1919

Texte �dit� en fran�ais dans le N�12 du Bulletin Communiste (27 mai 1920) [1] [titre russe : Oktyabr 1917-1919].


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P�trograd

L�on Trotsky

30 octobre 1919

 



Le deuxi�me anniversaire de la r�volution d’octobre a concentr� sur P�trograd l’attention particuli�re du pays tout entier. De nouveau, comme il y a deux ans, la ville �tait sous le coup d’une grave menace, venue du Sud-Ouest, et, comme fin d’octobre 1917 (vieux style), le sort de la grande cit� fut d�cid� sur les hauteurs de Poulkovo.

Les op�rations militaires des deux adversaires �taient alors envelopp�es d’une sorte de brouillard imp�n�trable. Personne ne pouvait nous dire, m�me en chiffres approximatifs, quelles �taient les forces qui avaient pris l’offensive contre nous. Tandis que les uns les estimaient � un millier de Cosaques, d’autres disaient trois, cinq et m�me dix mille hommes. La presse bourgeoise et les rumeurs que la bourgeoisie mettait en circulation (la bourgeoisie et la presse �taient encore passablement verbeux � cette �poque) exag�raient d�mesur�ment les effectifs de Krasnov. Je me souviens d’avoir re�u les premiers renseignements pr�cis du camarade Voskov, qui, ayant aper�u les colonnes de Cosaques � Sestroczk, affirmait cat�goriquement qu’il y avait tout au plus dix mille sabres. Mais, nous avions aussi � craindre l’arriv�e, � marche forc�es, d’autres unit�s ; d’autant plus que le camarade Voskov ne parlait que des troupes amen�es par le chemin de fer.

La quantit� num�rique des forces dont nous disposions pour les opposer aux cosaques �tait aussi ind�termin�e. Nous disposions de la garnison de P�trograd, tr�s nombreuses, il est vrai, mais compos�e de r�giments qui avaient d�j� perdu leur allant au cours des premi�res heures de la r�volution. La vieille discipline s’en allait avec le vieux commandement. La r�volution exigeait la destruction du vieux m�canisme de la guerre, mais la nouvelle discipline militaire, qui devait le remplacer, s’�bauchait � peine. On recrutait, en toute h�te, des d�tachements de gardes rouges, mais quelle serait leur combativit� ? Nul ne le savait � cette date. Nous ne savions pas exactement o� se trouvaient les stocks d’�quipement militaire. Les anciens chefs ne se h�taient pas de les mettre entre nos mains, et les autorit�s militaires nouvellement cr��es les ignoraient. Tout ceci rendait la conjoncture militaire g�n�rale tr�s vague et particuli�rement favorable � la naissance et � la propagation de rumeurs alarmantes.

Nous nous r�un�mes � Smolny — je ne me souviens pas de la date exacte — un conseil de d�l�gu�s de la garnison et des repr�sentants du commandement ; le camarade L�nine et moi furent invit�s � y participer. Une partie des officiers avait disparu, mais la plupart des chefs militaires restaient � leurs postes ne sachant trop que faire et estimant, par tradition, la d�sertion d�shonorante. Pas un parmi les officiers qui assist�rent � ce conseil ne souffla mot sur l’inadmissibilit� de la �guerre civile� ou sur l’inopportunit� de r�sister � Kerensky et Kranov. Cette attitude des officiers s’expliquait, avant tout, par le profond abattement moral et par l’indiff�rence du commandement qui n’avait aucune raison de s’int�resser au r�gime de Krensky et, d’autre part, ne pouvait pas se r�jouir de l’av�nement du r�gime des Soviets. A cette date, la contre — r�volution n’�tait pas encore organis�e. Les agents de l’Entente n’ourdissaient pas encore leurs trames. Le parti le plus simple qui s’imposait, dans ces conditions, aux officiers �tait celui de demeurer fid�les � leurs r�giments et de se soumettre absolument � leurs d�cisions. Nous devons aussi dire qu’� cette �poque le commandement �tait d�j� �ligible et que les �l�ments les plus r�trogrades en avaient �t� expuls�s.

Mais il ne se trouva pas, au conseil, d’officier qui consent�t � assumer la responsabilit� des op�rations n�cessaires. Deux raisons retenaient le commandement : il n’y avait pas, pour autant que je m’en rappelle, parmi les chefs militaires, qui assistaient au conseil, d’hommes ayant fait un stage de guerre plus ou moins s�rieux, — et personne n’avait envie de se m�ler d’une entreprise dont les cons�quences demeuraient tr�s �nigmatiques. Apr�s plusieurs tentatives infructueuses de charger tel ou tel officier de la direction des op�rations le conseil arr�ta finalement son choix sur le colonel Mouraviev, qui joua, plus tard, un r�le important dans de nombreuses actions militaires de la Russie des Soviets.

