1940 |
"(...) Staline représente un phénomène absolument exceptionnel. Il n'est ni penseur ni écrivain, ni orateur. (...) Il prit possession du pouvoir, non grâce à des qualités personnelles, mais en se servant d'une machine impersonnelle. Et ce n'était pas lui qui avait créé la machine, mais la machine qui l'avait créé; avec sa puissance et son autorité, elle était le produit de la lutte, longue et héroïque, du Parti bolchevik (...). Lénine l'avait créée en une association constante avec les masses (...). Staline se borna à s'en emparer." |
Staline
IX : La guerre civile
Quand on parcourt les publications historiques courantes traitant de cette période, on voit surgir à chaque instant un nouveau conflit : à Brest-Litovsk, Trotsky ne se conforma pas aux instructions de Lénine, au front du Sud, Trotsky alla contre les directives de Lénine; sur le front de l'Est, Trotsky agit contrairement aux ordres de Lénine, et ainsi de suite. Il convient de remarquer tout d'abord que Lénine ne pouvait en aucun cas me donner des instructions personnelles. Les rapports au sein du Parti n'étaient pas alors de cette sorte. Nous étions tous deux membres du Comité central, dont c'était la mission de trancher les divergences d'opinions. Chaque fois qu'il y avait un désaccord entre Lénine et moi, et cela arriva plus d'une fois, la question était portée automatiquement devant le Bureau politique du Comité central, qui décidait. Par suite, strictement parlant, il ne pouvait s'agir de ma part de ne pas suivre les directives de Lénine. Mais ce n'est là qu'un aspect de l'affaire - le côté formel. Allant au fond des choses, on ne peut empêcher de demander : comment auraient pu être observées les directives de Lénine alors qu'il avait placé à la tête du département de la guerre un homme qui ne commettait qu'erreurs et crimes, à la tête de l'économie nationale - Rykov, un partisan avéré, selon son propre aveu, de la restauration du capitalisme et un futur agent du fascisme; à la tête de l'Internationale communiste ce futur fasciste et traître Zinoviev; à la tête du journal officiel du Parti et parmi les dirigeants de l'Internationale communiste - ce futur bandit fasciste, Boukharine ?
Tous les grands chefs de l'Armée rouge durant la période staliniste : Toukhatchevsky, légorov, Bluecher, Boudienny, lakyr, Ouborévitch, Gamarnik, Dybenko, Fed'ko [Kork, Poutna, Feldman, Alksnis, Eidemanii, Primakov, et beaucoup d'autres] furent chacun, en leur temps, nommés à de hauts postes militaires quand j'étais à la tête du département de la guerre, dans la plupart des cas promus par moi durant mes voyages au front et d'après mon observation directe de leur travail. Donc, si détestable que ma direction ait pu être, elle fut apparemment assez bonne pour avoir choisi les chefs les meilleurs puisque, pendant un laps de dix années, Staline n'en put trouver d'autres pour les remplacer. Il est vrai que presque tous les chefs militaires de la guerre civile, tous ceux qui bâtirent notre armée, devaient être déclarés plus tard « traîtres » et « espions ». Mais cela ne change rien à l'affaire. Ce sont eux qui ont défendu la Révolution et le pays. Comme on décida, en 1933, que c'était Staline et personne d'autre qui avait bâti l'Armée rouge, il faudrait en conclure que la responsabilité du choix d'une telle équipe de commandants devrait reposer sur lui. De cette contradiction, les historiens officiels ne sortent pas sans quelque difficulté, mais néanmoins avec aplomb. La responsabilité de la nomination des traîtres à des postes de commandement est placée sur moi, tandis que l'honneur des victoires assurées par ces mêmes traîtres appartient indiscutablement à Staline. Aujourd'hui, cette unique division de la fonction historique est enseignée à chaque écolier, selon une Histoire éditée par Staline lui-même.
Le travail militaire à l'époque de la guerre civile revêtit deux aspects. L'un était de choisir les hommes, d'utiliser correctement leurs capacités, d'établir la surveillance nécessaire, de déceler les suspects, de punir. Toutes ces activités de l'appareil administratif convenaient à la perfection aux talents de Staline. Mais il y avait autre chose : la nécessité d'improviser une armée en partant du néant, d'éveiller l'âme des soldats et des commandants, d'éveiller ce qu'il y avait en eux de meilleur et leur inspirer confiance dans leurs nouveaux chefs. De ce travail créateur, Staline était entièrement incapable. Il est impossible, par exemple, de l'imaginer devant un régiment pour le haranguer, pour cela il n'avait aucune disposition. Il ne s'adressa même jamais aux troupes au moyen d'appels écrits d'avance, ne pouvant sans doute pas se fier à sa rhétorique de séminariste. Son influence dans les secteurs du front où il travailla était insignifiante, il restait impersonnel, bureaucratique et policier.
