1988

" Pendant 43 ans, de ma vie consciente, je suis rest� un r�volutionnaire; pendant 42 de ces ann�es, j'ai lutt� sous la banni�re du marxisme. Si j'avais � recommencer tout, j'essaierai certes d'�viter telle ou telle erreur, mais le cours g�n�ral de ma vie resterait inchang� " - L. Trotsky.

P. Brou�

Trotsky

XXVI – Trotsky et les siens [1]

Petrograd fit les heures de gloire de Trotsky. Mais il y v�cut en d�finitive tr�s peu. Et les ann�es d�cisives de son destin politique s'�coul�rent pour lui � Moscou entre 1918 et 1927 : un s�jour de dix ans, tel qu'il n'en connut pas dans sa vie d'adulte, dans aucun pays.

Il ne connaissait de Moscou que la prison Boutyrki o� il �tait pass� apr�s sa p�riode de militantisme de Nikolaiev et o� il s'�tait mari� avant de partir en d�portation. C'est sans superstition que le gouvernement sovi�tique d�cida de retenir la solution la plus simple : le logement au Kremlin, l'ancienne r�sidence des tsars, des dirigeants du parti et de l'Etat. Les Trotsky furent log�s dans l'aile Cavalier. Natalia Ivanovna raconte :

� Nous e�mes au Kremlin l'appartement d'un haut fonctionnaire, plusieurs pi�ces en enfilade. Le cabinet de travail de Lev Davidovitch �tait tout en bois de Car�lie, luisant et presque dor�. [...] Lev Davidovitch me re�ut, quand j'arrivai avec les enfants, tr�s amus� par cette installation. "Enfin, disait-il avec humour, un bel appartement! " [2]. �

L'appartement de l'aile Cavalier communiquait directement avec la salle � manger des commissaires du peuple o� se tenaient parfois les r�unions du bureau politique. L�nine, d'abord proche voisin, s'�loigna dans un autre b�timent. Staline habitait initialement dans le m�me b�timent, l'appartement d'en face. Les dirigeants de l'ex�cutif des soviets, Enoukidz� et Kalinine, logeaient dans le m�me couloir. Il y eut des conflits avec Staline qui ne respectait pas le r�glement interdisant les voitures dans ce secteur apr�s dix heures du soir [3], puis quand il r�clama comme appartement des pi�ces r�serv�es au mus�e [4].

En �t�, la famille quitta les quatre grandes pi�ces du Kremlin pour aller � la campagne – l'�t� seulement – � Arkhangelskoi� dans une demeure qui avait appartenu � un Moscovite fortun�. Les immenses salons du rez-de-chauss�e �taient consacr�s � un mus�e public. Proche des bois, la maison ne comportait que deux pi�ces habitables, au premier �tage, auquel on n'acc�dait que par une sorte d'�chelle, et la tuyauterie, ab�m�e par le gel, n'avait pas �t� r�par�e, mais Trotsky expliqua en riant � Rosmer que c'�tait bien suffisant pour les nouveaux ma�tres sovi�tiques [5] !

Dans ce cadre, � partir de la fin de la guerre civile, Trotsky menait une vie beaucoup plus r�gl�e, tout � fait r�gl�e m�me, �tant donn� ses go�ts et ses besoins. Natalia Ivanovna l'�voque :

� Lev Davidovitch est extr�mement m�thodique dans son travail ; il entend fournir un effort maximum sans s'�puiser. Ses habitudes, fix�es depuis la jeunesse, sont de ponctualit�, d'attention, d'horaires bien observ�s, et il les impose autour de lui. Il n'admet pas de retard pour les s�ances et les rendez-vous. Il a horreur du bavardage, du laisser-aller, du travail n�glig�, et il r�ussit sans peine � s'entourer de collaborateurs s�rieux, de sorte qu'� une �poque de d�sordre, le commissariat � la Guerre, le conseil sup�rieur de la Guerre, les autres bureaux qu'il dirige et son secr�tariat personnel donnent un exemple de bon fonctionnement que l'on commente � Moscou tant�t avec �loge, tant�t avec hostilit� [6]. �

Trotsky se l�ve vers sept heures trente et se rend � son bureau pour y �tre pr�sent � neuf heures exactement. La plupart du temps, il revient d�jeuner au Kremlin vers une heure trente et s'accorde un repos allong� de trois quarts d'heure au plus au milieu des siens avec lesquels il se d�tend. C'est l'heure � laquelle ses filles viennent le voir – pendant qu'elles habitent � Moscou –, et elles protestent vivement contre le refus du p�re d'aborder � ce moment et dans ce cadre les questions politiques. Selon le t�moignage de Natalia Ivanovna, il n'eut r�ellement jamais le temps de raconter ses voyages et ce qu'il avait vu. Mais il aimait parler des hommes, de leurs caract�ristiques, de leurs qualit�s plus que de leurs d�fauts.

