1988 |
" Pendant 43 ans, de ma vie consciente, je suis resté un révolutionnaire; pendant 42 de ces années, j'ai lutté sous la bannière du marxisme. Si j'avais à recommencer tout, j'essaierai certes d'éviter telle ou telle erreur, mais le cours général de ma vie resterait inchangé " - L. Trotsky. |
Apprenant son expulsion d'U.R.S.S., Trotsky avait immédiatement revendiqué l'autorisation, pour N.I. Sermouks et I.M. Poznansky, à l'époque déportés, de l'accompagner dans son exil. Après quelques tergiversations, les responsables du G.P.U. qui l'escortaient lui avaient finalement laissé entendre que cette autorisation leur serait accordée2. On comprend mieux la vivacité de sa protestation, lors de son entrée en Turquie, sans eux et sans avoir reçu de leurs nouvelles. A Constantinople, il renouvelle ses protestations, et on lui fait les mêmes promesses auxquel1es il ne croit plus.
Il n'entendra plus jamais parler de l'un ni de l'autre. Nous ignorons encore dans quelles conditions est mort, en prison ou en camp, N.L Sermouks, qui n'est plus mentionné dans la correspondance des années trente. Quant à I.M. Poznansky. après avoir été l'un des organisateurs de la grève de la faim des détenus bolcheviks-léninistes de Vorkouta en 1936-1937, il a été l'un des premiers fusillés, en avril 1938, près de ce camp3.
Trotsky doit donc se tourner désormais vers ses amis et camarades de l'étranger, anciens et nouveaux. Russes ou occidentaux, pour une aide qui lui est tout à fait indispensable dans les conditions où Natalia, Ljova, et lui se trouvent placés après leur expulsion.
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Sur ce plan-là, il faut enregistrer d'emblée un coup dur, qui fut sans doute un coup de tête. E.B. Solntsev, l'un des jeunes gens les plus doués et les plus prometteurs parmi tous les jeunes talents de l'opposition de gauche, exilé en Al1emagne, Autriche, puis aux Etats-Unis où il travaillait à l'Amtorg - société commerciale soviétique -, avait fait au cours des années précédentes un travail considérable en direction des partis communistes, à commencer par le parti allemand et en finissant par le parti américain. Son action publique, les portes qu'il s'était ouvertes dans la presse4 faisaient que sa personnalité et son rôle étaient connus des dirigeants soviétiques. On s'explique mal qu'il ait, dans ces conditions, et sans tenir compte des objurgations préventives de Trotsky, dont il fut coupé au moment décisif, décidé d'obtempérer à l'ordre de rappel en U.R.S.S., dont il ne pouvait douter qu'il signifiait pour lui beaucoup plus que la déportation, la prison rigoureuse et plusieurs années d'isolateur. Peu enclin aux lamentations, Trotsky revient, à plusieurs reprises, sur cet incompréhensible coup de tête qui le prive de la possibilité de poursuivre en exil le travail préparatoire de son jeune camarade.
Quand les exilés arrivent à Prinkipo, le gros des oppositionnels qui ont, au cours des semaines et des mois précédents, sillonné l'Europe et organisé les premiers cadres d'une opposition internationale, ont été rappelés et, comme Solntsev, sont revenus en UR,S.S. Quelques-uns restent cependant à l'extérieur, sans doute parce qu'ils n'ont pas été encore repérés ou pour des raisons particulières. La délégation commerciale de Londres, par exemple, abrite plusieurs partisans de Trotsky, dont l'un, qui signe Tenzov, - son nom réel nous est inconnu - demeurera jusqu'en 1932 un correspondant très utile ; un autre est le fils du vieux-bolchevik Tsiouroupa5. A Paris, un fonctionnaire de la délégation commerciale, du nom de Kharine, est membre de l'Opposition de gauche et, en quelque sorte, son représentant officiel à l'étranger. C'est « le camarade Joseph» avec lequel Trotsky est en contact dès son arrivée en Turquie6, A Berlin, il y a plusieurs sympathisants à la délégation commerciale où Pierre Navaville se souvient d'avoir rencontré notamment Bessonov, mais il y a surtout Nina Vorovskaia, militante des Jeunesses et de l'opposition russe, fille du vieux-bolchevik V.V. Vorovsky, assassiné par les blancs à Lausanne, amie de L. Sedov, qui a été autorisée à venir y soigner sa tuberculose.
Sur ce plan-là, les contacts seront très brefs. Dès le mois d'août, Kharine capitule, et Nina est rappelée en U,R,S.S. après une dangereuse opération: elle mourra après une lente agonie7. Il est probable qu'il reste à l'étranger des militants, dans les délégations commerciales ou les services diplomatiques, qui sympathisent avec l'opposition. Mais ils ne peuvent plus servir de point d'appui.
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C'est tout naturellement que Trotsky se tourne d'abord vers ses vieux amis personnels de l'avant-guerre, Ils sont peu nombreux, mais fidèles, Il y a les Rosmer à Paris, Raissa Adler à Vienne, Anna Konstantinovna Kliatchko et sa famille de Vienne et de Paris, les Pfemfert à Berlin,
Anna Konstantinovna est sans doute l'une des plus proches, sentimentalement, des Trotsky. Elle est aussi la moins impliquée dans l'activité politique, C'est pour la rencontrer chez son frère, le docteur Salomon Lvoff * , à La Varenne-Saint-Hilaire, que Natalia laisse Trotsky pendant quelques jours en 1933. D'elle ils attendent la chaleur et l'amitié, le réconfort de la confiance et l'ambiance familiale et ils trouveront en elle un appui moral réel.
