1938 |
Transcription d'une discussion à Coyoacân entre Trotsky et une délégation du Socialist Workers Party composée de Cannon, Shachtman et Dunne. Rose Karsner, la compagne de Cannon, et Diego Rivera ont également participé à ces discussions qui ont porté sur la préparation de la conférence internationale, le règlement de la question mexicaine et les problèmes du jeune parti américain. |
Trotsky — Toutes les sections ont discuté des événements d'Espagne, de la guerre sino-japonaise, de la nature de classe de l'U.R.S.S. — et quelques-unes ont même connu des scissions là-dessus, comme la section allemande [1]. Toutes les sections connaissent vos thèses, et il en est de même pour les thèses françaises. La question est maintenant de mettre le texte en ordre.
Cannon — Reste la question de la préparation du texte pour la conférence.
Trotsky — Nous avons préparé ici le projet de programme — il peut être prêt dans deux ou trois semaines et [il faudra] le traduire alors en anglais et en français. Peut-on utiliser votre Déclaration de Principes [2] pour la conférence internationale ?
Shachtman — Non, ce n'est que la déclaration d'une section nationale.
Trotsky — Adolphe nous a envoyé son projet de statuts. La section allemande a préparé la thèse sur le caractère de la IVe Internationale. Elle a été envoyée à toutes les sections il y a trois mois et est maintenant publiée dans Unser Wort.
Shachtman — Il y a des mois que nous ne recevons plus Unser Wort.
Trotsky — Peut-être que votre séjour dans le parti socialiste vous a fait perdre vos relations internationales et que vous n'avez pas encore réussi à les remettre intégralement sur pied.
Il y a aussi la thèse de Diego Rivera. La seule objection qu'on puisse lui adresser, c'est qu'elle est trop longue pour la conférence. J'ai bien lu ce que vous m'avez suggéré, d'écrire sur la question de la guerre à la lumière des derniers événements. Je l'accepte avec empressement — pour compléter et concrétiser notre thèse à la lumière des événements récents. C'est quelque chose d'important que nous avons à faire là. Cela ne peut être fait dans les quelques jours prochains. Nous avons un projet mais pas assez de gens capables de traduire du russe.
Mais ce qui manque, c'est un programme de revendications et mots d'ordre transitoires. Il faut faire un résumé de revendications concrètes, précises, comme le contrôle ouvrier sur l'industrie opposé à la technocratie. C'est mentionné de temps en temps dans ce texte, mais seulement en passant. Mais je pense qu'il s'agit d'un mot d'ordre très important pour les Etats-Unis.
Lundberg écrit un livre sur les soixante familles. L'Annalist dit que ses statistiques sont forcées. Nous devons revendiquer l'abolition du secret commercial — le droit pour tous les travailleurs d'ouvrir les livres de compte — comme premier pas vers le contrôle ouvrier sur l'industrie. Une série de mesures de transition qui correspondent à l'étape du capitalisme de monopole et à la dictature du prolétariat, avec une section correspondant aux pays coloniaux et semi-coloniaux. Nous avons préparé un tel document. Il correspond à cette partie du Manifeste communiste de Marx et Engels qu'ils disaient eux-mêmes dépassée. Ce n'est que partiellement dépassé, c'est partiellement très bon, et il faudra le remplacer à la conférence.
Il y a aussi un projet de thèse sur la démocratie. L'idée essentielle est que la démocratie est la forme la plus aristocratique de gouvernement — seuls peuvent conserver la démocratie ceux qui ont des esclaves dans le monde, comme la Grande-Bretagne, où chaque citoyen en a neuf, la France, où chaque citoyen en a un et demi, les Etats-Unis — je ne sais combien d'esclaves, mais c'est presque le monde entier, à commencer par l'Amérique Latine. Les pays les plus pauvres, comme l'Italie, ont abandonné leur démocratie.
