1926 |
Article paru en 1926 dans la revue L’Internationale Communiste, n°4 (d’une nouvelle série…), pp. 259-264. |
Le surimpérialisme et la loi du développement inégal du capitalisme
La formation des cartels internationaux, l'accord anglo-germano-français de Locarno, l'entrée de l'Allemagne dans la S.D.N, ont donné une nouvelle vigueur à l'idéologie du surimpérialismc au sein de la social-démocratie. La théorie des opportunistes sur la possibilité d'un capitalisme pacifique dans le stade actuel de l'impérialisme, c'est-à-dire sur la possibilité d'une compensation systématique des contradictions entre les différents trusts de capitalisme d'Etat, réussit à prendre aux yeux des ouvriers une lueur de vraisemblance. Quoique les phrases pacifistes de la S. D. N. soient démenties de jour en jour par l'accroissement formidable des armements, je crois nécessaire de nous opposer avec plus de force à cette idéologie sur le terrain de la théorie et de la propagande. La base de cette lutte nous est fournie par le livre de Lénine sur l'impérialisme. Une des pensées principales de ce livre, c'est précisément que les guerres sont inévitables dans la période de l'impérialisme 1.
Le caractère inévitable des guerres dans la période actuelle, Lénine le motive par la nécessité pour les différentes bourgeoisies nationales, et éventuellement pour les trusts de capitalisme d'Etat, de s'assujettir des territoires toujours plus grands en vue du monopole de leur exploitation. Certes, le globe a été déjà partagé au début du xxème siècle entre les puissances impérialistes, mais ce partage n'est pas définitif.
Le trait caractéristique de cette période, c'est le partage définitif du globe, définitif non en ce sens qu'un nouveau partage est impossible, de nouveaux partages étant au contraire possibles et inévitables, mais en ce sens que la politique coloniale des pays capitalistes a terminé la conquête des territoires inoccupés sur notre planète. Pour la première fois le monde est complètement partagé, si bien qu'à l'avenir les territoires ne pourront que passer d'un possesseur à un autre, mais la question de l'occupation de pays encore libres ne peut plus se poser 2.
Les partages successifs du globe s'effectuent d'après le principe de la corrélation des forces.
Les capitalistes partagent le monde, non par scélératesse, mais parce que le degré de concentration actuel les y oblige s'ils veulent obtenir des bénéfices, et ils le partagent proportionnellement « aux capitaux », « aux forces en présence », car il ne peut y avoir d'autre système de partage en régime de production marchande et de capitalisme 3.
La théorie du surimpérialisme part d'une fixation définitive des rapports de forces établie par les accords internationaux. La S.D.N. doit servir d'instrument à cette réglementation internationale des forces et rendre ainsi superflues des guerres impérialistes. En face de cette possibilité, Lénine établit la loi du développement inégal du capitalisme suivant laquelle se modifient nécessairement les rapports des forces et, comme le partage du monde sous l'impérialisme ne peut avoir lieu que selon la corrélation des forces, des tentatives pour un nouveau partage et, par conséquent, des guerres impérialistes, sont inévitables.
Les inégalités et saccades dans le développement des entreprises, industries et pays divers sont inévitables en régime capitaliste 4.
Lénine répète et motive cette formule à plusieurs reprises, sans faire, autant que nous le sachions, un exposé systématique des effets économiques. L'histoire du capitalisme nous démontre en effet que son développement s'est effectué de façon inégale. Mais les champions du surimpérialisme pourraient établir la thèse que c'est précisément l'organisation internationale du capitalisme dans le domaine économique par la création de cartels internationaux, dans le domaine politique par le système de la S. D. N., qui écartera l'inégalité du développement capitaliste et, du même coup, enlèvera toute base au déplacement des forces et à la nécessité des guerres en vue d'un nouveau partage du monde. Afin de répondre à cette objection, il convient, en rassemblant les observations de Lénine, de constater l'inégalité du développement du capitalisme, non seulement, comme c'est fréquemment le cas, de façon exclusivement empirique au moyen de l'histoire, mais en développant plus systématiquement les causes de cette loi et en montrant comment ces causes agiront à l'avenir.
Dans l'Impérialisme de Lénine nous trouvons en plusieurs endroits de quoi motiver suffisamment cette loi du point de vue économique. Lénine part de l'idée que le développement du capitalisme dans des pays jeunes, c'est-à-dire dans des pays qui viennent d'être conquis au régime de production capitaliste, suit toujours une marche plus rapide que dans les pays qui sont capitalistes depuis longtemps et qui, de ce fait, manifestent déjà des tendances à la décomposition, tendances provenant, d'une part, de la naissance d'une couche de rentiers et, d'autre part, de la naissance d'une aristocratie ouvrière « embourgeoisée ».