Il en va autrement avec le couple Rosmer. Ils vivent aux Lilas, dans la banlieue parisienne. L'expulsion de Trotsky de France, en 1916, les a séparés. Mais Rosmer est venu en 1920 en U.R.S.S., a été membre de l'exécutif et du petit bureau de l'I.C. Il a voyagé avec Trotsky dans le train et l'a retrouvé ensuite à l'occasion de réunions de l'exécutif ou d'autres congrès mondiaux. L'exclusion de Rosmer du P.C., en 1924, les a de nouveau séparés pour des années. Trotsky a dû publiquement désavouer Rosmer quand, avec Monatte, il a fondé la revue « syndicaliste communiste » La Révolution prolétarienne. Rosmer ne lui en a pas tenu rigueur. Dès qu'il le pourra, il ira à Prinkipo discuter avec Trotsky de la situation dans l'Internationale et ses sections, des perspectives d'organisation de l'opposition. De santé fragile, contraint à de fréquentes périodes de repos, c'est par ailleurs un militant d'une rigueur et d'une stature morales qui inspirent à tous le respect. Sa compagne, Marguerite Thévenet, son inséparable « moitié », est une femme active, capable de tout organiser à partir de rien : « les Rosmer », c'est un militant à deux têtes, dont Trotsky veut faire son homme de confiance à la tête de l'opposition de gauche internationale8. Venus pour la première fois à Prinkipo en mai 1930, les Rosmer reviendront.
Nous ignorons quand et comment a commencé l'amitié avec un autre couple, germano-russe celui-là, celui des Pfemfert. Elle est incontestablement ancienne - l'avant-guerre - et solide. Elle a résisté notamment à la rupture avec l'Internationale communiste de Lénine et Trotsky des « gauchistes » du K.A.P.D., dont Franz Pfemfert, écrivain expressionniste, directeur de Die Aktion, était l'une des figures de proue. Ce dernier va prendre le risque de se brouiller avec ses propres amis politiques pour publier dans sa revue les textes de l'exilé dont, par-dessus le marché, Aleksandra Ramm, d'origine russe, devient la traductrice attitrée en langue allemande. Peu de correspondances sont aussi denses que les leurs, fourmillant d'informations, de suggestions, de questions en provenance de la maison Pfemfert à Berlin, et ce lien-là ne s'affaiblira, au moins matériellement, que dans la tourmente qui va chasser les uns et les autres d'un pays à l'autre, ne les réunissant au Mexique que dans la mort.
En dehors d'Anna Konstantinovna, il y a une autre amie à Vienne, Raïssa Epstein, l'épouse du psychanalyste Alfred Adler, l'une des proches amies du couple dans leur séjour viennois d'avant-guerre. Enthousiaste de la révolution russe, elle a rejoint le Parti communiste autrichien, dont elle va d'ailleurs être exclue en 1929. Elle aussi traduit des documents en provenance de Turquie, renseigne, informe, recrute pour Trotsky de jeunes collaborateurs.
Car ces hommes et ces femmes, amis au sens le plus précis du terme, personnellement dévoués à Trotsky et Natalia, sont aussi des camarades, au sens le plus large du mot, et vont forcément être les intermédiaires entre les exilés et de jeunes camarades, nouveaux, plus jeunes, plus mobiles, plus entreprenants qui vont d'ailleurs très rapidement prendre leur place.
Parmi ces hommes nouveaux, plus d'un rejoint les Trotsky à Prinkipo, pour les aider ou pour discuter avec « le Vieux ».
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Le tout premier militant étranger à rejoindre volontairement L.D. en exil pour se mettre à son service, fut sans doute le jeune Tchèque Wolfgang V. Salus, qui fut ainsi à l'origine d'une chaîne de dévouements à partir de Prague et du pays sudète. Fils d'un médecin qui était aussi l'un des plus grands poètes du pays. Hugo Salus, le jeune Wolfgang, d'abord élève d'une école militaire - Trotsky le baptisa « Krieger » (le guerrier) - avait rompu très jeune avec sa famille. Il avait quatorze ans quand il rejoignit en 1924 les Jeunesses communistes et dix-huit quand il fut délégué à Moscou à une conférence internationale d'organisation des Jeunesses communistes.
C'est, semble-t-il, à cette occasion qu'il eut son premier contact avec l'Opposition de gauche russe et rencontra Trotsky pour la première fois - nous ne possédons toutefois aucun élément certain là-dessus. Il se trouvait à Vienne au moment de l'expulsion d'U.R.S.S. de Trotsky et fut vraisemblablement informé des détails de la situation par Raïssa Adler. Il décida alors de partir se mettre à la disposition des exilés. Seul le fait que les deux hommes se seraient antérieurement rencontrés expliquerait que le jeune Tchèque ait été accueilli sans problème et sans lettre d'introduction.
Son voyage et son séjour amorçaient d'ailleurs un courant qui dirigea vers la Turquie de jeunes militants communistes. Salus était encore là à l'été lorsque trois de ses camarades, le métallo Ferdinand Jerabek, l'ouvrier du livre Frantisek Kohout et le jeune intellectuel Jiri Kopp vinrent à leur tour rendre visite à l'exilé auprès de qui le dernier nommé demeura un peu plus longtemps, collaborant, lui aussi, au travail de secrétariat9.
En mai 1930 arriva à Prinkipo, avec la recommandation chaleureuse de Raïssa Adler, qui le tenait pour un ami, un homme jeune qui avait le mérite de pouvoir servir comme secrétaire en russe et en allemand. Jakob Frank, Juif lituanien, avait travaillé à Vienne jusqu'en 1927 à la délégation commerciale soviétique et était personnellement très lié avec les deux jeunes oppositionnels. N.I. Oufimtsev et Aleksandra Simachko, déportés depuis. Il était membre du P.C. autrichien, mais ne semble pas y avoir eu une activité véritable. Il allait demeurer six mois à Prinkipo, avant de retourner ... au stalinisme.