C'est une analyse de la démocratie à la lumière de nouveaux événements. Qu'est-ce qu'une fascisation de la démocratie ? Les démocrates petits-bourgeois font faillite. Seuls les grands, les plus gros voleurs, les plus riches propriétaires d'esclaves, etc. restent démocrates. Poser ainsi la question est particulièrement utile pour les Etats-Unis. Naturellement il ne faut pas écrire cela en faveur du fascisme, mais en faveur de la démocratie prolétarienne. Même pour les pays les plus riches, comme les Etats-Unis, la démocratie est de moins en moins praticable.
Je crois que c'est là presque tout ce dont nous disposons pour la conférence internationale. Les autres questions importantes, les questions brûlantes de la nature de classe de l'Union Soviétique, de la guerre sino-japonaise, la question d'Espagne, ont déjà été discutées dans toutes les sections. Nous sommes bien préparés pour cette conférence.
Donc, je préparerai : 1) les revendications transitoires, 2) la question de la démocratie, 3) la guerre, 4) un manifeste sur la situation mondiale, séparément ou sous la forme d'un pamphlet unique sur les questions fondamentales.
Cannon — Et un manifeste programmatique ? Je me demande si nous ne devrions pas en avoir un ?
Trotsky — Oui, se serait une bonne chose d'en avoir un. Il peut être fait en Europe, ou ici. Il pourrait être adopté à la conférence elle-même, ou bien publié par le Secrétariat international au nom de la conférence.
Cannon — En ce qui concerne le côté organisationnel de la question — considérons-nous cette conférence comme un rassemblement provisoire ou bien comme la fondation réelle de la IVe Internationale ? Chez nous, l'opinion qui prévaut est que nous devrions réellement fonder la IVe Internationale à cette conférence. Nous pensons que les principaux éléments de la IVe Internationale sont maintenant cristallisés. Il faudrait mettre un terme à nos négociations et manoeuvres avec les centristes et les traiter désormais comme des groupes distincts et étrangers.
Trotsky — Je suis tout à fait d'accord avec ce que vient de dire le camarade Cannon. Je pense que vous rencontrerez une certaine opposition de la part de la Belgique, particulièrement Vereeken. Pour lui la vie consiste en discussions : dès qu'on apris une décision, c'est pour lui une catastrophe. Vous trouverez aussi quelques éléments d'opposition de la part des camarades français à la conférence. Je ne sais rien de l'opinion des divers camarades britanniques, mais je suis d'accord qu'il serait complètement naïf de repousser. Naturellement nous sommes une Internationale faible, mais nous sommes une Internationale. L'Internationale se renforcera seulement par notre propre action, pas par des manoeuvres avec d'autres groupes. Naturellement, nous pouvons attirer d'autres groupes intermédiaires, mais ce serait purement accidentel. Nous avons eu en Espagne une expérience pour toutes ces organisations intermédiaires — le P.O.U.M. était la partie la plus importante du Bureau de Londres, et ce même P.O.U.M. s'est révélé le plus désastreux pour la révolution espagnole. Je crois que notre section américaine devrait proclamer sa position avec énergie — nous n'avons aucune raison de clamer que nous sommes forts, mais nous sommes ce que nous sommes.
Cannon — Je pense que sur ce point il nous faudra donner quelques explications à certains camarades — peut-être sous forme d'articles ou de discussions. Certains ont pris la tactique qui consistait à manoeuvrer et à faire des concessions aux centristes comme une politique permanente, alors que nous pensons que toutes les possibilités de manoeuvres avec les centristes sont maintenant épuisées. Nous avons remarqué au cours des discussions que certains camarades veulent poursuivre cette tactique indéfiniment — des types de manoeuvres vouées d'avance à la défaite. C'est pour cela que je pense qu'il faut expliquer cette question aux camarades.
Trotsky — Pour nous, le Bureau de Londres n'est pas une arêne pour l'action et les manoeuvres. C'est seulement un obstacle, un centrisme pétrifié, sans masses. Ce qui nous intéresse dans le champ politique, c'est le P.C., mais là, il ne s'agit pas de manoeuvres, mais de lutte résolue.
Shachtman — Avez-vous reçu d'autres informations sur des développements dans le P.O.U.M. en ce qui concerne l'apparition d'une aile gauche ?