Je me souviens avoir demandé, durant la guerre civile, à un membre du Comité central, Sérébriakov, qui était à cette époque avec Staline sur le front du Sud, s'il ne pourrait pas opérer sans Staline pour économiser des forces. Sérébriakov répondit : « Non, je ne sais pas, comme Staline, "faire pression"; ce n'est pas ma spécialité. » Plus la machine étatique était capable de « faire pression », plus l'esprit révolutionnaire s'en éloignait, plus confiant se sentait Staline.
Si le front attirait Staline, il le repoussait aussi. La machine militaire assure la possibilité de donner des ordres; mais Staline n'était pas le maître de cette machine. Au début, il ne dirigeait qu'une des vingt armées; plus tard il fut à la tête d'un des cinq ou six fronts. Il imposa une discipline sévère, tint fermement dans ses mains tous les leviers, ne toléra pas la moindre désobéissance. En même temps, tandis que, dirigeant d'une armée, il poussait systématiquement d'autres chefs à ignorer les ordres du front. Au commandement du front du Sud ou du Sud-Ouest, il transgressa les instructions du commandant en chef. Dans l'armée tsariste, outre la subordination militaire normale, existait une subordination non écrite : les grands-ducs, qui occupaient de hauts postes administratifs ignoraient fréquemment leurs officiers supérieurs et apportaient le désordre dans l'administration de l'armée et de la marine. Je me souviens avoir fait remarquer à Lénine que Staline, profitant indûment de sa situation de membre du Comité central du Parti, introduisait le régime des grands-ducs dans notre armée. Dix années, plus tard, Vorochilov admettait dans son essai sur Staline et l'Armée rouge, que « Staline était toujours prêt à se dresser contre toute règle, toute subordination ». Les gendarmes se recrutent chez les braconniers.
Les conflits entre les ordres d'en bas et ceux d'en haut sont dans la, nature des choses. L'armée est presque toujours mécontente du front, le front s'agite toujours, contre le grand état-major, particulièrement quand les choses ne vont pas bien. Ce qui caractérisait le rôle de Staline au front, c'est qu'il exploitait systématiquement ces frictions, suscitant ainsi d'âpres querelles. Attirant ses collaborateurs dans des conflits dangereux, il les unissait solidement en une caste, les mettant ainsi dans son entière dépendance. A deux reprises, il fut rappelé du front sur ordre direct du Comité central. Mais, à chaque nouveau tournant des événements, il y était envoyé de nouveau. Malgré des occasions répétées, il n'acquit nul prestige auprès de l'armée. Cependant, ceux de ses collaborateurs militaires qui étaient sous son commandement, une fois entraînés dans la lutte contre le Centre, lui restaient, par la suite, étroitement attachés. Le groupe de Tsaritsyne devint le noyau de la fraction staliniste.
Le rôle de Staline dans la guerre civile peut sans doute être le mieux mesuré par le fait qu'à la fin de la guerre son autorité personnelle n'avait absolument pas grandi. Il n'aurait pu venir à l'idée de personne, à cette époque, de dire ou d'écrire que Staline avait « sauvé » le front du Sud, ou joué un rôle important sur le front oriental, ou même empêché la chute de Tsaritsyne. Dans de nombreux documents, souvenirs et anthologies consacrés à la guerre civile, le nom de Staline n'est pas mentionné du tout, ou est mentionné parmi beaucoup d'autres. De plus, la guerre contre la Pologne laissa sur sa réputation - au moins dans les cercles bien informés du Parti - une flétrissure indestructible. Il ne participa pas à la campagne contre Wrangel, fût-ce parce qu'il était malade ou pour d'autres raisons : il est aujourd'hui difficile de le dire. En tout cas, il émergea de la guerre civile aussi inconnu et étranger aux masses qu'il l'était depuis la Révolution d'Octobre.