C'est à peu près au même moment que vint celui qui fut, en ce début des années trente, le principal collaborateur et homme de confiance de Trotsky en Turquie, le Tchécoslovaque Jan Frankel. Né en 1906, il appartenait à une famille juive d'Autriche, peu fortunée mais distinguée, puisque son grand-père avait été grand rabbin de Vienne. Il était particulièrement doué pour les langues. Tuberculeux dans sa prime adolescence, il avait séjourné en 1923 au sanatorium italien de Merano et, avec son jeune camarade Jiri Kopp, qui était asthmatique, avait été gagné au communisme par un militant brûlant de passion révolutionnaire et de fièvre, le fondateur du P.C. slovaque Hynek Lenorovic, très gravement atteint de tuberculose ; tous trois avaient assidûment fréquenté Franz Kafka dans de longues soirées de veille10.
Venu à Paris pour représenter l'opposition tchécoslovaque en avril 1930, il en était reparti, à la fin des débats, directement pour Prinkipo, avec la recommandation et sans doute à l'instigation de Marguerite Rosmer, qui avait compris combien il pouvait être utile au travail. Devenu un élément essentiel de l'organisation internationale de l'Opposition aux côtés de Trotsky, Jan Frankel devait demeurer à ce poste jusqu'au début de janvier 1933, et, bien plus tard, y revenir pour servir Trotsky comme secrétaire, en Norvège d'abord, au Mexique ensuite.
Marguerite avait également envoyé à Trotsky, pour peu de temps chaque fois, des militants français pour son secrétariat et sa garde. Le premier fut Lucien Marzet, secrétaire du syndicat des chapeliers exclu de la C.G.T.U. ; c'était un communiste d'opposition, syndicaliste proche de Monatte et Rosmer, membre du noyau de La Révolution prolétarienne. Resté à Prinkipo de mars à octobre 1929, il y fut remplacé par un autre militant qui resta, lui jusqu'en décembre, le correcteur d'imprimerie Robert Ranc. Tous deux allaient d'ailleurs, dès leur retour, s'éloigner du communisme pour rejoindre de nouveau le syndicalisme révolutionnaire, choisir Monatte contre Rosmer. C'est au même courant qu'appartient Louis Bercher, médecin sur un bateau des messageries maritimes, un pionnier du P.C. en Algérie, qui signe J. Péra dans la R.P. et fait plusieurs visites à l'exilé. Entre-temps, Trotsky a rencontré à Prinkipo d'autres militants venus de France s'entretenir avec lui et l'aider.
Le premier, le 12 mars 1929, fut l'avocat Maurice Paz, leader de l'opposition de 1923 dans le P.C.F. et animateur depuis deux ans du périodique Contre le Courant qui avait, pendant presque deux ans, servi de boîte à lettres à l'opposition russe. Le séjour de Paz ne dura que quatre jours, et les relations se détériorèrent entre les deux hommes. Trotsky voyait en Paz ce qu'il appelait un le « philistin », pour qui la politique passait après sa clientèle d'avocat et qui se refusait à l'unification nécessaire avec 1es autres groupes oppositionnels pour demeurer le petit chef de son petit groupe.
Tout de suite après Paz, arrivent à Stamboul quatre militants nettement plus jeunes, les deux frères Raymond et Henri Molinier, la femme de Raymond, Jeanne Martin des Pallières, et un militant d'origine russe, David Barozine ; connu sous le pseudonyme de Pierre Gourget, voyageant avec le passeport d'un camarade.
Raymond Molinier entrait ainsi dans la vie de Trotsky à la fin du mois de mars 1929 : avec lui apparaît l'un des personnages de premier plan du troisième exil. Exclu pour trois ans du P.C.F. en 1924, oppositionnel depuis 1926, il avait été condmné pour banqueroute en 1927. Il avait fait le voyage à ses frais et de sa propre initiative, malgré les réserves de Marguerite Rosmer. Il venait mettre au service de Trotsky ses talents d'organisateur et d'homme d'affaires. Il n'est pas douteux que Trotsky fut très vite séduit par ce jeune militant - vingt-cinq ans à l'époque - dont il allait écrire à Paz qu'il était « l'un des hommes les plus serviables, pratiques et énergiques qu'on puisse imaginer11 ».
Sans connaître un mot de turc, Molinier lui avait déniché la villa d'Izzet Pacha, débattu avec le propriétaire la question du loyer, organisé l'emménagement, préparé des plans pour financer, de Paris, la présence à Prinkipo de plusieurs collaborateurs, décidé de laisser temporairement sa femme pour servir de secrétaire française et aider Natalia aux travaux ménagers. Après le retour de Molinier à Paris, en mai 1929, Trotsky allait, selon Van, dire de lui qu'il était « la préfiguration du révolutionnaire communiste futur12 ». Il estimait aussi énormément son frère aîné, Henri, un ingénieur expert dans les questions financières.
Quelques mois après, en août, abordèrent à Prinkipo un groupe de trois militants français, de la même génération, mais personnellement fort différents, Pierre Naville et sa compagne Denise, et Gérard Rosenthal. Naville et Rosenthal étaient de jeunes et brillants intellectuels appartenant à des milieux de bourgeoisie aisée, dont le rôle n'avait pas été négligeable dans le mouvement surréaliste. Ils étaient venus au P.C. déjà d'esprit oppositionnel. En visite en U.R.S.S. au moment du dixième anniversaire de la révolution d'Octobre, ils avaient rencontré les principaux dirigeants de l'opposition de gauche russe à la veille de leur exil et notamment Trotsky. Ils avaient assisté à l'enterrement de Joffé. Gérard Rosenthal était avocat et brillant orateur13.
