1988

" Pendant 43 ans, de ma vie consciente, je suis rest� un r�volutionnaire; pendant 42 de ces ann�es, j'ai lutt� sous la banni�re du marxisme. Si j'avais � recommencer tout, j'essaierai certes d'�viter telle ou telle erreur, mais le cours g�n�ral de ma vie resterait inchang� " - L. Trotsky.

P. Brou�

Trotsky

XXXVIII - Amis et camarades, anciens et nouveaux1

Apprenant son expulsion d'U.R.S.S., Trotsky avait imm�diatement revendiqu� l'autorisation, pour N.I. Sermouks et I.M. Poznansky, � l'�poque d�port�s, de l'accompagner dans son exil. Apr�s quelques tergiversations, les responsables du G.P.U. qui l'escortaient lui avaient finalement laiss� entendre que cette autorisation leur serait accord�e2. On comprend mieux la vivacit� de sa protestation, lors de son entr�e en Turquie, sans eux et sans avoir re�u de leurs nouvelles. A Constantinople, il renouvelle ses protestations, et on lui fait les m�mes promesses auxquel1es il ne croit plus.

Il n'entendra plus jamais parler de l'un ni de l'autre. Nous ignorons encore dans quelles conditions est mort, en prison ou en camp, N.L Sermouks, qui n'est plus mentionn� dans la correspondance des ann�es trente. Quant � I.M. Poznansky. apr�s avoir �t� l'un des organisateurs de la gr�ve de la faim des d�tenus bolcheviks-l�ninistes de Vorkouta en 1936-1937, il a �t� l'un des premiers fusill�s, en avril 1938, pr�s de ce camp3.

Trotsky doit donc se tourner d�sormais vers ses amis et camarades de l'�tranger, anciens et nouveaux. Russes ou occidentaux, pour une aide qui lui est tout � fait indispensable dans les conditions o� Natalia, Ljova, et lui se trouvent plac�s apr�s leur expulsion.

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Sur ce plan-l�, il faut enregistrer d'embl�e un coup dur, qui fut sans doute un coup de t�te. E.B. Solntsev, l'un des jeunes gens les plus dou�s et les plus prometteurs parmi tous les jeunes talents de l'opposition de gauche, exil� en Al1emagne, Autriche, puis aux Etats-Unis o� il travaillait � l'Amtorg - soci�t� commerciale sovi�tique -, avait fait au cours des ann�es pr�c�dentes un travail consid�rable en direction des partis communistes, � commencer par le parti allemand et en finissant par le parti am�ricain. Son action publique, les portes qu'il s'�tait ouvertes dans la presse4 faisaient que sa personnalit� et son r�le �taient connus des dirigeants sovi�tiques. On s'explique mal qu'il  ait, dans ces conditions, et sans tenir compte des objurgations pr�ventives de Trotsky, dont il fut coup� au moment d�cisif, d�cid� d'obtemp�rer � l'ordre de rappel en U.R.S.S., dont il ne pouvait douter qu'il signifiait pour lui beaucoup plus que la d�portation, la prison rigoureuse et plusieurs ann�es d'isolateur. Peu enclin aux lamentations, Trotsky revient, � plusieurs reprises, sur cet incompr�hensible coup de t�te qui le prive de la possibilit� de poursuivre en exil le travail pr�paratoire de son jeune camarade.

Quand les exil�s arrivent � Prinkipo, le gros des oppositionnels qui ont, au cours des semaines et des mois pr�c�dents, sillonn� l'Europe et organis� les premiers cadres d'une opposition internationale, ont �t� rappel�s et, comme Solntsev, sont revenus en UR,S.S. Quelques-uns restent cependant � l'ext�rieur, sans doute parce qu'ils n'ont pas �t� encore rep�r�s ou pour des raisons particuli�res. La d�l�gation commerciale de Londres, par exemple, abrite plusieurs partisans de Trotsky, dont l'un, qui signe Tenzov, - son nom r�el nous est inconnu - demeurera jusqu'en 1932 un correspondant tr�s utile ; un autre est le fils du vieux-bolchevik Tsiouroupa5. A Paris, un fonctionnaire de la d�l�gation commerciale, du nom de Kharine, est membre de l'Opposition de gauche et, en quelque sorte, son repr�sentant officiel � l'�tranger. C'est � le camarade Joseph� avec lequel Trotsky est en contact d�s son arriv�e en Turquie6, A Berlin, il y a plusieurs sympathisants � la d�l�gation commerciale o� Pierre Navaville se souvient d'avoir rencontr� notamment Bessonov, mais il y a surtout Nina Vorovskaia, militante des Jeunesses et de l'opposition russe, fille du vieux-bolchevik V.V. Vorovsky, assassin� par les blancs � Lausanne, amie de L. Sedov, qui a �t� autoris�e � venir y soigner sa tuberculose.

Sur ce plan-l�, les contacts seront tr�s brefs. D�s le mois d'ao�t, Kharine capitule, et Nina est rappel�e en U,R,S.S. apr�s une dangereuse op�ration: elle mourra apr�s une lente agonie7. Il est probable qu'il reste � l'�tranger des militants, dans les d�l�gations commerciales ou les services diplomatiques, qui sympathisent avec l'opposition. Mais ils ne peuvent plus servir de point d'appui.

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C'est tout naturellement que Trotsky se tourne d'abord vers ses vieux amis personnels de l'avant-guerre, Ils sont peu nombreux, mais fid�les, Il y a les Rosmer � Paris, Raissa Adler � Vienne, Anna Konstantinovna Kliatchko et sa famille de Vienne et de Paris, les Pfemfert � Berlin,

 Anna Konstantinovna est sans doute l'une des plus proches, sentimentalement, des Trotsky. Elle est aussi la moins impliqu�e dans l'activit� politique, C'est pour la rencontrer chez son fr�re, le docteur Salomon Lvoff * , � La Varenne-Saint-Hilaire, que Natalia laisse Trotsky pendant quelques jours en 1933. D'elle ils attendent la chaleur et l'amiti�, le r�confort de la confiance et l'ambiance familiale et ils trouveront en elle un appui moral r�el.