« Dans cette période difficile, 1918-1920, écrivent les plus récents historiens, le camarade Staline fut transféré d'un front à l'autre, aux points où la Révolution courait le plus grand danger. » En 1922, le commissariat de l'Education publia une « Anthologie des cinq années », composée de quinze articles, parmi lesquels il y en a un sur « la création de l'Armée rouge », et un autre, intitulé « Deux années en Ukraine », tous deux traitant de la guerre civile. Ni dans l'un ni dans l'autre on ne trouve un seul mot sur Staline. L'année suivante, une anthologie en deux volumes, intitulée La Guerre civile fut publiée. Elle consistait en documents et autres matériaux sur l'histoire de l'Armée rouge. A cette époque, personne n'avait intérêt à donner un caractère tendancieux à une telle anthologie. Dans l'ouvrage entier, pas un mot sur Staline. En cette même année 1923, le Comité exécutif central des Soviets publia un volume de 400 pages, intitulé Culture soviétique. Dans la section consacrée à l'armée, il y a de nombreux portraits sous le titre général « Les créateurs de l'Armée rouge ». Staline n'est pas parmi eux. Dans la section intitulée « Les forces armées de la Révolution durant les sept premières années d'Octobre », le nom de Staline n'est pas même mentionné. Cependant cette section est illustrée; non seulement il y a mon portrait et ceux de Boudenny et de Bluecher, mais même celui de Vorochilov. Et parmi les chefs de la guerre civile, on nomme non seulement Antonov-Ovséïenko, Dybenko, Iégorov, Toukhatchevsky, Ouborévitch, Poutna, Charangoitch, mais beaucoup d'autres, dont presque tous devaient être par la suite déclarés ennemis du peuple et fusillés. Deux d'entre eux, Frounzé et S. Kaménev, moururent d'une mort naturelle, encore y a-t-il de l'incertitude sur les circonstances de la mort de Frounzé. Parmi les hommes mentionnés dans ce volume figure Raskolnikov, commandant les flottes de la Baltique et de la mer Caspienne durant la guerre civile. [Il refusa de rentrer à Moscou quand il fut rappelé du poste qu'il occupait en 1938 de ministre des Soviets en Bulgarie, à l'époque de la purge du corps diplomatique. Après avoir écrit une lettre d'accusation contre Staline, il mourut soudainement, dans des circonstances mystérieuses, apparemment empoisonné.]
Dans plusieurs publications officielles, il est indiqué en passant, sur la base de quelque sorte de preuve existant dans les archives, que Staline appartint pour un temps au Comité révolutionnaire de guerre de la République. Aucune référence précise n'est donnée sur la période de sa participation à l'organisme militaire suprême. Dans une monographie spéciale, « le Comité révolutionnaire de guerre de l'U.R.S.S. pendant dix ans », écrite par trois auteurs en 1928, quand tout le pouvoir était déjà concentré dans les mains de Staline, on lit :
« Le 2 décembre 1919, le camarade Goussiev fut inclus dans le Comité révolutionnaire de guerre. Par la suite, au cours de la guerre civile, les camarades Staline, Podvoïsky, Okoulov, Antonov-Ovséïenko et Sérébriakov furent adjoints à ce comité à différentes époques. »
Une Histoire du Parti communiste publiée par N.L. Mechtchériakov en 1934, après avoir répété le mensonge que Staline « passa la période de la guerre civile principalement au front », affirme que Staline « fut membre du Comité révolutionnaire de guerre de la République de 1920 à 1923. ». Dans le numéro d'anniversaire de l'Armée rouge de la Pravda pour 1931, on trouve trois « documents inédits » - des télégrammes datant de 1920. Sur la base de ces documents, seule preuve jusqu'ici publiée, il semblerait que Staline fut réellement membre du Comité révolutionnaire, au moins du 3 au 25 juin, soit pour un peu plus de trois semaines, en 1920. On ne trouve rien avant ou après ces deux dates. Pourquoi ? Il faut rappeler que les cinq volumes publiés par le département de la Guerre dans lesquels étaient rassemblés mes ordres, appels et discours, n'ont pas été seulement confisqués et détruits, mais que toute référence à ces textes, toute citation sont absolument interdites. Or La révolution prolétarienne, organe historique du Parti, écrivait dans son numéro d'octobre 1924 au sujet de cet ouvrage, qui ne contient rien d'autre que des documents de la guerre civile : « Les historiens de notre Révolution trouveront dans ces volumes une grande quantité de matériaux documentaires extrêmement précieux. »
Mais, dans les archives du département de la Guerre, il y a toujours les comptes-rendus sténographiés des séances du Comité de guerre. Pourquoi ne les cite-t-on pas pour établir la période durant laquelle Staline fut membre du Comité ? La réponse est simple : parce que Staline n'est pas nommé dans ces comptes rendus parmi les membres présents, sauf une ou deux fois, mais en ce cas seulement comme soumettant au Comité des questions d'ordre secondaire. Pourtant Staline fut nommé membre de cet organisme par décision du Comité central du Parti au printemps de 1920.
L'explication de ces circonstances énigmatiques, pour autant que je puisse m'en souvenir, est bien révélatrice du caractère de Staline. Pendant la guerre civile, à l'occasion de chaque conflit avec Staline, je m'efforçais de l'obliger à formuler ses vues sur les problèmes militaires, clairement et précisément. J'essayais de transformer son opposition maussade et sournoise en une opposition ouverte ou à l'obliger à participer à un organisme militaire de direction. D'accord avec Lénine et Krestinsky, qui appuyaient pleinement ma politique militaire, je réussis finalement à obtenir que Staline fut nommé membre du Comité de guerre. Staline était bien obligé d'accepter. Mais il trouva tout de suite un moyen de se. dérober : sous prétexte qu'il était surchargé de travail, il ne se montra à aucune séance du Comité.
