1939 |
Compte‑rendu st�nographique de la discussion entre Trotsky, C.L.R. James et les secr�taires et gardes am�ricains � Coyoac�n (T 4562), traduit de l'anglais, avec la permission de la Houghton Library. |
Œuvres - avril 1939
Une organisation n�gre
Trotsky. ‑ Il est tr�s important de savoir s'il est souhaitable et s'il est possible de cr�er une telle organisation de notre propre initiative. Notre mouvement est familiaris� avec des formes comme le parti, les syndicats, les organisations �ducatives, les coop�ratives; mais c'est l� un type nouveau d'organisation, qui ne co�ncide pas avec les formes traditionnelles. Nous devons examiner la question sous tous les angles pour savoir si c'est ou non souhaitable et sous quelle forme nous devrions participer � cette organisation.
Si un autre parti avait organis� un tel mouvement de masse, nous y participerions certainement en tant que fraction, pourvu qu'il compte des ouvriers, des petits bourgeois pauvres, des paysans pauvres, etc. Nous y entrerions pour y travailler pour notre parti. Mais c'est une autre chose. Ce qui est propos� ici, c'est que nous en prenions l'initiative. M�me sans conna�tre la situation concr�te dans les milieux n�gres aux Etats‑Unis, je crois que nous pouvons admettre que personne, en dehors de notre parti, n'est capable de constituer un tel mouvement sur une base r�aliste. Bien entendu, les mouvements dirig�s par des chefs n�gres improvis�s, comme nous l'avons vu dans le pass�, exprimaient plus ou moins le refus, l'incapacit�, la perfidie de tous les partis existants.
Aucun des partis ne peut assumer une pareille t�che, car ils sont ou bien imp�rialistes pro‑Roosevelt [1] ou bien imp�rialistes, anti‑Roosevelt. Une telle organisation des N�gres opprim�s signifie pour eux l'affaiblissement de la � d�mocratie � et du Grand Capital. C'est vrai �galement des staliniens. Aussi le seul parti capable de commencer une telle action est‑il le n�tre.
Mais la question demeure de savoir si nous prenons sur nous l’initiative de constituer une telle organisation des N�gres en tant que N�gres ‑ non avec l'objectif de gagner quelques �l�ments � notre parti, mais avec l'objectif de faire un travail d'�ducation syst�matique afin de les �lever sur le plan politique. Quelle devrait �tre la forme ‑ quelle devrait �tre la ligne correcte de notre politique ? C'est notre question.
Hudson. ‑ Ainsi que je l'ai dit au camarade James, le parti communiste a organis� l'American Negro Labor Congress et la League of Struggle for Negro Rights. Aucun n'a eu de grand succ�s. Tous deux �taient m�diocrement organis�s. Je pense personnellement qu'il faudrait mettre sur pied une telle organisation, mais je pense qu'il faudrait le faire avec soin et seulement apr�s avoir �tudi� tous les facteurs impliqu�s, de m�me que les causes de l'effondrement des deux organisations que je viens de mentionner. Nous devons �tre certains d'une base de masse. Cr�er une ombre de nous‑m�mes ne servirait qu'� discr�diter l'id�e et ne b�n�ficierait � personne.
Trotsky. ‑ Qui �taient les dirigeants de ces organisations ?
Hudson. ‑ Fort‑Whiteman, Owen, Haywood, Ford, Patterson [2]; Bob Minor [3] �tait le dirigeant du travail n�gre du P.C.
Trotsky. ‑ Qui sont les dirigeants aujourd'hui ?
Curtiss. ‑ La majorit� sont au P.C., autant que je sache. Quelques‑uns ont quitt� le mouvement.
Owen. ‑ Le camarade James semble avoir l'id�e qu'il existe une bonne chance de construire une telle organisation dans un avenir imm�diat. J'aimerais qu'il �labore.