Trotsky ne fume pas – sans doute depuis la r�volution, puisqu'il fumait encore dans son exil espagnol. Il proteste contre les fumeurs – son ami Rakovsky en est un, inv�t�r� – et ce qu'il appelle leur � salet� �, les cendres sur leurs v�tements, les m�gots qu'ils �crasent ou non, n'importe o�, sans se pr�occuper des traces qu'ils laissent. Il ne boit d'alcool que dans des circonstances exceptionnelles et pour honorer un h�te. R�unions ou travail, sa journ�e se termine entre minuit et deux heures du matin. Avec ses camarades de la direction, il a des rapports cordiaux de bonne camaraderie, mais pas de relations mondaines, visites ou r�ceptions. En 1938 encore, il parle avec indignation d'une r�ception chez Kamenev, en 1920, dans le � corridor blanc �, � l'occasion d'un No�l ou d'un Nouvel An, qui lui parut le comble du conformisme n�o-bourgeois et qu'il quitta en claquant la porte [7]. Il a le sens de l'humour, mais abhorre la vulgarit� – les anecdotes, souvent graveleuses, de Radek, par exemple – et se montre plut�t pudibond dans son langage et son comportement. Il est tr�s sensible � la personnalit� comme � la beaut� f�minines, ainsi que le montrent les qualificatifs qu'il utilise pour c�l�brer la magnifique Larissa Reissner : � Pallas de la R�volution �, � belle jeune femme qui avait �bloui bien des hommes �, � br�lant m�t�ore �, � d�esse olympienne � [8]. Sur cette question, Max Eastman �crit en 1925 :

� J'imagine qu'il y a eu suffisamment d'idylles dans la vie de Trotsky pour occuper un biographe r�ellement consciencieux pendant plusieurs ann�es. Il semble qu'il ait peu � peu perdu cette m�fiance cach�e sous une certaine rudesse qui caract�risait ses rapports de gar�on avec les filles – ou qu'il en ait gard� juste assez pour rendre son charme tout � fait fatal. Si l'on en juge par la r�putation qu'il conserve dans l'esprit de ceux qui l'ont connu dans sa jeunesse, il appartenait � l'�cole d'Engels, pas � celle de Marx dans cet important domaine. Natalia Ivanovna est la meilleure et la plus ch�re amie de Trotsky, sa compagne de tous les jours. elle est la m�re de ses fils ... Et, pour r�sumer nombre de choses qui ne sont pas l'affaire du biographe contemporain, Aleksandra Lvovna est aussi son amie [9]. �

J'avoue n'avoir pas creus� cet aspect de la vie de Trotsky, une fois �tablie son attitude g�n�rale. D'accord avec Van pour relever l'�l�ment de flirt dans ses relations avec Clare Sheridan, perceptible dans les souvenirs de l'artiste britannique [10], j'aimerais seulement signaler une remarque de Silone :

� Il connaissait peu l'Italie o� il n'avait fait que passer, mais il l'�voquait avec plaisir, car elle lui rappelait, comme il me le dit, "une belle amiti�", les quelques mots d'italien qu'il connaissait �taient en effet gracieux et trahissaient une origine f�minine [11]. �

Avec la fin de la guerre civile, Trotsky d�couvre la p�che et la chasse qui vont �tre, pendant le reste de sa vie, ses seules distractions r�elles, son unique moyen de se d�tendre et de se reposer. C'est Mouralov qui l'a entra�n� � la chasse, mais son vrai ma�tre est un technicien auquel il a rendu hommage, Ivan Vassili�vitch Zaitsev, du village de Kolotchino, au bord de la Doubna et de mar�cages riches en gibier � plume [12]. Il passe aussi des heures � la p�che. Natalia Ivanovna raconte :

� Se trouver sur l'eau p�le, entre les roseaux � l'aube, en compagnie d'un vieux chasseur et guetter le canard sauvage ou tendre les filets ; gravir les pentes d'un bois glac�, grandiose, sem� de moraines, pour finir par abattre un ours brun, c'�tait du vrai d�lassement et un contact revigorant avec la terre, l'eau, la neige, le vent... C'�tait aussi une sorte de combat et un temps de m�ditation [13]. �

On sait que c'est � la chasse dans les marais de Zaboloti� qu'il contracta sa fameuse fi�vre de 1923-1924. Sur ce point, qui constitue, aujourd'hui encore, le plus grand myst�re de sa vie physique, Natalia Ivanovna donne un t�moignage, qui est un constat d'ignorance :

� La capacit� de travail de Lev Davidovitch fut toujours tr�s grande, on pourrait m�me dire exceptionnelle. Il vivait litt�ralement sous pression, suivant � la fois vingt affaires, se documentant, �tudiant, traitant de litt�rature, d'�conomie, de politique int�rieure et internationale. Sa sant� cependant commence � fl�chir bizarrement ; il souffre de fi�vres malignes qui l'affaiblissent, l'obligent assez souvent � garder le lit ou � se r�fugier dans les maisons de repos du Caucase. Les m�decins et notamment notre ami G�ti� diagnostiquaient une vari�t� de paludisme, mais ne dissimulaient pas la difficult� de formuler un diagnostic plus complet. Il semble bien que le temp�rament nerveux, la sensibilit� tr�s vive, de Lev Davidovitch se manifestaient – contre sa forte volont� – par ces malaises pendant les p�riodes d'hypertension intellectuelle. Il avait auparavant souffert de troubles gastriques souvent � la veille d'intervenir dans des assembl�es. Il ne devait jamais gu�rir des fi�vres qui l'abattaient au cours des luttes [...]. Alit�, il continuait � travailler, lisant, annotant et dictant [14] �

Clare Sheridan a sculpt�, en octobre 1920, le buste de Trotsky. Elle ne l'a pas connu avant la r�volution, mais se hasarde pourtant � sugg�rer une transformation et esquisse un portrait psychologique int�ressant :

� Maintenant, il est devenu lui-m�me et a inconsciemment d�velopp� une nouvelle individualit�. Il a les mani�res et l'aisance d'un homme n� pour une grande position. Il est devenu un homme d'�tat, un gouvernant, un dirigeant. M�me si Trotsky n'�tait pas Trotsky et si le monde n'avait jamais entendu parler de lui, on appr�cierait encore son esprit tr�s brillant. La raison pour laquelle j'ai trouv� son portrait beaucoup plus difficile � sculpter que je ne l'escomptais, tient � sa triple personnalit�. C'est un homme tr�s instruit, tr�s cultiv� ; c'est un homme politique ardent, d�cha�n� ; et il peut �tre un �colier rieur, espi�gle, avec une fossette dans la joue. Ces trois �tres, je les ai vus successivement et j'ai eu � les faire converger dans mon interpr�tation en argile [15]. �

Natalia Ivanovna, elle aussi, travaille : elle assure au commissariat du peuple � l'Instruction publique la direction des mus�es et monuments historiques – domaine o� elle est tr�s comp�tente.