Trotsky — Les dirigeants sont maintenant les droitiers — les pires éléments du groupe Maurin — et ils ont accusé ceux de l'aile Nin d'être responsable de la catastrophe en Espagne du fait de leur politique trop révolutionnaire.
Shachtman — Et en Hollande ?
Trotsky — C'est le point noir de notre carte politique. C'est un exemple classique de la transformation d'une politique sectaire en politique opportuniste, accompagnée d'une série de défaites. Vous savez que ces syndicats de gauche [3] existent depuis trente à quarante ans. Ce ne sont pas une improvisation de la troisième période stalinienne, mais le résultat de préjugés syndicalistes. Sneevliet est devenu secrétaire de cette organisation. A son apogée, elle comptait 25 000 ouvriers et fonctionnaires, moitié moitié. Mais les fonctions de l'Etat sont réalisées par les syndicats. Ils sont subventionnés par l'Etat. Ainsi la bureaucratie des syndicats tombe sous la dépendance de l'Etat. Sneevliet et ses amis disposaient d'un appareil qui ne correspondait et ne correspond pas à la force des syndicats et du parti, mais qui a pour base le soutien financier de l'Etat.
Cannon — Un subside direct ?
Trotsky — Oui. Il donne aux syndicats la possibilité d'entretenir leur appareil. Si le ministre d'Etat leur enlève son soutien financier (et il a menacé de le faire), alors c'est la catastrophe immédiate. Colijn [4] n'a eu qu'à menacer du doigt les syndicats de gauche. Tous les fonctionnaires les ont immédiatement quittés pour d'autres syndicats et maintenant Sneevliet n'a pas 25000, mais au plus 11 ou 12000. C'est sa vieille position radicale, en particulier sur la question coloniale, qui lui a donné de l'autorité chez les travailleurs ; il a été arrêté, et quand il sortit de prison, il fut élu député au parlement. A cette époque, en France, nous avons parlé avec lui et lui avons dit qu'il lui était impossible de rester secrétaire d'un syndicat, un demi-fonctionnaire de l'Etat, et membre d'un parti révolutionnaire. Il m'avait dit qu'il était d'accord, mais souhaitait rester secrétaire seulement pour gagner au parti révolutionnaire 2000 membres des syndicats. J'ai dit : bien, nous verrons. Mais c'est le contraire qui est arrivé. Quand il est entré au parlement, nous attendions un vrai discours révolutionnaire — c'était la première fois que la IV Internationale avait un député — mais tous ses discours étaient équivoques. Avec son premier ministre, Colijn, il était très « gentleman », tout à fait non-révolutionnaire. Il vous donnera mille raisons de cette attitude, mais dissimulera la seule véritable : son obséquiosité vis-à-vis du gouvernement afin de conserver la subvention pour son syndicat. Très humiliant, mais vrai. Dans une telle situation, il ne supporte aucune critique. Quand un militant lui demande : « Dans votre discours au parlement, pourquoi n'avez-vous pas dit ceci ou cela ? », il ne veut pas répondre. Il exclut toute critique. Pour mieux nous combattre — la IV° Internationale — il cherche en Espagne un camouflage révolutionnaire et dit du P.O.U.M. « C'est mon parti ». Il est allé en Espagne avec 500 gulden pour les donner au P.O.U.M. — tout cela a été photographié dans le journal — il est allé là-bas et a soutenu le P.O.U.M. contre nous.
Le P.O.U.M. avait 40000 membres. Ce n'est rien. Avec 10000 seulement — mais liés avec les masses en révolte — on peut l'emporter dans une révolution. Mais 40000 membres à l'écart des masses, ce n'est rien. Mais Sneevliet, Vereeken, Serge se sont révélés des briseurs de grève, au véritable sens du mot. Ils étaient entièrement solidaires du P.O.U.M. contre nous dans cette situation, et le P.O.U.M. disait : « Si des figures aussi importantes sont opposées à la ligne officielle de la IVe Internationale, alors il est possible que nous ayons raison. » Et cela a renforcé les tendances opportunistes du P.O.U.M. dans une situation des plus critiques. Nos amis américains ont le devoir de les mettre en accusation avec la plus grande énergie, parce que l'Espagne a constitué une grande leçon historique. Le résultat de la politique de Sneevliet est que de 25 000 dans les syndicats il n'en a plus que 11000 et dans la dernière élection il a perdu son mandat — il n'avait plus cette fois 50000 voix, mais moins de 30000 ; ses discours diplomatiques n'intéressent pas les travailleurs.