James. ‑ Je pense que ce serait un succ�s parce que j'ai rencontr� beaucoup de N�gres et parl� avec nombre d'organisations n�gres. J'ai pr�sent� le point de vue de la IV� Internationale particuli�rement sur la question de la guerre et chaque fois il y a eu beaucoup d'applaudissements et un accueil tr�s enthousiaste � ces id�es. Un grand nombre de ces Noirs ha�ssent le parti communiste [... ] Jusqu'au dernier congr�s, 79 % des membres n�gres du P.C. dans l'Etat de New York, 1579 personnes, avaient quitt� le P.C. J'ai rencontr� beaucoup de gens repr�sentatifs, et ils veulent maintenant former une organisation n�gre, mais ne d�sirent pas rejoindre la IV� Internationale. Je suis venu � la conclusion qu'il existait une possibilit� pour une organisation n�gre avant mon d�part de New York, mais j'ai attendu d'avoir travers� diverses villes des Etats‑Unis et pris contact avec la population n�gre l�. El j'ai d�couvert que les impressions que j'avais retir�es de New York correspondaient � celles que j'avais �prouv�es au cours de ma tourn�e.
Trotsky. ‑ Je ne me suis pas fait d'opinion sur cette question, car je n'ai pas assez d'information. Ce que nous dit maintenant le camarade James est tr�s important. Cela d�montre que nous pouvons avoir quelques �l�ments pour coop�rer dans ce domaine, mais en m�me temps cette information limite les perspectives imm�diates de l'organisation. Oui sont ces �l�ments ? La majorit� sont des intellectuels n�gres, d'anciens fonctionnaires staliniens et sympathisants. Nous savons qu'aujourd'hui de larges couches d'intellectuels sont en train dans tous les pays de tourner le dos aux staliniens. Nous avons pu observer des gens qui �taient tr�s sympathisants � notre �gard : Eastman, Solow, Hook et d'autres [4]. Ils avaient beaucoup de sympathie pour nous tant qu'ils nous consid�raient comme l'objet de leur protection. Ils ont abandonn� les staliniens et recherch� un nouveau champ d'action, particuli�rement au cours des proc�s de Moscou et, pendant cette p�riode, ils �taient nos amis. Mais maintenant que nous avons commenc� une campagne vigoureuse, ils nous sont hostiles.
Nombre d'entre eux reviennent � toutes sortes de choses vagues, l'humanisme, etc. En France, Plisnier [5], le c�l�bre �crivain, est revenu � Dieu et � la d�mocratie. Mais pendant que les intellectuels blancs revenaient � Roosevelt et � la d�mocratie, les intellectuels n�gres d��us cherchaient un domaine nouveau sur la base de la question n�gre. Bien entendu il nous faut les utiliser, mais ils ne constituent pas la base d'un grand mouvement de masse. On ne peut les utiliser que si on a un programme clair et de bons mots d'ordre.
La question r�elle est celle de savoir s'il est ou non possible d’organiser un mouvement de masse. Vous savez que, pour des �l�ments d��us de ce genre, nous avons cr�� la F.I.A.R.I [6]. Pas seulement pour les artistes : tout le monde peut y entrer. C'est quelque chose comme un � refuge � pour intellectuels d��us... C’est une chose; mais vous envisagez que ces intellectuels n�gres dirigent un mouvement de masse.
Votre projet aboutirait � cr�er quelque chose comme une �cole pr�‑politique. Qu'est‑ce qui en d�termine la n�cessit� ? Deux faits fondamentaux : que les grandes masses des N�gres sont arri�r�es et opprim�es, et que cette oppression est si forte qu’ils doivent la ressentir � tout instant ; qu’ils la ressentent en tant que N�gres. Nous devons trouver la possibilit� de donner � ce sentiment une expression politique en termes d'organisation. Vous pouvez me dire qu'en Allemagne ou en Angleterre. nous n'organisons pas de telles organisations, � moiti� politiques, � moiti� syndicales, � moiti� culturelles; nous vous r�pondrons que nous devons nous adapter aux masses des N�gres tels qu'ils sont aux Etats‑Unis.
