1921

 


Oeuvres - juillet 1921

Léon Trotsky

Lettre à Cachin et Frossard

14 juillet 1921


Moscou le 14 juillet 1921

Chers amis,

Je profite de l'occasion pour essayer, dans une lettre privée, d'élucider quelques points obscurs, et de dissiper quelques malentendus qui ont pu naître par suite de la difficulté des communications entre Paris et Moscou. Depuis les événements révolutionnaires de mars 1921 en Allemagne [1], la presse bourgeoise ayant répété sur tous les tons que le mouvement de mars avait été provoqué par un ordre de Moscou, moi, et, autant que je sache, quelques autres camarades, nous avons, par suite de nos embarras intérieurs, craint que ces bruits ne semassent l'alarme au sein des autres partis communistes d'Europe. Il est à espérer que le 3ème congrès a dissipé tous les doutes et appréhensions à ce sujet. Ces appréhensions, partout où elles ont surgi (et peut-être en France) n'ont pu se développer que par suite de l'insuffisance réciproque d'informations.

Il est évident que, si même nous adoptions exclusivement le point de vue des intérêts de la Russie des soviets, et non ceux de la révolution européenne, nous devrions dire que ce ne sont pas des insurrections partielles et, à plus forte raison, des insurrections artificiellement provoquées, mais uniquement la victoire révolutionnaire du prolétariat européen qui peut nous être d'un véritable secours. C'est pourquoi les intérêts de la Russie exigent uniquement des mouvements, des insurrections découlant logiquement et nécessairement du développement interne du prolétariat européen. Et cela seul exclut la possibilité d' ukases » quelconques de la part de Moscou. Mais Moscou n'est pas du tout pour le point de vue « moscovite ». La république soviétique russe n'est pour nous qu'un point de départ de la révolution européenne et mondiale dont les intérêts, pour nous, priment tout, dans toutes les questions importantes. Le 3ème congrès, je l'espère, ne peut laisser là-dessus subsister aucun doute.

Autant que l'on puisse en juger de si loin, la préparation politique de la France à la révolution s'effectue avec une admirable régularité. Vous approchez, c'est clair, de la période « kerenskiste » c'est-à-dire du régime du bloc radicaux et socialistes qui représente la première réaction, confuse, contre l'époque militaire. La période « kerenskiste » française, qui sera caractérisée par l'exaspération et le désespoir du petit-bourgeois, l'égoïsme du paysan refusant de payer les frais de la guerre, l'esprit conservateur de l'ouvrier privilégié dont l'espoir est de conserver la situation que lui a faite la guerre, etc., cette période « kerenskiste », dis-je marquera un ébranlement profond de l'appareil d'Etat. Entre les cliques impérialistes et leurs Galliffet en herbe, d'une part, et la révolution prolétarienne de l'autre, viendra s'interposer, comme un tampon, le bloc impuissant des radicaux et des socialistes, des Caillaux, Longuet et consorts. Ce sera une magnifique introduction à la révolution prolétarienne. Si le Bloc national expirant arrive cependant à faire passer sa loi contre les communistes, nous ne pourrons qu'être reconnaissants au destin d'une telle faveur. Les persécutions de la police, les poursuites administratives, les arrestations et les perquisitions seront une excellente école pour le communisme français à la veille de son entrée dans la phase des événements décisifs. Nous suivons avec le plus grand intérêt et la plus pro­fonde attention la campagne énergique que vous menez dans l'Hu­manité contre la loi Briand-Barthou [2]. Si vous faites échouer la manoeuvre de ces derniers, l'autorité du parti en sera renforcée considérablement. Si pourtant elle passe, cela aussi apportera de l'eau à notre moulin.

Dans la mesure où l'Humanité reflète la ligne de conduite des dirigeants du parti, il est clair que cette ligne devient de plus en plus radicale, de plus en plus résolue. Il est regrettable que, par l'Humanité, on ne puisse que difficilement juger de l'état d'esprit des masses ouvrières. Ainsi l'Humanité ne contient presque pas de lettres d'ouvriers, de correspondance de fabriques et d'usines, ou autres documents reflétant directement la vie quotidienne des masses. Il serait extrêmement important pour le communisme fran­çais comme pour le communisme mondial que l'on sût plus exac­tement quels sont les milieux prolétariens qui lisent l'Humanité et quelles sont les matières qu'ils lisent de préférence. Le groupe organisé des collaborateurs et correspondants ouvriers deviendra, à un moment donné, l'appareil de l'insurrection révolutionnaire, fera appliquer par les masses les mots d'ordre et les directives de son journal et confèrera au mouvement spontané cette unité qui lui a si souvent manqué au cours des révolutions antérieures. Un journal révolutionnaire ne peut planer au-dessus de la masse, il doit avoir d'innombrables racines dans la masse elle-même.

