1939

Article (T 4646), traduit du russe, avec la permission de la Houghton Library. Publié en français dans Œuvres, ILT, 1986, t. 22 . Numérisation par le GMI.

Trotsky

Léon Trotsky

L'autodéfense ouvrière

25 octobre 1939

Tout État est l'organisation de la coercition de la classe dominante. Le régime social demeure stable tant que la classe dominante est capable, par son État, d'imposer sa volonté aux classes exploitées. La police et l'armée sont les instruments les plus importants de l'État. Les capitalistes s'abstiennent - pas totalement, il s'en faut - de conserver leurs propres armées privées, les effaçant au profit de l'État, de façon à empêcher la classe ouvrière de jamais créer sa propre force armée.

Pendant la montée du système capitaliste, le monopole d'État des forces armées est perçu comme quelque chose de naturel, y compris par les classes opprimées.

Avant la dernière guerre mondiale, la social-démocratie internationale, même dans ses meilleures périodes, n'a même jamais posé la question de l'armement des ouvriers. Plus grave encore, elle rejetait cette idée comme l'écho romantique d'un passé lointain.

C'est seulement dans la Russie tsariste que le jeune prolétariat, au cours des premières années du siècle, a commencé à recourir à l'armement de ses propres détachements de combat. Cela révélait de la façon la plus éclatante l'instabilité de l'ancien régime. La monarchie tsariste s'est révélée de moins en moins capable de régler les rapports sociaux par ses agences normales, son armée et sa police, et a dû recourir de plus en plus aux bandes de volontaires, comme les Cent-Noirs [1], avec leurs pogroms contre les Juifs, les Arméniens, les étudiants, les ouvriers et les autres. C'est en réplique que les ouvriers, de même que les divers groupes nationaux, ont commencé à organiser leurs propres détachements d'autodéfense. Ces faits marquaient le début de la révolution.

En Europe, la question des détachements d'ouvriers armés ne s'est posée que vers la fin de la guerre, et, aux États-Unis, plus tard encore. Dans tous les cas, sans exception, c'était et c'est la réaction capitaliste qui commence la première à bâtir des organisations spéciales de combat coexistant avec la police et l'armée de l'État bourgeois. Cela s'explique par le fait que la bourgeoisie voit plus loin et qu'elle est plus brutale que le prolétariat. Sous la pression des contradictions de classes, elle cesse de s'appuyer exclusivement sur son propre État, dans la mesure où ce dernier est encore lié par des normes « démocratiques ». L'apparition d'organisations de combat de « volontaires », qui ont pour objectif l'élimination physique du prolétariat, constitue un symptôme indubitable que la désintégration de la démocratie a commencé, puisqu'il n'est plus possible de régler les contradictions de classes par les méthodes anciennes.

L'espoir des partis réformistes, de la 2e et de la 3e Internationale et des syndicats, que les organes de l'État démocratiques allaient les défendre contre les bandes fascistes s'est avéré, partout et toujours, illusoire. Au cours des crises sérieuses, la police maintient toujours une attitude d'amicale neutralité, quand ce n'est pas de collaboration ouverte, avec les bandes contre-révolutionnaires. Mais et c'est le résultat de la grande vigueur des illusions démocratiques chez les ouvriers, ils sont très lents à organiser leurs propres détachements de combat. Le terme d' « autodéfense » correspond totalement à leurs intentions, au moins dans la période initiale, car l'attaque provient toujours d'abord des bandes contre-révolutionnaires. Le capital monopoliste, qui les soutient, déclenche une guerre préventive contre le prolétariat pour l'empêcher de faire la révolution socialiste.

Le processus selon lequel se constituent des détachements ouvriers d'autodéfense est indissolublement lié à tout le cours de la lutte des classes d'un pays et il reflète donc ses accélérations et ses ralentissements inévitables, ses flux et ses reflux. La révolution éclate dans une société, non à la suite d'un processus continu immuable, mais à travers une série de convulsions, séparées par des intervalles distincts et parfois larges et prolongés, pendant lesquels l'idée même de révolution semble perdre tout rapport avec la réalité.

Par conséquent, le mot d'ordre de l'autodéfense rencontrera de l'écho dans une période donnée, mais, à un autre moment, semblera un prêche dans le désert, pour, de nouveau retrouver, après un certain temps, une nouvelle popularité.

On peut observer ce processus contradictoire en France au cours des dernières années. Comme résultat de la crise économique chronique, la réaction a pris ouvertement l'offensive en février 1934. Les organisations fascistes ont connu une croissance rapide. L'idée d'autodéfense est par ailleurs devenue populaire dans les rangs de la classe ouvrière. Le Parti socialiste lui-même a été obligé de constituer à Paris quelque chose qui ressemblait à un appareil d'autodéfense [2].

