux anciennes Internationales prenaient appui sur la force d'inertie, la lassitude, le d�couragement, le scepticisme, sans compter le r�seau des influences et des int�r�ts mat�riels. Et c'�tait pr�cis�ment l� ce qui justifiait � ses yeux l'appel � une nouvelle Internationale.
Soulignons-le, la � faillite � des partis communistes et de l'Internationale ne signifiait pas pour lui qu'ils avaient cess� d'exister. Ils avaient cess� d'�tre un facteur r�volutionnaire, et c'�tait en cela qu'ils avaient fait faillite. Ils subsistaient, en tant qu'organisations, comme des obstacles sur la voie de la r�volution, des obstacles qu'il faudrait surmonter. Et Trotsky, en parlant de � faillite �, n'a jamais pr�dit leur disparition - sauf � la suite de la victoire de la r�volution.
Trotsky se rendait bien compte qu'il appelait � la lutte pour construire la IVe Internationale en plein reflux, sous le signe d'une terrible d�faite. C'�tait m�me l� ce qui rendait son appel n�cessaire et d'autant plus urgent � ses yeux. Il argumentait : l'appel pour la IIIe Internationale n'avait-il pas �t� lanc� d�s l'�t� 1914, au moment de l'effondrement de la IIe et de sa � faillite �, avec le reniement des chefs et la reddition des troupes ? Et cet appel n'avait effectivement abouti, en pleine mar�e, que cinq ans plus tard, � l'appel des bolcheviks au pouvoir.
Sa correspondance d�montre qu'il avait pleinement conscience des obstacles auxquels allait se heurter l'entreprise � laquelle il appelait l'avant-garde de l'avant-garde. Le principal �tait � ses yeux la faiblesse et le petit nombre de cadres disponibles et le r�le excessif qui lui incombait � lui, � un moment o� sa sant� n'�tait pas bonne et o� sa s�curit� �tait de plus en plus pr�caire. C'�tait la t�che qu'il tentait de r�soudre en s'attachant, malgr� sa. r�pugnance, aux � probl�mes des sections �, essayant de discuter avec tous et de ne pas perdre un seul militant. C'�tait le rassemblement, puis la trempe de ces cadres qui constituaient � ses yeux la t�che essentielle pour la construction de la IVe Internationale � partir de 1933, comme ils l'avaient �t� pour le parti bolchevique entre 1903 et 1914 - une d�pression � laquelle il avait surv�cu gr�ce � ses cadres.
Il reste - et ce n'est pas le moins important -le probl�me des d�lais. Quand Trotsky, en 1934, tra�ait les perspectives de la IVe Internationale, qu'il n'appelait pas encore � proclamer, il la voyait na�tre de � nouveaux congr�s de Tours �, de la radicalisation d'ailes enti�res de partis socialistes ou communistes, voire de syndicats et dans les � grands �v�nements � : gr�ves, soul�vements prol�tariens. Ses propres partisans, les � bolcheviks-l�ninistes �, ne devaient �tre � ses yeux qu'une fraction dans l'Internationale en construction. Ce sch�ma �tait coh�rent, nullement extravagant. Mais dans quel d�lai ? Les �v�nements de 1936 - gr�ves de juin en France et en Belgique, d�but de la guerre civile en Espagne - n'ont pas apport� aux partisans de Trotsky l'audience de masse qu'il avait esp�r�e. Le Front populaire les a disloqu�s.
Quand il se d�cide, en 1938, � proclamer la IVe Internationale avec les seules forces de sa fraction, c'est, bien entendu, parce qu'il veut disposer, avant la guerre qui vient, de l'arme d'une organisation et d'un programme, n�cessit�s jumelles et compl�mentaires. Mais appr�cie-t-il correctement les d�lais ?
Le 18 octobre 1938, dans un discours enregistr� pour ses camarades am�ricains, il devait en effet assurer :
� Permettez-moi une pr�diction ! Dans les dix ann�es qui viennent, le programme de la IVe Internationale deviendra le guide de millions d'hommes, et des millions de r�volutionnaires sauront prendre d'assaut le ciel et la terre13. �
Impossible de ne pas reconna�tre que cette pr�diction-l� a �t� cruellement d�mentie et qu'il p�chait au minimum par exc�s d'optimisme. Mais le d�lai n'�tait sans doute pas � ses yeux l'essentiel.
