1922 �tat ouvrier, N.E.P., dictature du prol�tariat, syndicats, gr�ves...
Un texte publi� initialement dans le Bulletin Communiste

�uvres - avril 1922

L�on Trotsky

La gr�ve dans l��tat ouvrier

13 avril 1922

L�un des plus grands partis politiques de la Russie adoptait, il y a cinq ans, lors d�un de ses plus importants congr�s, une r�solution dans laquelle il �tait dit :

Le prol�tariat russe, agissant dans un des pays les plus arri�r�s de l�Europe, au sein des masses d�une population petite-bourgeoise, ne peut s�assigner pour but la r�alisation imm�diate du socialisme.
Mais ce serait la plus grande faute et, pratiquement, un service � la bourgeoisie que de d�duire de ce fait la n�cessit� pour la classe ouvri�re de soutenir la classe bourgeoise ou de limiter son activit� dans les cadres appropri�s � la petite bourgeoisie; ou encore d�en d�duire la n�cessit� pour le prol�tariat de renoncer au r�le dirigeant qui lui incombe dans la propagande et l�accomplissement de diverses mesures pratiques imm�diates, possibles, et constituant des pas vers le socialisme.
La nationalisation du sol est l�une de ces mesures. Sans sortir imm�diatement des cadres de l�ordre bourgeois, elle atteindrait directement le droit de propri�t� priv�e, des moyens de production et renforcerait d�autant l�influence du prol�tariat socialiste sur les demi-prol�taires de la campagne.
Le contr�le des banques par l�Etat, leur fusion en une banque centrale, le contr�le des Compagnies d�assurances et des grands syndicats capitalistes, ainsi que le passage progressif � une plus juste r�partition des imp�ts sur le revenu et sur la propri�t�, doivent �tre d�autres mesures dans le m�me sens.
La vie �conomique est m�re pour leur accomplissement; elles sont indiscutablement possibles tout de suite : elles peuvent trouver l�appui politique des grandes masses paysannes qui en b�n�ficieraient sous tous les rapports !

Quel parti adoptait cette r�solution ? Le n�tre, le parti bolchevik. Dans quel congr�s ? A son importante conf�rence pan-russe de P�trograd, les 24-29 avril 1917. Pour la premi�re fois, au lendemain de la chute du tsarisme, notre parti se r�unissait et pr�cisait sa tactique en vue de la r�volution sociale. Le texte de la motion cit�e avait �t� dans l�ensemble r�dig� par L�nine. 140 voix contre 8 abstentions l�adopt�rent.

Il y a un an, on e�t dit que ce document n�a plus qu�une valeur historique. Il a aujourd�hui recouvr� une signification actuelle. On pourrait dire, avec quelques r�serves pr�cises, que notre parti revient maintenant � ses positions d�avril 1917, positions qu�il s��tait choisies � une �poque o� il lui �tait possible de d�finir plus tranquillement sa tactique que pendant les ann�es de guerre civile acharn�e dont naquit le communisme de guerre.

Les militants qui prendront la peine d�approfondir la r�solution cit�e comprendront que notre nouvelle orientation �conomique n�est, sous bien des rapports qu�un retour � l�ancienne ligne de conduite telle que nous l�avions d�finie il y a environ cinq ans. Et les questions qui se posent aujourd�hui � nous au sujet des syndicats ne leur appara�tront plus inattendues.

La question syndicale, qui suscitait il y a un an de si chaudes discussions dans le Parti et y provoquait la formation de tendances, est aujourd�hui r�solue � l�unanimit�. C�est qu�il y a un an, le passage � la nouvelle � ou plut�t � la vieille � politique �conomique se pr�parait seulement. A la veille du X� Congr�s du Parti Communiste russe, la p�riode de transition commen�ait. Le X� Congr�s si�gea au moment le plus grave du revirement, pendant les �v�nements de Cronstadt. Le Parti commen�ait seulement � prendre conscience de la n�cessit� de grands changements, mais ne se les repr�sentait pas encore exactement.

Le X� Congr�s rempla�a les r�quisitions par l�imp�t en nature. De cette d�cision capitale, tout le reste devait d�couler. Nous ne nous rendions pas encore compte alors de ses cons�quences quant au r�le des syndicats. Mais si nous passons � l�imp�t en nature, si nous admettons un certain retour au capitalisme, si nous conc�dons des entreprises, si nous encourageons l�initiative priv�e, il va de soi qu�il ne peut plus �tre question de l��tatisation rapide des syndicats et de la transmission de toute la direction de l�industrie aux syndicats. On le voit maintenant mieux qu�� l��poque du X� Congr�s.