La politique de « Front populaire », c'est-à-dire de prostration totale des organisations ouvrières devant la bourgeoisie, a reporté le danger de révolution à un avenir indéfini et permis à la bourgeoisie de retirer de l'ordre du jour le coup fasciste. Ayant en outre été libérée des dangers internes immédiats et se trouvant en présence de menaces grandissantes à l'extérieur, la bourgeoisie française a tout de suite commencé à exploiter à ses fins impérialistes le fait que la démocratie avait été « préservée ».

On a de nouveau proclamé que la guerre qui venait était une guerre de défense de la démocratie. La politique des organisations ouvrières officielles a pris un caractère ouverte- ment impérialiste. La section de la 4e Internationale, qui avait réalisé en 1934 un sérieux progrès, s'est retrouvée isolée dans la période suivante. L'appel à l'autodéfense ouvrière semblait flotter en l'air. De qui en fait fallait-il se défendre ? Après tout la « démocratie » l'avait emporté sur toute la ligne. La bourgeoisie française est entrée en guerre sous le drapeau de la « démocratie » et avec le soutien de toutes les organisations ouvrières officielles, ce qui a permis au « radical-socialiste » Daladier de mettre aussitôt sur pied une apparence « démocratique » pour un régime totalitaire.

La question des organisations d'autodéfense renaîtra dans les rangs du prolétariat français avec le développement de la résistance révolutionnaire à la guerre et à l'impérialisme. Le développement politique ultérieur de la France et des autres pays est indissolublement lié à la guerre. La montée du mécontentement des masses provoquera d'abord la plus sauvage des réactions d'en haut. Le fascisme militariste viendra au secours de la bourgeoisie et de son pouvoir d'État. Le problème de l'organisation de son autodéfense sera posé à la classe ouvrière comme une question de vie ou de mort. Cette fois, on peut supposer qu'il y aura assez de fusils, de mitrailleuses, de canons entre les mains de la classe ouvrière.

Des phénomènes semblables, bien que sous une forme moins éclatante, sont apparus dans la vie politique aux États-Unis. Après que les succès de l'ère Roosevelt, contrairement à toute attente, aient fait place, à partir de l'automne 1937, à un lent déclin, la réaction a commencé à se manifester ouvertement de façon agressive. Ce maire de province, Hague [3], est devenu tout de suite une figure nationale. Les sermons, animés de l'esprit de pogrom, du père Coughlin [4] ont rencontré un large écho. L'administration et la police démocrate reculaient devant les bandes du capital monopoliste. Au cours de cette période, l'idée de détachements militaires pour la défense des organisations et de la presse ouvrières a commencé à trouver une audience chez les ouvriers les plus conscients et dans la couche la plus menacée de la petite bourgeoisie, particulièrement les Juifs [5].

Le renouveau économique qui s'est manifesté à partir de juillet 1939, de toute évidence en liaison avec le développement de la production d'armements et la guerre impérialiste, a ravivé la foi des « soixante familles » en leur « démocratie ». Il faut y ajouter le danger que les États-Unis soient eux-mêmes entraînés dans une nouvelle guerre. Ce n'était pas le moment de secouer le bateau ! Toutes les fractions de la bourgeoisie ont serré les rangs derrière une politique prudente de défense de la « démocratie ». La position de Roosevelt se renforce au Congrès. Hague et le père Coughlin sont passés au second plan. En même temps, le comité Dies, que personne ne prenait au sérieux en 1937, ni à droite ni à gauche, a acquis au cours des derniers mois une autorité considérable. La bourgeoisie est « contre le fascisme aussi bien que contre le communisme ». Et elle cherche à démontrer qu'elle peut faire face à toutes les espèces d'extrémisme par les moyens parlementaires.

Dans ces conditions, le mot d'ordre de l'autodéfense ouvrière ne pouvait que perdre son pouvoir d'attraction. Après un début encourageant, tout s'est passé comme si l'organisation de l'autodéfense ouvrière avait été frappée à mort.

Dans certains endroits, il est difficile d'attirer là-dessus l'attention des ouvriers. Dans d'autres, où les ouvriers ont rejoint nombreux les groupes d'autodéfense, les responsables ne savent pas comment utiliser cette énergie ouvrière. L'intérêt disparaît. Rien d'étonnant ni de troublant : toute l'histoire de l'autodéfense ouvrière est celle d'une alternance entre des périodes de montée et de déclin, les unes et les autres reflétant les spasmes de la crise sociale.