Et maintenant il court vers le Bureau de Londres. Nous ne pouvons faire à Sneevliet aucune concession. Nous avons été patients — il ne s'est pas agi de deux ou trois semaines, mais d'au moins six ans — et nous avons tous été très patients, trop patients. Maintenant nous devons dresser le bilan, parce que dans la période la plus critique de la révolution espagnole, il s'est révélé être un briseur de grève — nous ne pouvons le pardonner. Rappelez-vous comment il s'est comporté à la dernière conférence internationale. Il vint, mais en touriste [5] . Il participa à une session puis télégraphia à Schmidt [5b] qui approuva et plus tard rompit complètement avec le mouvement ouvrier et passa quelques mois après à la bourgeoisie.
Cannon — Avons-nous un groupe en Hollande ?
Trotsky — Oui, nous avons un groupe exclu par Sneevliet, et des sympathisants dans son parti. Nous pensons que l'attitude de la conférence sera décisive pour le parti hollandais. Ils devront comprendre qu'il ne s'agit pas d'un détail.
Quant à Vereeken, à l'époque où Sneevliet excluait nos camarades, il l'approuvait, parce que, disait-il, ils avaient développé une attitude fractionnelle dans son parti. La section belge a aussi une section de langue néerlandaise et les camarades là approuvaient notre politique, sur quoi Vereeken les menaça d'exclusion. Ces gens-là constituent une clique internationale ; ils combattent toujours la ligne du S.I. En un sens, Vereeken est un ouvrier de valeur, très dévoué au mouvement, très énergique, mais cet ouvrier a tous les défauts d'un intellectuel.
Cannon — Ce qui nous ennuie avec les groupes européens, c'est qu'ils ne semblent jamais clore une question : ils ne mettent jamais un point final à leurs luttes. La moitié de nos succès aux Etats-Unis viennent de ce qu'on en arrive au point où des gens ne sont pas assimilables; nous ne discutons pas avec eux au-delà, et, quand ils rompent avec l'organisation, toutes les relations cessent.
Les camarades européens ne mènent jamais leurs discussions jusqu'à une conclusion. Il nous semble qu'ils font trop facilement scission et sont trop prompts à se réunifier. Avec des gens comme Vereeken, nous avons suivi la politique qui consistait à parvenir à une conclusion définitive après une sérieuse discussion. On ne peut pas construire la IVe Internationale avec des gens qui ne songent qu'à lancer perpétuellement des discussions.
Je pense que la conférence doit déterminer sa ligne politique et dire à tous : voilà notre programme et notre plate-forme. Que ceux qui sont avec nous viennent sur cette base. Et que les autres suivent leur propre chemin.
Je crois qu'il nous faut demander aux jeunes camarades des sections belge et française d'insister sur une telle position et de cesser tous rapports avec ceux qui rejettent les décisions de la conférence, quelles qu'elles puissent être. A la conférence même il y aura une discussion sur la question de la « discussion ». Nous devons faire en sorte qu'il soit clair que nous discutons non pour la discussion elle-même, mais pour arriver à une conclusion et agir. Nous n'avons par exemple jamais compris comment Vereeken après avoir rompu aussi légèrement avec la section belge et s'être réunifié de la même manière a pu devenir tout de suite secrétaire politique — le poste le plus élevé du parti. Cela donne l'impression qu'on peut impunément mettre en pièces l'organisation, puis réunifier et repartir de nouveau comme s'il ne s'était rien passé. Selon nous, c'est une politique sans espoir. Les camarades de la IVe Internationale doivent avoir le courage, si une rupture se produit, de la rendre définitive.
