1924 |
En 1924, Trotsky publie ce texte, qui tire les premiers enseignements d'Octobre. Sa publication est �videmment li�e au combat qui s'est engag� en Russie face � la mont�e de la bureaucratie. Ces "le�ons" seront d'ailleurs � l'origine de la premi�re campagne anti-trotskyste men�e en URSS. |
Les le�ons d'Octobre
L'insurrection d'Octobre et la "l�galit�" sovi�tiste
En septembre, aux jours de la Conf�rence D�mocratique, L�nine exigeait l'insurrection imm�diate.
" Pour traiter l'insurrection en marxistes - �crivait-il - c'est-�-dire comme un art, nous devons en m�me temps, sans perdre une minute, organiser un �tat-major des d�ta�chements insurrectionnels, r�partir nos forces, lancer les r�giments fid�les sur les points les plus importants, cerner le th��tre Alexandra, occuper la forteresse Pierre-et-Paul, arr�ter le grand �tat-major et le gouvernement, envoyer contre les �l�ves-officiers et la "division sauvage” des d�tachements pr�ts � se sacrifier jusqu'au dernier homme plut�t que de laisser p�n�trer l'ennemi dans les parties centrales de la ville; nous devons mobiliser les ouvriers arm�s, les convoquer � la bataille supr�me, occuper simul�tan�ment le t�l�graphe et le t�l�phone, installer notre �tat-major insurrectionnel � la station t�l�phonique centrale, le relier par t�l�phone � toutes les usines, � tous les r�giments, � tous les points o� se d�roule la lutte arm�e, Tout cela, certes, n'est qu'approximatif, mais j'ai tenu � prouver qu'au moment actuel on ne saurait rester fid�le au marxisme, � la r�volution sans traiter l'insurrection comme un art."
Cette fa�on d'envisager les choses pr�supposait la pr�paration et l'accomplissement de l'insurrection par l'interm�diaire du Parti et sous sa direction, la victoire devant �tre ensuite sanctionn�e par le Congr�s des soviets. Le Comit� Central n'accepta pas cette proposition. L'insurrection fut canalis�e dans la voie sovi�tiste et reli�e au 2� Congr�s des soviets. Cette divergence de vues exige une explication sp�ciale; elle rentrera alors natu�rellement dans le cadre non pas d'une question de principes, mais d'une question purement technique, quoique d'une grande importance pratique.
Nous avons d�j� dit combien L�nine craignait de laisser passer le moment de l'insurrection. En pr�sence des h�sitations qui se manifestaient dans les sommit�s du Parti, l'agitation reliant for�mellement l'insurrection � la convocation du 2� Congr�s des Soviets lui paraissait un retard inadmissible, une concession � l'irr�solution et aux irr�solus, une perte de temps, un v�ritable crime. L�nine revient � maintes reprises sur cette pens�e � partir de la fin de septembre.
� Il existe dans le C.C. et parmi les dirigeants du Parti - �crit-il le 29 septembre - une tendance, un courant en faveur de l'attente du Congr�s des soviets et contre la prise imm�diate du pouvoir, contre l'insurrection imm�diate. Il faut combattre cette tendance, ce courant." Au d�but d'octobre, L�nine �crit "Temporiser est un crime, attendre le Congr�s des soviets est du formalisme enfantin, absurde, une trahison � la r�volution." Dans ses th�ses pour la conf�rence de Petrograd du 8 octobre, il dit : "Il faut lutter contre les illusions constitutionnelles et les espoirs au Congr�s des Soviets, il faut renoncer � l'intention d'attendre co�te que co�te ce Congr�s. ” Enfin, le 24 octobre, il �crit : "Il est clair que maintenant tout retard dans l'insurrection �quivaut � la mort", et plus loin : "L'Histoire ne pardonnera pas un retard aux r�volution�naires qui peuvent vaincre (et vaincront certainement) aujourd'hui, mais risquent de tout perdre, s'ils attendent � demain."