Les filles du premier mariage sont devenues des femmes, de jeunes m�res de famille. Au d�but des ann�es vingt, Zinaida (Zina, Zinouchka), qui dirigeait � seize ans le journal des Jeunesses communistes de Petrograd, est enseignante � Moscou. D'un premier mariage avec Zakharov, elle a une petite fille. Divorc�e, remari�e avec un autre enseignant, P.I. Volkov, elle a un petit gar�on, Vsi�volod, n� en 1926. Le couple part enseigner en Crim�e. Nina, elle, s'est �galement mari�e tr�s jeune et son a�n�, Lev, est n� en 1920 alors qu'elle n'avait que dix-huit ans. Son mari, Man Nevelson, est � peine plus �g�. Mais ses connaissances et son caract�re lui promettent un bel avenir. Il �tait lyc�en quand il a rejoint le parti en 1917. Engag� en 1918 dans l'Arm�e rouge, il a gravi rapidement les �chelons de la hi�rarchie des commissaires: au milieu de 1920, lors de l'offensive contre la Pologne, il �tait chef du d�partement politique de la 5� arm�e. D�mobilis� � la fin de l'ann�e, il a repris ses �tudes, est devenu �conomiste. Ils ont eu un deuxi�me enfant. Nous ignorons � quelle date les deux jeunes femmes ont �t� frapp�es du mal terrible qui enleva pr�matur�ment tant de femmes et d'hommes de leur g�n�ration : toutes les deux sont tuberculeuses.

Trotsky est donc grand-p�re avant que son dernier fils ait atteint l'�ge adulte ... De son mariage avec Natalia Ivanovna, il a eu deux gar�ons qui portent le nom de famille de leur m�re. L'a�n� est appel� Lev (L�on), comme son p�re, mais est pour tous Ljova. Le cadet, Serg�i, est pour tous S�rioja. La famille est unie, et les deux gar�ons y tiennent une grande place, mais les longues absences du p�re, les obligations professionnelles de la m�re, n'en ont pas fait des enfants � couv�s � et leur ont laiss� une grande libert� et beaucoup d'initiative.

Ljova s'est vieilli d'une ann�e pour pouvoir adh�rer avant l'�ge requis aux Jeunesses communistes, o� il commence � militer avec les ouvriers boulangers. Il obtient plusieurs fois, alors qu'il n'a pas quatorze ans, l'autorisation d'accompagner son p�re au front, et il est � ses c�t�s sur le front polonais, en veste de cuir, lui aussi [16]. Il n'a pas seize ans qu'il refuse de monter dans l'auto de fonction de son p�re, pour manifester son refus personnel d'un privil�ge. Il quitte l'appartement du Kremlin pour aller vivre dans le foyer des �tudiants prol�tariens, puis dans une � commune � au go�t des jeunes communistes de l'�poque. Apr�s ses �tudes secondaires, �tudiant � l'Institut technique sup�rieur de Moscou, fascin� autant par les math�matiques pures que par le m�tier d'ing�nieur, il participe � tous les travaux volontaires : � Samedis communistes �, liquidation de l'analphab�tisme, r�p�titions pour ses camarades sortis de la Rabfak. Il a la passion de la politique, s'est jet� en 1923 dans les activit�s de l'Opposition ; il est, avec sa camarade Nina Vorovskaia, fille d'un vieux-bolchevik assassin� par un blanc, l'un de ses organisateurs dans les J.C. Il s'est mari� tr�s jeune avec Anna, jeune et belle ouvri�re moscovite et ils ont un fils, n� en 1926, appel� Lev comme son p�re, son grand-p�re et son cousin.

S�rioja est dou�, lui aussi, d'une grande intelligence et d'une force de caract�re peu commune. Port� vers la musique et la litt�rature d�s l'enfance, il se tourne � l'adolescence vers les math�matiques et la technique. Il reste f�ru de sport et, quittant, lui aussi, la famille, va vivre et travailler dans un cirque, avant d'entreprendre des �tudes sup�rieures. Il n'a jamais voulu adh�rer aux Jeunesses et a fortiori au parti, ne parle jamais de probl�mes politiques. R�solument apolitique, il est pourtant profond�ment solidaire de son p�re, mais au plan personnel seulement.

Trotsky n'a plus ses parents. On se souvient de la mort de sa m�re au temps de l'exil � Vienne. Il a revu son p�re au d�but de la guerre civile. Natalia Ivanovna raconte :

� C'est au d�but de notre s�jour au Kremlin que le p�re de Trotsky arriva � Moscou. Le vieil homme, soudain ruin� par la r�volution, soixante-dix ans, avait quitt� son village de Yanovka, franchi � pied quelque deux cents kilom�tres entre Kherson et Odessa, � travers un pays dangereux. Plusieurs fois interrog� sur les routes par des groupes de partisans, il avait failli se faire �charper. Pour les rouges, qui ne connaissaient que le nom de Trotsky, le vieillard �tait un bourgeois-paysan, un koulak. Les blancs reconnaissaient en lui le p�re de l'ex�crable Juif Bronstein-Trotsky. P�re et fils se revirent avec affection. Il nous conta qu'on lui avait tout pris et que, du reste, il avait tout abandonn� de bon gr� � la r�volution: terres, constructions, chevaux, b�tail. Son sens de l'�quit� le rendait favorable � la cause populaire. Le r�le que jouait son fils l'enorgueillissait peut-�tre, mais il n'en laissa rien para�tre. Il dit avec un petit �clair de malice dans les yeux quelque chose comme ceci: "Les p�res travaillent, travaillent, pour acqu�rir quelque aisance pour leurs vieux jours; et puis les fils font la r�volution..." Il re�ut du travail dans une exploitation agricole nationalis�e. Il s'y montra capable. Il y mourut � la t�che, vers 1922, pas loin de ses soixante-quinze ans [17] [a]. �

Il faut ajouter au cercle familial celle que Victor Serge appelle la � babouchka � (la grand-m�re) Aleksandra Lvovna Sokolovskaja, la premi�re femme de Trotsky, m�re de Zinaida et de Nina, grand-m�re de quatre de ses petits-enfants, aimant tendrement d'amour maternel les deux gar�ons de Natalia Ivanovna. Elle r�side normalement � L�ningrad mais demeure toujours tr�s proche : ne garde-t-elle pas souvent les petits-enfants ? Il ne semble pas que d'autres membres de la famille aient compt� : Olga, la sœur de Trotsky, de quatre ans plus jeune que lui, mari�e � L.B. Kamenev, n'est pas particuli�rement proche ; fr�res ou sœurs, cousins, ne sont pas mentionn�s dans les travaux consacr�s � Trotsky, � l'exception du cousin Spenzer auquel il a envoy� Eastman � la recherche de documentation sur sa jeunesse.


�voquant l'entourage de la deuxi�me partie des ann�es vingt � Moscou, Natalia Ivanovna �crit :

� On reprochait couramment � Lev Davidovitch un certain manque de sociabilit�. Le fait est qu'il ne tutoyait personne, que nous ne faisions ni ne recevions de visites – faute de temps, tout d'abord –, qu'il n'allait que rarement au th��tre, bref que le cercle de nos relations personnelles �tait �troit et conditionn� par le travail ou la lutte politique [18]. �

De fait, le nouveau rythme de la vie politique, la force m�me du combat font que, pour la premi�re fois, Trotsky n'appara�t plus comme un homme seul. Il n'existe certes pas de � trotskystes � comme s'acharnent � le r�p�ter les apparatchiki, mais il y a incontestablement des fid�les de Trotsky, des amis, des camarades, vieux et jeunes.

Le plus ancien de tous est sans doute celui qui est alors le plus �loign� g�ographiquement. Kristian Georg�vitch Rakovsky [19], qui le conna�t depuis 1903, est son ami depuis l'imm�diat avant-guerre et le s�jour de Trotsky en Roumanie au temps de la seconde guerre balkanique. C'est un personnage extraordinaire que ce fils de riches propri�taires, devenu r�volutionnaire dans l'enfance, et qui a milit� au premier rang dans plusieurs partis socialistes – sans oublier le parti fran�ais – avant la guerre. Apr�s avoir jou� pendant la Premi�re Guerre mondiale un r�le d�terminant dans l'organisation de la conf�rence de Zimmerwald, il a collabor� � Nach� Slovo et l'a probablement financ�. Jet� en prison par la r�action roumaine, lib�r� par la r�volution russe, il a guerroy�, dirig� l'administration politique de l'Arm�e rouge, pr�sid� le conseil des commissaires du peuple d'Ukraine. Il s'est dress�, parmi les premiers, contre la politique de russification des minorit�s men�e par Staline. En 1923, il a �t� envoy� comme ambassadeur � Londres, un v�ritable exil, par lequel on cherchait � le couper de l'Opposition et de l'�norme influence dont il dispose en Ukraine.

En 1925, il est affect� � Paris o� le cercle de ses amis personnels est celui m�me des Trotsky, Alfred et Marguerite Rosmer en t�te. Trotsky l'a-t-il souvent rencontr� en cette p�riode ? On peut le supposer. En avance sur son temps et, comme tous les bolcheviks, passionn� de techniques avanc�es, Rakovsky n'h�site pas � utiliser l'avion pour de brefs voyages � Moscou o� il est impensable qu'il ne rencontre pas son ami. Ce dernier mentionne, presque par hasard, un voyage a�rien de Rakovsky et I.N. Smirnov, venus le visiter au printemps 1924 � Soukhoum – un geste du secr�taire de l'ex�cutif des soviets, Enoukidz�, qui rendit ce voyage possible [20]. Nous savons aussi qu'en 1927, Natalia Ivanovna s�journa � Paris, de mars � octobre dans l'appartement des Rakovsky, voyagea en France avec eux et fit une cure � La Bourboule [21].

Rakovsky est un ami � la dimension de Trotsky. Il continue � se distinguer par son immense culture, son charme irr�sistible, sa comp�tence universelle, sa bienveillance et sa serviabilit�, sa constante bonne humeur, son sang-froid et son courage � toute �preuve. Il est alors, sans aucune discussion possible, le plus �minent des diplomates sovi�tiques, et ce n'est pas sans raison que tous les anticommunistes de France lui vouent une haine irr�conciliable et r�ussissent m�me en 1927 � le faire d�clarer persona non grata.

Il est rest� un pur et, dans le voyage de retour qu'ils font dans le m�me wagon, le fils de paysans Panait Istrati d�couvre avec stupeur que l'ambassadeur porte sous son frac des chemises �lim�es ou rapi�c�es [22]. � Rako � est, pour Trotsky, l'Ami dans toute l'acception du terme.