Je vais vous donner un autre exemple. Nous sommes r�solument contre le � tournant fran�ais �. Nous avons abandonn� notre ind�pendance afin de p�n�trer � l'int�rieur d’une organisation centriste. Vous voyez que cette femme noire �crit qu'ils n'adh�rent pas � une organisation trotskyste. C'est le r�sultat de la d�ception qu'ils ont �prouv�e avec les organisations staliniennes, et aussi de la propagande stalinienne contre nous. Ils disent : � On nous pers�cute d�j�, seulement parce que nous sommes n�gres. Si maintenant nous rejoignons les trotskystes, nous serons plus opprim�s encore ! �
Pourquoi avons‑nous p�n�tr� dans le parti socialiste et dans le P.S.O.P. ? Si nous n'�tions pas l'aile gauche, subissant les coups les plus s�v�res, notre pouvoir d'attraction serait cent fois plus grand, et les gens viendraient � nous. Mais maintenant il nous faut p�n�trer dans les autres organisations, garder notre t�te sur nos �paules et leur dire que nous ne sommes pas aussi mauvais qu'ils le disent.
Il y a une certaine analogie avec les N�gres. Ils ont �t� r�duits en esclavage par les blancs. Ils ont �t� lib�r�s par les blancs (pr�tendue � lib�ration �). Ils ont �t� guid�s et �gar�s par les blancs et n'ont pas eu leur ind�pendance politique. Ils avaient besoin d'une activit� pr�‑politique, en tant que N�gres. Th�oriquement il me para�t tout � fait clair qu'il faudrait cr�er une organisation sp�ciale pour une situation sp�ciale. Le seul danger est qu'elle deviendra un jeu pour les intellectuels. L'organisation ne peut se justifier que si elle gagne des ouvriers, des m�tayers etc. Si elle n'y parvient pas, nous devons reconna�tre l'�chec. Si elle y parvient, nous en serons tr�s heureux, car nous aurons une organisation de masse de N�gres. Dans ce cas je suis totalement d'accord avec le camarade James, � l'exception, bien s�r de quelques r�serves sur la question de l'autod�termination, comme cela a �t� dit dans notre discussion ant�rieure.
Notre t�che ne consiste pas simplement � passer � l'organisation pour quelques semaines. Il s'agit d'�veiller les masses n�gres. Cela n'exclut pas le recrutement. Je crois qu'un succ�s est tout � fait possible, je n'en suis pas certain. Mais il est clair pour nous tous que nos camarades dans une telle organisation devraient �tre organis�s dans un groupe. Nous devrions prendre l’initiative. Je crois que c'est n�cessaire. Cela suppose l'adaptation de notre Programme de Transition aux probl�mes n�gres aux Etats – un programme tr�s soigneusement �labor� avec d'authentiques droits civils, droits politiques, int�r�ts culturels, int�r�ts �conomiques, etc. Il faut le faire.
Je crois qu’il existe deux couches : les intellectuels et les masses. Je crois que c'est chez les intellectuels qu'on rencontre cette opposition � l'autod�termination. Pourquoi ? Parce qu'ils se tiennent � l’�cart des masses, toujours avec le d�sir de s'assimiler � la culture angIo‑saxonne et de devenir partie int�grante de la vie angIo-saxonne. La majorit� sont des opportunistes et des r�formistes. Nombre d'entre eux continuent � s'imaginer que, en am�liorant la mentalit� et tout �a, la discrimination dispara�tra. C’est pourquoi ils sont oppos�s � tout mot d'ordre dur.
James. - Ils conserveront un int�r�t intellectuel parce que l’analyse marxiste de l'histoire n�gre et des probl�mes du jour leur donneront un aper�u du d�veloppement des N�gres que rien d’autre ne peut leur apporter. Ils sont aussi tr�s isol�s de la bourgeosie blanche et la discrimination sociale fait qu'on les corrompt moins facilement que, par exemple, les intellectuels n�gres aux Indes occidentales. De plus, ils constituent une petite fraction de la population n�gre et, au total, sont beaucoup moins dangereux que la fraction correspondante de la petite-bourgeosie de tous les autres groupes ou communaut�s. Ce qui est arriv� aux juifs en Allemagne a �galement fait penser deux fois plus les intellectuels n�gres. Ils l�veront assez d'argent pour bien commencer l'affaire. Pour la suite nous n'avons pas d'inqui�tude � avoir. Quelques-uns pourtant conserveront un int�r�t intellectuel et continueront � donner de l'argent.