Il en va autrement avec le couple Rosmer. Ils vivent aux Lilas, dans la banlieue parisienne. L'expulsion de Trotsky de France, en 1916, les a s�par�s. Mais Rosmer est venu en 1920 en U.R.S.S., a �t� membre de l'ex�cutif et du petit bureau de l'I.C. Il a voyag� avec Trotsky dans le train et l'a retrouv� ensuite � l'occasion de r�unions de l'ex�cutif ou d'autres congr�s mondiaux. L'exclusion de Rosmer du P.C., en 1924, les a de nouveau s�par�s pour des ann�es. Trotsky a d� publiquement d�savouer Rosmer quand, avec Monatte, il a fond� la revue � syndicaliste communiste � La R�volution prol�tarienne. Rosmer ne lui en a pas tenu rigueur. D�s qu'il le pourra, il ira � Prinkipo discuter avec Trotsky de la situation dans l'Internationale et ses sections, des perspectives d'organisation de l'opposition. De sant� fragile, contraint � de fr�quentes p�riodes de repos, c'est par ailleurs un militant d'une rigueur et d'une stature morales qui inspirent � tous le respect. Sa compagne, Marguerite Th�venet, son ins�parable � moiti� �, est une femme active, capable de tout organiser � partir de rien : � les Rosmer �, c'est un militant � deux t�tes, dont Trotsky veut faire son homme de confiance � la t�te de l'opposition de gauche internationale8. Venus pour la premi�re fois � Prinkipo en mai 1930, les Rosmer reviendront.

Nous ignorons quand et comment a commenc� l'amiti� avec un autre couple, germano-russe celui-l�, celui des Pfemfert. Elle est incontestablement ancienne - l'avant-guerre - et solide. Elle a r�sist� notamment � la rupture avec l'Internationale communiste de L�nine et Trotsky des � gauchistes � du K.A.P.D., dont Franz Pfemfert, �crivain expressionniste, directeur de Die Aktion, �tait l'une des figures de proue. Ce dernier va prendre le risque de se brouiller avec ses propres amis politiques pour publier dans sa revue les textes de l'exil� dont, par-dessus le march�, Aleksandra Ramm, d'origine russe, devient la traductrice attitr�e en langue allemande. Peu de correspondances sont aussi denses que les leurs, fourmillant d'informations, de suggestions, de questions en provenance de la maison Pfemfert � Berlin, et ce lien-l� ne s'affaiblira, au moins mat�riellement, que dans la tourmente qui va chasser les uns et les autres d'un pays � l'autre, ne les r�unissant au Mexique que dans la mort.

En dehors d'Anna Konstantinovna, il y a une autre amie � Vienne, Ra�ssa Epstein, l'�pouse du psychanalyste Alfred Adler, l'une des proches amies du couple dans leur s�jour viennois d'avant-guerre. Enthousiaste de la r�volution russe, elle a rejoint le Parti communiste autrichien, dont elle va d'ailleurs �tre exclue en 1929. Elle aussi traduit des documents en provenance de Turquie, renseigne, informe, recrute pour Trotsky de jeunes collaborateurs.

Car ces hommes et ces femmes, amis au sens le plus pr�cis du terme, personnellement d�vou�s � Trotsky et Natalia, sont aussi des camarades, au sens le plus large du mot, et vont forc�ment �tre les interm�diaires entre les exil�s et de jeunes camarades, nouveaux, plus jeunes, plus mobiles, plus entreprenants qui vont d'ailleurs tr�s rapidement prendre leur place.

Parmi ces hommes nouveaux, plus d'un rejoint les Trotsky � Prinkipo, pour les aider ou pour discuter avec � le Vieux �.

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Le tout premier militant �tranger � rejoindre volontairement L.D. en exil pour se mettre � son service, fut sans doute le jeune Tch�que Wolfgang V. Salus, qui fut ainsi � l'origine d'une cha�ne de d�vouements � partir de Prague et du pays sud�te. Fils d'un m�decin qui �tait aussi l'un des plus grands po�tes du pays. Hugo Salus, le jeune Wolfgang, d'abord �l�ve d'une �cole militaire - Trotsky le baptisa � Krieger � (le guerrier) - avait rompu tr�s jeune avec sa famille. Il avait quatorze ans quand il rejoignit en 1924 les Jeunesses communistes et dix-huit quand il fut d�l�gu� � Moscou � une conf�rence internationale d'organisation des Jeunesses communistes.

C'est, semble-t-il, � cette occasion qu'il eut son premier contact avec l'Opposition de gauche russe et rencontra Trotsky pour la premi�re fois - nous ne poss�dons toutefois aucun �l�ment certain l�-dessus. Il se trouvait � Vienne au moment de l'expulsion d'U.R.S.S. de Trotsky et fut vraisemblablement inform� des d�tails de la situation par Ra�ssa Adler. Il d�cida alors de partir se mettre � la disposition des exil�s. Seul le fait que les deux hommes se seraient ant�rieurement rencontr�s expliquerait que le jeune Tch�que ait �t� accueilli sans probl�me et sans lettre d'introduction.

Son voyage et son s�jour amor�aient d'ailleurs un courant qui dirigea vers la Turquie de jeunes militants communistes. Salus �tait encore l� � l'�t� lorsque trois de ses camarades, le m�tallo Ferdinand Jerabek, l'ouvrier du livre Frantisek Kohout et le jeune intellectuel Jiri Kopp vinrent � leur tour rendre visite � l'exil� aupr�s de qui le dernier nomm� demeura un peu plus longtemps, collaborant, lui aussi, au travail de secr�tariat9.

En mai 1930 arriva � Prinkipo, avec la recommandation chaleureuse de Ra�ssa Adler, qui le tenait pour un ami, un homme jeune qui avait le m�rite de pouvoir servir comme secr�taire en russe et en allemand. Jakob Frank, Juif lituanien, avait travaill� � Vienne jusqu'en 1927 � la d�l�gation commerciale sovi�tique et �tait personnellement tr�s li� avec les deux jeunes oppositionnels. N.I. Oufimtsev et Aleksandra Simachko, d�port�s depuis. Il �tait membre du P.C. autrichien, mais ne semble pas y avoir eu une activit� v�ritable. Il allait demeurer six mois � Prinkipo, avant de retourner ... au stalinisme.