La r�cente r�solution du Comit� Central du Parti modifie sur trois points essentiels le r�le des syndicats :
1. Leur participation � la vie �conomique est transform�e;
2. De l�enregistrement obligatoire de tous les travailleurs par le syndicat, nous revenons au principe de l�adh�sion volontaire;
3. Le syndicat redevient un organe de d�fense des travailleurs consid�r�s comme vendant leur main-d��uvre.

C�est cette derni�re modification qui pose la question du droit de gr�ve dans l�Etat prol�tarien sur laquelle j�ai l�intention de m�arr�ter.

Les syndicats sont loin de renoncer � toute participation � l�organisation de l��conomie. Il faut le souligner, car nos r�centes r�solutions sont d�j� d�form�es par certains camarades dans ce sens. Le camarade V. Yarotsky a �crit que � la t�che essentielle des syndicats, t�che d�organisation �conomique, est � peu pr�s enti�rement �limin�e �.

C�est tout a fait inexact. �Ecole du communisme d�une fa�on g�n�rale, les syndicats doivent plus particuli�rement �tre pour les ouvriers d�abord et ensuite pour tous les travailleurs des �coles d�administration socialiste de la production.� Ainsi s�exprime la r�solution du Comit� Central.

Nos syndicats doivent renoncer aux formes d�interventions dans l�organisation �conomique que l�exp�rience a condamn�es. Comme le dit la r�solution du Comit� Central, ils doivent renoncer � � l�intervention imm�diate, improvis�e, incomp�tente, irresponsable, dans la direction de l�industrie �, mais ils doivent en m�me temps continuer assid�ment leur participation au travail �conomique. La r�solution du Comit� Central pr�cise de quelle fa�on.

Mais revenons � la gr�ve.

La renaissance du capital priv� et l�apparition du capital concessionnaire entra�ne la formation d�un prol�tariat travaillant non avec l�Etat ouvrier, mais pour des capitalistes. Il n�est d�j� plus insignifiant. La commission �conomique provinciale de Moscou nous a donn� sur le nombre d�ouvriers employ�s dans la capitale, par l�industrie priv�e, les chiffres suivants :

Travailleurs du bois, 2.000; b�timent, 10.000; industrie chimique, 1.500; cuirs et peaux, 1.300; m�tallurgie, 2.000; industrie textile, 1.000; services d�alimentation, 3.000; alimentation, 7.000; v�tement, 1.000; livre, 1.500. Nous n�avons pas pu v�rifier l�exactitude de ces chiffres; mais, tenant compte que les magasins lou�s � Moscou sont au nombre de 20.000 environ et qu�on y emploie 9.096 salari�s, nous arrivons � un total de 50.000 personnes employ�es par l�industrie priv�e, si m�me nos premi�res donn�es sont quelques peu exag�r�es. Cela, tandis que le Conseil �conomique de Moscou n�a encore conc�d� � l�industrie priv�e que 205 entreprises sur une liste totale de 542 entreprises destin�es � l��tre. A P�trograd, la Commission �conomique provinciale nous donne les chiffres suivants des salari�s employ�s par l�industrie priv�e :

Fabriques et usines1880
Ateliers3877
Petites entreprises528
TOTAL
6285

Mais cette statistiques est tr�s incompl�te, puisqu�elle comprend ni les travailleurs du b�timent, ni les employ�s de commerce, ni quelques autres cat�gories de salari�s. Il n�y en a pas moins de 10.000 � P�trograd, dans l�industrie priv�e. Et si l�on consid�re l�affaiblissement num�rique du prol�tariat de cette ville, ce chiffre appara�t comme assez important. Il est d�ailleurs appel� � s�accro�tre, d�autant plus que le capital concessionnaire n�a pas encore fait son apparition parmi nous.

De toute �vidence, les syndicats doivent prendre � c�ur la d�fense des salari�s travaillant pour l�industrie priv�e. Les int�ress�s ne souhaitant pas toujours en ce moment l�intervention du syndicat dans leurs affaires. Dans les conditions extr�mement dures de la p�riode transitoire actuelle, le travail chez le capitaliste peut para�tre parfois le meilleur. Mais ils se rendront compte avant peu que la protection de l�Etat ouvrier et du syndicat contre l�exploiteur leur est indispensable.