Toutes ces lettres, o� chaque phrase �tait forg�e sur l'enclume de la r�volution, pr�sentent un int�r�t exceptionnel pour la carac�t�ristique de L�nine et l'appr�ciation du moment. Le sentiment qui les inspire, c'est l'indignation contre l'attitude fataliste, expectative, social-d�mocrate, menchevique envers la r�volution, consid�r�e comme une sorte de film sans fin. Si le temps est en g�n�ral un facteur important de la politique, son importance est centupl�e en temps de guerre et de r�volution. Il n'est pas s�r que l'on puisse faire demain ce que l'on peut faire aujourd'hui. Aujourd'hui, il est possible de se soulever, de terrasser l'ennemi, de prendre le pouvoir, demain, ce sera peut-�tre impossible. Mais prendre le pouvoir, c'est modifier le cours de l'histoire; est-il possible qu'un tel �v�nement puisse d�pendre d'un intervalle de 24 heures ? Certes, oui. Quand il s'agit de l'insurrection arm�e, les �v�nements se mesurent, non pas au kilom�tre de la politique, mais au m�tre de la guerre. Laisser passer quelques semaines, quelques jours, parfois m�me un seul jour, �quivaut, dans certaines conditions � la reddition de la r�volution, � la capitulation. Sans la pression, la critique, la m�fiance r�volution�naire de L�nine, le parti, vraisemblablement, n'aurait pas redress� sa ligne au moment d�cisif, car la r�sistance dans les hautes sph�res �tait tr�s forte et, dans la guerre civile comme dans la guerre en g�n�ral, l'�tat-major joue toujours un grand r�le.
Mais, en m�me temps, il est clair que la pr�paration de l'insur�rection sous le couvert de la pr�paration du 2� Congr�s des Soviets, et le mot d'ordre de la d�fense de ce congr�s nous conf�raient des avantages inestimables. Depuis que nous, Soviet de Petrograd, nous avions annul� l'ordre de Kerensky concernant l'envoi des deux tiers de la garnison au front, nous �tions effec�tivement en �tat d'insurrection arm�e. L�nine, qui se trouvait alors en dehors de Petrograd, n'appr�cia pas ce fait dans toute son importance. Autant que je m'en souvienne, il n'en parla pas alors dans ses lettres. Pourtant, l'issue de l'insurrection du 25 octobre �tait d�j� pr�d�termin�e aux trois quarts au moins au moment o� nous nous oppos�mes � l'�loignement de la garnison de Petrograd, cr��mes le Comit� Militaire R�volutionnaire (7 octobre), nomm�mes nos commissaires � toutes les unit�s et institutions militaires et, par l� m�me, isol�mes compl�tement, non seulement l'�tat-major de la circonscription militaire de Petrograd, mais aussi le gouvernement. En somme, nous avions l� une insurrection arm�e (quoique sans effusion de sang) des r�giments de Petrograd contre le Gouvernement Provisoire, sous la direction du Comit� Militaire R�volutionnaire et sous le mot d'ordre de la pr�paration � la d�fense du 2� Congr�s des Soviets qui devait r�soudre la question du pouvoir. Si L�nine conseilla de commencer l'insurrection � Moscou o� selon lui elle �tait assur�e de triompher sans effusion de sang, c'est que, de sa retraite, il n'avait pas la possibilit� de se rendre compte du revirement radical qui s'�tait produit, non seulement dans l'�tat d'esprit, mais aussi dans les liaisons organiques, dans toute la hi�rarchie militaire, apr�s le soul�vement "pacifique” de la garnison de la capitale vers le milieu d'octobre. Depuis que, sur l'ordre du Comit� Militaire R�volutionnaire, les bataillons s'�taient refus�s � sortir de la ville, nous avions dans la capitale une insurrection victorieuse � peine voil�e (par les derniers lambeaux de l'Etat d�mocratique bourgeois). L'insurrection du 25 octobre n'eut qu'un caract�re compl�mentaire. C'est pourquoi elle fut si indolore. Au contraire, � Moscou, la lutte fut� beaucoup plus longue et plus sanglante, quoique le pouvoir du Conseil des Commissaires du Peuple f�t d�j� instaur� � Petrograd. Il est �vident que si l'insurrection avait commenc� � Moscou avant le coup de force de Petrograd, elle e�t �t� encore de plus longue dur�e et le succ�s en e�t �t� fort douteux. Or, un �chec � Moscou e�t eu une grave r�percussion � Petrograd. Certes, m�me avec le plan de L�nine, la victoire n'�tait pas impossible, mais la voie que suivirent les �v�nements se trouva beaucoup plus �cono�mique, beaucoup plus avantageuse et donna une victoire plus compl�te.
