1920 |
Texte publié par le Bulletin Communiste, Le titre russe [Na put stroitelstva sotsializma!] a été rétabli, il ne figurait pas dans l'édition du Bulletin Communiste |
Œuvres – décembre 1920
Sur la route de la construction du socialisme !
Un discours de Trotsky aux sections féminines
Camarades,
Après une période de lutte acharnée sur de multiples fronts, nous entrons dans une époque de création économique. Nous nous sommes déjà trouvés l'année dernière dans une situation analogue. L'hiver dernier aussi, nous avons eu l'espoir de pouvoir nous livrer au labeur pacifique : mais nos espérances n'ont pas été justifiées. Après une accalmie nous fûmes obligés de soutenir une grande guerre contre la Pologne, puis la question de Wrangel en s'enflant de plus en plus devint d'importance internationale. Wrangel fut reconnu par la France et la Crimée devint la place d'armes, c'est-à-dire le lieu de concentration de toutes les forces armées et de toutes les ressources militaires hostiles à la Russie soviétiste. Voilà pourquoi l'année actuelle, au lieu d'avoir été une année de travail économique et de renaissance matérielle du pays, a été caractérisée par une lutte intense contre l'ennemi, et par suite par un appauvrissement persistant de la Russie soviétiste en ressources et en forces.
Nous sommes aujourd'hui plus pauvres que nous n'étions il y a un an, il y a deux ans, et il y a trois ans, c'est-à-dire que de façon générale nous possédons moins de richesses matérielles : elles ont été dépensées de jour en jour au cours de cette guerre civile acharnée. Mais en même temps nous nous sommes enrichis d'expérience. Nous savons le compte de ce que nous possédons, nous savons mieux qu'il y a un an et qu'il y a trois ans répartir et distribuer ce que nous avons. Pendant le labeur militaire, qui a été par la force des choses le labeur principal de la République soviétiste, le pouvoir des soviets et le Parti Communiste qui en est l'âme, ont acquis une somme énorme de connaissances nouvelles, ils ont acquis l'art de travailler, l'art d'agir en hommes d'Etat, qu'ils ne possédaient pas auparavant. Une énorme quantité de militants envoyés des usines et des syndicats sur tous nos fronts ont acquis là-bas l'expérience qu'ils n'avaient pas auparavant. Ils ont été mis à la tête de milliers, de dizaines et même de centaines de milliers d'ouvriers et de paysans. Ils les ont approvisionnés, ils les ont transportés, ils ont veillé à leur moral, à leur instruction, à la formation, ils ont répondu à toutes leurs questions, et ils ont ainsi acquis l'habitude de conduire de grandes masses ouvrières et paysannes dans les conditions les plus difficiles qui puissent jamais se présenter.
Il ne faut pas oublier que sur les fronts et en général à l'armée se trouve aujourd'hui environ la moitié de notre Parti Communiste ; le Parti s'est séparé en deux : les uns travaillent dans les services civils, les autres dans les services militaires. Le moment est venu où, si nous ne sommes pas trompés dans notre attente, nous allons avoir la possibilité de retirer de l'armée un très grand nombre de communistes que nous transporterons sur les autres fronts. Mais avant tout permettez-moi de parler, car cela ne peut pas ne pas vous intéresser, de la destinée future de notre armée.