Mouraviev �tait n� aventurier. A cette �poque il se disait socialiste- r�volutionnaire de gauche (on sait que ce parti servait alors de paravent � un grand nombre de personnages �quivoques, qui, tout en cherchant � s’abriter sous le nouveau r�gime, ne voulaient cependant pas accepter le lourd fardeau de la discipline bolchevique). Au cours de sa carri�re militaire, Mouraviev avait �t�, je crois, professeur de tactique � l’�cole des aspirants d’infanterie. Vantard et fanfaron, il avait, n�anmoins, certaines capacit�s militaires et savait agir, en cas de n�cessit�, avec une rapidit� foudroyante ; insolent, il connaissait pourtant l’art de traiter les soldats en camarades et de r�chauffer leur courage. A l’�poque de K�rensky, les qualit�s aventureuses de Mouraviev en avaient fait un organisateur des d�tachements militaires dits �d’attaque�, destin�s plut�t � donner contre les bolcheviks, que contre les Allemands. Au moment o� Krasnov mena�ait P�trograd, Mouraviev se proposa lui-m�me, avec �nergie, pour le haut commandement des troupes sovi�tistes. Apr�s quelques h�sitations tr�s compr�hensibles, sa proposition fut accept�e. Une commission sp�ciale compos�e de cinq soldats et marins, �lus par le conseil de la garnison, fut attach�e � Mouraviev, avec mandat de surveiller �troitement ses moindres gestes et de s’en d�barrasser � la moindre tentative de trahison.

Mouraviev ne songeait pas � trahir. Il se mit, au contraire, � l’œuvre avec une fougue extraordinaire et se montra p�n�tr� d’une confiance absolue en le succ�s. Loin de suivre l’exemple des sp�cialistes militaires de cette �poque, et tout particuli�rement de ceux qui appartenaient aux partis politiques, il ne se plaignit ni des fautes, ni des erreurs, ni des actes de sabotage, qu’il rencontra un peu partout, mais t�chant de r�parer leurs cons�quences, il le fit avec une bonhomie joyeuse et cordiale, qui communiqua peu � peu � son entourage la foi qu’il portait en lui — m�me.

Le gros du travail d’organisation incombait aux quartiers ouvriers. C’est l� qu’il fallait chercher tout ce dont on avait besoin pour la guerre — cartouches, projectiles, canons, chevaux, attelages — et c’est l� que s’improvisaient des batteries aussit�t envoy�es sur les positions de la d�fense, qui se rapprochaient de plus en plus de P�trograd. Le combat d�cisif se livra sur les hauteurs de Poulkovo.

Les r�giments de la garnison de P�trograd se rendirent aux positions sans entrain v�ritable. A cette date, au lendemain de la r�volution d’octobre, les masses ouvri�res n’avaient pas encore conscience de la lutte implacable et in�vitable qui seule, devait consolider le coup de force, d�j� accompli. Conquises par la force morale de la r�volution, elles croyaient que la question serait d�finitivement r�solue par la propagande et par la puissance de la parole. La lutte arm�e qui s’annon�ait entre les masses ouvri�res et les Cosaques leur semblait un f�cheux malentendu, une interruption accidentelle dans la marche victorieuse de la r�volution d’octobre. Elles ne prenaient pas au s�rieux le combat devenu imminent et eussent pr�f�r� envoyer � la rencontre de l’adversaire des propagandistes et des parlementaires.

Les prol�taires de P�trograd envisageaient, il est vrai, les choses d’un œil plus s�rieux que les soldats de la garnison, mais, comprenant la gravit� de la situation, ils n’avaient � leur disposition, en pr�sence de l’ennemi, que des d�tachements de garde rouge, form�s � la h�te...

L’issue du combat fut d�cid�e par l’artillerie : plac�e sur les hauteurs de Poulkovo, dominant le champ de bataille, elle d�cima la cavalerie de Krasnov. Le nombre des tu�s et des bless�s fut �valu� � 300 ou 500. Ces chiffres �taient �videmment exag�r�s. Les Cosaques avaient combattu � contre-cœur. On les avait assur� que les habitants de P�trograd les accueilleraient comme des lib�rateurs ; aussi, une attaque d’artillerie de force moyenne suffit-elle pour arr�ter leur offensive. Suspendant brusquement leur mouvement les Cosaques accabl�rent leurs officiers de reproches, organis�rent aussit�t des meetings et entam�rent des pourparlers avec les d�l�gu�s des gardes rouges. Et d�s que l’affaire eut �t� transport�e sur le terrain des n�gociations, nous dev�nmes les plus forts. Les Cosaques se repli�rent dans la direction de Gatchina o� se trouvait l’�tat-major de Krasnov. Kerensky prit la fuite, trompant Krasnov, qui se proposait, para�t-il, de le tromper � son tour. Les aides de camp de Kerensky et le sieur Voytinsky attach� � sa personne, furent abandonn�s par le chef du gouvernement provisoire et faits prisonniers, comme tout l’�tat-major de Krasnov.