Il peut sembler étrange que personne, au cours des premières douze années du régime soviétique, n'ait jamais parlé du prétendu rôle de « chef », qui aurait été celui de Staline dans les affaires militaires, ou même de son « active » participation à la guerre civile. Mais ceci s'explique aisément par le simple fait qu'existaient encore, en cette période, des milliers d'hommes qui savaient ce qui s'était réellement passé, et comment.
Même dans ce numéro spécial de la Pravda de 1931, on ne prétendait pas encore que Staline avait été l'organisateur principal de l'Armée rouge, mais seulement l'organisateur de la Cavalerie rouge. Huit ans plus tôt, le 3 février 1922, la même Pravda avait publié un récit quelque peu différent de la formation de la Cavalerie rouge dans un article sur la guerre civile. On v lisait ces lignes :
« Mamontov occupa Kozlov et Tambov pour un temps, causant de grands dommages. « Prolétaires, à cheval ! » Ce mot d'ordre du camarade Trotsky pour la formation d'unités montées fut accueilli avec enthousiasme, et dès le 19 octobre l'armée de Boudienny assenait de rudes coups aux forces de Mamontov, sous Voronèje. »
Encore en 1926, non seulement après mon éloignement du département de la Guerre, mais alors que j'étais déjà l'objet de persécutions impitoyables, le commissariat de la Guerre publia un ouvrage de recherches historiques sous le titre : Comment combattit la Révolution, dans lequel les auteurs, stalinistes bien connus, écrivaient : « Le mot d'ordre du camarade Trotsky : "Prolétaires, à cheval !" fut l'élément décisif qui permit de réaliser l'organisation de l'Armée rouge dans ce domaine. » C'est-à-dire au sujet de la création de la Cavalerie rouge. Ainsi, en 1926, Staline n'était pas encore présenté comme l'organisateur de la Cavalerie.
En fait, la campagne pour la création de la Cavalerie rouge domina tout mon travail durant beaucoup de mois en 1919. L'Armée rouge était bâtie sur l'ouvrier, lequel avait mobilisé le paysan. L'ouvrier avait un avantage sur le paysan, non seulement par le niveau de culture, mais surtout par son aptitude à se servir des armes fournies par les nouvelles techniques. Cela lui assurait un double avantage dans l'armée. Pour la cavalerie, il en allait tout autrement. La partie des cavaliers, c'étaient les steppes russes. Les meilleurs étaient les cosaques, puis venaient les fils des paysans riches des steppes qui possédaient des chevaux et les connaissaient. La Cavalerie était l'arme la plus réactionnaire de la vieille armée, elle défendit le régime tsariste plus longtemps qu'aucune autre branche du service. Il était par suite doublement difficile de former une armée montée. Il fallait d'abord habituer l'ouvrier au cheval; il fallait que les prolétaires de Pétrograd et de Moscou apprissent à monter à cheval, ne fût-ce que pour pouvoir remplir leur rôle de commissaire ou de cavalier du rang. Leur tâche était de créer des noyaux révolutionnaires solides et sûrs dans les escadrons et régiments de cavalerie. Tel était le sens de ma devise « Prolétaires, à cheval ! ». Le pays entier, tous les centres industriels, furent couverts d'affiches portant cette devise. Un de mes secrétaires, Poznansky, fut chargé personnellement de la formation d'unités de Cavalerie rouge. Seule cette participation des prolétaires devenus cavaliers transforma les détachements de guérillas en unités de cavalerie bien entraînées.
Trois années du régime soviétique furent des armées de guerre civile. Le département de la Guerre déterminait le travail gouvernemental du pays entier. Toutes les autres activités gouvernementales lui étaient subordonnées. Le commissariat aux Approvisionnements venait ensuite en ordre d'importance. L'industrie travaillait principalement pour la guerre. Tous les hommes actifs et courageux pouvaient être mobilisés. Les membres du Comité central, les commissaires du peuple, tous les dirigeants du Parti passaient la plus grande partie de leur temps au front, comme membres de comités révolutionnaires de guerre et parfois comme commandants d'armée. La guerre elle-même était une école sévère de discipline gouvernementale pour un parti révolutionnaire qui était sorti depuis quelques mois seulement de la clandestinité. La guerre, avec ses exigences impitoyables, sépara le grain de l'ivraie, à l'intérieur du Parti et dans les organismes d'Etat. Très peu de membres du Comité central restaient à Moscou : Lénine, qui était le centre politique; Sverdlov, qui était président du Comité exécutif central et également secrétaire général du Parti, Boukharine, comme directeur de la Pravda. Zinoviev, que chacun, y compris lui-même, considérait inapte aux affaires militaires, demeurait à Pétrograd, dont il était le dirigeant politique. Kaménev était à la tête du Soviet de Moscou; il alla plusieurs fois au front bien que lui aussi fût, par nature, décidément un civil. Lachévitch, Smilga, I.N. Smirnov, Sokolnikov, Sérébriakov, tous membres éminents du Comité central, étaient presque constamment au front.