Aux Etats-Unis, nous considérons que la rupture avec l'organisation est un crime majeur. Nous ne reprenons pas tout, le lendemain, à nouveau, avec des gens pareils. Nous essayons d'inculquer cet esprit aux jeunes camarades, afin qu'ils comprennent que la loyauté à l'organisation est quelque chose de sacré. Ils mettent très haut l'unité de l'organisation. Et c'est pourquoi notre dernière discussion a été si fructueuse : personne n'a menacé de scissionner. Par conséquent, le parti a pu accorder la plus grande liberté dans la discussion sans redouter la scission ni l'étouffement de la discussion. Je pense que c'est là une chose que les camarades européens doivent développer, la conception selon laquelle la IV° Internationale est une organisation définie à laquelle chaque membre doit être loyal. Ceux qui scissionnent à la légère, il faut les écarter et les laisser.
Trotsky — Je souscris à chaque mot du camarade Cannon. Je veux seulement ajouter que la situation dans notre parti belge était compliquée de ce point de vue, car il comptait dans ses rangs des éléments venus du parti socialiste, sans éducation révolutionnaire. Nous avons Dauge, un jeune camarade, très actif, mais éduqué dans l'esprit du parti de Vereeken, sans aucun esprit de discipline révolutionnaire. Et il y a Lesoil, totalement absorbé par sa sphère d'action locale. C'était une situation difficile. C'est aussi la raison pour laquelle Vereeken a pu, de nouveau, devenir le secrétaire national. Le malheur a été que les camarades venant du P.S. [P.O.B.], dès leur rupture avec lui, sont immédiatement devenus partisans de syndicats indépendants. Et ce fut le coup le plus grave pour le nouveau parti. J'ai échangé des lettres avec Dauge sur cette question — c'était pendant que nous étions en Norvège, la police s'est emparée de cette correspondance, l'a publiée et nous a accusés de plans machiavéliques, ce qui a rendu la situation plus difficile encore. Vereeken n'est pas intéressé par la question syndicale, seulement à la discuter. Dauge était pour des syndicats indépendants. Maintenant il a un peu appris, mais, dans l'intervalle, ça a été une catastrophe pour le parti. Lesoil était en principe contre cette attitude, mais, en pratique, il a soutenu Dauge.
Je crois que notre séparation d'avec Sneevliet est complète et qu'il n'apparaîtra pas à la conférence. Il n'a pas répondu à ma dernière lettre, dans laquelle je lui disais que, malgré tout, s'il souhaite être avec la IV° Internationale, etc. il réponde et que nous ferions notre possible, etc.
En ce qui concerne Vereeken, il faut qu'un parti des plus responsables lui donne un sérieux avertissement. Il viendra à la conférence et critiquera, mais je crois qu'il faut rédiger une mise en garde sévère, personnelle, énumérant toutes ses erreurs. Il faut qu'il sache que notre patience est à bout. Ce n'est plus un enfant ; il a quarante ans. Il est chauffeur, il travaille huit heures, et puis il milite, écrit des articles, prononce des discours, etc. mais il est très dangereux pour le parti.
Cannon — Quels progrès a fait la section française cette année ?
Trotsky — Ils n'ont pas enregistré de grands progrès cette année — c'était une année d'illusions Front populaire et seuls les éléments les plus courageux pouvaient venir vers nous. D'un autre côté, la situation a engendré des tendances sectaires. Certains cherchent une explication à la stagnation et à la lenteur du développement, non dans la situation objective — la grande vague du Front popularisme — mais dans l'insuffisance de notre mot d'ordre, plus précisément que nous considérions comme notre objectif de défendre l'U.R.S.S. en cas de guerre. C'est la tendance de Craipeau, un excellent élément, honnête, mais dogmatique, avec une forme d'esprit scolastique. Sur bien des questions il est avec Vereeken, mais il est plus discipliné dans son comportement, plus influençable, etc.
La situation dans notre Internationale n'est pas mauvaise en dépit de la sévère discussion sur la question russe. Je crois que le problème est d'éprouver, de contrôler, de vérifier leur attitude sur la question syndicale. Au cours des dernières années, les syndicats en France sont devenus de puissantes organisations. Ils avaient un million en tout dans deux organisations. Ils ont fusionné. Maintenant ils comptent cinq millions dans l'organisation unifiée; la direction est plus ou moins aux mains des staliniens qui se dissimulent en soutenant le Front populaire. Une rupture a déjà commencé entre le P.S. et le P.C. Elle donnerait à notre section française un élan positif. Ils ont les principes corrects, mais les camarades américains peuvent les aider par leur travail pratique.