Vous savez que l'effectif de notre armée se chiffre par millions, et vous n'ignorez pas que cette armée pèse d'un poids énorme sur tout la pays : si les ouvriers et les ouvrières manquent de nourriture, de vêtements et de chaussures, c'est qu'il faut servir avant tout l'armée. Cela ne veut pas dire malheureusement que notre armée soit toujours nourrie, habillée et chaussée aussi bien qu'il serait désirable, mais la première paire de bottes comme la première portion de pain est envoyée comme de juste aux soldats qui versent leur sang au poste le plus difficile, le plus dangereux et le plus essentiel. Aujourd'hui les autorités militaires, sous la direction du Comité Central du Parti, se sont proposé comme but de réduire dans les mois qui viennent l'effectif de notre armée de presque la moitié, exactement de deux cinquièmes. Cela ne signifie aucunement que nous ayons l'intention d'affaiblir la puissance militaire de notre armée. Vous savez comment elle est née et s'est développée. Toute son histoire a été conditionnée par les nécessités de la défense. Nous n'avons pas construit d'abord notre armée pour faire la guerre ensuite avec elle. Non. Lorsqu'un ennemi se déclarait à l'Est, nous formions un front Est, sur la Volga, dans l'Oural, notre armée se battait et s'enfonçait plus loin vers l'Est. Lorsqu'un ennemi se déclarait dans le sud ou à l'ouest, nous constituions là-bas aussi d'autres fronts, en envoyant du centre les ressources et les forces nécessaires. Mais comme nous avions toujours un ou deux fronts, et plus souvent encore quatre fronts à la fois, à l'Est, à l'ouest, au Nord et au Sud, tout cela donna naissance à une armée numériquement colossale, comme il fallait étant données les énormes distances de notre pays et les multiples ennemis qui nous attaquaient.
Aujourd'hui nous avons défait notre dernier adversaire sérieux, le contre-révolutionnaire Wrangel ; par suite, le moment est venu du répit, nous pouvons reconstruire notre armée de façon systématique et régulière, en resserrant ou en supprimant certains états-majors ou services de l'arrière et en augmentant à leurs dépens le nombre des baïonnettes. Si nous diminuons notre armée de la moitié, il ne s'ensuit aucunement que nous diminuions d'autant le chiffre des baïonnettes et des sabres. Nous nous bornons à enlever l'échafaudage qui avait servi au moment de la construction. Nous diminuerons, nous réduirons les services de l'arrière et par là nous libérerons le nombre maximum de rations, de vêtements et de chaussures que nous donnerons aux ouvriers et aux ouvrières. Voilà le but que se proposent les autorités militaires et la Comité Central du Parti et que nous travaillons dès maintenant à réaliser. Si vous demandez si nous pouvons aujourd'hui avoir l'entière et absolue certitude que nous n'aurons pas de guerre à soutenir pendant les mois prochains, et si nous pourrons certainement mettre une grande quantité de rations et de vêtements à la disposition des travailleurs, je ne serai pas en état personnellement de vous donner une pareille garantie entière et absolue, car la question de la guerre et de la paix ne dépend pas seulement de nous. Seulement, considérant la situation dans son ensemble, l'épuisement intérieur du pays, l'écrasement de nos ennemis, le Comité Central a pris la décision de maintenir à tout prix sa politique de paix, même en faisant de grandes et sérieuses concessions. Les «concessions» proprement dites font partie de ce plan. Il nous est, en somme, avantageux d'abandonner aux capitalistes étrangers telle ou telle fraction de notre territoire dans des régions qui nous sont aujourd'hui inaccessible pour toutes sortes de raisons économiques et militaires, comme par exemple le Kamtchatka, destiné à rester longtemps encore hors de notre portée. Nous avons dans nos provinces septentrionales des richesses colossales, des forêts d'une telle étendue que leur produit annuel suffirait à chauffer toute la Russie ; mais par suite de la distance et du manque de main-d'œuvre les arbres y pourrissent sur place. Nous avons avantage à louer ces richesses forestières, à certaines conditions, à des capitalistes d'Europe et d'Amérique qui, au lieu de nous pourchasser les armes à la main et de faire des débarquements armés comme quand ils ont occupé Arkhangelsk, ne demandent pas mieux que conclure avec nous des conventions économiques. Nous sommes encore trop faibles pour utiliser nos richesses septentrionales. Nous en louons une partie au capital européen, et en même temps nous recevons en retour des scieries et des rails de chemins de fer pour notre pays communiste. Les concessions représentant pour nous un indiscutable avantage économique, parce que nous sommes trop jeunes pour exploiter toutes nos richesses nationales, et elles sont en outre une sérieuse garantie de notre politique de paix. En donnant le Kamtchatka au capital américain, nous défendons le Kamtchatka contre une intrusion armée du militarisme japonais, et ce dernier de son côté veillera jalousement à ce que le capital américain n'y importe pas outre ses machines des armées pour s'en emparer ; et finalement le Kamtchtka restera à la Russie soviètiste. Avec le développement de la révolution prolétarienne en Amérique et en Europe — et elle aura lieu, sinon dans les mois, du moins dans les années qui viennent, — lorsque le régime capitaliste s'écroulera, nous recevrons en héritage de la société bourgeoise défunte un précieux matériel technique.