Pour d�fendre ces cat�gories de salari�s, nos syndicats doivent reconstituer des caisses de gr�ve et se pr�parer � des luttes nouvelles. Cela ne veut pas dire que nous aurons toujours recours, dans les concessions et les entreprises priv�es, � la gr�ve. Au contraire, les syndicats agissant en r�gime des soviets avec le concours illimit� de l�Etat, trouveront souvent bien d�autres moyens d�amener le concessionnaire et l�entrepreneur � satisfaire les revendications ouvri�res.


Voil� qui est �vident. Beaucoup plus difficile � r�soudre est le probl�me de la gr�ve dans les entreprises de l�Etat, dans les entreprises sovi�tistes. Nul n�ignore que, pendant nos quatre ann�es de lutte, nous avons vu de ces gr�ves. Et tant que nous serons aussi pauvres, tant que nous souffrirons de la profonde mis�re caus�e par le blocus, par l�intervention �trang�re, par le sabotage de certains techniciens, nous devrons nous attendre � des conflits dans l�industrie de l�Etat, au cours desquels la gr�ve ne sera pas toujours �vitable.

Lorsque se produisirent les premi�res gr�ves de ce genre contre l�Etat ouvrier, les mencheviks et les socialistes r�volutionnaires y virent le sympt�me de la chute prochaine du r�gime des Soviets. Ils ne comprenaient pas les gr�ves auxquelles nous avions affaire avaient objectivement et subjectivement un caract�re radicalement diff�rent de celui des gr�ves sous l�ancien r�gime et sous le gouvernement de K�rensky. Nous ne voulons pas dire qu�elles aient toutes �t� innocentes et idylliques. Loin de l�. Il leur est plus d�une fois arriv� d�avoir une teinte contre-r�volutionnaire. Elles ont fait un mal inappr�ciable � notre vie �conomique et � l'Etat ouvrier. Mais il n�en est pas moins vrai qu�elles ne furent pas des faits de lutte de classe, mais plut�t des querelles intestines dans une classe. Quand la situation �conomique devenait � peu pr�s intenable, quand le manque d�argent et la crise du combustible atteignaient plus particuli�rement une cat�gorie d�ouvriers, celle-ci exprimait parfois sa protestation par la gr�ve. La gr�ve �tait extr�mement nuisible. Elles n�arrangeait rien, elle n�am�liorait certes pas la situation �conomique et financi�re, elle ne rem�diait en rien � la crise du combustible. Elle montrait seulement le manque de conscience, d�organisation et de fermet� int�rieure de quelques �l�ments ouvriers. Elle procurait le plus grand plaisir aux contre-r�volutionnaires de toute esp�ces, prolongeait la guerre civile, accroissait le d�sarroi �conomique. Mais elle ne ressemblait en rien aux mouvements de classe qui ont jet� bas l�ancien r�gime. C��tait comme on l�a dit, dans la r�solution de notre Comit� Central, � des conflits entre des groupes isol�s de la classe ouvri�re et certaines institutions de l�Etat ouvrier �.

Tels quels, ces conflits ont fait le plus grand mal � l�Etat ouvrier et, partant, � la classe ouvri�re. Mais il �tait impossible de les pr�venir.

Deux causes profondes les provoquaient :
1. Notre pauvret�, les ruines accumul�es chez nous par l�imp�rialisme;
2. Les fautes graves de certaines institutions de l�Etat ouvrier atteintes de � d�formation bureaucratique �.

Laquelle de ces deux causes fut la plus importante dans chaque cas d�fini, nous ne le saurions exactement conna�tre. En tout cas, la t�che de nos syndicats c�est de pr�venir, par des interventions intelligentes, les gr�ves provoqu�es par la � d�formation bureaucratique � et, par des arrangements amiables, ainsi que par une aide cordiale apport�e � nos organes �conomiques, celles que pourrait encore entra�ner la pauvret� du pays.

T�che difficile. Pour l�accomplir, il faut des militants vivant au sein des masses, avec les masses, de la vie des masses, sachant les comprendre, sachant appr�cier, sans id�alisation superflue, leur degr� de conscience et la puissance sur elle des anciens pr�jug�s, sachant conqu�rir leur confiance et leur affection.