Nous avons eu la possibilit� de faire co�ncider plus ou moins exactement la prise du pouvoir avec le moment de la convocation du 2� Congr�s des Soviets, uniquement parce que l'insurrection arm�e “silencieuse" presque "l�gale" - tout au moins � Petrograd - �tait d�j� aux trois quarts, sinon aux neuf dixi�mes, un fait accompli. Cette insurrection �tait "l�gale", en ce sens qu'elle surgit des conditions "normales” de la dualit� du pou�voir. Maintes fois d�j�, il �tait arriv� au soviet de Petrograd, m�me lorsqu'il �tait aux mains des conciliateurs, de contr�ler ou de modifier les d�cisions du gouvernement. C'�tait l� une fa�on de faire cadrant enti�rement avec la constitution du r�gime connu dans l'histoire sous le nom de k�renkysme. Quand nous, bolche�viks, nous e�mes obtenu la majorit� au soviet de Petrograd, nous ne f�mes que continuer et accentuer les m�thodes de dualit� du pouvoir. Nous nous charge�mes de contr�ler et de r�viser l'ordre de l'envoi de la garnison au front. Par l� m�me, nous couvr�mes des traditions et des proc�d�s de la dualit� de pouvoir, l'insur�rection effective de la garnison de Petrograd. Bien plus, unis�sant dans notre agitation la question du pouvoir et la convocation du 2� Congr�s des Soviets, nous d�velopp�mes et approfond�mes les traditions de cette dualit� de pouvoir et pr�par�mes le cadre de la l�galit� sovi�tiste pour l'insurrection bolchevique dans toute la Russie.
Nous ne bercions pas les masses d'illusions constitutionnelles sovi�tistes, car, sous le mot d'ordre de la lutte pour le 2� Congr�s, nous gagnions � notre cause et groupions les forces de l'arm�e r�volutionnaire. En m�me temps, nous r�uss�mes, beaucoup plus que nous l'esp�rions, � attirer nos ennemis, les conciliateurs, dans le pi�ge de la l�galit� sovi�tiste. Ruser politiquement est toujours dangereux, surtout en temps de r�volution, car il est difficile de tromper l'ennemi et l'on risque d'induire en erreur les masses qui vous suivent. Si notre "ruse" r�ussit compl�tement, c'est parce qu'elle n'�tait pas une invention artificielle de strat�ge ing�nieux, d�sireux d'�viter la guerre civile, parce qu'elle d�coulait naturellement de la d�composition du r�gime conciliateur, de ses contradictions flagrantes. Le Gouvernement Provisoire voulait se d�barrasser de la garnison. Les soldats ne voulaient pas aller au front. A ce sentiment naturel, nous don�n�mes une expression politique, un but r�volutionnaire, un couvert "l�gal".� Par l�, nous assur�mes l'unanimit� au sein de la garnison et li�mes �troitement cette derni�re aux ouvriers de Petrograd. Nos ennemis, au contraire, dans leur situation d�sesp�r�e et leur d�sarroi, �taient enclins � prendre pour argent comptant cette l�galit� sovi�tiste. Ils voulaient �tre tromp�s et nous leur en donn�mes enti�rement la possibilit�.