Notre but fondamental est donc de défendre la paix comme garantie de notre travail pacifique et de la renaissance économique de notre pays. Cela concerne le front ouest. Ioffé est entrain de conclure avec les Polonais une paix qui nous coûte de grands sacrifices, que certains estiment excessifs. Dans le Sud, nous avons atteint nos frontières naturelles, nous touchons la mer Noire et la mer d'Azov, et nous espérons que ni la France ni l'Angleterre ne trouveront de forces fraîches pour lancer contre nous des corps de débarquement. Le seul endroit menaçant est le Caucase avec la Georgie et l'Arménie menchévique ou règne le parti des dachnaks, qui seraient aujourd'hui renversés et remplacés par le Pouvoir des soviets, s'il faut en croire les renseignements reçus. Mais le Caucase avec la Géorgie, l'Arménie et la Turquie, où les kémalistes combattent l'Entente, est un domaine où les frontières restent encore instables, et où se poursuit une lutte profonde. L'équilibre chancelant peut y être rompu, et nous pouvons contre notre volonté être entraînés dans une guerre. Voilà pourquoi je dis qu'en aucun cas nous ne pouvons nous croire assurés d'une paix parfaite sur tous les fronts. Pour l'année qui commence, ou peut-être pour le semestre prochain, on peut dire seulement une chose : il faut porter à la connaissance des masses que nous avons la possibilité de nous livrer à un sérieux labeur économique. Il faut leur faire connaître la décision prise par le Comité Central et le gouvernement d'éviter tout conflit et de donner toutes garanties diplomatiques et militaires afin de conserver avec tous nos voisins, quels qu'ils soient, prolétariens ou soviétistes comme L'Azerbeidjazn ou hostiles comme l'énorme majorité, des relations pacifiques assises sur des traités solides et d'instituer avec eux des échanges économiques.
Le gouvernement anglais, après onze mois de réflexion, nous a remis un projet de traité de paix, il est fort possible que ce projet ne soit qu'une astuce diplomatique ou une manoeuvre destinée à tromper les masses ouvrières anglaises. Mais le contraire aussi est possible.
Et ainsi, camarades, en résumant cette introduction, je répète qu'il y a beaucoup de faits et de circonstances qui nous font croire que nous entrons dans une période économique. D'autre part il y a des faits alarmants qui n'excluent pas la possibilité, qui au contraire font admettre une certaine vraisemblance de complications militaires. C'est pourquoi nous ne pouvons pas désarmer, mais nous devons réduire notre armée dans la mesure du possible, peut-être de la moitié, peut-être plus tard des deux tiers, tout en l'améliorant et en la rendant de plus en plus consciente. Ce sont là les principales conditions de notre victoire.
