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Janvier 1909 : Un article sur Jean Jaurès [1], alors au faîte de sa gloire. | au format .epub : |
Œuvres - janvier 1909
Jaurès
Au-dessus de la politique moderne française deux figures dominent : Clémenceau et Jaurès. Il ne serait pas difficile du tout d’expliquer comment Clémenceau trouva au fond de son encrier de journaliste, les moyens, qui lui ont permis finalement de conduire le destin de la France. Ce radical « intransigeant », cet effrayant tombeur de ministères s’est avéré être en pratique le dernier recours politique de la bourgeoisie française : il a « anobli » l’autorité de la Bourse avec le drapeau et la phraséologie du radicalisme. Dans ce cas tout est clair jusqu’au denier degré.
Mais qu’en est-il de Jaurès ? Qu’est-ce qui lui permet de prendre tant de place dans la vie politique de la république ? La force de son parti ? Certes en dehors de son parti Jaurès serait inconcevable, cependant on ne peut se débarrasser de l’impression – en particulier si on jette un regard sur l’Allemagne – que le rôle de Jaurès a dépassé les forces réelles de son parti. Comment expliquer cela ? Par la force de sa personnalité ? Autant le charme personnel peut être une manière satisfaisante d’expliquer les événements dans les limites d’un salon ou d’un boudoir, autant sur l’arène politique les personnalités les plus « titanesques » restent les organes exécutifs des forces sociales.
La solution de l’énigme du rôle politique de Jaurès se trouve dans la tradition révolutionnaire.
Quelle est la tradition ? La question n’est pas aussi simple qu’il le semble d’abord. Où se niche-t-elle : dans les institutions financières ? Dans la conscience individuelle ? A première vue elle semble être dans les deux. Cependant après examen, il s’avère qu’elle est quelque part plus en profondeur : dans la sphère de l’inconscient.
Durant une période connue des événements révolutionnaires conduisirent la France, saturèrent son atmosphère de ses idées, baptisèrent de ses noms ses rues et reproduisirent sa triple devise sur les murs des bâtiments publics, du Panthéon aux bagnes. Mais les événements, dans le jeu implacable de leurs forces internes, ont révélé tout leur contenu, la dernière vague s’est levée puis à reflué ; la réaction règne. Avec une obstination infatigable elle a effacé tous les souvenirs, des institutions, des monuments, des documents, du journalisme, du langage quotidien – et ce qui est plus frappant – de la conscience collective. Les faits, les dates, les noms ont été oubliés. Le mysticisme, l’érotisme et le cynisme règnent – où sont les traditions révolutionnaires ? Elles ont disparu sans laisser de trace… Mais quelque chose d’imperceptible arriva, quelque chose commença, quelque souffle étrange est passé dans l’atmosphère de la France – l’oublié revient à la vie et les morts se relèvent. Et les traditions révèlent toute leur puissance. Où se cachaient-elles ? Dans les profondeurs mystérieuses de l’inconscient, quelque part aux extrémités des nerfs exposés au traitement historique, ce qu’aucun décret ne peut abroger ou supprimer. Ainsi à partir de 1793 s’est développé 1830, 1848 et 1871.
Impondérables et éthérées sont ces traditions, cependant elles deviennent un réel facteur de la politique car elles sont capables de prendre forme humaine. Même dans les plus mauvais jours de sa chute, l’esprit du prolétariat français, déchiré en pièces par des factions et des sectes, était debout telle une ombre alarmante au-dessus des pères officiels de la patrie. C’est pourquoi l’influence politique immédiate des travailleurs français a toujours été plus importante que le niveau de leur organisation et leur représentation parlementaire. Et cette force historique qui va de génération en génération fait la puissance de Jaurès.
Mais ce Jaurès-là – le porteur de l’héritage – n’est pas tout Jaurès. Il nous montre un autre côté, celui d’un parlementaire de la troisième république. Un parlementaire de la tête au pieds ! Son monde est celui du pacte électoral, de la tribune parlementaire, de la demande, de la joute oratoire, des accords de coulisse, et parfois des compromis équivoques. Un compromis contre lequel les traditions et les buts de la même façon – du passé et du futur – pourraient rapidement protester. Où est le nœud psychologique qui relie ces deux visage ensemble ?
« L’homme pratique » dit Renan dans un article à propos de (Victor) Cousin, « doit être à la base. S’il a des buts élevés ils l’induiront seulement en erreur. C’est pour cette raison que les grandes personnalités participent seulement à la vie pratique avec leur défaut et leur petites qualités ». Dans ces mots d’un sceptique contemplatif et spirituel épicurien, il n’est pas difficile de trouver la clef des contradictions de Jaurès – la supposition que nous n’avons pas seulement là une calomnie malveillante pour l’homme en général, mais sur Jaurès en particulier. Toute la vie est la pratique, la création et l’acte. « Les buts élevés » ne peuvent pas induire en erreur car il sont seulement ses organes et la pratique gardera toujours son suprême contrôle sur eux. Dire que l’homme pratique – c’est-à-dire l’homme social – doit être nécessairement bas, signifie seulement exposer son propre cynisme moral en craignant les conclusions pratiques et se noyer dans des considérations idéalistes.
Jaurès détruit la calomnie de Renan sur l’homme par toute sa stature morale. Un idéalisme efficace le guide même dans ses pas les plus risqués.