Cela nous entraînerait trop loin s'il fallait conter même brièvement l'activité révolutionnaire clandestine, en octobre et durant la guerre civile, de ces hommes et celle de nombreux autres militants. Beaucoup d'entre eux n'étaient en aucun point inférieurs à Staline, et il n'en manquait pas qui l'excellaient dans ces valeurs que les révolutionnaires prisent le plus : la clairvoyance politique, le courage moral, la capacité dans l'agitation, la propagande et l'organisation. Il suffira de rappeler que lorsque l'Armée rouge fut créée, ce sont d'autres hommes qui furent considérés mieux qualifiés que Staline pour cette tâche. Le Comité suprême de la Guerre, formé le 4 mars 1918, se composait de Trotsky comme président, Podvoïsky, Skliansky et Danichevsky comme membres; Bontch-Brouiévitch était le secrétaire général, et il y avait une équipe d'officiers tsaristes en qualité de spécialistes.
Quand il fut réorganisé, le 12 septembre 1918, en Comité révolutionnaire de guerre de la République, il fut composé de Trotsky comme président, Vatsetis comme commandant en chef des Forces armées, et des membres suivants : Ivan Smirnov, Rosenholtz, Raskolinikov, Skliansky, Mouralov et Iourénev. Lorsqu'on décida, le 8 juillet 1919, d'avoir une équipe moins nombreuse et plus compacte, Trotsky resta comme président; Skliansky fut vice-président, Rykov, Smilga, Goussiev, membres, le commandant en chef était alors S. Kaménev. Comme d'autres, Staline trouva sa place dans l'armée, et l'Armée rouge trouva le meilleur emploi de ses talents. Ce qui est contraire aux faits, c'est la prétention récente d'attribuer un rôle éminent à Staline dans l'organisation de l'Armée rouge et dans la conduite de la guerre civile.
L'armée fut édifiée sous le feu; les méthodes appliquées, où l'improvisation dominait, étaient sujettes à une vérification immédiate dans l'action. Afin de résoudre chaque nouveau problème posé par les opérations militaires, il était nécessaire d'organiser de nouveaux régiments et de nouvelles divisions, toujours en partant de zéro. L'armée, croissant chaotiquement par bonds fut bâtie par l'ouvrier, qui mobilisa le paysan et attira d'anciens officiers à la cause, mais en les mettant sous son contrôle. Ce ne fut pas une tâche facile. Les conditions matérielles étaient extrêmement défavorables, l'industrie et le transport étaient complètement désorganisées, il n'y avait pas de réserves d'approvisionnements, pas d'économie agricole, et le processus de la désintégration industrielle s'approfondissait constamment. Dans de telles conditions, il ne pouvait être question de service militaire obligatoire et de mobilisation forcée. Temporairement tout au moins, il fallait recourir au système du volontariat.
Ceux qui avaient une instruction militaire étaient las du combat dans les tranchées, et pour eux la Révolution signifiait la libération de la guerre. Aussi n'était-ce pas une chose simple de les mobiliser de nouveau pour une autre guerre. Il était plus facile de mobiliser les jeunes, mais eux, ils ignoraient tout de la guerre, il fallait les instruire, et l'ennemi ne nous accordait pas un temps suffisant. Le nombre de nos propres officiers, liés d'une façon ou de l'autre à notre Parti et absolument sûrs, était insignifiant. Ils jouaient dans l'armée un rôle politique extrêmement important, malheureusement leurs conceptions militaires étaient bornées et, quand leurs connaissances se révélaient insuffisantes, ils avaient trop souvent recours à leur autorité politique et révolutionnaire, compliquant ainsi la tâche essentielle de l'édification de l'armée. Le Parti lui-même trouva difficile, après la brillante victoire d'Octobre, de s'adapter à la pensée que la guerre civile était toujours devant nous. Pour toutes ces raisons, d'immenses difficultés s'accumulaient sur la voie de la formation d'une nouvelle armée. Il semblait parfois que les discussions absorbaient toute l'énergie dépensée. Saurons-nous ou non créer une armée ? Le destin de la Révolution reposait sur cette question.
