1931

Article de L�on Trotski dans le Bulletin de l�Opposition, datant de novembre-d�cembre 1931, num�ro 25-26, intitul� � Explications donn�es dans un cercle d�amis (sous-titr� Sur la question des �l�ments de double pouvoir en URSS) �.
Premi�re parution en fran�ais sur le site de "Convergences R�volutionnaires" (juillet 2020).


�uvres - Septembre 1931

L�on Trotsky

Sur la question des �l�ments de double pouvoir en URSS

Explications donn�es dans un cercle d�amis

2 septembre 1931


� Est-ce juste, cependant, de parler de double pouvoir en URSS ?

Nous ne parlons jamais de double pouvoir, mais seulement d��l�ments de double pouvoir�

� C�est tout � fait juste, j�avais justement cela en vue. Mais m�me une telle formulation suscite des doutes. Les �l�ments de double pouvoir ont toujours exist� dans la r�publique sovi�tique, depuis le premier jour de son existence. Pourquoi parlons-nous d�eux seulement maintenant ? Car la NEP a �t� la reconnaissance officielle d��l�ments de double pouvoir dans l��conomie. Maintenant, le rapport de force entre les tendances capitaliste et socialiste dans l��conomie a chang� au profit du socialisme. Entretemps, c�est justement maintenant que nous avons commenc� � parler d��l�ments de double pouvoir. Cela ne peut-il pas susciter une repr�sentation, selon laquelle nous consid�rons le d�veloppement du double pouvoir, et par cons�quent la chute de la dictature prol�tarienne in�vitable ?

Il est indiscutable que dans chaque soci�t� de classe on peut d�couvrir des �l�ments du r�gime qui a pr�c�d�, aussi bien que du r�gime qui s�appr�te � venir remplacer celui qui existe. Toute la question, cependant, est quelle classe domine et dans quelle mesure elle domine. La bourgeoisie fait, quand elle s�y voit oblig�e, des concessions �conomiques et politiques importantes au prol�tariat, qui cr�� les bases d�appui importantes pour le futur dans les tr�fonds de la soci�t� capitaliste. Mais dans la mesure o� la bourgeoisie elle-m�me d�cide ce qu�elle conc�de et ce qu�elle ne conc�de pas, dans la mesure o� le pouvoir reste entre ses mains, dans la mesure o� elle s�appuie avec assurance sur l�appareil bureaucratique et les forces arm�es, dans cette mesure il n�y a pas de raison de parler d��l�ments de double pouvoir. La NEP est apparue comme une concession consciente et strictement calcul�e par le pouvoir prol�tarien � l�encontre des masses petites-bourgeoises de la population. Ce que l�on conc�de et dans quelle mesure on le conc�de, cela a �t� d�cid� par la dictature du prol�tariat, en premier chef par le Parti communiste, en sa qualit� de dirigeant vivant des soviets. La situation est maintenant incommensurablement moins favorable pour ce qui est ce point principal, malgr� les grands succ�s �conomiques. Maintenant il n�y a pas de parti qui dirige l�appareil sovi�tique ; celui-ci, de son c�t�, est totalement mis de c�t� par l�appareil bureaucratique ; et ce dernier est compl�tement imbib� d��l�ments d�une autre classe : les proc�s des saboteurs auraient d� ouvrir les yeux des aveugles de ce point de vue�

� Mais est-ce qu�il n�y avait pas de tels processus dans le pass� ? Est-ce qu�il n�y avait pas diff�rentes conspirations dans le pass� ? Souvenons-nous de l�affaire du Centre national, du proc�s des SR, etc. Cependant, nous ne parlions alors pas d��l�ments de double pouvoir�

C�est tout � fait vrai. Mais entre les vieux proc�s et les nouveaux il y a une diff�rence qualitative profonde. Il y �tait question de comploteurs, qui agissaient de fa�on ill�gale et qui concentraient des forces pour un coup d��tat arm�, ou qui organisaient des actes terroristes. Il y a l� aussi peu d��l�ments de double pouvoir que dans l�activit� pass�e des r�volutionnaires dans la Russie tsariste. Les saboteurs des derni�res ann�es ont agi de fa�on tout � fait diff�rente. Ils occupaient des postes dirigeants de responsabilit� dans l�appareil �conomique. Leur sabotage consistait � ce qu�ouvertement et en toute transparence, avec l�accord du Bureau politique, ils mettaient en place des programmes dirig�s en fait contre la construction socialiste et la dictature du prol�tariat. L�opposition de gauche les d�non�ait. Mais l�appareil du parti, dirig� par la fraction stalinienne dirigeante, a combattu durant quelques ann�es l�opposition de gauche, d�montrant aux ouvriers que les plans �conomiques des saboteurs sont une pure incarnation du l�ninisme. Si les saboteurs sont des agents de la bourgeoisie, alors l�appareil d��tat, qu�ils dirigeaient dans une si grande mesure selon leurs vues, n�est pas un appareil fiable du prol�tariat, mais il inclut dans ses rangs d�importants �l�ments de pouvoir d�une autre classe. L�importance de ces �l�ments est multipli�e des centaines de fois par le fait que l�appareil du parti combat les r�volutionnaires prol�tariens qui d�masquent les saboteurs. Au moment o� les Ramzines mettaient en place leurs programmes non seulement l�galement, mais avec force sous la surveillance des Krzyzanowskis, Oustrialov exigeait que le Bureau politique arr�te et exile ceux qui s�opposaient aux Ramzines, et Staline accomplissait la commande sociale d�Oustrialov. N�est-il pas clair que nous avons devant nous des �l�ments de double pouvoir aux plus hauts sommets de l�appareil d��tat ?

� Mais on a quand m�me puni les saboteurs et chang� la politique ?

� Bien s�r. Si cela ne s��tait pas pass�, il aurait fallu parler non des �l�ments de double pouvoir, mais du passage de la bureaucratie centriste au service de la bourgeoisie et de la chute de la dictature du prol�tariat, comme d�un fait accompli. C�est le point de vue de Korsch, d�Urbahns, de Pfemfert, mais pas le n�tre. Cependant, il serait compl�tement faux de penser que le changement de la politique centriste vers la gauche signifie la liquidation politique des �l�ments de double pouvoir. L��lan artificiel donn� aux tempos de l�industrialisation et de la collectivisation peut �tre dans la m�me mesure un acte de sabotage, tout comme leur ralentissement artificiel. Les sympt�mes de ce fait sont manifestes. Le parti, entre temps, est encore plus �cras�, l�appareil encore plus d�moralis�. Dans quelle mesure non seulement l�appareil d��tat, mais �galement celui du parti, sont impr�gn�s par les Bess�dovskis, les Dimitri�vskis, les Agab�kovs, en g�n�ral par les ennemis de classe qui �touffent les Rakovski et excluent les Riazanov ? Dans quelle mesure cet appareil sera un instrument de la dictature du prol�tariat � l�heure de l��preuve d�cisive ? Qui peut r�pondre � cette question ? Personne ! Mais cela veut justement dire que l�appareil d��tat de la dictature du prol�tariat a un caract�re contradictoire, c�est-�-dire qu�il est impr�gn� d��l�ments de double pouvoir.

� Est-ce que cela ne veut-il pas dire que l��volution conduit au double pouvoir tranch� ?

� On ne peut r�pondre � cela par des suppositions. C�est une question de rapport de forces. Il se v�rifie et se r�sout dans le processus de la lutte elle-m�me. L�opposition de gauche occupera une bonne place dans cette lutte. Elle n�est pas nombreuse, mais ce sont des cadres, en outre hautement qualifi�s, d�une forte trempe. La cristallisation autour de ces cadres peut se faire tr�s rapidement dans un moment critique.

� Que veut dire le slogan Comit� central de coalition ? Ne peut-il �tre compris dans le sens d�un bloc sans principe des trois fractions ? Dans quelle mesure le slogan est-il applicable aux partis europ�ens ?