La question de l'attitude du parti envers la classe ouvrière est, avant tout, celle de l'attitude du parti envers les syndicats. Autant que nous puissions en juger d'ici, c'est là actuellement la question la plus aiguë et la plus angoissante du mouvement ouvrier français. Le groupe de la Vie ouvrière représente une fraction précieuse du mouvement ouvrier français, car il a rallié un assez grand nom­bre de militants sûrs, dévoués, éprouvés. Mais si ce groupe — ce que je ne crois pas — continuait à se tenir à l'écart, à rester fermé, risquerait de se transformer en secte et de devenir un frein au développement ultérieur des syndicats et du parti. Par sa politique actuelle, amorphe, à l'égard des syndicats, le parti contribue à ren­forcer les côtés faibles de la Vie ouvrière et retarde le développe­ment de ses côtés forts. Le parti doit s'assigner pour tâche de conquérir les syndicats de l'intérieur. Il ne s'agit pas de priver les syndicats de leur autonomie et de les soumettre au parti, ce serait une absurdité ; il s'agit que les communistes deviennent au sein des syndicats les meilleurs travailleurs syndicaux, qu'ils gagnent la confiance des masses et acquièrent une influence décisive dans les syndicats. Il va de soi que les communistes dans les syndicats agis­sent comme membres disciplinés du parti dont ils appliquent les directives fondamentales. Il faut coûte que coûte avoir dans le comité central du parti quelques ouvriers communistes qui jouent un rôle important dans le mouvement syndical.
Il est indispensable que les communistes qui travaillent dans le mouvement syndical se réunissent périodiquement et discutent entre eux leurs méthodes de travail sous la direction des membres du comité central du parti. Tout en maintenant, cela va de soi, les rapports les plus amicaux avec les syndicalistes révolutionnaires qui sont en dehors du parti, nous devons d'ores et déjà créer dans les syndicats nos propres noyaux, qui seront purement des noyaux du parti, mais qui pourront par la suite fusionner en noyaux mixtes avec les anarchistes syndicalistes. Seules la cohésion et la discipline des noyaux communistes dans les syndicats pourront nous attirer de plus en plus les éléments anarcho-syndicalistes dispersés qui se convaincront par l'expérience de la nécessité d'une direction cen­tralisée unique, c'est-à-dire d'un parti.

Si nous nous bornons à taire nos divergences de vue avec les syn­dicalistes et les anarchistes, ces divergences pourront, au moment décisif, provoquer une véritable catastrophe pour notre mouvement.

Je vous prie d'accueillir avec bienveillance les idées que j'émets avec une telle liberté sur la situation en France que vous connaissez, certes, mieux que moi. Mon excuse, pour la liberté que je prends envers vous, c'est tout d'abord l'expérience que j'ai de la révolution russe, et surtout l'intérêt profond que j'éprouve pour toutes les questions du mouvement ouvrier français. Plusieurs de mes proches camarades et moi-même avons beaucoup regretté de ne pas vous voir au congrès [3]. Ne pourrions-nous espérer que, tous les deux ou séparément, vous trouverez la possibilité de venir à Moscou avant le prochain congrès du parti français ? Une entrevue entre vous et le nouveau comité exécutif serait, à n'en pas douter, d'une grande utilité pour le mouvement de nos deux pays ; elle serait de nature à élucider bien des points obscurs et à raffermir la liaison organique et la liaison théorique entre nous.

Meilleures salutations et cordiale poignée de main.

L. TROTSKY.


[1] En mars 1921, le P.C. allemand se lança, sans préparation, et à contre-courant, dans une action de type insurrectionnel et tenta d'imposer une grève générale aux travailleurs allemands. « L'action de mars » provoqua une crise sérieuse, dans le P.C.A. et dans l'I.C. L'ancien dirigeant du parti, Paul Levi, fut exclu pour l'avoir publiquement dénoncée comme un « putsch bakouniniste ». Le 3ème congrès de l'Internationale prononça sur l'action de mars une condamnation mesurée, sur l'insistance de Lénine et de Trotsky qui la prenaient pour une erreur monumentale mais se heurtaient à l'impatience révolutionnaire de la majorité des délégués. La responsabilité de Bela Kun, émissaire de l'Exécutif, dans le déclenchement de l'action, est incontestable. Rien ne permet en revanche de déterminer s'il s'agissait d'une simple « kunerie » —Lénine utilisait un jeu de mots analogue — ou si Kun avait agi, comme on l'a souvent suggéré, à l'instigation de Zinoviev, président de l'I.C. Dans la mesure cependant où Bela Kun ne fut jamais publiquement blâmé, la version suivant laquelle « le mouvement de mars avait été provoqué par un ordre de Moscou » n'a jamais été totalement infirmée.
 

[2] Le projet de loi Briand-Barthou pouvait mettre le P.C. hors la loi.

[3] Malgré l'envoi de lettres et de télégrammes pressants de l'exécutif, Cachin et Frossard n'avaient pas déféré à l'invitation de se rendre à Moscou pour le 3ème congrès.


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