Entre nous et les conciliateurs se d�roulait une lutte pour la l�galit� sovi�tiste. Pour les masses, les Soviets �taient la source du pouvoir. C'�tait des Soviets qu'�taient sortis Kerensky, Ts�r�telli, Skobelev. Mais, nous aussi, nous �tions �troitement li�s aux Soviets par notre mot d'ordre fondamental : tout le pouvoir aux Soviets. La bourgeoisie tenait sa filiation de la Douma d'Empire; les conciliateurs tenaient la leur des Soviets, mais ils voulaient r�duire � rien le r�le de ces derniers. Nous, nous venions des Soviets, mais pour leur transmettre le pouvoir. Les conciliateurs ne pouvaient encore rompre leurs attaches avec les Soviets; aussi s'empress�rent-ils d'�tablir un pont entre la l�galit� sovi�tiste et le parlementarisme. A cet effet, ils convoqu�rent la Conf�rence D�mocratique et cr��rent le pr�-Parlement. La participation des Soviets au pr�-Parlement sanctionnait en quel�que sorte leur action. Les conciliateurs cherchaient � prendre la R�volution � l'app�t de la l�galit� sovi�tiste pour la canaliser dans le parlementarisme bourgeois.
Mais, nous aussi, nous avions int�r�t � utiliser la l�galit� sovi�tiste. A la fin de la Conf�rence D�mocratique, nous arra�ch�mes aux conciliateurs leur consentement � la convocation du 2� Congr�s des Soviets. Ce congr�s les mit dans un embarras extr�me : en effet, ils ne pouvaient s'opposer � sa convocation sans rompre avec la l�galit� sovi�tiste; d'autre part, ils se ren�daient parfaitement compte que, par sa composition, ce congr�s ne leur promettait rien de bon. Aussi, en appelions-nous d'autant plus instamment � ce congr�s comme au ma�tre des destin�es du pays et, dans toute notre propagande, nous invitions � le soutenir et � le prot�ger contre les attaques in�vitables de la contre-r�volution. Si les conciliateurs nous avaient attrap�s sur la l�galit� sovi�tiste par le pr�-Parlement sorti des Soviets, nous les attra�pions � notre tour sur cette m�me l�galit� sovi�tiste au moyen du 2� Congr�s des Soviets. Organiser une insurrection arm�e sous le mot d'ordre de prise du pouvoir par le Parti �tait une chose, mais pr�parer, puis r�aliser l'insurrection, en invoquant la n�ces�sit� de d�fendre les droits du Congr�s des Soviets, en �tait une autre.
De la sorte, en voulant faire co�ncider la prise du pouvoir avec le 2� Congr�s des Soviets, nous n'avions nullement l'espoir na�f que ce congr�s pouvait par lui-m�me r�soudre la question du pouvoir. Nous �tions compl�tement �trangers � ce f�tichisme de la forme sovi�tiste. Nous menions activement le travail n�cessaire dans le domaine de la politique, de l'organisation, de la technique militaire pour nous emparer du pouvoir. Mais nous couvrions l�galement ce travail en nous r�f�rant au prochain congr�s qui devait d�cider la question du pouvoir.
Tout en menant l'offensive sur toute la ligne, nous avions l'air de nous d�fendre. Au contraire, le Gouvernement Provisoire, s'il avait voulu se d�fendre s�rieusement, aurait d� interdire la convocation du Congr�s des soviets et, par l�-m�me, fournir � la partie adverse le pr�texte de l'insurrection arm�e, pr�texte qui �tait pour lui le plus avantageux. Bien plus, non seulement nous mettions le Gouvernement Provisoire dans une situation politique d�savantageuse, mais nous endormions sa m�fiance.
Les membres du gouvernement croyaient s�rieusement qu'il s'agissait pour nous du parlementarisme sovi�tiste, d'un nouveau Congr�s o� l'on adopterait une nouvelle r�solution sur le pouvoir � la mani�re des r�solutions des soviets de Petrograd et de Moscou, apr�s quoi le gouvernement, se r�f�rant au Pr�-parle�ment et � la prochaine Assembl�e Constituante, nous tirerait sa r�v�rence et nous mettrait dans une situation ridicule. C'�tait l� la pens�e des petits-bourgeois les plus raisonnables, et nous en avons une preuve incontestable dans le t�moignage de Kerensky.
Dans ses souvenirs, ce dernier raconte la discussion orageuse qu'il eut dans la nuit du 24 au 25 octobre, avec Dan et autres, au sujet de l'insurrection qui se d�veloppait d�j� � fond.
