Avant [1] d'essayer de r�pondre � vos questions, je dois vous pr�venir que je n'ai malheureusement pas eu l'occasion d'apprendre la langue juive, laquelle s'est en outre d�velopp�e depuis que je suis devenu adulte. Je n'ai pas eu et je n'ai toujours pas la possibilit� de suivre la presse juive, ce qui m'emp�che de donner une opinion pr�cise sur les diff�rents aspects d'un probl�me aussi important et aussi tragique. Je ne puis donc, dans ma r�ponse, me pr�valoir d'aucune esp�ce d'autorit�. Je vais n�anmoins essayer de dire ce que je pense.
Lorsque j'�tais jeune, j'avais plut�t tendance � pronostiquer que les Juifs des diff�rents pays seraient assimil�s et que la question juive dispara�trait ainsi, presque automatiquement.
Le d�veloppement historique du dernier quart de si�cle n'a malheureusement pas confirm� cette perspective. Le capitalisme en d�clin a d�cha�n� partout un nationalisme exacerb� dont l'antis�mitisme est un aspect. La question juive est devenue particuli�rement grave dans le pays capitaliste le plus d�velopp� d'Europe, l'Allemagne.
D'un autre c�t�, les Juifs de diff�rents pays ont cr�� leur propre presse et d�velopp� la langue yiddisch comme un instrument adapt� � la culture moderne. Il faut donc tenir compte du fait que la nation juive va se maintenir, pour toute une �poque � venir. Aujourd'hui les nations ne peuvent exister normalement sans territoire commun. Le sionisme est pr�cis�ment n� de cette id�e. Mais les faits quotidiens d�montrent que le sionisme est incapable de r�soudre la question juive. Le conflit entre Juifs et Arabes en Palestine prend un caract�re toujours plus tragique et toujours plus mena�ant. Je ne crois absolument pas que la question juive puisse �tre r�solue dans le cadre du capitalisme pourrissant et sous le contr�le de l'imp�rialisme britannique.
Mais, me demandez-vous, comment le socialisme peut-il r�soudre cette question ? Je ne puis l�-dessus formuler que des hypoth�ses. Quand le socialisme sera devenu ma�tre de notre plan�te, ou au moins de ses parties les plus importantes, il disposera dans tous les domaines de ressources inimaginables. L'histoire de l'humanit� a connu l'�re des grandes migrations sur la base de la barbarie. Le socialisme ouvrira la possibilit� de grandes migrations sur la base des techniques et de la culture les plus d�velopp�es. Il va sans dire qu'il ne s'agit pas ici de d�placements forc�s, c'est-�-dire de la cr�ation de nouveaux ghettos pour certaines nationalit�s, mais de d�placements librement consentis, ou plut�t r�clam�s par certaines nationalit�s ou fractions de nationalit�s. Les Juifs dispers�s qui voudront se r�unir dans la m�me communaut� trouveront sous le soleil un endroit suffisamment �tendu et riche. La m�me possibilit� sera offerte aux Arabes comme � toutes les nations dispers�es. La topographie nationale fera partie de l'�conomie planifi�e. Telle est la vaste perspective historique que j'envisage. Travailler pour le socialisme international, c'est travailler aussi pour la solution de la question juive.
Vous me demandez si la question juive existe encore en U.R.S.S. Oui, elle existe, de m�me qu'existent les questions ukrainienne, g�orgienne et m�me russe. La bureaucratie omnipotente �touffe le d�veloppement de la culture nationale comme de la culture tout court. Pire encore, le pays de la grande r�volution prol�tarienne est en train de traverser aujourd'hui une p�riode de profonde r�action. Si la vague r�volutionnaire avait raviv� les plus beaux sentiments de solidarit� humaine, la r�action thermidorienne, elle, a fait surgir � nouveau tout ce qu'il y avait de bas, d'obscur et d'arri�r� dans cet agglom�rat de 170 millions d'hommes. La bureaucratie n'h�site m�me pas, pour renforcer sa domination, � recourir de fa�on � peine dissimul�e aux tendances chauvines, et surtout aux tendances antis�mites. Le dernier proc�s de Moscou, par exemple, a �t� organis� avec le dessein � peine dissimul� de pr�senter les internationalistes comme des Juifs sans foi ni loi, capables de se vendre � la Gestapo allemande.
Depuis 1925 et surtout 1926, la d�magogie antis�mite, bien camoufl�e, inattaquable, va de pair avec des proc�s symboliques contre des pogromistes avou�s. Vous me demandez si l'ancienne petite bourgeoisie juive en U.R.S.S. a �t� socialement assimil�e par le nouvel environnement sovi�tique. Je ne peux vraiment pas vous donner de r�ponse claire sur ce point. Les statistiques sociales et nationales en U.R.S.S. sont extr�mement tendancieuses. Elles ne servent pas � �tablir la v�rit�, mais, avant tout, � glorifier les chefs, les dirigeants, ceux qui cr�ent le bonheur. Une importante partie de la petite bourgeoisie juive a �t� absorb�e par les formidables appareils de l'Etat, de l'industrie, du commerce, des coop�ratives, etc., surtout des couches sup�rieures et interm�diaires. Ce fait a engendr� une atmosph�re de sentiments antis�mites que les dirigeants manipulent adroitement afin de canaliser particuli�rement contre les Juifs le m�contentement qui existe contre la bureaucratie.
Sur le Birobidjan [2], je ne peux vous donner gu�re plus que mes estimations personnelles. Je ne connais pas cette r�gion, et encore moins les conditions dans lesquelles les Juifs s'y sont install�s. De toute fa�on, ce ne peut �tre qu'une exp�rience limit�e. L'U.R.S.S. � elle seule serait encore trop pauvre pour r�soudre sa propre question juive, m�me sous un r�gime beaucoup plus socialiste que ne l'est le r�gime actuel. Je le r�p�te, la question juive est indissolublement li�e � l'�mancipation compl�te de l'humanit�. Tout ce qui peut �tre fait d'autre en ce domaine ne peut constituer qu'un palliatif, voire souvent une lame � double tranchant, ainsi que le d�montre l'exemple de la Palestine.