Trotsky allait très vite se rendre compte qu'il lui serait très difficile de faire travailler ensemble les différents groupes de ses partisans français. La rupture avec Paz consommée, il ne réussit pas vraiment, comme il le souhaitait, à unir autour de Rosmer les autres composantes. L'obstacle - considérable - était la méfiance à l'égard de Raymond Molinier, nourrie par Rosmer et le groupe Naville. A Prinkipo, Ljova et Frankel s'étaient ouvertement rangés du côté de Molinier et s'efforçaient de compromettre Naville aux yeux de Trotsky, en faisant lire à ce dernier les textes de l'époque surréaliste de celui-ci. Pendant les années de Prinkipo, cependant et même après le retrait des Rosmer à la fin de 1930, Raymond et Henri Molinier, Pierre Naville et Gérard Rosenthal restèrent des visiteurs assidus, participant aux tâches comme aux parties de pêche et aux interminables négociations entre fractions. Jeanne, elle, demeurera en gros jusqu'au début de 1931.
Magdeleine Marx, la femme de Paz, journaliste, traductrice et écrivain de talent, avait, la première, pris en main les « affaires » littéraires de Trotsky : cession de droits, contrats, recherche d'éditeurs. La tâche fut assurée ensuite par v1arguerite Rosmer à Paris et, après 1930, par Raymond Molinier.
Le personnel militant fut partiellement renouvelé en 1932 avec l'arrivée et l'installation à Prinkipo de trois nouveaux secrétaires dont deux allaient avoir une durée et un rôle comparables à celui de Jan Frankel.
Le Français Pierre Frank était un ingénieur-chimiste qui s'était très tôt entièrement consacré à la politique dans le sillage de Raymond Molinier. Venu en visiteur, pour se former et s'informer, puisqu'il était membre de la direction française et internationale de l'opposition, il était resté finalement presque une année, parce qu'il était utile à la fois comme secrétaire français et comme garde. Ce petit homme gauche, timide et renfrogné, n'avait pas, aux yeux de Trotsky, les mérites et le prestige de son camarade et chef de file Raymond Molinier. Il allait pourtant jouer un rôle important dans la section française et les luttes qui marquèrent la création de la IV° Internationale.
Otto Schüssler devait, en revanche, aller jusqu'au bout avec Trotsky. Il était âgé de vingt-sept ans à son arrivée. Jusque-là, il travaillait comme emballeur de livres d'art dans une librairie-imprimerie spécialisée de Leipzig. Ancien membre du K.A.P.D. « gauchiste », il était venu à l'opposition de gauche allemande par l'intermédiaire du groupe saxon de l'« unité bolchevique » qui avait quelque temps rassemblé les oppositions à Leipzig. Cet autodidacte, plutôt renfermé, s'était rapidement révélé un secrétaire de grande classe, et Trotsky s'était mis assez vite à lui confier des tâches politiques et rédactionnelles de confiance. Il avait fait la joie de ses hôtes, avec son accent saxon, dans les débuts de son séjour.
Jean van Heijenoort était sans doute la personnalité la plus originale parmi tous ces militants. Ce grand garçon de vingt ans, blond et bâti en athlète, étudiant en mathématiques supérieures au lycée Saint-Louis, avait appris le russe tout seul, parce qu'il pensait que ce serait peut-être utile un jour. Il avait milité à Paris avec les jeunes de l'opposition de gauche. C'était Raymond Molinier qui avait eu l'idée de l'envoyer auprès de Trotsky et lui en avait fait la proposition. Arrivé à la fin d'octobre 1932, presque aussitôt consacré comme un traducteur du russe en français dont on ne vérifiait pas le travail, il devint très rapidement non seulement un collaborateur politique de confiance, mais un homme irremplaçable sur tous les plans et dans tous les domaines, l'égal de Frankel : il allait le rester sept ans au cours desquels il passa le plus clair de son temps auprès de Trotsky.
Deux nouveaux secrétaires arrivent en 1933. Sara Jacobs, dite Sara Weber, fille d'émigrés, née en Pologne, venue aux Etats-Unis à vingt ans, militait dans l'opposition américaine et parlait couramment le russe : elle proposa ses services en 1933 et fut agréée. Elle était employée au pair, ce qui permettait de se passer de M.I. Pevzner qu'il fallait rémunérer normalement. Elle ne travailla que quelques semaines à Prinkipo d'où elle repartit avec les Trotsky peu après son arrivée, mais ce séjour fut le point de départ d'une longue cohabitation presque familiale.
Rudolf Klement vint également à Prinkipo au mois de mai 1933, envoyé par Lev Sedov, sur proposition du responsable hambourgeois Georg Jungclas. Cet étudiant en philosophie, qui parlait et écrivait déjà cinq langues, s'était mis au russe pour servir à Trotsky de traducteur en allemand. Ce grand garçon frêle, effacé, timide, homosexuel selon certains, se révéla très vite un traducteur efficace des écrits essentiels de Trotsky en cette période de création et repartit en juillet 1933 avec le gros de la troupe.
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L'ami des États-Unis en 1917. Ludwig Lore, ne joua pas pour Trotsky le même rôle qu'un Rosmer, un Pfemfert, une Raïssa Adler : C'est, pour une raison circonstancielle. E.B. Solntsev l'avait contacté en 1928 et avait pu, grâce à lui exprimer l'opinion de l'opposition dans le New Yorker Volkszeitung, qu'il dirigeait. Il avait collaboré avec Solntsev et Eastman pour la publication aux Etats-Unis en anglais de la Plate-forme de l'opposition russe sous le titre The Real Situation in Russia.
Mais, quand Trotsky s'installe en Turquie et commence à scruter la carte du monde, la situation a changé aux Etats-Unis où le groupe d'oppositionnels de gauche dirigé par J.P. Cannon après le VI° congrès de l'Internationale communiste, se constitue en Communist League of America (C.L.A.). Lore n'en fait pas partie: il a été longtemps adversaire de Cannon au P.C. Du fait qu'il est, lui, désormais lié au groupe de Cannon, Trotsky ne sollicite pas son ami de 1917.