La transition de la lutte révolutionnaire contre l'ancien Etat à la création d'un nouvel Etat, de la destruction de l'armée tsariste à la création d'une armée rouge s'accompagna d'une crise au sein du parti, ou plutôt d'une série de crises. A chaque étape, les anciennes méthodes de pensée et les anciennes habitudes se heurtaient aux nouvelles tâches. Le réarmement du Parti était indispensable. Puisque l'armée était la plus nécessaire de toutes les institutions de l'Etat et puisque durant les premières années du régime soviétique l'attention était concentrée sur la défense de la Révolution, il n'est pas étonnant que toutes les discussions, tous les conflits à l'intérieur du Parti aient tourné autour de la question de l'armée. Une opposition se fit jour presque dès le moment où nous faisions nos premiers efforts pour passer des détachements armés dispersés à une armée centralisée. La majorité du Parti et du Comité central appuyait finalement la direction militaire puisque victoires après victoires parlaient en sa faveur. Cependant les attaques ne manquaient pas, ni les flottements. Le Parti jouissait d'une pleine liberté de critique et d'opposition aux plus durs moments de la guerre civile. Même au front, en des réunions privées du Parti, les communistes soumettaient fréquemment la politique du commandement militaire à d'impitoyables attaques. Il ne venait à l'idée de personne, à cette époque, de persécuter les opposants. Les punitions au front étaient très sévères - et les communistes n'étaient pas épargnés - mais elles étaient imposées uniquement pour des manquements aux devoirs militaires. A l'intérieur du Comité central, l'opposition était infiniment moins vive parce que j'y pouvais compter sur l'appui de Lénine. En général, on doit dire que chaque fois que Lénine et moi étions d'accord, et nous l'étions dans la majorité des cas, les autres membres du Comité central nous approuvaient, presque toujours unanimement; l'expérience de la Révolution d'Octobre était entrée dans la vie du Parti comme une puissante et décisive leçon.
Il faut ajouter toutefois que l'appui de Lénine n'était pas inconditionnel. Lénine fut plus d'une fois indécis et, dans quelques cas, il se trompa gravement. Mon avantage sur lui venait du fait que je voyageais sans interruption au long des divers fronts et entrais en contact avec une extraordinaire diversité de gens : des paysans, des prisonniers de guerre, des déserteurs, jusqu'aux dirigeants de l'armée et du Parti alors au front. Cet ensemble d'impressions variées était d'une valeur inestimable. Lénine, au contraire, ne quittait jamais Moscou; et tous les fils se trouvaient entre ses mains. Il devait se prononcer sur les questions militaires, nouvelles pour nous tous, sur la base d'informations qui, pour la plupart, venaient de dirigeants du Parti. Personne n'était plus capable que lui de comprendre les voix individuelles venant d'en bas, mais celles-ci ne l'atteignaient que dans des occasions exceptionnelles.
En août 1919, quand j'étais au front près de Svyajsk, Lénine me demanda mon opinion sur une proposition, formulée par un membre éminent du Parti, de remplacer tous les officiers du grand état-major par des communistes. Je répondis nettement par la négative. « Il est vrai, télégraphiai-je de Svyajsk au Kremlin le 23 août 1918, que parmi les officiers, les traîtres ne manquent pas. Mais, d'autre part, il est prouvé que des actes de sabotage sont commis sur les chemins de fer durant les mouvements de troupes, cependant nul ne propose de remplacer les ingénieurs par des communistes. Je considère la proposition de Larine dénuée de toute valeur. Nous sommes en train de créer les conditions dans lesquelles nous pourrons opérer une sélection brutale parmi les officiers : d'une part, les camps de concentration, de l'autre, la campagne sur le front oriental. Des mesures catastrophiques comme celles que propose Larine sont dictées par la panique... Des victoires au front nous permettront d'améliorer nos sélections actuelles et nous donneront les cadres d'un état-major général sûr... Ceux qui protestent le plus contre l'utilisation des officiers sont soit des paniquards, soit des hommes éloignés du travail militaire, soit encore des membres du Parti mobilisés qui sont eux-mêmes pires que n'importe quel saboteur, ceux qui restent inférieurs à leur tâche se conduisent comme des satrapes, ne font rien par eux-mêmes et, quand leur échec est patent, rejettent le blâme sur l'officier d'état-major. »
Lénine
n'insista pas. Cependant les victoires alternaient avec les
défaites. Les victoires renforçaient la confiance dans
ma politique militaire; les revers, multipliaient inévitablement
le nombre des trahisons, provoquaient une nouvelle vague de
critiques et de protestations dans le Parti. En mars 1919, à
la séance du soir du Conseil des commissaires du peuple, au
sujet d'une dépêche annonçant la trahison de
certains commandants de l'armée, Lénine me fit passer
cette note : « Ne ferions-nous pas mieux de mettre
dehors tous les spécialistes et de nommer Lachévitch
commandant en chef ? » Je compris aussitôt que les
adversaires de la politique du département de la Guerre, et
particulièrement Staline, avaient fait pression sur Lénine
durant les jours précédents et avaient réussi à
lui inculquer certains doutes. J'écrivis ma réponse au
dos de sa question : « Enfantin ! » Apparemment cette
sèche riposte fit impression. Lénine aimait les
formules tranchées. Le jour suivant, avec le rapport de
l'état-major dans ma poche, j'allai au bureau de
Lénine au Kremlin et lui demandai :
«
Savez-vous combien nous avons d'officiers tsaristes dans
l'armée ?