Nikolai Ivanovitch Mouralov [23] est un tout autre type d'homme. Cet agronome de stature impressionnante et � la grosse moustache, fils de paysans, est entr� au parti au d�but de 1903, s'est distingu� par son courage en 1905 en se frayant, les armes � la main, un chemin dans la foule surexcit�e des pogromistes Cent-Noirs, a fait de la prison, anim� une auberge populaire – centre d'�ducation. Dirigeant de la section des soldats du soviet de Moscou, il y est membre du comit� militaire r�volutionnaire. Il a �t� nomm� ensuite commandant de la r�gion militaire de Moscou, poste auquel il est revenu en 1921, apr�s des commandements � l'est et dans la 12� arm�e, il devient �galement inspecteur g�n�ral de l'Arm�e rouge. Il est li� � Trotsky depuis 1918 et a �t�, en 1923, l'un des signataires de la d�claration des Quarante-six. Il est tr�s diff�rent de Trotsky, sait rire bruyamment, jurer � l'occasion, tranche, par sa jovialit�, sur la raideur de son ami qu'il a entra�n�, pour son plus grand bien, dans les parties de chasse et de p�che.

Ivan Nikititch Smirnov [24] est de la m�me g�n�ration que Mouralov. Ce fils de paysan a �t� cheminot, puis ouvrier d'usine, m�canicien de pr�cision. Il a derri�re lui des ann�es de prison et d'exil. Il est surtout connu pour le r�le qu'il a jou� dans la sovi�tisation de l'Extr�me-Orient sovi�tique, � partir de 1920, qui lui a valu d'�tre surnomm� � le L�nine de la Sib�rie �. Mais c'est � Sviajsk, devant Kazan, que Trotsky et lui se sont connus. L�, dans les �pouvantables conditions que l'on sait, son courage tranquille, ses exigences sans limites � l'�gard de lui-m�me, sa s�r�nit� et sa lucidit� lui ont valu d'�tre surnomm� � la conscience du parti  �. De lui, Larissa Reissner, qui n'�tait pas facilement impressionnable �crit que l'on sentait qu'� au pire moment, il serait le plus fort et le plus d�nu� de peur � et qu'il avait �t� devant Kazan � le crit�re moral supr�me et la conscience communiste [25] �. Victor Serge r�sumera plus tard sa personnalit� en �crivant qu'il � incarnait, sans gestes ni phrases, l'id�alisme du parti [26] �. Il est devenu commissaire aux P.T.T. en 1923 et le restera jusqu'en 1927. Natalia Ivanovna se souvient de lui, � grand, mince, avec un visage aux traits fins, des lunettes, blond, bienveillant et travailleur [27] �. Il �tait avec Rakovsky, en 1924, dans la petite escapade a�rienne � Soukhoum.

A.A. Joff� [28], � grand malade d'aspect imposant, au visage assyrien, esprit ind�pendant et incorruptible [29] �, �crit Natalia Ivanovna, est, comme Rakovsky, un ami de l'avant-guerre. Ils se sont connus � Vienne, o� il �tait l'ami et le m�c�ne, l'homme de la liaison de la Pravda avec la Russie. C'est lui qui a ouvert � Trotsky l'univers viennois de la psychanalyse, la maison d'Alfred et Ra�ssa Adler. Il a �t� l'un des grands diplomates de la Russie r�volutionnaire, ambassadeur en Allemagne, en Chine, en Autriche. Pendant toutes ces ann�es, il est rarement � Moscou, mais lorsqu'il y est, avec sa toute jeune femme, Maria Mikhailovna, il rencontre longuement Trotsky qui aime � l'interroger, � l'�couter, apprendre de lui. A partir de 1925, les deux hommes sont de nouveau tr�s proches dans le travail, puisqu'il est devenu l'adjoint de Trotsky � la commission des concessions.

C'est l� le cercle �troit des amis intimes, ceux de l'exil, puis de la guerre civile. Mais, au-del�, il y a un cercle plus large, d'autres qui, pour n'�tre pas des amis au sens le plus �troit du terme, n'en sont pas moins des camarades tr�s chers et qui entretiennent avec Trotsky ou Natalia Ivanovna des relations affectueuses.

E.A. Pr�obrajensky [30] a trente et un ans en 1917 et pourtant c'est un vieux-bolchevik, entr� au parti en 1905, qui a particip� � l'insurrection de Moscou. Il a derri�re lui des ann�es de prison et d'exil en Sib�rie, a milit� en 1917 dans l'Oural avant de venir � Moscou travailler � la Pravda. Communiste de gauche en 1918, secr�taire du parti en 1920-1921, porte-parole de l'opposition des Quarante-six en 1923 et � la XIII� conf�rence, il s'est ensuite quelque peu sp�cialis� dans les questions �conomiques. C'est aussi un chasseur passionn� qui a souvent partag� avec Trotsky ses instants de d�tente dans la chasse aux canards sauvages. Il a �crit des �tudes savantes comme des ouvrages de vulgarisation. Sa compagne, Paulina S. Vinogradskaia, sociologue et sp�cialiste de la question � f�minine �, est, elle aussi, proche des Trotsky.

L.S. Sosnovsky [31] a vingt-sept ans en 1917. Il a commenc� � distribuer l'Iskra � treize ans. Il a �migr� apr�s la r�volution de 1905, assist� � Amiens au congr�s de la C.G.T. qui a adopt� la fameuse Charte. Il est all� plusieurs fois en prison, mais, dans l'intervalle, s'est affirm� comme l'un des meilleurs journalistes du Parti bolchevique. Il est � la Pravda, consid�r� comme le meilleur journaliste sovi�tique de son �poque et respect� comme tel. Sa plume ac�r�e le fait, dans les d�buts du r�gime, redouter des puissants. Ses billets dans l'organe central du parti savent trouver le trait qui d�nonce et disqualifie le bureaucrate. Pendant plusieurs ann�es, il a �t� r�dacteur en chef du journal paysan Bednota et ne m�nage pas les koulaks. Natalia Ivanovna parle de son intr�pidit�.