Pourtant, les visiteurs américains ne vont pas manquer à Prinkipo. Le premier, en mars 1930, est Max Shachtman. Cet homme jeune - il a alors vingt-sept ans -, né à Varsovie et venu aux Etats-Unis avant son premier anniversaire, s'est engagé à dix-sept ans dans les rangs communistes, a été l'un des dirigeants, puis, à vingt ans, le secrétaire national des Jeunesses communistes, responsable du travail antimilitariste du parti. Passé au parti en 1927, affecté à l'International, Labor Defence, il s'y est lié à Cannon et l'a donc suivi à la fin de 1928 dans l'Opposition, puis en 1929 dans la Communist League of America. Journaliste de très grand talent, actif, plein d'anecdotes et d'idées, conteur éblouissant, amateur de calembours, il irrite un peu Trotsky qui a cependant pour lui une grande estime. Lui aussi visitera Prinkipo une seconde fois, en 1933.
Le second visiteur américain important est un des dirigeants des Jeunesses communistes de Chicago rallié, lui aussi, à l'opposition de gauche en 1928, Albert Glotzer. Il passe cinq semaines à Kadiköy à la fin de 1931 et inaugure ainsi des relations qui se poursuivront! jusqu'au séjour mexicain.
En 1932, arrivent des Etats-Unis deux jeunes visiteurs l'économiste Max Gould - trente-deux ans -, dit B.J. Field, et sa femme Esther. Trotsky est passionné par l'information et la compétence de B.J., l'associe à ses travaux, projette un travail en commun, lui demande des articles pour la presse des sections de l'Opposition. Il y aura pourtant des difficultés, car B.J. Field a été exclu de la C.L.A, dont les dirigeants n'apprécient guère la protection et la caution que Trotsky semble ainsi lui donner.
C'est le 22 février 1933, au lendemain de la victoire de Hitler en Allemagne qu'arrive le dernier visiteur américain, inconnu jusque-là, Arne Swabeck. Ce peintre en bâtiment de quarante-trois ans, qui a travaillé et milité au Danemark, en Allemagne et en Roumanie avant d'émigrer, s'est installé aux Etats-Unis en 1916, a milité dans les rangs de l'organisation syndicaliste L.W.W. (Industrial Workers of the World) et du Parti socialiste, a dirigé le journal de la Fédération social-démocrate scandinave avant de devenir communiste en 1920. Il a été non seulement un dirigeant du P.C. mais de l'A.F.L. à Chicago dans les années vingt, et du Labor Party d'Illinois. Il dirige la section américaine, la C.L.A, pendant une période d'éclipse volontaire de Cannon. Il a tenté de faire entrer légalement en Turquie un poste récepteur de radio qui aurait aidé les exilés à briser leur isolement, mais la police locale des frontières n'a rien voulu savoir !
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Le compte des visiteurs de Prinkipo n'est pas facile à établir. Pour nombre d'entre eux, toutes les précautions ont été prises pour effacer les traces d'un contact, et elles ont été efficaces.
Trotsky a reconnu publiquement, à la fin de 1929, avoir reçu la visite de Ia.G. Blumkine, toujours agent des services de renseignements de l'Armée rouge. Selon lui, Sedov l'aurait rencontré dans la rue à Istanbul, venant d'Extrême-Orient et rentrant en Union soviétique. Il l'aurait alors convaincu de venir avec lui, «à la maison» pour rencontrer "le Vieux". En réalité, un document rédigé par Blumkine, authentifié par Lev Sedov, daté du 3 avril 1929, et découvert par nous à Stanford dans les papiers Lev Sedov, fait apparaître que les contacts de Trotsky avec Blumkine n'ont pas relevé d'une rencontre forfuite mais d'une liaison organisée avec l'U.R.S.S., dans laquelle l'agent secret était évidemment une pièce maîtresse. C'est ce lien qui devait décider Staline à faire fusiller Blumkine - une affaire que nous traiterons dans un chapitre prochain.
Le second visiteur soviétique connu est un Ukrainien dont Isaac Deutscher, de façon pour le moins surprenante, a fait un « Américain14 » ! Il s'agit de Pavel Okun, dit Mill ou encore Jack Obin : l'homme, venu d'Ukraine en Palestine, y a milité quelque temps, avant de revenir en Europe, Belgique, puis France, où il a été à Paris l'un des animateurs du « groupe juif ». Allié de Raymond Molinier, il a été appelé au secrétariat administratif de l'opposition de gauche internationale, parce qu'il sait le russe et peut donc être l'intermédiaire avec Trotsky, indépendamment de la situation de ce dernier et de son secrétariat. C'est un homme plutôt inconsistant, qui semble se perdre parfois dans ses propres intrigues et que Trotsky n'a jamais estimé.
Un autre citoyen soviétique au moins, venant, lui d'Union soviétique, est venu à Prinkipo rencontrer Trotsky en grand secret : un homme que Raymond Molinier a convoyé et dont il se souvenait en 1985 qu'il répondait au pseudonyme de Vetter et parlait parfaitement le français. Des recoupements avec les documents du Hoover Institute, où figure un dossier à ce nom, et avec la correspondance de Victor Serge, suggèrent qu'il s'agissait de Jakov Kotcherets, dit Vetter ou « le Français », correspondant clandestin principal de Sedov, qui, selon Serge, aurait traduit en russe Louis Aragon sous le pseudonyme de Jean Renaud.