Il y a eu deux autres incidents qui ont fait du mal à l'organisation. Un membre du comité national faisait de la fausse monnaie [6] — mais je ne sais pas si c'était pour enrichir le parti ou pour des raisons personnelles. Naturellement il a été exclu et le parti a démontré que ce n'était pas sous sa direction. Mais ce fut un coup sévère. Le second incident fut celui de deux jeunes camarades, Fred Zeller et Corvin [7]. Zeller était venu nous voir en Norvège avec un mandat des jeunesses socialistes. Je lui ai dit : « Maintenant vous êtes la cible des staliniens, vous devez être très prudent. » Immédiatement il a écrit une carte postale à un stalinien : « A bas Staline ! ». Elle a été reproduite dans la presse stalinienne. Puis il m'a écrit qu'il avait compris la leçon et serait plus prudent avec les staliniens. Mais il est tombé dans leurs griffes dans quelque sombre intrigue, et avec lui l'autre camarade, et ils ont été exclus tous les deux. C'étaient des dirigeants du mouvement de jeunesse et ce fut un coup dur pour le mouvement.
Je crois qu'il faut prévenir nos jeunes aux Etats-Unis. Nous avons des nouveaux, dévoués, mais inexpérimentés. Ils ignorent ce que les staliniens peuvent faire pour les provoquer. Des propositions étranges viendront de divers côtés. Il se peut qu'on trouve un jeune ouvrier ou étudiant révolutionnaire impliqué avec d'authentiques fascistes (cela peut venir de la Gestapo ou du G.P.U. en même temps), et de telles intrigues peuvent être absolument fatales à notre organisation, à l'internationalisme révolutionnaire.
R — Et l'Indochine ? N'avons-nous pas une forte section là ?
Trotsky — Oui, c'est une excellente section. Son dirigeant est en prison. Ils ont un hebdomadaire important et je crois que l'organisation a été déclaré illégale par le ministre socialiste français des colonies [8]. Il me semble que le journal aussi ; je ne sais pas s'il paraît régulièrement, il y a deux mois que je ne l'ai plus vu.
Schachtman — Si, il paraît. J'en ai vu des exemplaires.
Cannon — Et Molinier [9]
Trotsky — Molinier publie un organe théorique [10]. Il déclare qu'il est en principe avec nous, mais que notre politique d'organisation est mauvaise, et qu'il en a une meilleure. Son organisation est imprégnée de haine pour la nôtre. Il est bien possible que vous soyez obligés d'accorder de l'attention à cette question, et que Vereeken le défende à la conférence. Molinier devrait rester dehors, mais les autres, ses militants, on peut les admettre s'ils le demandent individuellement et si lui reste dehors. C'est un élément qui peut être très utile, mais seulement avec une grande organisation. Dans une organisation comme la nôtre, des gens comme lui ne font que du désordre. Vous pouvez lui proposer de venir aux Etats-Unis et lui promettre des relations personnelles amicales, et, après un an, nous verrons.
Quant à la section allemande — c'est plus la question d'organiser leur journal. Naturellement comme un mouvement d'émigrés qui n'a pas de base de masse. Elle a Unser Wort qui paraît régulièrement. Les sections allemandes de Suisse, d'Autriche et de Tchécoslovaquie ont mis sur pied un organe théorique, Der Einzige Weg [11]. La section allemande en tant que telle n'y est 'pas représentée, mais Walter Held [12] y participe. Je lui ai écrit pour lui demander pourquoi sa section n'y participe pas et j'attends une réponse. Le mieux serait de transformer cet organe en organe pour tous les camarades germanophones, et je pense que c'est réalisable. Nous avons d'excellents camarades, Johre et Fischer [13]. Johre est un excellent marxiste. Dans l'émigration, les choses sont très difficiles. Il est plein d'amertume — c'est pour cela qu'il a refusé de publier un mensuel théorique pour toute la section — mais c'est nécessaire. Les camarades sont très bien formés théoriquement. Adolphe [R. Klement], par exemple était tout à fait « bleu » il y a quelques années, et il est maintenant un marxiste formé. Il écrit très bien dans trois langues et en connaît six autres. Mais le malheur c'est que Sneevliet, Vereeken et maintenant Serge refusent de reconnaître l'autorité du S.I. — parce qu'il est formé de militants jeunes et que leur politique est mille fois meilleure.