Dans le cercle des proches, il y a aussi les anciens de l'Arm�e rouge, ceux des heures les plus difficiles de la guerre civile. Le Letton Karl Ivanovitch Gr�nstein est un ancien bagnard et un ancien de Sviajsk. Ce bolchevik de 1904 a �t� commissaire politique, notamment de la 5e arm�e, puis, a command� une division. Pendant des ann�es, il commande l'Ecole de l'Air, qui forme les cadres de l'aviation rouge ; il pr�side en m�me temps aux destin�es de la Soci�t� des anciens for�ats prisonniers politiques, dont il est le secr�taire actif. Sa femme, Revecca Ashkenazi, militante aussi, est �galement li�e aux Trotsky.

V.D. Kasparova, n�e Djvadovka, communiste d'origine tatar, est entr�e dans le parti � dix-neuf ans, en 1904. D'abord commissaire politique dans l'Arm�e rouge pendant la guerre civile, elle est devenue secr�taire du bureau pan-russe de leur organisation et, � ce titre, une proche collaboratrice du commissaire du peuple � la Guerre. Apr�s la guerre civile, elle est pass�e � l'Internationale communiste et a dirig� la section � Orient � de son secr�tariat f�minin, y devenant sp�cialiste de la � question f�minine � en Orient.

Parmi les relations cordiales, Natalia Ivanovna mentionne �galement L.P. S�r�briakov, un ancien ouvrier qui a �t� secr�taire du parti, homme de masse � l'esprit conciliateur [32]; N. V. Krestinsky [33], dont on a fait un ambassadeur � Berlin pour l'�loigner, lui aussi ancien secr�taire du parti ; sa femme, une vieille militante ; V.A. Antonov-Ovseenko [34], r�voqu� en 1923 de son poste � la t�te de l'administration politique de l'Arm�e rouge, affect� ensuite dans la diplomatie, ancien de Nach� Slovo, hostile en 1926 � l'alliance avec Zinoviev ; l'�crivain et critique litt�raire A.K. Voronsky, le directeur de la revue Krasnaia Nov'.

Il faut faire une place � part � Radek [35] dont l'esprit, souvent �tincelant et parfois douteux, ne plaisait pas toujours � Trotsky, qui appr�ciait pourtant ses capacit�s intellectuelles, son art de saisir le concret, de trouver la bonne formule, son talent de journaliste et de vulgarisateur. A partir de 1925, il est doyen de l'Universit� Sun Yat-sen � Moscou, vit avec Larissa Reissner, qui a �t� commissaire politique de la flottille de la Volga. On raconte qu'il r�ussit � la troubler en lui assurant que Trotsky souhaitait lui faire un enfant, car elle �tait la plus belle et lui le plus intelligent...

L.G. � Iouri �, Piatakov [36], plus jeune de presque une g�n�ration – onze ans de moins –  est consid�r� comme l'un des hommes les plus intelligents du parti ; mais c'est aussi un dirigeant, l'un des six mentionn�s dans le � Testament �, qui a �t� un combattant d'un tranquille courage, h�ros de la guerre civile en Ukraine. Economiste et administrateur, il est parti en 1923, sous le pseudonyme d'Arvid, dans la � commission allemande � en Allemagne, avec Radek. On dit qu'au cours de la discussion sur le � cours nouveau � en 1923, il a obtenu la majorit� dans toutes les cellules o� il a repr�sent� l'Opposition. On sait qu'il a longtemps press� Trotsky de � modifier � son caract�re, de se montrer � plus sociable � afin de n'�tre pas accus� d'�tre hautain et d�daigneux [37]. Mais Trotsky ne savait pas comment faire ce qu'il lui demandait et n'en comprenait sans doute pas la n�cessit�. Avec les ann�es, il devient toujours plus pessimiste et ne reste dans l'Opposition que par fid�lit� personnelle.

L'ancien ouvrier A.G. Beloborodov, l'homme qui a appliqu� en 1918 la d�cision d'ex�cuter le tsar et sa famille, est ministre de l'int�rieur de la R.S.F.S.R., et Trotsky l'appr�cie beaucoup. Sa femme, Faina Viktorovna lablonskaia, professeur d'histoire de la Russie � l'Institut du journalisme, est une vieille amie personnelle de Natalia Ivanovna [38]. Tous deux accueilleront en 1927 le couple, lors de son d�part pr�cipit� du Kremlin. On peut mentionner aussi S.V. Mratchkovsky, n� en prison de p�re et m�re prisonniers politiques, bolchevik en 1903, chef de partisans contre Koltchak, commandant militaire dans l'Oural apr�s la guerre civile, secr�taire de l'Opposition en 1927, et sa compagne, l'ancienne tch�kiste Nadejda Ostrovskaia. Il y a aussi B.M. Eltsine, vieux militant de l'Oural, auteur d'un remarquable Dictionnaire politique, et dont le fils, Viktor Borissovitch, est l'un des secr�taires de Trotsky.