Nous ajouterons à ces visites de militants celle d'un homme qui fut aussi pendant quelques mois en correspondance suivie avec Trotsky, un ancien militant du parti bolchevique exclu du temps de Lénine lequel lui adressa à cette occasion une lettre personnelle - pour avoir revendiqué en U.R.S.S. la liberté de tous les partis. G.I. Miasnikov, évadé d'U.R.S.S. vers la Perse, passé en Turquie, avait appelé Trotsky au secours et bien fait. Gérard Rosenthal se souvient de lui avoir ouvert la porte - le 13 juin 1929 - et de s'être trouvé en face d'« un homme maigre, au visage charbonneux, vêtu de hardes et dans un état misérable15 ». Trotsky aida matériellement Miasnikov à sortir de Turquie pour gagner l'Europe occidentale et fit de son mieux pour l'empêcher, mais en vain, de se laisser guider en politique seulement par des sentiments et ressentiments.
Nous n'avons dans les archives aucune indication sur la visite à Prinkipo du Chinois Liu Renjing dont l'arrivée est seulement annoncée dans la correspondance sous son pseudonyme de « Charles ». Liu Renjing avait été l'un des huit délégués du congrès de fondation du P.C. chinois dont il avait été le représentant aux III° et IV° congrès de l'Internationale communiste. Il avait résidé plusieurs années à Moscou et y avait adhéré à l'opposition de gauche - sous le nom de « Lensky » -, de même que plusieurs dizaines d'étudiants chinois en stage ou en cours d'études à Moscou à cette époque. Reparti via Paris en 1929, il avait eu un bref contact avec Rosmer et ses amis et avait pris la direction de Prinkipo avant de regagner son pays où il allait jouer un rôle essentiel dans le développement de la crise de l'opposition de gauche sous le pseudonyme que lui avait attribué Trotsky de Nel Sih16.
L'examen de la liste des visiteurs fait apparaître un faible nombre d'Allemands, compte tenu notamment du nombre élevé de correspondants de ce pays, La première raison en est que, dans les premiers mois de son séjour en Turquie, Trotsky entretenait une relation privilégiée avec ce qu'il considérait pratiquement comme l'unique force oppositionnelle organisée hors d'Union soviétique, le Leninbund de Hugo Urbahns. Mais c'est en vain, non sans amertume, au contraire avec une certaine rancœur, qu'il attendit d'Allemagne visiteurs, informateurs, et collaborateurs. Dans les derniers mois de son séjour, c'est lui qui insista pour que des militants allemands renoncent à faire le voyage pour le rencontrer. Il insista particulièrement auprès de Lev Sedov pour que l'ancien dirigeant du P.C. et de la gauche allemande, Werner Scholem, ne courre pas le risque politique de se trouver en Turquie au moment où pourrait se jouer dans la rue le sort du prolétariat et du communisme en Allemagne. Pour des raisons apparemment semblables, ni Boris Goldenberg ni Fritz Sternberg, deux dirigeants du S.A.P. liés à Lev Sedov, ne donnèrent suite avant 1933 à leur projet de rencontre avec l'illustre exilé.
Trotsky reçut, en revanche, pendant quelques jours, en avril 1931, un jeune étudiant en histoire qui préparait une thèse sur la révolution de 1923 en Allemagne, Heinz Schürer. Trotsky l'estima intellectuellement intéressant et pensa que son travail pouvait être utile. Il le défendit donc quand l'exclusion de ce voyageur, accusé d'individualisme, fut à l'ordre du jour de la section allemande, en assurant que les dirigeants se devaient de veiller à ce que les militants fassent ce qui les intéressait.
Une autre visite de militants liés à la section allemande, bien plus importante que celle de Schürer, eut lieu à l'été 1931 : il s'agit de celle des frères Sobolevicius, deux Lituaniens domiciliés l'un en Allemagne et l'autre en France.
Ruvin Sobolevicius, le plus âgé des deux, qui avait alors trente-deux ans, avait quitté Kovno où leur père était industriel en cuirs et peaux, pour se fixer à Leipzig où ce dernier possédait une usine que dirigeait son fils aîné, Beras. Il y avait fait des études d'agronomie, était parti faire un séjour prolongé en U.R.S.S. A son retour, il avait adhéré en même temps au K.P.D. et au groupe l'« Unité bolchevique » dont il était rapidement devenu le dirigeant. Depuis, sous les noms de Schmidt, de Sobolev et finalement de Roman Weil, il était devenu le principal dirigeant de l'Opposition d'abord en Saxe, puis, en 1931, en Allemagne: il s'était alors établi à Berlin où il avait commencé des études de médecine. Il avait longuement et fréquemment correspondu avec Trotsky avant cette visite.
Son frère plus jeune, Abraham Sobolevicius, étudiant en Allemagne, avait séjourné en même temps que lui en U.R.S.S. puis, à la suite, disait-il, d'une brouille avec lui, était allé habiter Paris où il militait au « groupe juif » du Parti communiste, lequel devait en majorité se rallier à l'Opposition de gauche peu après la naissance de La Vérité.
Les deux hommes étaient à cette époque au centre de difficultés renouvelées sous les pas de l'Opposition allemande et internationale. Malgré une correspondance suivie, un échange à leur sujet avec L. Sedov et d'autres camarades allemands, Trotsky souhaitait vivement connaître personnellement les deux hommes. Le résultat important de ce séjour fut de familiariser Trotsky avec la situation allemande, caractérisée par la montée du nazisme et la politique de division du mouvement ouvrier du K.P.D. face à ce danger mortel.
Un autre séjour mérite d'être signalé pour son intérêt particulier, celui de l'ancien dirigeant du Parti communiste français Albert Treint. « Le capitaine », comme on disait à l'époque, avait été l'un des animateurs de la gauche socialiste du comité de la III° Internationale, puis l'homme fort de la tendance de l'Internationale dans le P.C. Homme de Zinoviev, il avait appliqué dans le Parti communiste la prétendue « bolchevisation » avec une extrême brutalité, excluant par fournées entières les militants proches de Rosmer, de Monatte ou de Souvarine, voire ceux qui, simplement, doutaient.