- Non, je ne sais pas, dit-il, intéressé.
- Approximativement ?
- Je ne sais pas. (Il refusait catégoriquement de dire un
chiffre.)
- Pas moins de trente mille ! (Ce simple chiffre le surprit.) Cherchez
maintenant le pourcentage de traîtres et de déserteurs
parmi eux, et vous verrez qu'il est bien faible. N'oublions pas que
nous avons bâti une armée en partant de zéro; et
cette armée croît sans cesse et devient plus forte. »
Quelques jours plus tard, au cours d'un meeting à Pétrograd, Lénine fît, en ces termes, le bilan de ses propres doutes sur la question de la politique militaire. « Quand récemment le camarade Trotsky me dit que le nombre des officiers s'élevait à plusieurs dizaines de mille, je compris à quel point nous avions eu raison de nous servir de notre ennemi; d'obliger les adversaires du communisme à le bâtir, d'apprendre à édifier le communisme avec des briques prises aux capitalistes pour les employer contre eux; nous n'en avions pas d'autres. »
Les idées arrêtées et le pédantisme nous étaient étrangers. Nous avions recours à toutes sortes de combinaisons et d'expédients dans notre poursuite de succès. Une armée était commandée par un ancien sous-officier avec un général comme chef d'état-major; une autre était commandée par un ancien général avec un combattant de guérilla comme commandant en second. Une division était commandée par un ancien soldat de deuxième classe, tandis que la division voisine l'était par un colonel d'état-major. Cet « éclectisme » nous était imposé par les circonstances. Cependant, le pourcentage d'officiers instruits exerça une influence extrêmement favorable sur le niveau général du commandement. Les commandants « amateurs » apprirent en cours de route et beaucoup d'eux devinrent des officiers de premier ordre. En 1918, 76 % de l'ensemble du commandement et de l'administration de l'Armée rouge étaient composés d'anciens officiers de l'armée tsariste, et seulement 12,8 % comprenaient les commandants rouges de toute récente promotion, qui naturellement n'occupaient que des positions subalternes. A la fin de la guerre civile, l'état-major du commandement était formé d'ouvriers et de paysans sans autre instruction militaire que celle qu'ils avaient acquise directement sur le champ de bataille, sortis du rang et montant en grade au cours de la guerre civile, d'anciens soldats et de sous-officiers de la vieille armée; de jeunes commandants qui avaient fait un bref stage dans les écoles militaires soviétiques, et finalement, d'officiers des cadres de l'armée tsariste du temps de guerre. Plus de 43 % des commandants n'avaient pas reçu d'éducation militaire, 13 % étaient d'anciens sous-officiers, 10 % avaient passé par les écoles militaires soviétiques, 34 % étaient des officiers l'armée tsariste.
Dans le corps des anciens officiers qui entrèrent dans l'Armée rouge, il y avait des éléments progressistes qui comprenaient la signification de la nouvelle époque (c'était une petite minorité), une couche plus large était formée d'éléments passifs et peu capables qui ne rejoignaient l'armée que parce qu'ils ne pouvaient pas faire autre chose; enfin des contre-révolutionnaires actifs qui eux, n'attendaient que le moment favorable pour nous trahir. Les sous-officiers de l'ancienne armée étaient recrutés au moyen d'une mobilisation spéciale. C'est d'eux que nous vinrent un certain nombre de commandants militaires exceptionnels, le plus célèbre d'entre eux étant le sergent-major de cavalerie Siméon Boudienny. Mais eux non plus n'étaient pas trop sûrs, car, avant la Révolution, ces sous-officiers étaient pour la plupart des fils de paysans riches et de la bourgeoisie des villes. Il y eut parmi eux un nombre non négligeable de déserteurs qui jouèrent un rôle actif dans les soulèvements contre-révolutionnaires et dans l'armée blanche. Un commissaire, habituellement un ouvrier bochéviste ayant l'expérience de la guerre mondiale, était attaché à chaque commandant. Notre préoccupation dominante était la préparation d'un corps d'officiers sûrs.