La puissance de notre artillerie n'est pas du tout ce qu'on prétendu Wrangel et Krovitchéine. Notre artillerie n'est pas mauvaise, mais elle est loin de valoir notre infanterie. Nous avons dû la prise de Perekop moins à l'art de notre cavalerie et de notre infanterie qu'à leurs procédés héroïques et à leur enthousiasme. Ce sont choses qui viennent seulement d'un moral élevé. Voilà ce qu'il nous faut obtenir dans la période nouvelle. Dans la mesure où les unités de nos fronts entreront dans la vie civile, dans la mesure où elles se rapprocheront de la population de l'arrière, des ouvriers et des ouvrières, les femmes communistes pourront elles aussi pénétrer davantage dans l'armée, prendre part à l'action politique pratique qui s'y poursuit, considérer de plus près sa vie intérieure et exercer sur elle leur influence bienfaisante.
Pendant le répit qui nous permettra de transporter de nombreuses unités sur le pied du travail pacifique, il faut une liaison étroite entre ces unités et la population ouvrière. Ces relations auront la plus heureuse influence sur les uns et sur les autres, car si d'une part les ouvriers et les ouvrières sont mécontents de ce que l'armée prend beaucoup — une armée est toujours en réalité un monstre dévorant — d'autre part les soldats sont suffisamment aigris contre l'arrière, car les privations se sentent plus douloureusement sur les champs de bataille qu'à l'intérieur.
Si ce que nous espérons se réalise, nous entrerons dans une époque qui nous obligera à transporter toute notre attention, notre énergie, nos forces, nos ressources et notre enthousiasme sur le terrain du travail positif économique. Cela ne nous était jamais arrivé sur une aussi vaste échelle. Dans le domaine économique nous avons créé un cadre. Mais en ce qui concerne la production elle-même, à savoir d'arracher à la nature tout ce dont nous avons besoin, charbon, minerai, ou bien de transformer ces matériaux en métaux, de changer le coton en tissu etc.. nous avons encore trop peu fait. Toute cette activité qui est la condition de toute vie morale de l'humanité est encore dans un effrayant marasme. Tout le travail économique que nous avons fait jusqu'à présent, et qui dans certains domaines au service de la guerre a été passablement énergique, revenait l'existence et la valeur combative de notre armée. C'est seulement aujourd'hui que nous abordons un problème nouveau et infiniment plus profond : dépouiller la nature, qui est bien plus riche que nous, pour enrichir la nouvelle société soviétiste en construction.
La différence entre le prolétaire et le petit-bourgeois, c'est que le premier, même quand il lutte pour satisfaire ses besoins élémentaires, a conscience de ne pouvoir y arriver qu'en unissant ses efforts à ceux de toute la collectivité. Le bourgeois au contraire vise à son enrichissement personnel, il court après une ration plus forte pour sa propre personne. Dans la lutte collective notre prolétaire a développé les plus hautes qualités de dévouement, mais à ce dévouement doit correspondre finalement une compensation matérielle. Nous devons lui assurer ainsi qu'à sa famille les meilleures conditions d'existence. Nous devons montrer aux masses laborieuses de Russie, sans oublier les moins éclairées, que le nouveau régime qu'elles ont conquis et qu'elles soutiennent au prix d'efforts et de sacrifices énormes est capable de leur assurer, après ces privations et ces sacrifices, le maximum de bien-être économique. Voilà l'épreuve que nous devons maintenant affronter. Voilà le problème que nous devons résoudre à tout prix. Nous nous heurtons certes à une foule de difficultés, ou plutôt on peut dire que ce problème économique fondamental se divise en une série de problèmes partiels. Parmi eux se trouve par exemple la question de l'organisation de nos administrations économiques. Ce sont, comme vous le savez, nos commissariats, nos Bureaux Centraux, le Conseil Supérieur d'Economie Nationale. Prenons par exemple le charbon ; chaque mine est reliée au Bureau Central qui lui correspond à Moscou. Prenons l'industrie textile ; chaque balle de coton est reliée par un fil au Bureau central du Textile. Ces Bureaux centraux se comptent par dizaines. Quelle est la raison d'être de toute cette organisation, chacun de nous la comprend. Pour avoir des tissus il faut avoir du coton, des machines, du charbon, de la main -d'œuvre. Qui donc répartit la main-d'œuvre ? — le Commissariat du Travail, qui, de concert avec le Conseil panrusse des Syndicats, mobilise les ouvriers nécessaires. Qui préside au combustible ? — c'est le Bureau Central du Combustible, qui répartit le naphte, le charbon, les schistes, la tourbe et le bois entre tous les services et toutes les entreprises. Avant tout cela, une série de Bureaux Centraux préside à l'obtention de chacune de ces espèces de combustible.