Ces gens sont des personnages connus du Gotha bolchevique. Mais, dans l'univers affectif de la famille, il en est d'autres, moins connus, plus proches dans la vie quotidienne, un peu plus distants du fait de la diff�rence d'�ge. Ce sont les collaborateurs de Trotsky depuis 1917 et 1918, auxquels il est profond�ment attach�. On sent dans Ma Vie l'affection et l'estime exceptionnelles qu'il �prouva pour E.M. Skliansky, jeune m�decin militaire, devenu, � moins de trente ans, son adjoint � la Guerre et qu'il appela � le Carnot sovi�tique �. Ecart� en 1924, nomm� � la t�te de l'industrie textile, il rencontra Trotsky pour la derni�re fois en 1925, � la veille d'un voyage aux Etats-Unis au cours duquel il allait se noyer, peut-�tre accidentellement, dans un lac au cours d'une sortie [b] [39]. Le secr�tariat du parti refuse d'accueillir dans le mur du Kremlin l'urne contenant ses cendres et l'envoie dans un cimeti�re de banlieue [40]. Trotsky se souviendra de ces repr�sailles qui lui rappellent le refus de la Pravda de publier la n�crologie de Glazman [41].

la. G. Blumkine, l'ancien s.r. assassin de l'ambassadeur allemand en 1918, converti au bolchevisme en prison par Trotsky, a travaill� dans son secr�tariat avant de devenir l'un des meilleurs sp�cialistes sovi�tiques du renseignement. Rosmer l'a rencontr� loin de chez Trotsky, auquel il demeure totalement d�vou�, bien que leurs rencontres soient rares [42]. Les camarades de la guerre civile, les � hommes du train �, G.V. Boutov, N.M. Sermouks, I.M. Poznansky et N.V. Netchaiev, sont toujours l�. Sermouks accompagne m�me Trotsky en Allemagne en 1926 avec un mandat du G.P.U., pour veiller � sa s�curit� pendant ce s�jour hospitalier.

Des nouveaux apparaissent. Viktor Borissovitch Eltsine �tait lyc�en quand il est entr� au parti en 1917 ; il a �t� commissaire politique dans l'Arm�e rouge, au niveau d'une division. Dipl�m� de l'Institut des professeurs rouges, il a travaill� � l'�dition des Œuvres, apr�s la d�fection de Lentsner. Trotsky a trouv� d'autres jeunes collaborateurs, vieux r�volutionnaires et jeunes � professeurs rouges �. Ce sont E.B. Solntsev, historien et �conomiste, tr�s t�t exil� dans les missions commerciales – car l'appareil le redoute comme adversaire –, Grigori Stopalov, ancien militant clandestin, � vingt ans, contre Denikine, devenu professeur rouge et collaborateur des Œuvres.

Nous poss�dons de ces hommes des photographies pr�serv�es dans les papiers de Harvard ou Hoover, et de brefs portraits trac�s par Natalia Ivanovna ou d'autres : Sermouks �tait un homme aux cheveux blond roux et au visage fin, Poznansky � un beau brun, bien b�ti, passionn� de musique et de jeu d'�checs �. Boutov �tait � petit et p�le �, avait � les yeux gris �. Nous savons que Trotsky ne les rencontrait jamais qu'� la t�che, qu'ils lui �taient attach�s jusqu'� la mort, qu'il les estimait et les aimait.

Ces hommes constituaient-ils, comme Staline et les siens les en ont accus�s � tous les vents, une � fraction �, c'est-�-dire un groupement ill�gal � l'int�rieur du parti, ayant sa discipline propre ? La question est aussi absurde que la plupart des questions de type policier. Les hommes que nous venons d'�num�rer ici �taient pour la plupart de vieux-bolcheviks li�s � Trotsky � un moment ou un autre de leur vie militante. Tous s'�taient retrouv�s d'accord avec lui, sinon dans la � question syndicale  �, du moins dans la discussion sur le � cours nouveau  � et avaient constitu� en quelque sorte l'encadrement des Quarante-six. Parmi eux, Pr�obrajensky, Piatakov et, dans une certaine mesure, Radek, avaient �t�, en l'absence de Trotsky, les porte-parole de l'Opposition de 1923 dans le d�bat pr�c�dant la XIIIe conf�rence. Sur le probl�me de la d�mocratie de parti, de l'omnipotence de l'appareil, sur la politique �conomique, sur la tactique de l'Internationale communiste, ces hommes, avec des nuances, bien s�r, �taient avec Trotsky, �pousaient ses analyses, suivaient l'actualit� de son point de vue. Seul le malaise dans un parti domin� par la hi�rarchie de ses secr�taires pouvait qualifier de � fraction �, voire de � groupement �, la constellation et le r�seau – dont elle �tait le centre – d'amis et de partisans des analyses de Trotsky, car l'un et l'autre �taient l'expression d'un probl�me politique que la discussion de 1923 n'avait pas r�gl� et qui n'allait cesser de se poser en termes sans cesse aggrav�s.

Mais il n'est pas possible non plus de d�nier toute existence politique aux amis de Trotsky dont les hommes mentionn�s plus haut, amis et proches camarades, �taient en fait les dirigeants. Vieuxbolcheviks de l'Arm�e rouge, hauts fonctionnaires ou administrateurs, jeunes professeurs rouges et ouvriers d'usine, ces hommes n'avaient pas en commun des int�r�ts personnels et ne constituaient pas par cons�quent une clique. Ils avaient en commun une analyse politique et constituaient donc un courant politique, une tendance � l'int�rieur du parti. Le r�gime interne impos� � ce dernier faisait de la moindre rencontre entre eux, de la moindre r�union hors du cadre du parti dans laquelle ils se retrouvaient � plusieurs une initiative � fractionnelle � passible de s�v�res sanctions disciplinaires. On peut en conclure, non sans raison, que la condamnation des fractions sous le pr�texte de la chasse � l'ennemi int�rieur conduisait in�luctablement � la constitution des courants en tendances et des tendances en fractions et que la fameuse � scission � si redout�e avec l'�ventuelle naissance d'un �deuxi�me parti � �tait en r�alit� le r�sultat direct de la r�pression impos�e au parti par ses nouveaux ma�tres de l'appareil.

