1940 |
Article (T 4904), traduit du russe, avec la permission de la Houghton Library. |
Œuvres - Juin 1940
Notre cap ne change pas
� la suite de nombre d'autres �tats europ�ens plus petits, la France est en train de devenir une nation opprim�e. L'imp�rialisme allemand a atteint des sommets militaires sans pr�c�dents, avec toutes les possibilit�s qui s'ensuivent pour un pillage mondial. Que va-t-il arriver ?
Du c�t� de toutes sortes de demi-internationalistes [1] on peut s'attendre approximativement au type d'argumentation suivant : � Des insurrections victorieuses dans les pays conquis, sous la botte nazie, sont impossibles, parce que tout mouvement r�volutionnaire sera aussit�t noy� dans le sang par le conqu�rant. Il y a encore moins de raison d'attendre un soul�vement victorieux dans le camp des vainqueurs totalitaires. Des conditions favorables pour la r�volution ne pouvaient appara�tre qu'� la suite de la d�faite de Hitler et de Mussolini. Il ne reste donc rien � faire qu'� aider l'Angleterre et les �tats-Unis. Si l'Union sovi�tique nous rejoignait il serait possible non seulement de donner un coup d'arr�t aux succ�s militaires de l'Allemagne, mais de lui infliger de lourdes d�faites �conomiques et militaires. Le d�veloppement ult�rieur de la r�volution n'est possible que sur cette voie. � Et ainsi de suite.
Cette argumentation qui superficiellement semble inspir�e par la nouvelle carte d'Europe n'est en r�alit� qu'une adaptation � la nouvelle carte de l'Europe des vieux arguments du social-patriotisme, c'est-�-dire la trahison de classe. La victoire de Hitler sur la France a compl�tement r�v�l� la corruption de la d�mocratie imp�rialiste, m�me dans le domaine de ses propres t�ches. On ne peut pas la � sauver � du fascisme. On peut seulement la remplacer par la d�mocratie prol�tarienne. Si la classe ouvri�re liait son destin dans la guerre actuelle � celui de la d�mocratie imp�rialiste, elle ne ferait que s'assurer une nouvelle s�rie de d�faites.
� Dans l'int�r�t de la victoire �, l'Angleterre a d�j� �t� oblig�e d'introduire des m�thodes de dictature dont la condition pr�alable �tait que le Labour Party renonce � toute ind�pendance politique [2]. Si le prol�tariat international, par ses organisations et tendances, devait prendre le m�me chemin, cela ne ferait que faciliter et acc�l�rer la victoire du r�gime totalitaire � l'�chelle du monde. Si le prol�tariat mondial renon�ait � l'ind�pendance de sa politique, une alliance entre l'U.R.S.S. et les d�mocraties imp�rialistes signifierait la croissance de l'omnipotence de la bureaucratie de Moscou, sa transformation ult�rieure en agence de l'imp�rialisme et des concessions in�vitables, de sa part, � l'imp�rialisme dans le domaine �conomique. Selon toute vraisemblance, la position militaire des diff�rents pays imp�rialistes dans l'ar�ne mondiale en serait grandement chang�e; mais la position du prol�tariat mondial, du point de vue des t�ches de la r�volution socialiste, ne serait que tr�s peu chang�e.
Pour cr�er une situation r�volutionnaire, disent les sophistes du social-patriotisme, il faut porter un coup � Hitler. Pour remporter une victoire sur Hitler, il faut soutenir les d�mocraties imp�rialistes. Mais si, pour sauver � les d�mocraties �, le prol�tariat renonce � une politique r�volutionnaire ind�pendante, qui, au juste, utiliserait une situation r�volutionnaire naissant de la d�faite de Hitler ? Il n'a pas manqu� de situations r�volutionnaires dans le dernier quart de si�cle. Mais il a manqu� un parti r�volutionnaire capable d'utiliser une situation r�volutionnaire. Renoncer � pr�parer un parti r�volutionnaire sous pr�texte de provoquer une � situation r�volutionnaire �, c'est conduire les ouvriers au massacre, les yeux band�s.
Du point de vue d'une r�volution dans un pays donn�, la d�faite de son gouvernement imp�rialiste est incontestablement un � moindre mal �. Les pseudo-internationalistes refusent cependant d'appliquer ce principe aux d�mocraties vaincues. En revanche, ils interpr�tent la victoire de Hitler comme un obstacle, non pas relatif, mais absolu sur la voie de la r�volution en Allemagne. Ils mentent dans les deux cas.
Dans les pays vaincus, la position des masses va imm�diatement �tre extr�mement aggrav�e. � l'oppression sociale s'ajoute l'oppression nationale dont le fardeau principal est support� par les ouvriers. De toutes les formes de dictature, la dictature totalitaire d'un conqu�rant �tranger est la plus intol�rable. En m�me temps, la r�ussite de la tentative des nazis pour utiliser les ressources naturelles et l'appareil industriel des nations vaincues, va in�vitablement d�pendre des paysans et des ouvriers autochtones. Ce n'est toujours qu'apr�s la victoire que les difficult�s �conomiques se pr�sentent. Il est impossible de mettre un soldat arm� d'un fusil pr�s de chaque ouvrier et paysan polonais, norv�gien, danois, n�erlandais, belge, fran�ais [3]. Le national-socialisme n'a pas de recette pour transformer les peuples vaincus d'ennemis en amis.