En septembre 1931, Treint vient à Prinkipo et Trotsky organise avec lui méthodiquement la discussion, sur le passé, le contentieux, la situation présente, les perspectives, faisant alterner les discussions orales et l'échange de textes écrits sur lesquels la discussion se poursuit. Les choses ne vont pas vite, mais finalement, Treint se rend et décide, avec son petit groupe, de rejoindre en France les rangs des amis de Trotsky, pour peu de temps, il est vrai.
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Au terme de cette rapide revue, une question se pose : tous les hommes que nous venons de voir avaient-ils fait le voyage de Turquie sans arrière-pensée et seulement pour aider l'exilé et contribuer à son combat politique ? N'était-il pas tentant pour Staline d'utiliser ces allées et venues pour introduire dans l'entourage de Trostky comme espion et éventuellement tueur ou complice de tueur, l'un de ses agents ? Ses amis avaient une conscience aiguë de ce danger et de leur propre responsabilité dans le choix de ses collaborateurs. C'est ainsi qu'en 1930 Franz Pfemfert insista pour faire écarter la candidature à Prinkipo, comme secrétaire, du fils d'un émigré russe, Valentin Pavlovitch Olberg, qu'il jugeait médiocre, dont il n'appréciait pas l'insistance et, pour tout dire, considérait comme tout à fait capable d'être un agent stalinien.
La question mérite d'être examinée avec attention. Cinq des hommes que nous avons mentionnés ci-dessus, à savoir Kharine, Jakob Frank, P. Okun, les frères Sobolevicius, ont en effet été expressément soupçonnés, voire accusés d'avoir appartenu aux services secrets soviétiques et d'avoir été infiltrés au sein de l'opposition pour y accomplir un travail de désorganisation et de destruction.
S'il fallait admettre que tous avaient été introduits en tant qu'agents déjà formés, il faudrait en conclure que, comme se complaisait à le dire Victor Serge, Trotsky avait tenté de construire l'opposition de gauche en prenant appui sur les agents spéciaux du G.P.U. chargés de sa destruction.
Une réponse ferme n'est possible que dans un petit nombre de cas. Les frères Sobolevicius, dits Roman Well et Adolf Sénine, étaient bien des agents de Staline. Déjà, en 1936, sur la base des éléments accumulés contre eux depuis 1929, Trotsky était arrivé sur ce point à une sorte de certitude morale concernant leur appartenance aux services et le rôle provocateur qu'ils avaient délibérément joué. Au lendemain de la guerre, le démantèlement aux Etats-Unis des réseaux d'espionnage au service de l'Union soviétique devait faire apparaître au grand jour, sous les projecteurs de l'actualité, les deux hommes devenus respectivement, Roman Weil le docteur Robert Soblen, un psychiatre distingué, et Sénine, Jack Soble.
Comme les loups ne se mangent pas entre eux, et que les « agents » sont discrets sur les « agents » il est particulièrement difficile à l'historien d'obtenir des documents établissant l'ancienneté de l'activité de ces hommes en tant qu'agents et la justice américaine ne semble par avoir manifesté un intérêt particulier pour connaître la vérité sur leur activité au service de Staline dans l'entourage de Trotsky. Il paraît cependant vraisemblable que c'est en Union soviétique que les deux frères avaient été recrutés et formés, avant 1927. L'histoire de leur brouille fraternelle, à leur retour, avait seulement servi à expliquer leur séparation, rendue nécessaire par leur intervention dans deux pays différents. Attentifs à aggraver les conflits, à envenimer les relations personnelles, poussant à la scission, calomniant volontiers leurs adversaires du moment, les deux hommes ont fini en 1933 par tenter d'imposer une auto-dissolution de l'opposition allemande et sa capitulation devant le K.P.D, au moment même où ce dernier s'inclinait sans combat devant la victoire des nazis.
D'autres éléments venaient s'ajouter à un dossier déjà lourd, après 1936: les propositions faites pour entraîner en Espagne le docteur Ackerknecht, ami de Sedov, la participation de Roman Weil en 1937 à la surveillance de Sedov, la tentative de Sénine de prendre contact avec Jan Frankel, sur le bateau qui amenait ce dernier au Mexique, les informations ramenées d'Union soviétique par Victor Serge sur les rumeurs circulant parmi les déportés sur le rôle de dénonciateur de Sénine, sont les principaux.
En août 1936, s'attendant à trouver ces hommes sur les bancs des accusés, en « moutons» du G.P.U. lors du premier procès de Moscou, Trotsky évoquait alors «ces éléments qui, à l'étranger, se sont frottés à l'opposition de gauche ou ont essayé de le faire». Il écrit que « ces gens étaient soit déjà alors des agents directs du G.P.U., soit de jeunes arrivistes qui espéraient faire carrière dans l'opposition de gauche et qui ensuite se sont servis de leur trahison envers cette opposition de gauche pour faire carrière17 ». Les mêmes noms reviennent alors sous sa plume, ceux des frères Well et ceux de Mill et Graf (Frank). En 1929 dans le document confié à Blumkine pour ses amis d'UR.S.S., il qualifiait Kharine d' « agent provocateur18 ».
On ne s'est guère, depuis, approché de la vérité. J'ai moi-même consacré un article à Salomon Kharine - le « camarade Joseph », de la délégation commerciale à Paris -, sur la base d'une étude attentive des pièces disponibles après l'ouverture des archives de Harvard et conclu qu'en définitive, malgré la vieille méfiance de Boris Souvarine à son égard - « ce bloc enkhariné ne me disait rien qui vaille19 » -, il ne s'agissait pas d'un agent infiltré dans l'opposition, mais tout simplement d'un militant qui avait choisi de devenir, après Radek, un « capitulard », et que la pression de l'appareil du G.P.U. à Paris transforma en dénonciateur, malgré plusieurs velléités de résistance20.