"Dan me d�clara tout d'abord - raconte Kerensky - qu'ils �taient beaucoup mieux inform�s que moi et que j'exag�rais les �v�nements sous l'influence des commu�nications de mon �tat-major r�actionnaire. Puis il m'assura que la r�solution de la majorit� du soviet, r�solution d�sa�gr�able "pour l'amour-propre du gouvernement", contri�buerait indiscutablement � un revirement favorable de l'�tat d'esprit des masses, que son effet se faisait d�j� sentir et que maintenant l'influence de la propagande bolchevique "tomberait rapidement”.
"D'autre part, d'apr�s lui, les bolcheviks dans leurs pourparlers avec les leaders de la majorit� sovi�tiste s'�taient d�clar�s pr�ts � "se soumettre � la volont� de la majorit� des soviets" et dispos�s � prendre "d�s demain” toutes les mesures pour �touffer l'insurrection qui “avait �clat� contre leur d�sir, sans leur sanction". Dan conclut en rappelant que les bolcheviks "d�s demaiin" (toujours demain !) licencieraient leur �tat-major militaire et me d�clara que toutes les mesures prises par moi pour r�pri�mer l'insurrection ne faisaient qu'"exasp�rer" les masses et que, par mon "immixion", je ne faisais qu' “emp�cher les repr�sentants de la majorit� des soviets de r�ussir dans leurs pourparlers avec les bolcheviks sur la liquida�tion de l'insurrection".
Or, au moment o� Dan me faisait cette remarquable communication, les d�tachements arm�s de la garde rouge occupaient successivement les �difices gouvernementaux. Et, presque aussit�t apr�s le d�part de Dan et ses cama�rades du Palais d'Hiver, le ministre des Cultes, Kartachev, revenant de la s�ance du Gouvernement Provisoire, fut arr�t� sur la Millionna�a et conduit � Smolny o� Dan �tait retourn� poursuivre ses entretiens avec les bolcheviks. Il faut le reconna�tre, les bolcheviks agirent alors avec une grande �nergie et une habilet� consomm�e. Alors que l'in�surrection battait son plein et que les "troupes rouges” op�raient dans toute la ville, quelques leaders bolcheviks sp�cialement affect�s � cette t�che, s'effor�aient, non sans succ�s, de donner le change aux repr�sentants de la "d�mocratie r�volutionnaire". Ces roublards pass�rent toute la nuit � discuter sans fin sur diff�rentes formules qui devaient soi-disant servir de base pour une r�concilia�tion et la liquidation de l'insurrection. Par cette m�thode de “pourparlers”, les bolcheviks gagn�rent un temps extr�mement pr�cieux pour eux. Les forces combatives des s.-r. et des mencheviks ne furent pas mobilis�s � temps. Ce qu'il fallait d�montrer!" (A. Kerensky, Deloin.)
Voil�, en effet, ce qu'il fallait d�montrer ! Comme on le voit, les conciliateurs se laiss�rent prendre compl�tement au pi�ge de la l�galit� sovi�tiste. La supposition de Kerensky, d'apr�s laquelle des bolcheviks sp�cialement affect�s � cette mission induisaient en erreur les mencheviks et les s.-r. au sujet de la liquidation prochaine de l'insurrection, est fausse. En r�alit�, prirent part aux pourparlers, ceux des bolcheviks qui voulaient v�ritable�ment la liquidation de l'insurrection et la constitution d'un gou�vernement socialiste sur la base d'un accord entre les partis. Mais, objectivement, ces parlementaires rendirent � l'insurrec�tion un certain service en alimentant de leurs illusions les illu�sions de l'ennemi. Mais ils ne purent rendre ce service � la r�volution que parce que en d�pit de leurs conseils et de leurs avertissements, le Parti, avec une �nergie infatigable, menait et parachevait l'insurrection.