� Commen�ons par la derni�re question : mettre en avant le slogan du Comit� central de coalition en Allemagne ou en France serait simplement dr�le. L�opposition de gauche exige pour soi des places non au Comit� central, mais dans le parti. La composition du Comit� central sera d�termin�e par le parti sur la base du centralisme d�mocratique. En URSS, la situation est sensiblement diff�rente. Il n�y a pas de parti l�-bas, il est dilu� dans les millions de personnes dont les noms ont �t� port�s sur les listes du parti et des komsomols ; et ces membres sont maintenus de fa�on artificielle dans une situation atomis�e et d�impuissance id�ologique. Dans un moment de crise politique, l�appareil du parti peut se retrouver suspendu au-dessus du chaos et commencera lui-m�me � se d�sagr�ger imm�diatement. Comment trouver une solution dans une telle situation ? Comment trouver le parti ? Et entre temps, les �l�ments du parti, tr�s nombreux et tr�s pr�cieux, bien que dilu�s dans des millions de personnes qui n�ont pas l�esprit du parti, existent, et � l�heure du danger ils seront pr�ts � r�pondre � l�appel. Dans ces conditions, le Comit� central de coalition sera, en fait, la commission d�organisation pour le r�tablissement du parti. La question n�est pas un slogan de principe ou l�une des issues organisationnelles possibles d�une situation compl�tement exceptionnelle et unique. Mais, bien s�r, c�est juste une formule purement hypoth�tique.


� Que pensez-vous du slogan « gouvernement ouvrier et paysan » ?

� Je suis n�gatif en g�n�ral, en particulier pour l�Allemagne. M�me en Russie, o� la question agraire jouait un r�le d�cisif, et o� nous avions un mouvement r�volutionnaire paysan, m�me en 1917 nous n�avancions pas ce slogan. Nous parlions de gouvernement du prol�tariat et de la paysannerie pauvre, c�est-�-dire des demi-prol�taires, qui suivent le prol�tariat. Cela d�termine enti�rement le caract�re de classe du gouvernement. Il est vrai qu�apr�s nous avons appel� le gouvernement sovi�tique ouvrier-paysan. Mais � ce moment-l�, la dictature du prol�tariat �tait d�j� un fait, le Parti communiste �tait au pouvoir, et par cons�quent le nom de gouvernement ouvrier-paysan ne pouvait susciter aucun double sens ou introduire une confusion. Mais passons � l�Allemagne : mettre en avant ici le slogan de gouvernement ouvrier et paysan, comme si on mettait au m�me niveau le prol�tariat et la paysannerie, est incompatible avec quoi que ce soit. O� est en Allemagne le mouvement r�volutionnaire paysan ? On ne peut op�rer en politique avec des donn�es fausses ou suppos�es. Quand nous parlons de gouvernement ouvrier, nous pouvons alors expliquer au journalier qu�il est question d�un gouvernement qui le d�fendra contre les exploiteurs, m�me s�ils sont paysans. Quand nous parlons, par contre, du gouvernement ouvrier-paysan, nous perturbons le journalier, l�ouvrier agricole, qui est pour nous en Allemagne mille fois plus important que le « paysan » abstrait ou « le paysan moyen » qui nous est hostile. On ne peut se rapprocher des paysans pauvres en Allemagne que seulement via les ouvriers agricoles. On ne peut neutraliser les couches interm�diaires paysannes qu�en rassemblant seulement le prol�tariat avec le slogan de gouvernement ouvrier.

� Les r�f�rences � L�nine pour renforcer le slogan « gouvernement ouvrier et paysan » sont-elles justes ?

� Absolument fausses. Le slogan lui-m�me a �t� mis en avant, dans la mesure o� je m�en souviens, entre le 4e et le 5e congr�s de l�IC, comme un instrument de lutte contre le « trotskisme ». C�est avec ce slogan que s�est faite la constitution de la fameuse Internationale paysanne. Le secr�taire de l�Internationale paysanne, T�odorovitch, a formul� un nouveau slogan marxiste : « la lib�ration des paysans doit �tre l��uvre des paysans eux-m�mes ». Le slogan du gouvernement ouvrier et paysan correspond enti�rement � cette id�ologie d��pigone ; il n�a rien � voir avec le l�ninisme.

2 septembre 1931


Archives Trotsky Archives Internet des marxistes
Pr�c�dent Haut de la page Sommaire Suite Fin