L’offensive repouss�e, la r�volution d’octobre se trouva imm�diatement consolid�e. Mais tous ces �v�nements avaient d�cha�n� la guerre civile qui devait se prolonger longtemps encore dans la Russie enti�re.

Deux ann�es se sont �coul�es et c’est encore sur les hauteurs de Poulkovo que nous avons d� d�fendre et affermir la r�volution d’octobre. Krasnov, si imprudemment remis en libert� en 1917, combat � l’heure pr�sente dans l’arm�e de Youdenitch et toujours aux environs de Gatchina, o� il fut fait prisonnier. Mais, exception faite de ces quelques traits de ressemblance, que de diff�rences �normes en toutes choses ! En 1917 une foule disparate de bourgeois, d’intellectuels, de groupes politiques, de cercles, de partis, de journaux grouillait � P�trograd ; elle se croyait le centre du monde et ne consid�rait l’�tablissement des Soviets que comme un incident politique de peu d’importance. Le prol�tariat accomplissait sa r�volution avec un grand enthousiasme avec une foi profonde, avec un incomparable �lan et aussi avec une grande bonhomie. En ces deux ann�es �coul�es, la r�volution a �pur� s�v�rement la bourgeoisie de P�trograd. Mais, de leur c�t�, les ouvriers de P�trograd ont aussi travers� de dures �preuves. Leur enthousiasme ne br�le plus d’une flamme aussi claire, aussi ardente qu’il y a deux ans ; mais ils ont infiniment plus d’exp�rience, plus de fermet�, plus de confiance en eux-m�mes ; ils sont moralement tremp�s. L’ennemis aussi s’est organis� et para�t �tre plus fort qu’auparavant. Il ne s’agit plus d’un millier de Cosaques attaquant P�trograd, mais des centaines de milliers de combattants, pourvus de toutes les ressources de l’imp�rialisme mondial, marchant contre la Russie d’octobre, Sup�rieurement arm�es, de nombreuses troupes blanches menacent P�trograd. Les grosses pi�ces des b�timents de guerre anglais bombardent nos c�tes. Mais nous aussi, nous avons gagn� en force. Les anciens r�giments ont disparu. Les d�tachements improvis�s d’ouvriers arm�s sont plus qu’un lointain souvenir. L’arm�e rouge, fortement organis�e, a pris leur place, et cette arm�e rouge, qui a connu, il est vrai, des moments d’abattement, des �checs et m�me des heures de d�faillance saura en fin de compte, concentrer � l’heure du danger, toutes les �nergies n�cessaires pour repousser l’ennemi.

P�trograd fut il y a deux ans le grand initiateur de la r�volution. L’imp�rialisme mondial veut en ce moment frapper la ville r�volutionnaire afin de prouver sa puissance par l’ach�vement de l’œuvre � laquelle il s’acharne de longue date — et qui est l’assassinat de la r�volution. La lutte pour la possession de P�trograd rev�t le caract�re d’un duel mondial entre la r�volution prol�tarienne et la r�action capitaliste. Si m�me ce duel avait eu pour nous une issue d�favorable, c’est-�-dire si nous avions laiss� l’ennemi p�n�trer momentan�ment dans la ville rouge, ce coup terrible n’eut point signifi� la d�faite de la r�publique des Soviets. Nous avons derri�re nous une immense place d’armes qui nous permettrait de continuer nos op�rations militaires jusqu’au triomphe de la r�volution prol�tarienne en Europe. Mais notre victoire dans ce duel pour P�trograd est un coup de massue pour l’imp�rialisme anglo-fran�ais qui avait plac� sur la carte de Youdenitch sa mise la plus forte. En d�fendant P�trograd, nous n’avons pas seulement d�fendu le berceau de la r�volution prol�tarienne, nous avons aussi combattu pour son expansion mondiale. Et la conscience de ce fait a d�cupl� nos forces. Nous ne rendront pas P�trograd. L’ennemi n’y entrera pas !

L. TROTSKY —  30 octobre 1919.

 


Note

[1] "Chapeau" du Bulletin Communiste :
A l’occasion du Deuxi�me Anniversaire de la R�volution d’Octobre, le camarade L�on Trotsky pronon�a, � P�trograd, le discours que nous publions ici, � la gloire du prol�tariat de la grande cit� qui fut le berceau de la R�volution sociale.


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