L'historien se doit cependant de souligner les caract�res originaux des hommes ainsi r�unis derri�re Trotsky. Vieux militants – car ils comptent dans leurs rangs pas mal d'anciens qui ne sont pas au sens strict de � vieux-bolcheviks �, tout en �tant, comme Trotsky et Rakovsky, de vieux r�volutionnaires –, ce sont g�n�ralement des hommes aux qualit�s intellectuelles et morales �minentes. Ce ne sont pas des hommes d'appareil, mais des militants de masse. Ils ont connu la clandestinit� et la prison, mais aussi l'�migration et les vastes horizons du mouvement international. Moins fonctionnaires que meneurs d'hommes, plus tribuns ou agitateurs qu'administrateurs, plus �crivains que r�dacteurs de circulaires. Ils sont au pouvoir et mesurent les dangers de corruption qui les guettent. Ils croient encore � la r�volution mondiale, � l'avenir socialiste de l'humanit� tout enti�re. Ils croient dans la force des id�es, dans la f�condit� de leurs confrontations, dans la conviction qui na�t de ce combat. Ils ont confiance dans leur parti, qu'ils veulent reprendre � son appareil, pour lui rendre sa puret� des ann�es de son combat r�volutionnaire.

Les hommes comme Manouilsky qui, au m�me moment, pr�sentent comme un mod�le du bolchevisme le militant qui se comporte en � soldat disciplin�, les mains sur la couture du pantalon, appliquent toutes les d�cisions �, qualifient de � trotskysme � cette conception du bolchevisme ... Ceux qui s'intitulent fi�rement eux-m�mes � bolcheviks �, et � l�ninistes � et nient l'existence du � trotskysme �, sont pourtant trait�s de � trotskystes � et pers�cut�s en tant que tels.

R�f�rences

[a] Dans son article � On refait un visage au petit Judas �, Sovietskaia Rossia. 27 septembre 1987, le docteur en sciences historiques V.M. Ivanov �crit : � En 1917, la fortune du p�re de Trotsky s'�l�ve � pr�s d'un million [de roubles]. Quand la r�volution �clate, le fils aide le p�re � "faire son beurre" dans la capitale en proie � la famine. � Mais Angelica Balabanova raconte que Trotsky n'avait m�me pas pu procurer � son p�re une paire de souliers.

[b] Bajanov assure que l'accident qui co�ta la vie � Skliansky fut pr�par� et ex�cut� par les services et, plus pr�cis�ment, Iagoda.

Notes

[1] L'ouvrage de base pour les autres personnes que Trotsky utilis� ici est le livre de G. Haupt et J. J. Marie, Les Bolcheviks par eux-m�mes. Paris, 1968, o� les traductions des notices biographiques de l'Encyclop�die Granat sont compl�t�es et � mises � jour �.

[2] V. Serge, M.V., I, p. 95.

[3] Trotsky, � Derri�re les Murs du kremlin �, Œuvres, t. 16, p. 48.

[4] Ibidem, pp. 48-49.

[5] Rosmer, Moscou sous L�nine, pp. 63-64.

[6] Victor Serge, V.M., I, pp. 138-139.

[7] � Derri�re les Murs… � op. cit., p. 47.

[8] M.V., III,  pp. 224-225.

[9] Max Eastman, The Young Trotsky (ci-apr�s Y.T.), p. 77.

[10] Clare Sheridan, Russian Portraits, traduction fran�aise, Cahiers L�on Trotsky, n� 2, 1979, pp. 53-64.

[11] Ignazio Silone, Sortie de Service, Paris, 1966, p. 103.

[12] M.V., III, pp. 107-108.

[13] V. Serge, V.M., I, p. 141.

[14] Ibidem,  p. 140.

[15] Clare Sheridan, op. cit., p. 64.

[16] A. Barmine, op. cit., p. 113.

[17] V. Serge, V.M., I, pp. 96-97.

[18] Ibidem, p. 140.

[19] P. Brou�, � Rako.�, Cahiers L�on Trotsky, n� 17, 1984, pp. 7-35, & n� 18, 1984, pp. 3-21.

[20] Trotsky, � Derri�re… �, op. cit., p. 56.

[21] Dossier Rakovsky-Insarov, minist�re de l'Int�rieur, Paris.

[22] Pana�t Istrati, Vers l'autre flamme, Paris, 1980, p. 66.

[23] Haupt et Marie, op. cit., pp. 164-168.

[24] Ibidem. pp. 215-218.

[25] Larissa Reissner, op. cit., p. 56.

[26] V. Serge, M.R., p. 257.

[27] V. Serge, V.M., I, p. 142.

[28] Haupt & Marie, op. cit., pp. 306-311.

[29] V. Serge, V.M., I, p. 142.

[30] Haupt & Marie, op. cit., pp. 181-197.

[31] Ibidem, pp. 232-233.

[32] Ibidem, pp. 198-200.

[33] Ibidem, pp. 147-150.

[34] Ibidem, pp. 259-265.

[35] Ibidem, pp. 321-343.

[36] Ibidem. pp. 174-179.

[37] V. Serge, V.M., I,, p. 142.

[38] Maria Joff� a racont� sa mort, op. cit., p. 14. Voir �galement M�moires d'un bolchevik-l�niniste, Paris, 1970, p. 21.

[39] Bajanov, op. cit., p. 74, assure que l'� accident � qui co�ta la vie � Skliansky fut pr�par� et ex�cut� par les services dirig�s par Iagoda.

[40] M.V., III,  p. 246.

[41] Cf. supra.

[42] A. Rosmer. Moscou …, pp. 129-130.

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