C'est � peu pr�s au m�me moment que vint celui qui fut, en ce d�but des ann�es trente, le principal collaborateur et homme de confiance de Trotsky en Turquie, le Tch�coslovaque Jan Frankel. N� en 1906, il appartenait � une famille juive d'Autriche, peu fortun�e mais distingu�e, puisque son grand-p�re avait �t� grand rabbin de Vienne. Il �tait particuli�rement dou� pour les langues. Tuberculeux dans sa prime adolescence, il avait s�journ� en 1923 au sanatorium italien de Merano et, avec son jeune camarade Jiri Kopp, qui �tait asthmatique, avait �t� gagn� au communisme par un militant br�lant de passion r�volutionnaire et de fi�vre, le fondateur du P.C. slovaque Hynek Lenorovic, tr�s gravement atteint de tuberculose ; tous trois avaient assid�ment fr�quent� Franz Kafka dans de longues soir�es de veille10.

Venu � Paris pour repr�senter l'opposition tch�coslovaque en avril 1930, il en �tait reparti, � la fin des d�bats, directement pour Prinkipo, avec la recommandation et sans doute � l'instigation de Marguerite Rosmer, qui avait compris combien il pouvait �tre utile au travail. Devenu un �l�ment essentiel de l'organisation internationale de l'Opposition aux c�t�s de Trotsky, Jan Frankel devait demeurer � ce poste jusqu'au d�but de janvier 1933, et, bien plus tard, y revenir pour servir Trotsky comme secr�taire, en Norv�ge d'abord, au Mexique ensuite.

Marguerite avait �galement envoy� � Trotsky, pour peu de temps chaque fois, des militants fran�ais pour son secr�tariat et sa garde. Le premier fut Lucien Marzet, secr�taire du syndicat des chapeliers exclu de la C.G.T.U. ; c'�tait un communiste d'opposition, syndicaliste proche de Monatte et Rosmer, membre du noyau de La R�volution prol�tarienne. Rest� � Prinkipo de mars � octobre 1929, il y fut remplac� par un autre militant qui resta, lui jusqu'en d�cembre, le correcteur d'imprimerie Robert Ranc. Tous deux allaient d'ailleurs, d�s leur retour, s'�loigner du communisme pour rejoindre de nouveau le syndicalisme r�volutionnaire, choisir Monatte contre Rosmer. C'est au m�me courant qu'appartient Louis Bercher, m�decin sur un bateau des messageries maritimes, un pionnier du P.C. en Alg�rie, qui signe J. P�ra dans la R.P. et fait plusieurs visites � l'exil�. Entre-temps, Trotsky a rencontr� � Prinkipo d'autres militants venus de France s'entretenir avec lui et l'aider.

Le premier, le 12 mars 1929, fut l'avocat Maurice Paz, leader de l'opposition de 1923 dans le P.C.F. et animateur depuis deux ans du p�riodique Contre le Courant qui avait, pendant presque deux ans, servi de bo�te � lettres � l'opposition russe. Le s�jour de Paz ne dura que quatre jours, et les relations se d�t�rior�rent entre les deux hommes. Trotsky voyait en Paz ce qu'il appelait un le � philistin �, pour qui la politique passait apr�s sa client�le d'avocat et qui se refusait � l'unification n�cessaire avec 1es autres groupes oppositionnels pour demeurer le petit chef de son petit groupe.

Tout de suite apr�s Paz, arrivent � Stamboul quatre militants nettement plus jeunes, les deux fr�res Raymond et Henri Molinier, la femme de Raymond, Jeanne Martin des Palli�res, et un militant d'origine russe, David Barozine ; connu sous le pseudonyme de Pierre Gourget, voyageant avec le passeport d'un camarade.

Raymond Molinier entrait ainsi dans la vie de Trotsky � la fin du mois de mars 1929 : avec lui appara�t l'un des personnages de premier plan du troisi�me exil. Exclu pour trois ans du P.C.F. en 1924, oppositionnel depuis 1926, il avait �t� condmn� pour banqueroute en 1927. Il avait fait le voyage � ses frais et de sa propre initiative, malgr� les r�serves de Marguerite Rosmer. Il venait mettre au service de Trotsky ses talents d'organisateur et d'homme d'affaires. Il n'est pas douteux que Trotsky fut tr�s vite s�duit par ce jeune militant - vingt-cinq ans � l'�poque - dont il allait �crire � Paz qu'il �tait � l'un des hommes les plus serviables, pratiques et �nergiques qu'on puisse imaginer11 �.

Sans conna�tre un mot de turc, Molinier lui avait d�nich� la villa d'Izzet Pacha, d�battu avec le propri�taire la question du loyer, organis� l'emm�nagement, pr�par� des plans pour financer, de Paris, la pr�sence � Prinkipo de plusieurs collaborateurs, d�cid� de laisser temporairement sa femme pour servir de secr�taire fran�aise et aider Natalia aux travaux m�nagers. Apr�s le retour de Molinier � Paris, en mai 1929, Trotsky allait, selon Van, dire de lui qu'il �tait � la pr�figuration du r�volutionnaire communiste futur12 �. Il estimait aussi �norm�ment son fr�re a�n�, Henri, un ing�nieur expert dans les questions financi�res.

Quelques mois apr�s, en ao�t, abord�rent � Prinkipo un groupe de trois militants fran�ais, de la m�me g�n�ration, mais personnellement fort diff�rents, Pierre Naville et sa compagne Denise, et G�rard Rosenthal. Naville et Rosenthal �taient de jeunes et brillants intellectuels appartenant � des milieux de bourgeoisie ais�e, dont le r�le n'avait pas �t� n�gligeable dans le mouvement surr�aliste. Ils �taient venus au P.C. d�j� d'esprit oppositionnel. En visite en U.R.S.S. au moment du dixi�me anniversaire de la r�volution d'Octobre, ils avaient rencontr� les principaux dirigeants de l'opposition de gauche russe � la veille de leur exil et notamment Trotsky. Ils avaient assist� � l'enterrement de Joff�. G�rard Rosenthal �tait avocat et brillant orateur13.