Les tâches du parti prolétarien dans le domaine de l'autodéfense ouvrière découlent des conditions générales de notre époque comme de ses fluctuations. Il est beaucoup plus facile d'attirer des fractions relativement larges de la classe ouvrière dans des détachements de combat à un moment où les bandes réactionnaires attaquent directement les lignes de piquets de grèves, les syndicats, la classe ouvrière, etc. Cependant, quand la bourgeoisie juge plus prudent d'abandonner les troupes irrégulières des bandes et de mettre en avant ses méthodes « démocratiques » de domination sur les masses, l'intérêt des ouvriers pour l'autodéfense ne peut que diminuer. Et c'est ce qui se passe en ce moment. Cela veut-il dire qu'il nous faut renoncer, dans ces conditions, à armer l'avant-garde ? Absolument pas.

Aujourd'hui, à un moment où la guerre mondiale vient de commencer, nous partons plus que jamais du caractère inévitable et imminent de la révolution prolétarienne internationale. Cette idée fondamentale, qui distingue la 4e Internationale de toutes les autres organisations ouvrières, est celle qui détermine toutes nos activités, y compris celles qui ont trait à l'organisation de détachements d'autodéfense. Cela ne signifie pourtant pas que nous ne devions pas tenir compte des fluctuations conjoncturelles de l'économie comme de la politique, avec leurs flux et leurs reflux temporaires. Si l'on ne part que de la caractérisation globale de notre époque et de rien d'autre, en ignorant ses étapes concrètes, on peut facilement tomber dans le sectarisme, le schématisme, voire la fantaisie donquichottesque. A chaque tournant sérieux de la situation, nous ajustons nos tâches fondamentales aux conditions concrètes ainsi modifiées de chaque étape donnée. C'est en cela que réside tout l'art de la tactique.

Nous aurons besoin de cadres du parti spécialisés dans les questions militaires. C'est pourquoi il faut continuer à les former théoriquement et pratiquement, même en ce moment, au creux de la vague. Le travail théorique doit consister à étudier l'expérience des organisations militaires et des organisations de combat des bolcheviks, des nationalistes révolutionnaires irlandais et polonais, des fascistes, des milices espagnoles et autres. Il nous faut élaborer un programme d'études-type et constituer une bibliothèque sur ces questions, prévoir des exposés, etc. Il faut continuer le travail d'état-major en même temps, sans interruption. Il nous faut réunir et étudier des coupures de presse et toutes sortes d'informations sur toutes les sortes d'organisations contre-révolutionnaires et celles des groupes nationaux (Juifs, Nègres, etc.) qui peuvent, à un moment critique, jouer un rôle révolutionnaire.

Ce travail est en fait très important et touche un domaine particulièrement important pour nous, celui de notre défense contre le GPU. C'est précisément en fonction de la situation exceptionnellement difficile dans laquelle se trouve aujourd'hui l'IC - et dans une large mesure le service secret étranger du GPU qu'elle soutient - que nous pouvons nous attendre à ce que le GPU porte à la 4e Internationale de rudes coups. Nous devons être capables de les déceler et de les éviter à temps !

En même temps que ce travail spécialisé réservé aux membres du parti, il nous faut créer des organisations plus larges, ouvertes, pour différents types particuliers d'objectifs, liés, d'une façon ou d'une autre, aux tâches militaires futures du prolétariat. Cela relèverait de divers types d'organisations ouvrières de sport (athlétisme, boxe, tir, etc.) et finalement des chœurs et orchestres. Quand la situation politique aura tourné, toutes ces organisations annexes pourront immédiatement servir de base à des détachements plus larges pour l'autodéfense ouvrière.

En esquissant ce programme d'action, nous partons de l'idée que les conditions politiques du moment donné, et d'abord l'affaiblissement de la pression du fascisme intérieur, ne nous laissent que des limites étroites pour le travail dans cette sphère de l'autodéfense. Et c'est le cas lorsqu'il s'agit de créer des détachements militaires sur une stricte base de classe. Un tournant décisif en faveur de l'autodéfense ouvrière ne se produira qu'avec un nouvel effondrement des illusions démocratiques, lequel, dans les conditions de la guerre mondiale, se produira très vite et revêtira des proportions catastrophiques. Mais, en guise de compensation, la guerre est en train, en ce moment même, de nous offrir, pour former les ouvriers dans les questions militaires, des possibilités inconcevables en temps de paix. C'est vrai de la guerre, mais aussi de la période qui la précède.

Il est impossible de prévoir à l'avance toutes les possibilités pratiques, mais elles ne cesseront sans doute pas de grandir de jour en jour avec le développement des forces armées du pays. Nous devons concentrer notre attention sur cette question, créant à cet effet une commission spéciale ou en confiant ce problème à un état-major d'autodéfense ou en l'élargissant au besoin.