Ainsi, je le répète, nous avons une série de Bureaux Centraux qui s'acquittent chacun d'une fonction économique déterminée. Mais chaque usine a besoin de tout à la fois. Pour qu'une fabrique textile travaille, elle doit avoir du charbon, du coton, des ouvriers ; ces ouvriers doivent avoir des vivres, des vêtements, des chaussures ; enfin il faut des moyens de transport. Il est nécessaire qu'il existe entre tous ces Bureaux Centraux une liaison étroite, non seulement au sommet, mais à la base, dans toutes les provinces, pour que ces usines textiles reçoivent le charbon par la voie la plus courte, les produits alimentaires par les dépôts les plus voisins, etc. Cela est facile à dire. Mais, même dans une petite exploitation de 500 hectares par exemple, possédant diverses branches d'industrie agricole, il faut établir certaines proportions. A plus forte raison, quand il s'agit de l'exploitation colossale, immense et dévastée de notre pays, faire en sorte que les divers Bureaux Centraux soient reliés entre eux, qu'ils se nourrissent les uns les autres, qu'il y ait exacte proportion entre les matériaux fournis par chacun en vue d'un but déterminé, est une tâche d'une difficulté extrême : c'est celle qui s'impose aujourd'hui au Pouvoir des soviets. Le conseil des Commissaires du Peuple travaille à dresser un plan de concordance entre tous nos organes économiques centraux.
Nous ne pouvons espérer obtenir une régularité aussi parfaite que celle d'un mécanisme d'horlogerie dans l'espace de deux ou trois mois. Nous aurons encore bien des reproches à faire à nos Bureaux Centraux pour leur manque de liaison. Mais malgré cela nous devons nous souvenir que la tâche est d'une difficulté exceptionnelle, et qu'aucun peuple, aucune classe, aucun parti, n'a jamais essayé de la résoudre. Personne n'a encore construit un appareil économique centralisé dans un pays colossal, pauvre en voies de communication, possédant une masse paysanne arriérée et une somme importante d'éléments arriérés parmi les ouvriers et les ouvrières. Dans ces conditions, il nous faut pour réaliser ce plan de centralisation économique une longue suite d'années, mais au cours même de ce délai nous deviendrons progressivement plus riches. Et plus nous serons riches, plus il deviendra facile de coordonner entre elles les diverses branches économiques.
Nous n'entendons qu'attaques contre le bureaucratisme des Bureaux centraux, et plus encore dans les provinces, surtout de la part de ceux qui ont à résoudre des questions économiques et à alimenter les ouvriers et les ouvrières. Un des mots d'ordre les plus souvent répétés, c'est qu'il faut supprimer le bureaucratisme, surtout dans le domaine économique. Je dois dire que dans cette question nous dépassons souvent les bornes, parce que nous ne nous rendons pas compte où commence le bureaucratisme et où finit la simple disette de matières. Lorsqu'une province ne reçoit pas la quantité de tissus, ou de clous, ou de verre nécessaire à ses entreprises et à sa population, même nos militants du Parti déclarent : «ce sont nos bureaucrates du Centre, ce sont nos Bureaux Centraux qui ne donnent rien».