Trotsky allait tr�s vite se rendre compte qu'il lui serait tr�s difficile de faire travailler ensemble les diff�rents groupes de ses partisans fran�ais. La rupture avec Paz consomm�e, il ne r�ussit pas vraiment, comme il le souhaitait, � unir autour de Rosmer les autres composantes. L'obstacle - consid�rable - �tait la m�fiance � l'�gard de Raymond Molinier, nourrie par Rosmer et le groupe Naville. A Prinkipo, Ljova et Frankel s'�taient ouvertement rang�s du c�t� de Molinier et s'effor�aient de compromettre Naville aux yeux de Trotsky, en faisant lire � ce dernier les textes de l'�poque surr�aliste de celui-ci. Pendant les ann�es de Prinkipo, cependant et m�me apr�s le retrait des Rosmer � la fin de 1930, Raymond et Henri Molinier, Pierre Naville et G�rard Rosenthal rest�rent des visiteurs assidus, participant aux t�ches comme aux parties de p�che et aux interminables n�gociations entre fractions. Jeanne, elle, demeurera en gros jusqu'au d�but de 1931.

Magdeleine Marx, la femme de Paz, journaliste, traductrice et �crivain de talent, avait, la premi�re, pris en main les � affaires � litt�raires de Trotsky : cession de droits, contrats, recherche d'�diteurs. La t�che fut assur�e ensuite par v1arguerite Rosmer � Paris et, apr�s 1930, par Raymond Molinier.

Le personnel militant fut partiellement renouvel� en 1932 avec l'arriv�e et l'installation � Prinkipo de trois nouveaux secr�taires dont deux allaient avoir une dur�e et un r�le comparables � celui de Jan Frankel.

Le Fran�ais Pierre Frank �tait un ing�nieur-chimiste qui s'�tait tr�s t�t enti�rement consacr� � la politique dans le sillage de Raymond Molinier. Venu en visiteur, pour se former et s'informer, puisqu'il �tait membre de la direction fran�aise et internationale de l'opposition, il �tait rest� finalement presque une ann�e, parce qu'il �tait utile � la fois comme secr�taire fran�ais et comme garde. Ce petit homme gauche, timide et renfrogn�, n'avait pas, aux yeux de Trotsky, les m�rites et le prestige de son camarade et chef de file Raymond Molinier. Il allait pourtant jouer un r�le important dans la section fran�aise et les luttes qui marqu�rent la cr�ation de la IV� Internationale.

Otto Sch�ssler devait, en revanche, aller jusqu'au bout avec Trotsky. Il �tait �g� de vingt-sept ans � son arriv�e. Jusque-l�, il travaillait comme emballeur de livres d'art dans une librairie-imprimerie sp�cialis�e de Leipzig. Ancien membre du K.A.P.D. � gauchiste �, il �tait venu � l'opposition de gauche allemande par l'interm�diaire du groupe saxon de l'� unit� bolchevique � qui avait quelque temps rassembl� les oppositions � Leipzig. Cet autodidacte, plut�t renferm�, s'�tait rapidement r�v�l� un secr�taire de grande classe, et Trotsky s'�tait mis assez vite � lui confier des t�ches politiques et r�dactionnelles de confiance. Il avait fait la joie de ses h�tes, avec son accent saxon, dans les d�buts de son s�jour.

Jean van Heijenoort �tait sans doute la personnalit� la plus originale parmi tous ces militants. Ce grand gar�on de vingt ans, blond et b�ti en athl�te, �tudiant en math�matiques sup�rieures au lyc�e Saint-Louis, avait appris le russe tout seul, parce qu'il pensait que ce serait peut-�tre utile un jour. Il avait milit� � Paris avec les jeunes de l'opposition de gauche. C'�tait Raymond Molinier qui avait eu l'id�e de l'envoyer aupr�s de Trotsky et lui en avait fait la proposition. Arriv� � la fin d'octobre 1932, presque aussit�t consacr� comme un traducteur du russe en fran�ais dont on ne v�rifiait pas le travail, il devint tr�s rapidement non seulement un collaborateur politique de confiance, mais un homme irrempla�able sur tous les plans et dans tous les domaines, l'�gal de Frankel : il allait le rester sept ans au cours desquels il passa le plus clair de son temps aupr�s de Trotsky.

Deux nouveaux secr�taires arrivent en 1933. Sara Jacobs, dite Sara Weber, fille d'�migr�s, n�e en Pologne, venue aux Etats-Unis � vingt ans, militait dans l'opposition am�ricaine et parlait couramment le russe : elle proposa ses services en 1933 et fut agr��e. Elle �tait employ�e au pair, ce qui permettait de se passer de M.I. Pevzner qu'il fallait r�mun�rer normalement. Elle ne travailla que quelques semaines � Prinkipo d'o� elle repartit avec les Trotsky peu apr�s son arriv�e, mais ce s�jour fut le point de d�part d'une longue cohabitation presque familiale.

Rudolf Klement vint �galement � Prinkipo au mois de mai 1933, envoy� par Lev Sedov, sur proposition du responsable hambourgeois Georg Jungclas. Cet �tudiant en philosophie, qui parlait et �crivait d�j� cinq langues, s'�tait mis au russe pour servir � Trotsky de traducteur en allemand. Ce grand gar�on fr�le, effac�, timide, homosexuel selon certains, se r�v�la tr�s vite un traducteur efficace des �crits essentiels de Trotsky en cette p�riode de cr�ation et repartit en juillet 1933 avec le gros de la troupe.

* * *

L'ami des �tats-Unis en 1917. Ludwig Lore, ne joua pas pour Trotsky le m�me r�le qu'un Rosmer, un Pfemfert, une Ra�ssa Adler : C'est, pour une raison circonstancielle. E.B. Solntsev l'avait contact� en 1928 et avait pu, gr�ce � lui exprimer l'opinion de l'opposition dans le New Yorker Volkszeitung, qu'il dirigeait. Il avait collabor� avec Solntsev et Eastman pour la publication aux Etats-Unis en anglais de la Plate-forme de l'opposition russe sous le titre The Real Situation in Russia.

Mais, quand Trotsky s'installe en Turquie et commence � scruter la carte du monde, la situation a chang� aux Etats-Unis o� le groupe d'oppositionnels de gauche dirig� par J.P. Cannon apr�s le VI� congr�s de l'Internationale communiste, se constitue en Communist League of America (C.L.A.). Lore n'en fait pas partie: il a �t� longtemps adversaire de Cannon au P.C. Du fait qu'il est, lui, d�sormais li� au groupe de Cannon, Trotsky ne sollicite pas son ami de 1917.

