1928 |
[Source Léon Trotsky, Œuvres 2e série, volume 1, janvier 1928 à juillet 1928. Institut Léon Trotsky, Paris 1988, pp. 132-134, titre : « Notre situation à Alma-Ata »] |
3 mai 1928
Voilà quatre mois que nous sommes à Alma-Ata. Nous nous y sommes à peu près habitués et pouvons plus ou moins nous représenter ce que sera demain. Je vous raconte l’essentiel.
Le climat est beaucoup moins méridional et clément que nous le pensions. Le printemps ne semble pas s’annoncer jusqu’à présent. Il y a à peine une semaine, il est tombé une neige abondante qui a tenu pendant deux jours. A présent le temps est mitigé : deux jours tièdes et ensoleillés, puis deux à trois jours froids, pluvieux et gris. Finalement, on n’attend la tiédeur que l’après-midi. C’est vrai que la ville est toute en jardins. Mais elle est aussi toute poussière et malaria, particulièrement les parties moyenne et basse (nous vivons dans la partie moyenne). Notre appartement – 75 rue Krassine – se trouve dans la même cour que les archives de la région. L’appartement lui-même est bien – il y a même l’électricité, ce qui est rare ici pour les habitations particulières. Mais comme je l’ai déjà indiqué, le climat de cette partie de la ville où nous habitons n’est pas très sain. Nous avons l’intention de déménager dans un lieu situé à plus haute altitude vers la fin du mois de mai. A flanc de montagne, à cinq ou six verstes d’ici, il y a ce qu’on appelle des datchas, c’est-à-dire des baraques de bois pour l’été. On dit que la malaria ne parvient pas jusque-là. Les conditions de vie dans cette ville sont difficiles. Depuis trois mois que nous vivons ici, le pain manque presque tout le temps, de même que la plupart des autres produits alimentaires et industriels. Il y a des queues partout et en permanence. Le prix du poud de farine atteint 8 à 10 roubles (au 3 mai, il a grimpé jusqu’à 17 roubles), celui de l’avoine 4 à 5 roubles; pendant les derniers mois, l’entretien d’un cheval coûtait à un cocher environ 100 à 120 roubles. Aujourd’hui, le manque de pain est devenu critique. Ces problèmes soulèvent évidemment l’inquiétude des camarades sur notre existence. Je vous prie surtout de ne pas vous inquiéter : nous vivons dans des conditions relativement bonnes, particulièrement comparées à celles des autres camarades.
Le bruit court que je suis malade. Je reçois de différentes parts des télégrammes et des lettres interrogateurs. A ce sujet, la situation est celle-ci : j’ai été souffrant lorsque je suis arrivé, puis j’ai eu une période de parfaite santé physique. A présent je suis dans une troisième phase : j’ai des poussées de fièvre, deux à trois jours de faiblesse, puis tout redevient normal pour quelques jours. Ce sont évidemment des accès de malaria; j’y fais attention. De façon générale, je suis pleinement en mesure de travailler. Natalia Ivanovna, en revanche, a de nouveau la malaria, sous une forme aiguë et douloureuse.
J’emploie ma capacité de travail et mon temps libre à étudier. Je travaille essentiellement sur l’appréciation des dix années d’après-guerre (économie et politique internationales, mouvement révolutionnaire international). J’ai commencé par l’Orient : Chine, Japon... Le deuxième travail auquel m’a poussé Préobrajensky, ce sont mes mémoires. Je ne peux pas attendre des conditions meilleures, pour ce travail. Par ailleurs, je traduis de l’allemand un pamphlet de Marx non encore publié – Karl Vogt – et de l’anglais une petite brochure de l’utopiste anglais Hodgskin.
Nous avons emporté ici quelques livres, plusieurs caisses, bien qu’en proportion moindre que les journaux. Nous commençons à présent à en recevoir de Moscou et même de l’étranger. Nous nous sommes abonnés à la Pravda et à Ekonomitcheskaja Jizn’. Des camarades nous envoient des journaux locaux de Bakou, Tiflis et Voronej. Le cam. Rakovsky envoie quotidiennement d’Astrakhan un paquet de journaux étrangers. Le cam. Sosnovsky nous approvisionne en coupures de journaux sibériens. Nous recevons également de temps à autre des journaux étrangers de Moscou. La bibliothèque locale est relativement bien fournie en livres anciens. Malheureusement ils ne sont pas classés et la plupart gisent en tas chaotiques. J’y ai accès et j’en retire ce qu’il me faut. Le fond est évidemment insuffisant pour un travail scientifique systématique, d’autant qu’il y a extrêmement peu de livres récents.
J’entretiens une abondante correspondance, qui a tendance à s’accroître rapidement. Pour le 1er mai, nous avons reçu deux dizaines de télégrammes, la plupart émanant de groupes. Les lettres mettent 15 à 18 jours pour parvenir de Moscou. Pour compléter, j’ajoute que je suis allé deux fois à la chasse de printemps. Mon fils et moi en avons rapporté un grand nombre de canards. La saison de chasse s’est terminée le 1er avril ; nous nous préparons maintenant à la pêche.
Voilà rapidement décrit l’essentiel de ce que je peux vous indiquer sur notre vie quotidienne. Inutile de préciser que notre moral à tous les trois est excellent et solide. Les lettres que nous recevons en grand nombre dénotent la même fermeté. Je suis tout à fait d’accord avec ce que vous écrivez au sujet de Piatakov. Déjà il y a deux ans, il me disait qu’il voulait s’éloigner de la politique et devenir fonctionnaire. Il le répétait souvent.
Je vous serre la main, et vous souhaite d’utiliser le « répit » actuel pour étudier.
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