Mais ce mécontentement qui règne dans notre Parti et dans tous nos organes soviétistes et professionnels n'est qu'un phénomène superficiel : il ne peut avoir aucune signification sérieuse. Ce qu'il y a de plus grave, c'est le fait réel qui existe plus au fond, parmi les ouvriers et les ouvrières, les paysans et les paysannes. Là le mécontentement est naturel et légitime, car il vient de la pauvreté et de la misère qui sont incontestables. Ce mécontentement peut s'exprimer de façon différente, il peut susciter de vives protestations spontanées, des grèves même dans les usines qui renferment les éléments les plus retardataires de la classe ouvrière. Et quand nous rejetons tout le mal sur la bureaucratie, nous risquons de faire pénétrer de fâcheux préjugés dans les masses arriérées souffrant de la faim et du froid qui se représente alors je ne sais quel monstre nommé bureaucratie qui est tapi au centre, tient entre ses mains tous les biens matériels et les refuse aux masses. On se met à considérer ce monstre comme un ennemi de la classe ouvrière, tout comme autrefois le capitaliste qui la pillait, s'enrichissait de sa sueur et lui refusait les ressources nécessaires à la satisfaction de ses besoins.
Je le répète donc, en critiquant la bureaucratie soviétiste nous dépassons souvent le but, et par contre, nous oublions le fait essentiel, à savoir que si l'ouvrier et l'ouvrière ne reçoivent pas ce qu'il leur faut, si les mères de famille ne peuvent pas résoudre aux besoins les plus élémentaires de leurs enfants, cela s'explique peut-être pour un centième par nos défauts d'organisation, que nous cachons point, mais pour 99/100 cela s'explique par notre pauvreté, par le manque de charbon, de coton et de tissus, par le défaut de production de notre culture rurale, par l'absence presque complète de matériel agricole. Voilà la base très simple de toute notre propagande économique.
Autrefois, sous le capitalisme, lorsqu'un agitateur venait dans une usine ou à un meeting, il dénonçait la misère des masses laborieuses, d'une part, et, d'autre part, le luxe et la richesse de la bourgeoisie.
Ces procédés étaient dictés alors par le véritable intérêt de la classe ouvrière. Mais ils se sont conservés encore aujourd'hui chez beaucoup, même chez certains militants syndicaux. Il leur semble encore qu'ils défendent par là les intérêts de la masse et qu'ils luttent contre un ennemi extérieur : la bureaucratie. Par suite les masses les plus arriérées se figurent que la bureaucratie est pour ainsi dire un autre nom du Pouvoir des Soviets. Il arrive que dans leur conscience la bureaucratie et le Pouvoir des Soviets sont tout un. Ce phénomène a été maintes fois observé dans les milieux ouvriers les moins éclairés, sans parler des villages éloignés.
En quoi consistait sous le capitalisme la mission des syndicats ? A arracher des richesses nationales existantes la plus grande part possible en faveur des ouvriers, et laisser le moins possible au capitaliste, à l'Etat bourgeois et à l'armée bourgeoise. En quoi consiste cette mission aujourd'hui ? Si le syndicat s'efforce d'arracher le plus possible pour lui, il entre en conflit non plus avec le capitaliste, mais avec le syndicat voisin. Le but des syndicats et de toutes les organisations est maintenant d'augmenter la somme totale de produits, de fabriquer davantage et de créer davantage de richesses matérielles. Si auparavant nous disions à l'ouvrier : pour satisfaire tes besoins, il faut faire grève contre le capital, — aujourd'hui nous devons lui dire : non seulement il n'y a pas à lutter contre je ne sais quelle bureaucratie isolée et extérieure, mais il faut obtenir la meilleure organisation possible de la production, il faut augmenter le rendement du travail, il faut multiplier les richesses matérielles.
C'est là une idée simple, mais elle doit être la base de toute propagande économique et de toute organisation ouvrière. Il nous faut pénétrer profondément les éléments les plus retardataires de la classe ouvrière et les intéresser à la production nationale, à son organisation rationnelle, à la quantité des biens économiques que nous devons réaliser. Jusqu'à ce jour nous ne faisons encore rien dans ce sens. Le problème se pose donc à nous et nous devons le résoudre à tout prix.