Pourtant, les visiteurs am�ricains ne vont pas manquer � Prinkipo. Le premier, en mars 1930, est Max Shachtman. Cet homme jeune - il a alors vingt-sept ans -, n� � Varsovie et venu aux Etats-Unis avant son premier anniversaire, s'est engag� � dix-sept ans dans les rangs communistes, a �t� l'un des dirigeants, puis, � vingt ans, le secr�taire national des Jeunesses communistes, responsable du travail antimilitariste du parti. Pass� au parti en 1927, affect� � l'International, Labor Defence, il s'y est li� � Cannon et l'a donc suivi � la fin de 1928 dans l'Opposition, puis en 1929 dans la Communist League of America. Journaliste de tr�s grand talent, actif, plein d'anecdotes et d'id�es, conteur �blouissant, amateur de calembours, il irrite un peu Trotsky qui a cependant pour lui une grande estime. Lui aussi visitera Prinkipo une seconde fois, en 1933.

Le second visiteur am�ricain important est un des dirigeants des Jeunesses communistes de Chicago ralli�, lui aussi, � l'opposition de gauche en 1928, Albert Glotzer. Il passe cinq semaines � Kadik�y � la fin de 1931 et inaugure ainsi des relations qui se poursuivront! jusqu'au s�jour mexicain.

En 1932, arrivent des Etats-Unis deux jeunes visiteurs l'�conomiste Max Gould - trente-deux ans -, dit B.J. Field, et sa femme Esther. Trotsky est passionn� par l'information et la comp�tence de B.J., l'associe � ses travaux, projette un travail en commun, lui demande des articles pour la presse des sections de l'Opposition. Il y aura pourtant des difficult�s, car B.J. Field a �t� exclu de la C.L.A, dont les dirigeants n'appr�cient gu�re la protection et la caution que Trotsky semble ainsi lui donner.

C'est le 22 f�vrier 1933, au lendemain de la victoire de Hitler en Allemagne qu'arrive le dernier visiteur am�ricain, inconnu jusque-l�, Arne Swabeck. Ce peintre en b�timent de quarante-trois ans, qui a travaill� et milit� au Danemark, en Allemagne et en Roumanie avant d'�migrer, s'est install� aux Etats-Unis en 1916, a milit� dans les rangs de l'organisation syndicaliste L.W.W. (Industrial Workers of the World) et du Parti socialiste, a dirig� le journal de la F�d�ration social-d�mocrate scandinave avant de devenir communiste en 1920. Il a �t� non seulement un dirigeant du P.C. mais de l'A.F.L. � Chicago dans les ann�es vingt, et du Labor Party d'Illinois. Il dirige la section am�ricaine, la C.L.A, pendant une p�riode d'�clipse volontaire de Cannon. Il a tent� de faire entrer l�galement en Turquie un poste r�cepteur de radio qui aurait aid� les exil�s � briser leur isolement, mais la police locale des fronti�res n'a rien voulu savoir !

* * *

Le compte des visiteurs de Prinkipo n'est pas facile � �tablir. Pour nombre d'entre eux, toutes les pr�cautions ont �t� prises pour effacer les traces d'un contact, et elles ont �t� efficaces.

Trotsky a reconnu publiquement, � la fin de 1929, avoir re�u la visite de Ia.G. Blumkine, toujours agent des services de renseignements de l'Arm�e rouge. Selon lui, Sedov l'aurait rencontr� dans la rue � Istanbul, venant d'Extr�me-Orient et rentrant en Union sovi�tique. Il l'aurait alors convaincu de venir avec lui, �� la maison� pour rencontrer "le Vieux". En r�alit�, un document r�dig� par Blumkine, authentifi� par Lev Sedov, dat� du 3 avril 1929, et d�couvert par nous � Stanford dans les papiers Lev Sedov, fait appara�tre que les contacts de Trotsky avec Blumkine n'ont pas relev� d'une rencontre forfuite mais d'une liaison organis�e avec l'U.R.S.S., dans laquelle l'agent secret �tait �videmment une pi�ce ma�tresse. C'est ce lien qui devait d�cider Staline � faire fusiller Blumkine - une affaire que nous traiterons dans un chapitre prochain.

Le second visiteur sovi�tique connu est un Ukrainien dont Isaac Deutscher, de fa�on pour le moins surprenante, a fait un � Am�ricain14 � ! Il s'agit de Pavel Okun, dit Mill ou encore Jack Obin : l'homme, venu d'Ukraine en Palestine, y a milit� quelque temps, avant de revenir en Europe, Belgique, puis France, o� il a �t� � Paris l'un des animateurs du � groupe juif �. Alli� de Raymond Molinier, il a �t� appel� au secr�tariat administratif de l'opposition de gauche internationale, parce qu'il sait le russe et peut donc �tre l'interm�diaire avec Trotsky, ind�pendamment de la situation de ce dernier et de son secr�tariat. C'est un homme plut�t inconsistant, qui semble se perdre parfois dans ses propres intrigues et que Trotsky n'a jamais estim�.

Un autre citoyen sovi�tique au moins, venant, lui d'Union sovi�tique, est venu � Prinkipo rencontrer Trotsky en grand secret : un homme que Raymond Molinier a convoy� et dont il se souvenait en 1985 qu'il r�pondait au pseudonyme de Vetter et parlait parfaitement le fran�ais. Des recoupements avec les documents du Hoover Institute, o� figure un dossier � ce nom, et avec la correspondance de Victor Serge, sugg�rent qu'il s'agissait de Jakov Kotcherets, dit Vetter ou � le Fran�ais �, correspondant clandestin principal de Sedov, qui, selon Serge, aurait traduit en russe Louis Aragon sous le pseudonyme de Jean Renaud.