Notes
[1] Franklin D. Roosevelt (1882‑1945) �tait alors pr�sident des Etats-Unis, presque au terme de son deuxi�me mandat. Il semble qu'il pr�parait avec une infinie prudence une guerre qu'il jugeait in�vitable.
[2] Lovett Fort‑Whiteman et Chandler Owen avaient �t� avec A. Philip Randolph parmi les animateurs du Messenger fond� en 1917, le premier journal � N�gre et radical �, se pronon�ant pour un � ordre social nouveau �. En 1919, Chandler Owen, qui �tait aussi un militant syndicaliste, n'�tait pas all� au parti communiste. Fort‑Whiteman choisit le P.C. et se fixa � Moscou. Il devint en 1925 le principal organisateur de l'American Negro Labor Congress. Harry Haywood (n� en 1898) avait adh�r� tr�s jeune � l'African Blood Brotherhood. Aux J.C. en 1923, au P.C. en 1925, il passa ensuite cinq ans � Moscou o� il fut �l�ve de l’�cole L�nine. A son retour, contre Fort‑Whiteman demeur� sur le terrain de l’� �galit� des droits �, il d�fendit la ligne de la � troisi�me p�riode � sur l’ � autod�termination � et le mot d'ordre de � r�publique n�gre ind�pendante �. Il devint secr�taire de la League of Struggle for Negro Rights. Mais le fait qu’il s’�tait identifi� avec des positions � gauchistes � lui valut d'�tre mis � l’�cart � l’�poque du Front populaire. James W. Ford (1890-�1957), d'abord militant de l'A.F.L., compagnon de route dans la T.U.E.L., fonda en 1925 l'American Negro Labor Congress � Chicago et adh�ra au P.C. en 1926. En 1935, il �tait suppl�ant au C.E. de I’I.C. et fut l'un des fondateurs, en 1936, avec A. Philip Randolph, du Negro National Congress. William Patterson (n� en 1891), militant du P.C., fut �galement secr�taire de l'International Labor Defense et l’un des dirigeants de la League of Struggle for Negro Rights.
[3] Robert Minor (1884‑1952), fils d'avocat, peintre, d'abord anarchiste, ne rejoignit le P.C. qu'en 1920. R�dacteur en chef du Daily Worker, il fut le responsable � blanc � du travail � n�gre � dans la direction Lovestone qu'il abandonna � temps pour rallier Browder.
[4] Herbert Solow (1903‑1964) avait �t� proche du P.C. puis compagnon de route des trotskystes et avait jou� un r�le important dans l'enqu�te contre les proc�s de Moscou, sur l'affaire Robinson-Rubens : il s'�loignait d'eux cependant. Sidney Hook (n� en 1898), professeur � Columbia, �tait venu au marxisme sous l'influence de la crise et avait pouss� Muste vers les trotskystes. Mais il �voluait lui aussi vers la droite.
[5] Ecrivain francophone, Plisnier n'�tait pas fran�ais, mais belge. Charles Plisnier (1896‑1952) �tait avocat � Bruxelles; d'abord anarchisant, il avait dirig� les �tudiants socialistes avant d'�tre un des fondateurs du P.C. belge. Exclu avec l’Opposition de gauche, il l'avait rapidement abandonn�e et �tait revenu en 1933 au P.O.B. tout en conservant avec les trotskystes belges comme avec Trotsky de bonnes relations personnelles. Il avait obtenu le prix Goncourt pour son roman Faux Passeports o� il s'�tait inspir� d'�pisodes r�volutionnaires et avait mis en sc�ne des personnages � cl� : Vijniazine (Piatakov), Maurer (Durruti), Guircheva (Blagoieva), D. Saurat (Andr� Marty), etc. Trotsky avait mal accueilli la nouvelle de son retour au catholicisme.
[6] C'est en 1938, � l'initiative de Trotsky, Andr� Breton et Diego Rivera, qu’avait �t� lanc�e la F�d�ration internationale de l'art r�volutionnaire ind�pendant (F.I.A.R.I.).
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