Trotsky — Ils sont Maslow-Fischer. Sur toutes les questions qui provoquent discussion — la Russie, l'Espagne, la Chine — ils sont contre notre ligne. Ils ont un journal et signent leurs articles « Buntari » — les insurgés. Ils ont toujours été des insurgés ; ils ont une mentalité différente.
Serge est un excellent poète, un homme de lettres. Il écrit très bien et a été longtemps anarchiste. Il est resté en Russie pendant des années dans les prisons staliniennes. Il était courageux et honnête et n'a pas capitulé, ce qui était très positif. Mais il n'a pas suivi le développement de la IVe Internationale. Il est venu avec quelques idées très vagues — avec l'imagination du poète — pour rassembler le monde entier, le P.O.U.M., les anarchistes, nous. J'ai reçu de lui une lettre personnelle à propos de Sedov dans laquelle il disait qu'en dépit de divergences secondaires, etc. etc. il était avec nous. Sauf qu'elles ne sont pas secondaires. Ce serait bien que nos amis américains prennent l'initiative de lui conseiller de ne pas faire de politique. J'essaierai aussi de lui écrire — c'est très délicat — que je le considère comme un des meilleurs révolutionnaires et un des meilleurs écrivains, mais pas comme un politique.
Rosmer est très amical avec nous. Il était en rapports avec Sneevliet, mais s'en est maintenant éloigné. Je ne crois pas qu'il prendra une part active au mouvement, mais son autorité morale peut nous être très utile.
C'est très dur pour nos camarades français, ils vivent dans une misère financière — aucune comparaison possible avec nos riches yankees. Un billet d'un dollar — trente francs — au S.I., c'est une fortune.
Cannon — Nous avons envoyé cinquante dollars; nous avons un engagement mensuel régulier vis-à-vis du S.I.
Trotsky — Oh, ça c'est très, très bon. Et ils sont économes. Il faut avoir un sous-secrétariat à New York, avec la perspective qu'il puisse devenir le secrétariat réel. Nous ne savons pas ce que sera le destin de l'Europe si le fascisme continue d'avancer. S'il continue, l'Amérique sera alors l'unique endroit et un sous-secrétariat est nécessaire.
Notes
[1] Le congrès de fondation du S.W.P. s'était tenu à Chicago du 31 décembre 1937 au 3 janvier 1938 et il avait adopté une Déclaration de Principes, des statuts et des Thèses (Cf. G. Breitman Founding the Socialist Workers Party, 1982). Le 2e congrès du P.O.I. s'était tenu à Paris du 30 octobre au 1er novembre 1937 et avait adopté un certain nombre de résolutions sur des questions fondamentales. Les textes essentiels de ces deux congrès étaient publiés. La section allemande, elle, s'était profondément divisée à partir de 1936. Après toute une série de péripéties, la fraction dirigée par Jan Bur avait rompu pour rejoindre le groupe Die Internationale de Ruth Fischer et Maslow. Jan Bur était partisan de la révision de l'appréciation portée sur la nature de l'U.R.S.S. par Trotsky dans La Révolution trahie.
[2] La « Déclaration de Principes » du S.W.P. avait été adoptée par le congrès de fondation du S.W.P. à Chicago. Cf. G. Breitman, éd., Founding of the Socialist Workers Party, pp. 80-210. Max Shachtman (1903-1972), né à Varsovie, avait émigré tout enfant aux Etats-Unis, avait rejoint le parti communiste par l'une de ses composantes initiales en 1921 il était devenu membre du comité national des jeunesses en 1923 et leur secrétaire national en 1923. Il avait été transféré au parti en 1927. Il avait accompagné Cannon dans sa rupture.