Dans le jours les plus sombres du millerandisme – 1902 – j’ai eu l’occasion de voir à la tribune Jaurès aux côtés de Millerand mains dans la main, apparemment liés par une unité complète de buts et de moyens. Mais un inoubliable sentiment me disait qu’un abîme infranchissable les séparait : cet enthousiaste extrême, désintéressé et ardent et ce carriériste parlementaire froid et calculateur. Il y a quelque chose d’irrésistiblement convaincant, une sorte de sincérité athlétique dans sa voix, son visage et son geste.
Sur la tribune il semble immense, pourtant il est plus petit que la taille moyenne. Trapu, la tête bien assise sur le cou, avec des pommettes « dansantes » expressives, les narines gonflées quand il parle totalement pris par le flot de sa passion, en apparence il appartient au même type humain que Danton et Mirabeau. En tant que tribun il est incomparable et ne souffre d’aucune comparaison. Il n’y a pas dans ses paroles ce fin raffinement parfois irritant par lequel Vandervelde brille. Il ne peut être comparé à la logique implacable de Bebel. L’ironie cruelle et venimeuse de Victor Adler lui est étrangère. Mais dans le tempérament, la passion et l’esprit il est l’égal tous réunis.
Le Russe de nos steppes noires dirait peut-être parfois que les discours de Jaurès ne sont que de la rhétorique oratoire artificielle faussement classique. Il ne ferait que témoigner de la pauvreté de notre culture russe. Les français possèdent une technique oratoire, un héritage commun qu’ils adoptent sans efforts et en dehors duquel ils sont tout aussi inconcevables qu’un « homme respectable sans son costume ». Chaque français qui s’exprime parle bien. Il en est d’autant plus difficile pour un français d’être un grand tribun. Mais Jaurès l’est. Ce n’est pas sa riche technique, ni l’immense et miraculeuse résonance de sa voix, ni la profusion de ses gestes, mais la naïveté quasi-géniale de son enthousiasme qui l’approche des masses et fait de lui ce qu’il est.
Mais nous nous sommes éloignés de notre sujet : quel est le nœud psychologique qui lie Jaurès en tant qu’héritier de la tradition prométhéenne à un parlementaire.
Qu’est-ce que Jaurès ? Un opportuniste ? Ou bien un révolutionnaire ? L’un et l’autre – selon l’instant politique – de plus il est près à aller jusqu’aux extrêmes limites dans chaque direction. Il est toujours prêt à « couronner l’idée par la couronne de l’exécution ».
Durant l’affaire Dreyfus Jaurès a dit : « qui ne saisit pas le main du bourreau qui est pesée sur sa victime deviendra lui-même le complice du bourreau » et sans estimer le résultat politique de la campagne, il se jeta dans la flot des « Dreyfusards ». Son maître, ami et irréconciliable antagoniste Guesde lui a dit : « Jaurès, je vous aime parce que chez vous l’acte suit toujours la pensée ».
« Chaque époque croit, écrit Heine, que sa propre lutte est plus importante que tout le reste. C’est en cela que la foi en une époque consiste et c’est dans cette foi qu’elle vit et meure… »
Dans Jaurès il y a quelque chose au-delà de la foi de son époque : il a l’entrain du moment. Il ne mesure pas les combinaisons politiques passagères à la grande mesure des perspectives historiques. Il est complètement ici dans l’adversité du jour. Et dans la pratique quotidienne, il n’a pas peur d’entrer en contradiction avec son grand but. Il dépense une passion, une énergie et un talent avec une spontanéité si prodigue exactement comme si de chacune des questions politiques dépendait l’issue de la grand lutte entre les deux mondes.
En cela se trouve la force mais aussi la faiblesse fatale de Jaurès. Sa politique manque de proportions, bien souvent il ne voit que les arbres et non la forêt.
« Il y a dans les affaires humaines (dit Brutus de Shakespeare) une marée montante ; qu’on la saisisse au passage, elle mène à la fortune ; qu’on la manque, tout le voyage de la vie s’épuise dans les bas-fonds et dans la détresse. ».
De par sa nature, et l’envergure de son caractère Jaurès était né pour l’époque du grand flot. Mais il était destiné à développer son talent dans une période de profonde réaction européenne. Ce n’est pas sa faute, mais son malheur. Ce malheur a engendré à son tour sa faute. Parmi tous ses talents Jaurès n’en possède pas un : la capacité d’attendre. Non pas d’attendre passivement, sur la mer du temps, mais réunir les forces et préparer les cordages avec la certitude de la prévision d’une future tempête. Il veut immédiatement échanger la pièce sonnante du succès pratique, aux grandes traditions et aux grandes occasions. De là il tombe souvent dans des contradictions insolubles dans les bas-fonds et les désastres de la Troisième République.
Seul un aveugle compterait Jaurès parmi les doctrinaires du compromis politique. Il a seulement apporté son talent, sa passion et sa capacité d’aller jusqu’au bout, - mais il n’en a pas fait un catéchisme. Mais à l’occasion, Jaurès serait alors le premier à déployer la grand-voile et à naviguer des rivages sablonneux à la haute mer…
"Kievskaya Mysl" ["La Pensée de Kiev"] - N° 9, 9 janvier 1909.
Note
[1] Sur Jaurès voir aussi l'article de Trotsky dans la "Kievskaya Mysl" en juillet 1915.