Pour lui, en effet, la crise ouverte par la faillite de la IIIe Internationale, moins de vingt ans apr�s celle de la IIe, confirmait que la crise de l'humanit� �tait bien celle de la direction r�volutionnaire. A cet �v�nement capital de l'histoire humaine que fut la victoire de Hitler, cette premi�re avanc�e de la barbarie dans le XXe si�cle, la d�faite du prol�tariat le mieux �duqu� et le mieux organis� du monde entier, devait r�pondre une initiative sur le plan de la direction r�volutionnaire : ce fut le tournant vers une nouvelle Internationale, pr�conis� avec quelques mois de recul. de r�flexion et d'attente.
Mais pour Trotsky, la proclamation de la n�cessit� de l'Internationale et sa construction s'imposaient presque ind�pendamment de ses cons�quences imm�diates. Comme le geste de Liebknecht refusant en 1914 le vote au Reichstag des cr�dits militaires, comme la tenue de la conf�rence de Zimmerwald en 1915, c'�tait pour lui le nœud qu'il fallait faire � tout prix sur le fil de l'Histoire pour r�tablir une continuit� bris�e, et pour qu'au pire moment de la Seconde Guerre mondiale l'humanit� mourante et souffrante puisse disposer, m�me pr�caire et encore en pi�ces et morceaux, de l'Internationale - drapeau et programme - qu'elle n'avait pas eue de 1914 � 1918. Ni plus, ni moins.
De ce point de vue, on peut s'�tonner que Trotsky ait pris le risque de se laisser aller � une proph�tie. Quand il avait formul� la perspective de la IVe Internationale, il n'avait pas indiqu� de d�lai pour sa r�alisation, et son appel � la lutte pour elle signifiait seulement � ses yeux qu'il fallait continuer et, suivant le pr�cepte qu'il aimait � r�p�ter, se conformer � la r�gle morale supr�me : � Fais ce que dois, advienne que pourra. �
Peut-on simplement imputer � l'optimisme r�volutionnaire qui inspirait ses grandes perspectives une pr�diction qui allait �tre cruellement d�mentie ? Trotsky s'attendait � la Seconde Guerre mondiale dans un d�lai d'un ou deux ans. Proc�dant par analogie avec la Premi�re, il pensait sans doute agir prudemment, en parlant d'une dizaine d'ann�es, alors que la r�volution russe avait explos� � la troisi�me ann�e de guerre et alors que l'Internationale nouvelle avait �t� cr��e cinq ans apr�s l'ouverture des hostilit�s.
Imagine-t-on en outre Trotsky, attach� comme il l'�tait � l'enseignement de Marx et de L�nine, prenant simplement acte qu'il n'existait pas d'Internationale et passant � l'ordre du jour ?
R�f�rences
1 Il faut lire les documents de l'�poque pour se familiariser avec les probl�mes pos�s par ce chapitre qui ne s'appuie sur aucune synth�se.
2 Trotsky, � Il faut construire de nouveau des partis communistes et une nouvelle Internationale �, Bulletin int�rieur de la L.C.I., n� 2, 30 ao�t 1933 ; traduction fran�aise, Œuvres l, pp. 251-260.
3 Ibidem, p. 253.
4 Ibidem, p. 254.
5 Ibidem, p. 257.
6 Ibidem.
7 Ibidem, pp. 259-260.
8 Trotsky, � Il est impossible de rester dans la m�me Internationale que Staline, Manouilsky, Lozovsky et compagnie �, 20 juillet 1933, Œuvres, l, pp. 275-284.
9 Ibidem, p. 278.
10 Ibidem.
11 Ibidem, p. 279.
12 Ibidem, p. 283.
13 Discours enregistr� pour le meeting de New York, 18 octobre 1938, A.H., T 4440-4442