A l��poque du communisme de guerre, les dirigeants de nos syndicats n�avaient qu�une r�ponse � faire aux gr�vistes : � Vous n�avez pas le droit de cesser le travail, ni d�exiger du syndicat qu�il d�fende vos int�r�ts de vendeurs de main-d��uvre. L�Etat des Soviets est un Etat ouvrier. Dans un Etat ouvrier, point n�est besoin d�organes sp�ciaux pour d�fendre l�int�r�t de l�ouvrier �. Au fond, cette r�ponse �tait juste et le reste. Mais elle devient bient�t une d�plorable formule officielle, si les syndicats ne sont pas �troitement m�l�s � la vie ouvri�re et s�ils ne savent pas combattre efficacement la � d�formation bureaucratique � de certains organes de l�Etat, s�ils ne savent pas prouver � l�ouvrier le plus arri�r� que tout ce qui �tait possible dans son int�r�t a �t� fait. Il y a en cette mati�re une limite difficile � saisir, mais qu�il faut savoir ne pas franchir. Si les syndicats ne vivent pas de la vie m�me des masses laborieuses, s�ils ne font pas leur possible pour am�liorer sans cesse leur condition, la solution th�orique de la question du droit de gr�ve dans l�Etat ouvrier n�est plus qu�une n�faste formule produisant sur le travailleur un effet diam�tralement oppos� � l�effet voulu.

Nous savons tous combien nos ressources mat�rielles sont restreintes et combien il nous est difficile d�augmenter en ce moment les salaires r�els des travailleurs employ�s par l�industrie d�Etat. Mais a-t-on fait tout ce qui �tait possible ? En ce qui concerne par exemple les conditions hygi�niques du travail dans notre industrie ? A-t-on fait tout ce que notre pauvret� actuelle nous permettrait de faire, ne f�t-ce que pour les ouvriers des entreprises les plus importantes de l�Etat ? Non. Et mille fois non.

�Un des meilleurs moyens et des plus infaillibles d�appr�cier la justesse et l�efficacit� du travail des syndicats nous est fourni par les r�sultats de sa politique en vue d��viter dans les entreprises de l�Etat les conflits collectifs, en se pr�occupant en toute mati�re de l�int�r�t des ouvriers et en �liminant � temps utile les causes de conflits.�

Ainsi s�exprime avec beaucoup de justesse la r�solution du Comit� Central. Si l�on peut dire que dans l�Etat bourgeois, le meilleur syndicat, le plus combatif, c�est pr�cis�ment celui qui a soutenu le plus de luttes, il faut dire que, dans les usines de l�Etat ouvrier, la v�rit� est exactement contraire. Mais pour liquider les gr�ves, la politique de pr�voyance, � le souci de sauvegarder en toute mati�re l�int�r�t des ouvriers �, doivent �tre substitu�s � tous les autres moyens parfois employ�s aux jours difficiles de la guerre civile.

L�Etat ouvrier traversant une p�riode de transition telle que la n�tre, ne peut interdire, par une loi, la gr�ve dans ses �tablissements industriels, bien qu�il soit �vident aux yeux de tous les travailleurs conscients que cette gr�ve soit nuisible, absurde et parfois contre-r�volutionnaire. Mais l�Etat ouvrier ne peut pas non plus proclamer dans ses usines le droit de gr�ve comme le voudraient, pour le plus grand avantage de la bourgeoisie, les socialistes-r�volutionnaires et les mencheviks. Et ce n�est pas l� une contradiction tactique. C�est une contradiction dans la vie m�me, dans la dure r�alit� d�une p�riode de transition.

Plus l�Etat des Soviets se fortifiera, mieux nous rel�verons notre vie �conomique, plus rapidement nous cicatriserons les blessures que nous ont faites la guerre et la contre-r�volution, mieux nous �liminerons de notre vie sociale le menchevisme et le �socialisme r�volutionnaire� de ceux qui, pendant des ann�es, ont soutenu la r�action, mieux les syndicats r�ussiront � r�soudre pacifiquement les conflits � et plus la classe ouvri�re deviendra consciente et moindre sera la d�formation bureaucratique de nos organes de l�Etat et plus vite dispara�tra cette contradiction.

Les nouvelles t�ches assign�es aux syndicats attribuent bien des droits � leurs militants. Mais aussi nous attendons beaucoup de leur travail. La campagne dont le plan est esquiss� dans la r�solution du Comit� Central de notre Parti prendra des mois. Cette r�solution, en effet, ne concerne pas seulement le mouvement syndical. Elle embrasse la situation de la classe ouvri�re tout enti�re dans la p�riode actuelle, en Russie des Soviets.

Nos syndicats doivent se transformer. Ils doivent rena�tre. Que le Parti soit pr�t de son c�t� ! Une �uvre immense est � accomplir. Et les syndicats doivent � tout prix se mettre � la hauteur des grandes n�cessit�s nouvelles.


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