Malgré le nivellement relatif du monde, l'égalisation progressive des conditions économiques qui, au cours de ces dernières décades, se sont manifestés dans les différents pays sous la pression de la grande industrie, de l'échange et du capital financier, il n'en subsiste pas moins des différences importantes entre les six grandes puissances. On voit de jeunes Etats capitalistes (Amérique, Allemagne, Japon) progresser avec une extrême rapidité, alors que d'anciens pays capitalistes (France, Angleterre) se développent beaucoup plus lentement 5.
Dans un autre passage, Lénine indique la situation spéciale des pays arriérés comme une cause de développement plus rapide.
Dans ces pays arriérés, les bénéfices sont habituellement élevés, car il y a peu de capitaux, le prix de la terre est relativement minime, les salaires sont bas, les matières premières bon marché 6.
Naturellement, le caractère plus ou moins récent du développement capitaliste dans un pays est un facteur important de l'inégalité du développement capitaliste et, par suite, des regroupements de forces dans les différents pays capitalistes. Mais nous croyons qu'outre ce facteur important du laps de temps nécessaire au développement capitaliste, il peut surgir également des différences dans la marche du développement entre des Etats dont le développement capitaliste aurait, à un moment donné, même âge et même force. Ainsi on réduit à néant l'argumentation des théoriciens surimpérialistes, disant que les pays impérialistes décisifs, - réunis dans la S.D.N., liés économiquement par des cartels internationaux, obligent le développement des pays capitalistes plus jeunes à suivre une marche régulière, ce qui pourrait éliminer les déplacements dei forces par saccades. C'est pourquoi nous croyons utile d'indiquer d'autres facteurs économiques, en dehors de la différence d'âge des pays capitalistes, pour motiver le développement inégal.
Le Capital de Marx ne montre pas d'une façon purement économique la loi du développement inégal du capitalisme. Marx part de la totalité des phénomènes. Dans sa théorie économique du capitalisme, il pose comme prémisse l'existence d'un capitalisme mondial unifié. Dans le système marxiste, les mouvements particuliers, conditionnés par la différence entre les capitalismes nationaux, feraient partie de la doctrine sur la concurrence, que Marx n'a pas pu achever. Le développement économique inégal, à supposer qu'il y ait un marché mondial capitaliste, signifie que différentes entreprises et, éventuellement, différents pays, pour des raisons quelconques, pourraient produire à meilleur marché que leurs concurrents et s'assurer ainsi un développement économique plus rapide. Par la suite, nous ne parlerons que des facteurs d'une production nationale à meilleur marché et non des facteurs qui jouent dans la concurrence entre différentes entreprises d'une même industrie.
Si l'on considère les conditions de concurrence à l'échelle nationale et si l'on suppose que dans les pays qui se concurrencent on travaille, à un moment donné, dans les différentes industries avec la même technique (supposition qui naturellement n'est juste que conditionnellement, car la technique se révolutionne continuellement), on trouve que les frais de production dans l'industrie proprement dite (abstraction faite de l'usure du capital fixe considéré comme étant la même) peuvent être réduits à deux facteurs essentiels de grandeur variable : frais de salaires et frais de matières premières 7. Lorsque nous parlons des frais de salaires, il ne s'agit pas de leur montant, mais de la somme des frais de salaires qui incombent à l'unité de produits. Les dépenses pour les matières premières varient selon les conditions naturelles, à égalité de salaire pour l'a même dépense de force de travail et à technique égale. Pour les minéraux, entrent en ligne de compte la richesse des couches, la profondeur des mines, etc.; pour l'agriculture, les conditions climatériques, la fertilité naturelle du sol, etc. Dans les dépenses pour les matières premières, il ne faut pas comprendre les frais de transports. Une matière première transformée ou non qui, selon le siège de l'entreprise, exige des frais de transports plus ou moins élevés pour pouvoir parvenir au consommateur représente une matière première plus chère au point de vue économique.
En ce qui concerne les dépenses pour les salaires, elles sont en général moindres dans les pays dont le développement capitaliste est à ses débuts. La valeur de la force de travail est inférieure en raison du niveau inférieur d'existence du prolétariat. Comme cela est en corrélation étroite avec le caractère récent du système capitaliste, ce n'est que la question des dépenses pour les matières premières qui nécessite des explications spéciales.