Nous ajouterons � ces visites de militants celle d'un homme qui fut aussi pendant quelques mois en correspondance suivie avec Trotsky, un ancien militant du parti bolchevique exclu du temps de L�nine lequel lui adressa � cette occasion une lettre personnelle - pour avoir revendiqu� en U.R.S.S. la libert� de tous les partis. G.I. Miasnikov, �vad� d'U.R.S.S. vers la Perse, pass� en Turquie, avait appel� Trotsky au secours et bien fait. G�rard Rosenthal se souvient de lui avoir ouvert la porte - le 13 juin 1929 - et de s'�tre trouv� en face d'� un homme maigre, au visage charbonneux, v�tu de hardes et dans un �tat mis�rable15 �. Trotsky aida mat�riellement Miasnikov � sortir de Turquie pour gagner l'Europe occidentale et fit de son mieux pour l'emp�cher, mais en vain, de se laisser guider en politique seulement par des sentiments et ressentiments.

Nous n'avons dans les archives aucune indication sur la visite � Prinkipo du Chinois Liu Renjing dont l'arriv�e est seulement annonc�e dans la correspondance sous son pseudonyme de � Charles �. Liu Renjing avait �t� l'un des huit d�l�gu�s du congr�s de fondation du P.C. chinois dont il avait �t� le repr�sentant aux III� et IV� congr�s de l'Internationale communiste. Il avait r�sid� plusieurs ann�es � Moscou et y avait adh�r� � l'opposition de gauche - sous le nom de � Lensky � -, de m�me que plusieurs dizaines d'�tudiants chinois en stage ou en cours d'�tudes � Moscou � cette �poque. Reparti via Paris en 1929, il avait eu un bref contact avec Rosmer et ses amis et avait pris la direction de Prinkipo avant de regagner son pays o� il allait jouer un r�le essentiel dans le d�veloppement de la crise de l'opposition de gauche sous le pseudonyme que lui avait attribu� Trotsky de Nel Sih16.

L'examen de la liste des visiteurs fait appara�tre un faible nombre d'Allemands, compte tenu notamment du nombre �lev� de correspondants de ce pays, La premi�re raison en est que, dans les premiers mois de son s�jour en Turquie, Trotsky entretenait une relation privil�gi�e avec ce qu'il consid�rait pratiquement comme l'unique force oppositionnelle organis�e hors d'Union sovi�tique, le Leninbund de Hugo Urbahns. Mais c'est en vain, non sans amertume, au contraire avec une certaine rancœur, qu'il attendit d'Allemagne visiteurs, informateurs, et collaborateurs. Dans les derniers mois de son s�jour, c'est lui qui insista pour que des militants allemands renoncent � faire le voyage pour le rencontrer. Il insista particuli�rement aupr�s de Lev Sedov pour que l'ancien dirigeant du P.C. et de la gauche allemande, Werner Scholem, ne courre pas le risque politique de se trouver en Turquie au moment o� pourrait se jouer dans la rue le sort du prol�tariat et du communisme en Allemagne. Pour des raisons apparemment semblables, ni Boris Goldenberg ni Fritz Sternberg, deux dirigeants du S.A.P. li�s � Lev Sedov, ne donn�rent suite avant 1933 � leur projet de rencontre avec l'illustre exil�.

Trotsky re�ut, en revanche, pendant quelques jours, en avril 1931, un jeune �tudiant en histoire qui pr�parait une th�se sur la r�volution de 1923 en Allemagne, Heinz Sch�rer. Trotsky l'estima intellectuellement int�ressant et pensa que son travail pouvait �tre utile. Il le d�fendit donc quand l'exclusion de ce voyageur, accus� d'individualisme, fut � l'ordre du jour de la section allemande, en assurant que les dirigeants se devaient de veiller � ce que les militants fassent ce qui les int�ressait.

Une autre visite de militants li�s � la section allemande, bien plus importante que celle de Sch�rer, eut lieu � l'�t� 1931 : il s'agit de celle des fr�res Sobolevicius, deux Lituaniens domicili�s l'un en Allemagne et l'autre en France.

Ruvin Sobolevicius, le plus �g� des deux, qui avait alors trente-deux ans, avait quitt� Kovno o� leur p�re �tait industriel en cuirs et peaux, pour se fixer � Leipzig o� ce dernier poss�dait une usine que dirigeait son fils a�n�, Beras. Il y avait fait des �tudes d'agronomie, �tait parti faire un s�jour prolong� en U.R.S.S. A son retour, il avait adh�r� en m�me temps au K.P.D. et au groupe l'� Unit� bolchevique � dont il �tait rapidement devenu le dirigeant. Depuis, sous les noms de Schmidt, de Sobolev et finalement de Roman Weil, il �tait devenu le principal dirigeant de l'Opposition d'abord en Saxe, puis, en 1931, en Allemagne: il s'�tait alors �tabli � Berlin o� il avait commenc� des �tudes de m�decine. Il avait longuement et fr�quemment correspondu avec Trotsky avant cette visite.

Son fr�re plus jeune, Abraham Sobolevicius, �tudiant en Allemagne, avait s�journ� en m�me temps que lui en U.R.S.S. puis, � la suite, disait-il, d'une brouille avec lui, �tait all� habiter Paris o� il militait au � groupe juif � du Parti communiste, lequel devait en majorit� se rallier � l'Opposition de gauche peu apr�s la naissance de La V�rit�.

Les deux hommes �taient � cette �poque au centre de difficult�s renouvel�es sous les pas de l'Opposition allemande et internationale. Malgr� une correspondance suivie, un �change � leur sujet avec L. Sedov et d'autres camarades allemands, Trotsky souhaitait vivement conna�tre personnellement les deux hommes. Le r�sultat important de ce s�jour fut de familiariser Trotsky avec la situation allemande, caract�ris�e par la mont�e du nazisme et la politique de division du mouvement ouvrier du K.P.D. face � ce danger mortel.

Un autre s�jour m�rite d'�tre signal� pour son int�r�t particulier, celui de l'ancien dirigeant du Parti communiste fran�ais Albert Treint. � Le capitaine �, comme on disait � l'�poque, avait �t� l'un des animateurs de la gauche socialiste du comit� de la III� Internationale, puis l'homme fort de la tendance de l'Internationale dans le P.C. Homme de Zinoviev, il avait appliqu� dans le Parti communiste la pr�tendue � bolchevisation � avec une extr�me brutalit�, excluant par fourn�es enti�res les militants proches de Rosmer, de Monatte ou de Souvarine, voire ceux qui, simplement, doutaient.