Nous avons réussi à certaines époques de notre vie politique à entraîner dans la lutte révolutionnaire des millions d'ouvriers et de paysans. Par exemple en octobre, lors de la défense de nos fronts. Alors un courant électrique a semblé pénétrer même les masses arriérées. Maintenant nous devons avant tout nous efforcer de saisir intérieurement d'enflammer d'enthousiasme pour leur tâche économique ces mêmes masses d'ouvriers et de paysans, d'ouvrières et de paysannes, puisque déjà l'avant-garde de la classe ouvrière s'habitue à réclamer des résultats tangibles. Le succès ne peut être obtenu que par une organisation judicieuse de toute la vie économique dans chacun de ses petits coins, dans chaque usine et dans chaque atelier.
Les décisions d'ordre économique doivent être acceptés et comprises par la conscience des masses. C'est un des buts essentiels de la propagande économique, que chaque ordre, que chaque plan soit vérifié par la masse, que les assemblées ouvrières soient mises au courant du programme de leur entreprise pour l'année, pour le semestre, ou même pour la semaine qui vient, que les ouvriers puissent comprendre, faire leurs remarques, examiner le rôle de leur usine, la place qu'elle occupe dans la vie économique du pays, la part qu'elle apportera au bien-être général des masses, si elle exécute intégralement son œuvre.
En même temps, les ouvriers doivent comprendre qu'il leur faut exécuter ce plan à tout prix, en dépit de toutes les privations, de tous les sacrifices, de toutes les conditions défavorables. C'est là le plan impérieux de la classe ouvrière de Russie pour sauver les masses laborieuses. Tant que le passé n'est pas encore entièrement aboli, nous sommes sans ressources contre les lâches et les déserteurs du travail, mais nous pouvons par notre propagande tous les travailleurs dans cette sphère d'idées : le travail et la conscience de l'augmentation nécessaire de la production.
Avec des paroles abstraites, je l'ai déjà dit, nous n'obtiendrons rien. Notre action doit s 'appuyer sur la marche même du travail et sur les améliorations successives obtenues. Les seules amélioration qui aient été faites jusqu'à présent en faveur des ouvriers, c'est l'utilisation des maisons bourgeoises pour en faire des crèches et autres établissements. Ce sont là des résultats trop modestes. Mais si nous-mêmes, nous construisons, sur les plans d'un de nos architectes soviétistes, une grande maison pour y installer cinquante familles ouvrières avec, non pas, 50 cuisines isolées mais une cuisine centrale, si nous confions cette cuisine au contrôle de la meilleure ménagère, si après cela nous construisons une seconde maison admirablement adaptée pour des crèches enfantines, ce fait aura une profonde répercussion sur la conscience des ouvriers les plus retardataires et les plus ignorants, sur la conscience de toutes les mères. Voilà ce que nous n'avons pas encore fait, parce que toute notre énergie se dépensait sur les fronts. Toute cette énergie qui s'est perdue pendant trois ans sur les champs de bataille, si nous la rassemblons de nouveau, nous pouvons démolir tout Moscou et construire une nouvelle Moscou ouvrière plus grande et plus belle, sur les plans de notre architecture soviétiste. Si on nous donne la possibilité, dès le printemps prochain nous choisirons le coin le plus ignoble de Moscou, nous le déblaierons entièrement, et nous y construirons une, deux ou trois grandes maisons, une pour les ateliers, une pour les crèches, la troisième pour les appartements. Et quand les masses ouvrières verront que le Pouvoir des Soviets est capable de réaliser une pareille œuvre, l'enthousiasme sera plus grand encore qu'en novembre 1917 sur les barricades. La classe ouvrière dira : sous la direction du Pouvoir des Soviets nous avons la force de transformer toute notre existence et de la changer en un immense et spacieux palais du travail.