L'exp�rience des Allemands en Ukraine en 1918 a d�montr� combien il est difficile d'exploiter par des m�thodes militaires la richesse naturelle et la force de production d'un peuple vaincu et � quelle vitesse une arm�e d'occupation se d�moralise dans une atmosph�re d'hostilit� universelle. Les m�mes processus exactement vont se d�velopper sur une bien plus grande �chelle sur le continent europ�en sous l'occupation nazie. On peut s'attendre avec assurance � la transformation rapide de tous les pays conquis en poudri�res. Le danger est plut�t que les explosions ne se produisent trop t�t sans pr�paration suffisante et conduisent � des d�faites isol�es. Il est en g�n�ral impossible pourtant de parler de r�volution europ�enne et mondiale sans prendre en compte les d�faites partielles.
Hitler, le conqu�rant, r�ve naturellement tout �veill� de devenir le bourreau en chef de la r�volution prol�tarienne dans toutes les r�gions de l'Europe. Mais cela ne signifie pas du tout que Hitler aura assez de force pour traiter la r�volution prol�tarienne comme il a pu le faire avec la d�mocratie imp�rialiste. Ce serait une erreur fatale, indigne d'un parti r�volutionnaire, que de f�tichiser Hitler, d'exag�rer sa puissance, de sous-estimer les limites objectives de ses succ�s et de ses conqu�tes. Il est vrai que Hitler a bruyamment promis d'�tablir la domination du peuple allemand aux d�pens de toute l'Europe et m�me du monde entier � pour un millier d'ann�es �. Mais selon toute vraisemblance, cette splendeur ne durera m�me pas dix ans.
Il nous faut apprendre des le�ons du pass� r�cent. Il y a vingt et un ans, non seulement les pays vaincus, mais les vainqueurs aussi sont sortis de la guerre avec leur vie �conomique d�sorganis�e et ce n'est que tr�s lentement � dans la mesure m�me o� ils y arriv�rent vraiment � qu'ils se sont assur�
les avantages de leur victoire. C'est pourquoi le mouvement r�volutionnaire a pris d'importantes proportions dans les pays de l'Entente victorieuse aussi. Ce qui manquait, ce n'�tait qu'un parti r�volutionnaire capable de prendre la t�te du mouvement.Le caract�re total, c'est-�-dire englobant tout, de la guerre actuelle, exclut la possibilit� d'un � enrichissement � direct aux d�pens des pays vaincus. M�me dans le cas d'une victoire totale sur l'Angleterre, l'Allemagne, afin de conserver ses conqu�tes, serait oblig�e dans les premi�res ann�es d'assumer des sacrifices tels qu'ils l'emporteraient de loin sur les avantages qu'elle pourrait tirer directement de ses victoires. Les conditions de vie des masses allemandes doivent en tout cas s'aggraver consid�rablement dans la prochaine p�riode. Million apr�s million de soldats vainqueurs vont retourner dans leur patrie et leur maison encore plus paup�ris�es m�me par rapport � ce qu'elles �taient quand ils en avaient �t� arrach�s. Une victoire qui abaisse le niveau de vie des peuples ne renforce pas le r�gime, mais l'affaiblit. La confiance en eux des soldats d�mobilis�s qui ont remport� tant de victoires doit avoir grandi �norm�ment. Leurs esp�rances trahies vont se transformer en m�contentement et amertume. D'un autre c�t�, la caste des Chemises brunes [4] va s'�lever encore plus au-dessus du peuple; son r�gne arbitraire et sa corruption vont provoquer une hostilit� plus grande encore.
Dans le cours de la derni�re d�cennie, le pendule politique en Allemagne, du fait de l'impuissance de la d�mocratie tardive et de la trahison des partis ouvriers, est all� brusquement � droite, puis, � la suite de la d�sillusion avec les cons�quences de la guerre et du r�gime nazi, le pendule ira encore plus nettement et plus fort � gauche. Le m�contentement, l'inqui�tude, la protestation, les gr�ves, les heurts arm�s seront bient�t � l'ordre du jour en Allemagne. Hitler aura trop de soucis � Berlin pour pouvoir jouer avec succ�s le r�le de bourreau � Paris, Bruxelles et Londres.
En cons�quence, la t�che du prol�tariat r�volutionnaire ne consiste pas � aider les arm�es imp�rialistes � cr�er une � situation r�volutionnaire � mais � pr�parer, fondre et tremper ses rangs internationaux pour des situations r�volutionnaires dont il ne manquera pas.
La nouvelle carte de guerre d'Europe n'invalide pas les principes de la lutte de classe r�volutionnaire. La IV� Internationale ne change pas son cap.
Notes
[1] Parmi les � semi-internationalistes � vis�s par Trotsky, on peut penser qu'il songeait notamment � Marceau Pivert qui allait s'adresser au g�n�ral de Gaulle pour lui demander de faire lancer des tracts sur la France.
[2] La Grande-Bretagne avait vu la formation d'un gouvernement d'Union nationale qui allait durer jusqu'� la fin de la guerre.
[3] On peut relever encore l'extr�me lucidit� de l'analyse de Trotsky dans une situation o� tant d' � observateurs � ne se retrouvaient plus.
[4] Qui Trotsky vise-t-il ? Pas les � chemises brunes � qui �taient les S.A. d�capit�s en 1934, ni peut-�tre les S.S. � l'uniforme noir, en tout cas les unit�s dites d' � �lite �, les corps pr�toriens.
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