En septembre 1931, Treint vient � Prinkipo et Trotsky organise avec lui m�thodiquement la discussion, sur le pass�, le contentieux, la situation pr�sente, les perspectives, faisant alterner les discussions orales et l'�change de textes �crits sur lesquels la discussion se poursuit. Les choses ne vont pas vite, mais finalement, Treint se rend et d�cide, avec son petit groupe, de rejoindre en France les rangs des amis de Trotsky, pour peu de temps, il est vrai.

* * *

Au terme de cette rapide revue, une question se pose : tous les hommes que nous venons de voir avaient-ils fait le voyage de Turquie sans arri�re-pens�e et seulement pour aider l'exil� et contribuer � son combat politique ? N'�tait-il pas tentant pour Staline d'utiliser ces all�es et venues pour introduire dans l'entourage de Trostky comme espion et �ventuellement tueur ou complice de tueur, l'un de ses agents ? Ses amis avaient une conscience aigu� de ce danger et de leur propre responsabilit� dans le choix de ses collaborateurs. C'est ainsi qu'en 1930 Franz Pfemfert insista pour faire �carter la candidature � Prinkipo, comme secr�taire, du fils d'un �migr� russe, Valentin Pavlovitch Olberg, qu'il jugeait m�diocre, dont il n'appr�ciait pas l'insistance et, pour tout dire, consid�rait comme tout � fait capable d'�tre un agent stalinien.

La question m�rite d'�tre examin�e avec attention. Cinq des hommes que nous avons mentionn�s ci-dessus, � savoir Kharine, Jakob Frank, P. Okun, les fr�res Sobolevicius, ont en effet �t� express�ment soup�onn�s, voire accus�s d'avoir appartenu aux services secrets sovi�tiques et d'avoir �t� infiltr�s au sein de l'opposition pour y accomplir un travail de d�sorganisation et de destruction.

S'il fallait admettre que tous avaient �t� introduits en tant qu'agents d�j� form�s, il faudrait en conclure que, comme se complaisait � le dire Victor Serge, Trotsky avait tent� de construire l'opposition de gauche en prenant appui sur les agents sp�ciaux du G.P.U. charg�s de sa destruction.

Une r�ponse ferme n'est possible que dans un petit nombre de cas. Les fr�res Sobolevicius, dits Roman Well et Adolf S�nine, �taient bien des agents de Staline. D�j�, en 1936, sur la base des �l�ments accumul�s contre eux depuis 1929, Trotsky �tait arriv� sur ce point � une sorte de certitude morale concernant leur appartenance aux services et le r�le provocateur qu'ils avaient d�lib�r�ment jou�. Au lendemain de la guerre, le d�mant�lement aux Etats-Unis des r�seaux d'espionnage au service de l'Union sovi�tique devait faire appara�tre au grand jour, sous les projecteurs de l'actualit�, les deux hommes devenus respectivement, Roman Weil le docteur Robert Soblen, un psychiatre distingu�, et S�nine, Jack Soble.

Comme les loups ne se mangent pas entre eux, et que les � agents � sont discrets sur les � agents � il est particuli�rement difficile � l'historien d'obtenir des documents �tablissant l'anciennet� de l'activit� de ces hommes en tant qu'agents et la justice am�ricaine ne semble par avoir manifest� un int�r�t particulier pour conna�tre la v�rit� sur leur activit� au service de Staline dans l'entourage de Trotsky. Il para�t cependant vraisemblable que c'est en Union sovi�tique que les deux fr�res avaient �t� recrut�s et form�s, avant 1927. L'histoire de leur brouille fraternelle, � leur retour, avait seulement servi � expliquer leur s�paration, rendue n�cessaire par leur intervention dans deux pays diff�rents. Attentifs � aggraver les conflits, � envenimer les relations personnelles, poussant � la scission, calomniant volontiers leurs adversaires du moment, les deux hommes ont fini en 1933 par tenter d'imposer une auto-dissolution de l'opposition allemande et sa capitulation devant le K.P.D, au moment m�me o� ce dernier s'inclinait sans combat devant la victoire des nazis.

D'autres �l�ments venaient s'ajouter � un dossier d�j� lourd, apr�s 1936: les propositions faites pour entra�ner en Espagne le docteur Ackerknecht, ami de Sedov, la participation de Roman Weil en 1937 � la surveillance de Sedov, la tentative de S�nine de prendre contact avec Jan Frankel, sur le bateau qui amenait ce dernier au Mexique, les informations ramen�es d'Union sovi�tique par Victor Serge sur les rumeurs circulant parmi les d�port�s sur le r�le de d�nonciateur de S�nine, sont les principaux.

En ao�t 1936, s'attendant � trouver ces hommes sur les bancs des accus�s, en � moutons� du G.P.U. lors du premier proc�s de Moscou, Trotsky �voquait alors �ces �l�ments qui, � l'�tranger, se sont frott�s � l'opposition de gauche ou ont essay� de le faire�. Il �crit que � ces gens �taient soit d�j� alors des agents directs du G.P.U., soit de jeunes arrivistes qui esp�raient faire carri�re dans l'opposition de gauche et qui ensuite se sont servis de leur trahison envers cette opposition de gauche pour faire carri�re17 �. Les m�mes noms reviennent alors sous sa plume, ceux des fr�res Well et ceux de Mill et Graf (Frank). En 1929 dans le document confi� � Blumkine pour ses amis d'UR.S.S., il qualifiait Kharine d' � agent provocateur18 �.

On ne s'est gu�re, depuis, approch� de la v�rit�. J'ai moi-m�me consacr� un article � Salomon Kharine - le � camarade Joseph �, de la d�l�gation commerciale � Paris -, sur la base d'une �tude attentive des pi�ces disponibles apr�s l'ouverture des archives de Harvard et conclu qu'en d�finitive, malgr� la vieille m�fiance de Boris Souvarine � son �gard - � ce bloc enkharin� ne me disait rien qui vaille19 � -, il ne s'agissait pas d'un agent infiltr� dans l'opposition, mais tout simplement d'un militant qui avait choisi de devenir, apr�s Radek, un � capitulard �, et que la pression de l'appareil du G.P.U. � Paris transforma en d�nonciateur, malgr� plusieurs vell�it�s de r�sistance20.