Pour le succ�s de cette large man�uvre enveloppante, il fallait un concours exceptionnel de circonstances grandes et petites. Avant tout, il fallait une arm�e qui ne voulait plus se battre. Tout le d�veloppement de la r�volution, particuli�rement dans la premi�re p�riode, de f�vrier � octobre inclus, aurait eu un tout autre aspect si, au moment de la r�volution, nous n'avions pas eu une arm�e paysanne vaincue et m�contente de plusieurs millions d'hommes. Ce n'est que dans ces conditions qu'il �tait possible de r�aliser avec succ�s avec la garnison de Petrograd l'exp�rience qui pr�d�terminait la victoire d'Octobre. Il ne saurait �tre question d'�riger en loi cette combinaison sp�ciale d'une insurrection tranquille, presque inaper�ue, avec la d�fense de la l�galit� sovi�tiste contre les korniloviens. Au contraire, on peut affirmer avec certitude que cette exp�rience ne se r�p�tera jamais et nulle part sous cette forme. Mais il est n�cessaire de l'�tudier soigneusement. Cette �tude �largira l'horizon de chaque r�volutionnaire en lui d�voilant la diversit� des m�thodes et moyens susceptibles d'�tre mis en action, � condition qu'on s'assigne un but clair, qu'on ait une id�e nette de la situation et la volont� de mener la lutte jusqu'au bout.
A Moscou, l'insurrection fut beaucoup plus prolong�e et causa plus de victimes. La raison en est, dans une certaine mesure, que la garnison de Moscou n'avait pas subi une pr�paration r�volutionnaire comme la garnison de Petrograd (envoi des bataillons sur le front).
L'insurrection arm�e, nous le r�p�tons, s'effectua � Petrograd en deux fois : dans la premi�re quinzaine d'octobre, lorsque, se soumettant � la d�cision du soviet qui r�pondait enti�rement � leur �tat d'esprit, les r�giments refus�rent d'accomplir l'ordre du commandement en chef, et, le 25 octobre, lorsqu'il ne fallait d�j� plus qu'une petite insurrection compl�mentaire pour abattre le gouvernement de F�vrier. A Moscou, l'insurrection se fit en une seule fois. C'est l�, vraisemblablement, la principale raison pour laquelle elle tra�na en longueur. Mais il y en avait une autre : une certaine irr�solution de la part de la direction. A plusieurs reprises, on passa des op�rations militaires aux pourparlers pour revenir ensuite � la lutte arm�e. Si les h�sitations de la direction, h�sitations que sentent parfaitement les troupes, sont en g�n�ral nuisibles en politique, elles deviennent mortellement dangereuses pendant une insurrection. A ce moment, la classe dominante a d�j� perdu confiance en sa propre force, mais elle a encore en mains l'appareil gouvernemental. La classe r�volutionnaire a pour t�che de s'emparer de l'appareil �tatique; pour cela il lui faut avoir confiance en ses propres forces. Du moment que le Parti a entra�n� les travailleurs dans la voie de l'insurrection il doit en tirer toutes les cons�quences n�cessaires. A la guerre comme � la guerre, et l�, moins que partout ailleurs, les h�sitations et pertes de temps ne sauraient �tre tol�r�es. Pi�tiner, tergiverser, ne serait-ce que pendant quelques heures, rend partiellement aux dirigeants confiance en eux-m�mes et enl�ve aux insurg�s une partie de leur assurance. Or, cette confiance, cette assurance d�termine la corr�lation des forces qui d�cide de l'issue de l'insurrection. C'est sous cet angle qu'il faut �tudier pas � pas la marche des op�rations militaires � Moscou dans leur combinaison avec la direction politique.
Il serait extr�mement important de signaler encore quelques points o� la guerre civile se d�roula dans des conditions sp�ciales (lorsqu'elle se compliquait par exemple de l'�l�ment national). Une telle �tude bas�e sur un examen minutieux des faits est de nature � enrichir consid�rablement notre conception du m�ca�nisme de la guerre civile, et, par l� m�me, � faciliter l'�labora�tion de certaines m�thodes, r�gles, proc�d�s ayant un caract�re suffisamment g�n�ral pour que l'on puisse les introduire dans une sorte de statut de la guerre civile [1] . Toujours est-il que la guerre civile en province �tait pr�d�termin�e dans une large mesure par son issue � Petrograd, quoiqu'elle tra�n�t en longueur � Moscou. La R�volution de F�vrier avait endommag� consid�ra�blement l'ancien appareil; le Gouvernement Provisoire qui en avait h�rit� �tait incapable de le renouveler et de le consolider. Par suite, l'appareil �tatique entre f�vrier et octobre ne fonction�nait que par l'inertie bureaucratique. La province �tait habitu�e � s'aligner sur Petrograd : elle l'avait fait en f�vrier, elle le fit de nouveau en octobre. Notre grand avantage �tait que nous pr�parions le renversement d'un r�gime qui n'avait pas encore eu le temps de se former. L'instabilit� extr�me et le manque de confiance en soi-m�me de l'appareil �tatique de f�vrier facilita singuli�rement notre travail en maintenant l'assurance des masses r�volutionnaires et du Parti lui-m�me.