Lénine a particulièrement insisté sur la tendance des pays impérialistes à se procurer des monopoles pour des matières premières importantes. Mais, d'autre part, il y a ce fait décisif pour le développement inégal du capitalisme crue, grâce aux progrès de la technique, il y a différentes matières premières qui, tour à tour, jouent un rôle décisif dans la vie économique. Transporté dans le domaine de la concurrence internationale, cela veut dire que les progrès de la technique peuvent satisfaire les mêmes ou de nouveaux besoins du marché mondial à des prix inférieurs, car ils permettent d'utiliser de nouvelles matières premières et du même coup aussi la valeur économique du monopole de certaines de ces matières. Une matière première qui était sans valeur du point de vue économique à un certain moment de la technique prend une valeur particulière du fait qu'une nouvelle technique en a fait la base d'une production à meilleur marché. Cela signifie que même si le monde, à un moment donné, était dominé par un petit groupe d'Etats impérialistes à développement égal, hypothèse irréalisable, les progrès de la technique provoqueraient nécessairement de l'inégalité et des saccades dans le développement, par suite de l'existence accidentelle de matières premières dans ces pays, abstraction faite du caractère plus ou moins récent du développement capitaliste.
En effet, nous pouvons constater, même de nos jours, comment des modifications de technique provoquent des modifications par saccades dans le développement économique de différents pays. Le développement par saccades de l'industrie de l'Italie du Nord est basé sur la découverte technique de la transmission des courants électriques à haute tension, sans laquelle l'exploitation des forces hydrauliques (il s'agit ici d'une matière première remplaçant un carburant) aurait été impossible. Le processus de liquéfaction du lignite, actuellement au premier plan en Allemagne, l'existence de mines de lignite, produit qui était précédemment un succédané secondaire de l'anthracite, peuvent devenir le point de départ d'un nouveau développement saccadé du capitalisme dans des pays riches en lignite. L'histoire du développement du capitalisme et de ses saccades peut s'expliquer en grande partie par cette corrélation entre la technique et la matière première, outre la différence de la marche et du caractère plus ou moins récent des différents pays capitalistes. Une nouvelle technique permettant l'usage d'une nouvelle matière première peut satisfaire des besoins à meilleur marché que l'ancienne technique. La propriété de nouvelles matières premières devient un facteur important pour la concurrence internationale entre les trusts de capitalisme d'Etat et entraîne un déplacement par saccades des rapports de leurs forces économiques d'Etat. La loi du développement inégal et saccadé, du capitalisme n'est donc pas un hasard historique; elle s'applique non seulement au passé, mais aussi à l'avenir et peut être considérée comme une loi essentielle et bien fondée du régime de production capitaliste. Cette loi gardera sa valeur tant qu'il y aura des progrès techniques.
Dans l'Impérialisme, Lénine avait déjà signalé la différence d'importance des matières premières, selon les progrès de la technique :
Le capital financier ne s'intéresse pas uniquement aux sources de matières premières déjà connues. Il se préoccupe aussi des sources possibles de matières premières, car le développement technique actuel est extrêmement rapide, et les terres aujourd'hui infécondes peuvent demain être mises en valeur par de nouveaux procédés... Il en est de même pour la prospection du sous-sol, les nouveaux procédés d'utilisation des matériaux, etc. D'où la tendance inévitable du capital financier à élargir son territoire économique... Le capital financier cherche par tous les moyens à mettre la main sur le plus de terres possibles, quelles qu'elles soient et où qu'elles soient, espérant y découvrir des matières premières et craignant de se laisser dépasser dans cette lutte pour le partage des derniers lambeaux du monde ou le repartage des territoires appropriés 8.
Nous croyons nécessaire, dans la période actuelle de renaissance de l'idéologie du surimpérialisme, de considérer sous toutes ses faces économiques la thèse de l'inéluctabilité dés guerres impérialistes, thèse dont Lénine a fait l'axe de sa définition de l'impérialisme, et de l'opposer par la propagande à la théorie du surimpérialisme.
E. VARGA.
Notes
1 1 « Ces résultats démontrent que tant que dure cette base économique tant que subsiste la propriété privée des moyens de production, des guerres impérialistes sont inévitables. » (p. 10 de l'édition allemande de la Bibliothèque marxiste tome I).
2 N. LÉNINE : L'impérialisme, dernière étape du capitalisme, p. 63.
3 Ibid, p. 61.
4 Ibid, p. 49.
5 N. LÉNINE : L'impérialisme, dernière étape du capitalisme, p. 67.
6 Ibid, p. 50
7 Ce problème fut étudié à fond par M.[Alfred] Weber, dans son livre : Du siège des industries (C. Mohr, Tubingen). C'est un des rares livres de valeur de l'économie nationale bourgeoise des dernières décades.
8 N. Lénine, L’impérialisme, dernière étape du capitalisme, p. 69.