Le cas de Mill n'a pas été définitivement éclairé. L'homme avait incontestablement le goût de l'intrigue et les manœuvres un peu désordonnées auxquelles il se livrait entre les différents groupes et fractions, peuvent évidemment suggérer a posteriori l'action d'un provocateur cherchant à semer la confusion et envenimer les conflits. Il est incontestable également qu'à la mi-1932. pratiquement mis à l'écart, il négocia avec l'ambassade soviétique son retour en U.R.S.S. et une sorte d’ « amnistie» pour son passé d'oppositionnel en échange d'un certain nombre d'archives de Trotsky et du secrétariat qui se trouvaient en sa possession.
Mais cela ne fait que prouver qu'au terme de plusieurs années dans le cercle dirigeant de l'opposition de gauche internationale, et de son échec pour y conquérir une place importante, il avait décidé de passer de l'autre côté, et rien ne vient démontrer qu'il était entré dans l'opposition comme agent infiltré. Au terme de ses réflexions sur le cas de Mill, Jean van Heijenoort conclut par une interrogation: « Que fut-il ? Capitulard ou agent21 ?»
Il reste Jakob Frank, sur lequel Hans Schafranek, auteur d'une thèse récente22, a fait une superbe mise au point sans parvenir à une conclusion nette. Bien entendu, en faveur de la thèse d’« agent infiltré», il y a ses relations avec Well. les recommandations mutuelles qui avaient pour objectif de les pousser plus avant dans l'organisation et son retour au Parti communiste autrichien en 1931. Hans Schafranek n'apporte finalement pas d'élément nouveau. Même après l'ouverture des archives de Harvard, on ne peut conclure que comme le faisait Jean van Heijenoort en 1978 :
« Fut-il un de ces capitulards qui ne manquaient pas à l'époque ? C'est possible. Du moins c'est ainsi que Trotsky le jugea. Mais il est possible aussi qu'il ait été dès le début un agent formé et manié par le G.P.U.23. »
On peut, bien entendu, dramatiser à l'extrême et relever qu'à certaines occasions, réunions fractionnelles ou même sessions de l'organisme international suprême de l'opposition, les agents du G.P.U. et ceux qui allaient à brève échéance s'y rallier, détenaient la majorité. Mais ce serait commettre un véritable anachronisme. Les jeunes gens qui s'engageaient au début des années trente dans le travail militant de l'Opposition appartenaient à l'univers du Parti communiste, où la frontière avec les services était très floue et où, en tout cas, ces derniers n'avaient pas derrière eux le redoutable palmarès de traques et de meurtres qu'ils allaient se constituer pendant les années trente.
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Les voyageurs de Prinkipo étaient à l'image de l'univers communiste dans lequel ils s'inséraient, même exclus, et dans lequel ils entendaient mener le combat pour « redresser » les partis et l'Internationale. Pionniers et jeunes gens. théoriciens ou activistes, ils reflétaient toutes les contradictions de ce combat et de celles qu'avait révélées la lutte pour construire dans les sociétés capitalistes occidentales des partis communistes de masse.
Ils voyaient en Trotsky non seulement le vainqueur d'Octobre, le fondateur de l'Armée rouge et de l'Internationale d'hier, mais le chef révolutionnaire mondial de demain, celui qui dirigerait l'Internationale régénérée dans la dernière bataille pour le sort de l'humanité. Lui, voyait en eux les premiers soldats de sa future grande armée et l'embryon de son état-major. Il allait s'efforcer de leur passer le flambeau, c'est-à-dire de leur communiquer son expérience, celle de l'opposition russe dont il se sentait le porte-parole : il fallait, comme à Zimmerwald, renouer le fil de la continuité, et c'est à quoi il s'employait.
Avec d'autant plus de passion et d'acharnement qu'au même moment, en Union soviétique, l'Opposition de gauche essuyait des coups terribles.
Note
* Son fils André Lvoff devait obtenir en 1965 le prix Nobel de physiologie et de médecine.
Références
1 Il n'y a pas de source principale pour ce chapitre qui repose sur les témoignages, publiés ou inédits et sur les archives de Harvard et Stanford. La correspondance de Trotsky avec Sedov (Harvard et Amsterdam comme Hoover) donne des renseignements pour la période d'après 1931.
2 M.V., III, p. 321.
3 Cf. chapitre LVI.
4 Solntsev réussit à placer des textes dans la Neue Freie Presse de Vienne et le New Yorker Volkszeitung.
5 Témoignage de Harry Wicks.
6 P. Broué « Un Capitulard à Paris: l'affaire Kharine », Cahiers Léon Trotsky, n° 7/8, pp. 29-35.
7 « Nina Vorovskaia », mars 1931, A. H ., T 3368.
8 On ne peut se reporter pour les Rosmer au livre de Christian Gras, Alfred Rosmer et le Mouvement révolutionnaire international, Paris, 1971.
9 Témoignage de Jiri Kopp.
10 Témoignage de J. Kopp.
11 Trotsky à Paz, 20 avril 1929, A. H., 3771.
12 Van, op. cit., p. 42.
13 Voir le témoignage de Pierre Naville dans Trotsky vivant, Paris, 1979 et GérardRosenthal,op. cit.
14 Deutscher, op. cit., III, p. 93, n. 1.
15 Rosenthal, op. cit., pp. 102-103.
16 Wang Fan-hsi, Memoirs of a Chinese Revolutionary, Londres, 1980, p. 140.
17 Œuvres, 11, p. 97.
18 Lettre en U.R.S.S., 1929,. A. H., 15696.
19 Bulletin communiste, n° 32-33, 1929.
20 Cr. n. 6.
21 Van, op. cit., p. 143.
22 Au moment de la rédaction, nous avions une photocopie de cette thèse non paginée et sans titres. Depuis, nous avons reçu l'ouvrage imprimé: Hans Schafranck, Das Kurze Leben der Kurt Landau.
23 Van, p. 140.