En Allemagne et en Autriche, il y eut, apr�s le 9 novembre 1918, une situation analogue. Mais l�, la social-d�mocratie combla elle-m�me les br�ches de l'appareil �tatique et aida � l'�tablissement du r�gime bourgeois r�publicain qui, maintenant encore, ne peut �tre consid�r� comme un mod�le de stabilit�, mais qui pourtant compte d�j� six ann�es d'existence. Quant aux autres pays capitalistes, ils n'auront pas cet avantage, c'est-�-dire, cette proximit� de la r�volution bourgeoise et de la r�volution prol�tarienne. Depuis longtemps d�j�, ils ont accompli leur r�volution de f�vrier. Certes, en Angleterre, il y a encore pas mal de sur�vivances f�odales, mais on ne saurait parler d'une r�volution bourgeoise ind�pendante en Angleterre. D�s qu'il aura pris le pouvoir, le prol�tariat anglais, du premier coup de balai, d�bar�rassera le pays de la monarchie, des lords, etc. La r�volution prol�tarienne en Occident aura affaire � un Etat bourgeois enti�rement form�. Mais cela ne veut pas dire qu'elle aura affaire � un appareil stable, car la possibilit� m�me de l'insurrection prol�tarienne pr�suppose une d�sagr�gation assez avanc�e de l'Etat capitaliste. Si, chez nous, la r�volution d'Octobre a �t� une lutte contre un appareil �tatique qui n'avait pas encore eu le temps de se former apr�s f�vrier, dans les autres pays, l'insur�rection aura contre elle un appareil �tatique en �tat de dislo�cation progressive.
En r�gle g�n�rale, comme nous l'avons dit au IV� Congr�s de l'l.C., il est � supposer que la r�sistance de la bourgeoisie dans les anciens pays capitalistes sera beaucoup plus forte que chez nous; le prol�tariat remportera plus difficilement la victoire; par contre, la conqu�te du pouvoir lui assurera une situation beau�coup plus ferme, beaucoup plus stable que la n�tre au lendemain d'Octobre. Chez nous la guerre civile ne s'est v�ritablement d�velopp�e qu'apr�s la prise du pouvoir par le prol�tariat dans les principaux centres urbains et industriels et a rempli les trois premi�re ann�es d'existence du pouvoir sovi�tiste. Il y a beaucoup de raisons pour que, en Europe centrale et occidentale, le pro�l�tariat ait plus de peine � s'emparer du pouvoir; par contre, apr�s la prise du pouvoir, il aura beaucoup plus que nous les mains libres. Evidemment, ces conjonctures ne peuvent avoir qu'un caract�re conditionnel. L'issue des �v�nements d�pendra dans une large mesure de l'ordre dans lequel la r�volution se produira dans les diff�rents pays d'Europe, des possibilit�s d'in�tervention militaire, de la force �conomique et militaire de l'Union Sovi�tique � ce moment. En tout cas, l'�ventualit�, tr�s vraisemblable, que la conqu�te du pouvoir se heurtera en Europe et en Am�rique � une r�sistance beaucoup plus s�rieuse, beaucoup plus acharn�e et r�fl�chie des classes dominantes que chez nous, nous oblige � consid�rer l'insurrection arm�e et la guerre civile en g�n�ral comme un art.
Notes
[1] Voir L. Trotsky : Les questions de la guerre civile, Pravda, 6 sept.1924.
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