Avant tout, il nous faut utiliser l'intérêt pour les problèmes militaires, que la guerre suscite, et organiser une série de conférences sur les questions comme les armes modernes ou les tactiques. Les organisations ouvrières peuvent pour cela engager des spécialistes militaires sans lien avec le parti ni ses buts. Mais ce n'est que le premier pas.

Il nous faut utiliser les préparatifs du gouvernement pour la guerre afin de donner une formation, sur les problèmes militaires, au plus grand nombre possible de membres du parti et de syndicalistes sous leur influence. Tout en maintenant intégralement notre objectif fondamental - la création de détachements militaires sur une base de classe - nous devons fermement lier sa réalisation aux conditions créées par les préparatifs impérialistes à la guerre.

Sans nous écarter en rien de notre programme, nous devons parler aux masses un langage qu'elles comprennent :

« Nous, bolcheviks, nous voulons défendre la démocratie, mais pas le type de démocratie que gouvernent soixante rois sans couronne. Commençons par nettoyer notre démocratie de tous les magnats capitalistes et alors nous la défendrons jusqu'à la dernière goutte de notre sang. Vous qui n'êtes pas bolcheviks, êtes-vous prêts à défendre cette démocratie ? Mais il faut que vous soyez au moins capables de la défendre de votre mieux pour n'être pas un instrument aveugle entre les mains des soixante familles et des officiers bourgeois qui leur sont dévoués. La classe ouvrière doit s'instruire sur les problèmes militaires afin que sortent de ses rangs le plus possible d'officiers. »

Nous devons exiger que l'État, qui revendiquera demain le sang des ouvriers, leur donne aujourd'hui la possibilité de maîtriser la technique militaire du mieux possible afin de réaliser les objectifs militaires avec le moins de pertes possible en vies humaines. Pour réaliser cela, ni une armée régulière ni des casernes ne sont suffisantes. Il faut que les ouvriers aient la possibilité de recevoir une formation militaire dans leurs usines, leurs mines, à des moments spécifiques, payés par les capitalistes. Si les ouvriers sont appelés à donner leurs vies, les patriotes bourgeois peuvent au moins consentir un petit sacrifice matériel.

« L'État doit confier un fusil à tout ouvrier capable de porter les armes et installer des champs de tir au fusil et des terrains d'artillerie à des emplacements accessibles aux ouvriers. »

Notre agitation sur la guerre et toute notre politique sur la guerre doivent être intransigeantes à l'égard des pacifistes et des impérialistes.

« Cette guerre n'est pas notre guerre. La responsabilité de cette guerre repose entièrement sur les capitalistes. Mais tant que nous ne sommes pas assez forts pour les renverser et que nous devons combattre dans les rangs de leur armée, nous sommes obligés d'apprendre à utiliser les armes de notre mieux. »

Les ouvrières doivent aussi avoir le droit de porter des armes. Le nombre le plus élevé possible d'ouvrières doit avoir aussi la possibilité de recevoir une formation d'infirmières aux frais des capitalistes.

De même que tout travailleur, exploité par les capitalistes, cherche à apprendre le mieux possible les techniques de production, de même, tout soldat de l'armée impérialiste doit apprendre de son mieux l'art de la guerre, afin de pouvoir l'utiliser dans l'intérêt de la classe ouvrière quand les conditions changeront.

Nous ne sommes pas des pacifistes. Non. Nous sommes des révolutionnaires. Et nous savons ce qui nous attend.

Notes

[1] Leurs adversaires appelaient « Cent-Noirs » des groupes armés d'extrême droite qui opéraient ouvertement, avec la protection de la police, se livrant à des pogroms anti-Juifs, mais aussi persécutant d'autres nationalités minoritaires, voire les étudiants. Ils étaient antisémites, chauvins et partisans du pouvoir absolu.

[2] En 1934-1935, la SFIO française avait sa propre milice, les TPPS.

[3] Frank P. Hague (1876-1956) était maire démocrate de New Jersey depuis 1917. Il décida en 1937 d'interdire « sa » ville au CIO et y organisa une véritable terreur légale.

[4] Charles E. Coughlin (1891-1979), prêtre catholique, s'était fait connaître à travers ses chroniques radiophoniques et essayait de construire un mouvement fasciste de masse à la sauce américaine.

[5] Le syndicat local 544 des chauffeurs routiers de Minneapolis, dirigé par le SWP (4e Internationale), mobilisa contre les fascistes Silver Shirts en août 1938, voir Farell Dobbs, Teamsters Politics, Pathfinder, 1975, ch. 11 (note GMI).