Le cas de Mill n'a pas �t� d�finitivement �clair�. L'homme avait incontestablement le go�t de l'intrigue et les manœuvres un peu d�sordonn�es auxquelles il se livrait entre les diff�rents groupes et fractions, peuvent �videmment sugg�rer a posteriori l'action d'un provocateur cherchant � semer la confusion et envenimer les conflits. Il est incontestable �galement qu'� la mi-1932. pratiquement mis � l'�cart, il n�gocia avec l'ambassade sovi�tique son retour en U.R.S.S. et une sorte d’ � amnistie� pour son pass� d'oppositionnel en �change d'un certain nombre d'archives de Trotsky et du secr�tariat qui se trouvaient en sa possession.

Mais cela ne fait que prouver qu'au terme de plusieurs ann�es dans le cercle dirigeant de l'opposition de gauche internationale, et de son �chec pour y conqu�rir une place importante, il avait d�cid� de passer de l'autre c�t�, et rien ne vient d�montrer qu'il �tait entr� dans l'opposition comme agent infiltr�. Au terme de ses r�flexions sur le cas de Mill, Jean van Heijenoort conclut par une interrogation: � Que fut-il ? Capitulard ou agent21 ?�

Il reste Jakob Frank, sur lequel Hans Schafranek, auteur d'une th�se r�cente22, a fait une superbe mise au point sans parvenir � une conclusion nette. Bien entendu, en faveur de la th�se d’� agent infiltr�, il y a ses relations avec Well. les recommandations mutuelles qui avaient pour objectif de les pousser plus avant dans l'organisation et son retour au Parti communiste autrichien en 1931. Hans Schafranek n'apporte finalement pas d'�l�ment nouveau. M�me apr�s l'ouverture des archives de Harvard, on ne peut conclure que comme le faisait Jean van Heijenoort en 1978 :

� Fut-il un de ces capitulards qui ne manquaient pas � l'�poque ? C'est possible. Du moins c'est ainsi que Trotsky le jugea. Mais il est possible aussi qu'il ait �t� d�s le d�but un agent form� et mani� par le G.P.U.23. �

On peut, bien entendu, dramatiser � l'extr�me et relever qu'� certaines occasions, r�unions fractionnelles ou m�me sessions de l'organisme international supr�me de l'opposition, les agents du G.P.U. et ceux qui allaient � br�ve �ch�ance s'y rallier, d�tenaient la majorit�. Mais ce serait commettre un v�ritable anachronisme. Les jeunes gens qui s'engageaient au d�but des ann�es trente dans le travail militant de l'Opposition appartenaient � l'univers du Parti communiste, o� la fronti�re avec les services �tait tr�s floue et o�, en tout cas, ces derniers n'avaient pas derri�re eux le redoutable palmar�s de traques et de meurtres qu'ils allaient se constituer pendant les ann�es trente.

* * *

Les voyageurs de Prinkipo �taient � l'image de l'univers communiste dans lequel ils s'ins�raient, m�me exclus, et dans lequel ils entendaient mener le combat pour � redresser � les partis et l'Internationale. Pionniers et jeunes gens. th�oriciens ou activistes, ils refl�taient toutes les contradictions de ce combat et de celles qu'avait r�v�l�es la lutte pour construire dans les soci�t�s capitalistes occidentales des partis communistes de masse.

Ils voyaient en Trotsky non seulement le vainqueur d'Octobre, le fondateur de l'Arm�e rouge et de l'Internationale d'hier, mais le chef r�volutionnaire mondial de demain, celui qui dirigerait l'Internationale r�g�n�r�e dans la derni�re bataille pour le sort de l'humanit�. Lui, voyait en eux les premiers soldats de sa future grande arm�e et l'embryon de son �tat-major. Il allait s'efforcer de leur passer le flambeau, c'est-�-dire de leur communiquer son exp�rience, celle de l'opposition russe dont il se sentait le porte-parole : il fallait, comme � Zimmerwald, renouer le fil de la continuit�, et c'est � quoi il s'employait.

Avec d'autant plus de passion et d'acharnement qu'au m�me moment, en Union sovi�tique, l'Opposition de gauche essuyait des coups terribles.

Note

 * Son fils Andr� Lvoff devait obtenir en 1965 le prix Nobel de physiologie et de m�decine.

R�f�rences

1 Il n'y a pas de source principale pour ce chapitre qui repose sur les t�moignages, publi�s ou in�dits et sur les archives de Harvard et Stanford. La correspondance de Trotsky avec Sedov (Harvard et Amsterdam comme Hoover) donne des renseignements pour la p�riode d'apr�s 1931.

2 M.V., III, p. 321.

3 Cf. chapitre LVI.

4 Solntsev r�ussit � placer des textes dans la Neue Freie Presse de Vienne et le New Yorker Volkszeitung.

5 T�moignage de Harry Wicks.

6 P. Brou� � Un Capitulard � Paris: l'affaire Kharine �, Cahiers L�on Trotsky, n� 7/8, pp. 29-35.

7 � Nina Vorovskaia �, mars 1931, A. H ., T 3368.

 8 On ne peut se reporter pour les Rosmer au livre de Christian Gras, Alfred Rosmer et le Mouvement r�volutionnaire international, Paris, 1971.

9 T�moignage de Jiri Kopp.

10 T�moignage de J. Kopp.

11 Trotsky � Paz, 20 avril 1929, A. H., 3771.

12 Van, op. cit., p. 42.

 13 Voir le t�moignage de Pierre Naville dans Trotsky vivant, Paris, 1979 et G�rardRosenthal,op. cit.

14 Deutscher, op. cit., III, p. 93, n. 1.

15 Rosenthal, op. cit., pp. 102-103.

16 Wang Fan-hsi, Memoirs of a Chinese Revolutionary, Londres, 1980, p. 140.

17 Œuvres, 11, p. 97.

18 Lettre en U.R.S.S., 1929,. A. H., 15696.

19 Bulletin communiste, n� 32-33, 1929.

20 Cr. n. 6.

21 Van, op. cit., p. 143.

22 Au moment de la r�daction, nous avions une photocopie de cette th�se non pagin�e et sans titres. Depuis, nous avons re�u l'ouvrage imprim�: Hans Schafranck, Das Kurze Leben der Kurt Landau.

23 Van, p. 140.

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