[3] Il est question du N.A.S. (Nacionaal Arbeids-Secretariaat), une organisation syndicale existant depuis le début du siècle aux Pays-Bas, dirigé par Sneevliet.
[4] Chef du parti conversateur et chrétien militant, Hendrik Colijn (1869-1944) posait à l'antifasciste, ce qui ne l'empêcha pas de livrer à Hitler en 1934 de jeunes militants émigrés clandestinement.
[5] Sneevliet s'était contenté de se présenter au début de la conférence internationale « de Genève », qui s'était tenue, fin juillet, à la salle Pleyel à Paris, d'y protester contre le fait que l'on distribuait aux délégués la copie de la lettre de Trotsky et de partir en signe de protestation. Il avait néanmoins été élu membre du S.I. et avait ultérieurement participé à la réunion du bureau élargi de la IV° Internationale qui s'était tenue à Amsterdam en janvier 1937.
[5b] Peter J. Schmidt (1896-1952), ancien dirigeant de la gauche du parti social-démocrate néerlandais, avait fait scission en 1932 et fondé l'O.S.P., qui avait fusionné avec le R.S.P. en 1935 pour constituer le R.S.A.P. Schmidt avait rompu avec le bolchevisme au lendemain des procès de Moscou.
[6] Il s'agissait de Roger Clair (1900-1967), dessinateur industriel, ex-secrétaire du 10° rayon de Paris du P.C., exclu en 1935, membre du B.P. du P.O.I., qui venait d'être pris dans une affaire de fausse monnaie. Il fut acquitté lors du procès en 1939, et réintégré à la demande de Jean Rous.
[7] Fred Zeller (né en 1912), artiste peintre, dirigeant des J.S. de la Seine, avait refusé de s'incliner devant l'Union sacrée et exclu, avec ses camarades, en 1935, à l'initiative de l'appareil S.F.I.O. Il avait rendu visite à Trotsky en Norvège, et, gagné, avait assuré la transformation des J.S. en J.S.R. Mathias Corvin (né en 1911), métallo, dirigeant des J.S., avait suivi Zeller. Alors qu'ils étaient au P.O.I., ils s'embarquèrent tous deux également dans une affaire de financement. Ils furent réintégrés ultérieurement.
[8] Ce journal était l'hebdomadaire saïgonnais La Lutte, qui avait été, pendant plusieurs années, l'organe d'un « front unique » entre staliniens et trotskystes et qui, depuis un an, était devenu l'organe exclusif de ces derniers. Le ministre socialiste auquel Trotsky fait allusion et qui était en effet responsable des poursuites contre Ta Tu Thau et ses camarades, était Marius Moutet (1876-1968), avocat et député de la Drôme.
[9] Raymond Molinier (né en 1904) avait été l'un des pionniers de l'Opposition en France. Trotsky l'avait longtemps défendu mais la rupture avait eu lieu entre eux en 1935 et Molinier avait été exclu. Il dirigeait alors le parti communiste internationaliste, rival de la section "officielle", le P.O.I.
[10] Le P.C.I. publiait le journal La Commune et La Vérité comme revue théorique.
[11] C'était Klement qui avait associé, à l'initiative du S.I., les militants suisses, autrichiens et allemands de Tchécoslovaquie pour lancer cette revue.
[12] Heinz Epe, dit Walter Held (1910-1942), militant allemand émigré en Tchécoslovaquie, Hollande, puis Norvège, membre du bureau international des jeunes, était l'un des éléments conciliateurs de la section allemande en exil ravagée par les luttes fractionnelles. Il avait souvent rencontré Trotsky en Norvège.
[13] Johre était l'un des pseudonymes de Josef Weber (1901-1950), un ancien pianiste de Gelsenkirchen qui était devenu le véritable chef de l'organisation allemande en exil. Fischer était le pseudonyme d'Otto Schüssler (1905-1982), un ouvrier saxon qui avait été secrétaire de Trotsky à Prinkipo pendant un an.