« L'institution des commissaires, déclarai-je quand j'étais à la tête du département de la Guerre, en décembre 1919, doit servir de charpente provisoire. Peu à peu, nous serons capables de l'éliminer. » A cette époque, personne n'aurait pu prévoir que, vingt ans plus tard, l'institution des commissaires serait rétablie, mais cette fois dans un dessein opposé. Les commissaires de la Révolution étaient les représentants d'un prolétariat victorieux surveillant des commandants qui pour la plupart venaient de la bourgeoisie, ceux d'aujourd'hui sont les représentants de la caste bureaucratique chargée de surveiller des officiers qui pour la plupart sortent du rang.
Parmi les officiers, il y en avait beaucoup, peut-être une grande majorité, qui ne savaient plus eux-mêmes où ils en étaient. Les réactionnaires décidés avaient fui au début même, les plus actifs d'entre eux allant vers la périphérie, où les Blancs cherchaient à dresser leur front. Les autres hésitaient, ne pouvaient se résoudre abandonner leur famille et, par inertie, se trouvaient dans les commandements ou l'administration de l'Armée rouge. La conduite ultérieure de beaucoup d'entre eux fut déterminée par la façon dont ils étaient traités. Des commissaires énergiques, sensés, ayant du tact - c'était la minorité, - gagnèrent les officiers immédiatement, ceux-ci, qui, par la force de l'habitude, étaient portés à s'incliner devant les commissaires, étaient surpris par leur résolution, leur audace et leur éducation politique. De telles ententes entre commandants et commissaires étaient souvent durables et de grande stabilité. Quand le commissaire était ignorant, grossier et harcelait le spécialiste militaire, compromettant ainsi son autorité devant les soldats de l'Armée rouge, la cordialité était hors de question, et l'officier hésitant était finalement rejeté vers les ennemis du nouveau régime.
L'atmosphère de Tsaritsyne, avec son désordre administratif, sa mentalité de guérillas, son irrespect du Centre, la grossièreté provocante à l'égard des spécialistes militaires, n'était pas de nature à gagner leurs bonnes dispositions et à faire d'eux des serviteurs loyaux de nouveau régime. Ce serait cependant une erreur de croire que Tsaritsyne n'avait pas de spécialistes militaires. Chacun des commandants improvisés devait avoir auprès de lui un officier connaissant la routine des affaires militaires. Mais la sorte de spécialistes qu'on y trouvait était recrutée parmi la lie des officiers - des hommes ayant perdu toute trace de dignité humaine, hommes sans fierté qui rampaient devant leurs nouveaux maîtres, les flattaient, s'abstenaient de jamais les contredire. Le chef d'état-major de Vorochilov appartenait précisément à ce type de spécialistes. Afin de promouvoir les commandants qui étaient le plus proches du régime soviétique, on avait procédé à cette mobilisation spéciale des sous-officiers de l'ancienne armée dont il a été parlé plus haut. La plupart d'entre eux avaient gagné leurs galons durant la dernière période de la guerre, de sorte que leurs connaissances en affaires militaires étaient très limitées. Cependant, ces sous-officiers, particulièrement dans l'artillerie et la cavalerie, avaient une excellente compréhension des questions militaires et étaient en fait mieux informés et plus expérimentés que les officiers sous les ordres desquels ils servaient. A cette catégorie appartenaient des hommes comme Boudienny, Bluecher, Dybenko, En général, ils assumaient leur commandement avec bonheur, mais n'étaient pas enclins à tolérer l'autorité d'officiers supérieurs, et pas davantage à reconnaître celle du Parti communiste, ils regimbaient contre sa discipline, mais sympathisaient avec ses buts, spécialement dans le domaine des questions agraires.
Quiconque n'est pas familier avec les faits eux-mêmes et ne peut avoir accès aujourd'hui aux Archives, imaginera difficilement la mesure dans laquelle ces fait et leur caractère ont été déformés. Le monde entier a entendu parler de la défense de Tsaritsyne, du voyage de Staline au front de Perm, et de la discussion sur les syndicats. Ces épisodes forment aujourd'hui les ponts culminants de la chaîne historique des événements, mais ils ont été fabriqués artificiellement. De la quantité extraordinaire de documents enfermés dans les Archives, on en a extrait seulement quelques-uns qui ont servi de prétextes à d'imposants développements historiques. Les uvres successives de l'historiographie officielle entassent déformations sur exagérations, auxquelles des inventions pures et simples sont ajoutées çà et là. L'effet d'ensemble est le produit d'un arrangement délibéré plutôt que de la vérité historique. En fait, on ne se réfère jamais à des documents. La presse étrangère, même de savants historiens, en sont venus à prendre ces falsifications pour des sources authentiques. Dans divers pays, on peut trouver maintenant des spécialistes en histoire qui connaissent d'infimes détails de la défense de Tsaritsyne ou de la discussion sur les syndicats, mais ignorent totalement des faits infiniment plus importants et significatifs. La falsification a pris les proportions d'une avalanche. Mais on doit trouver étrange que peu de documents et de matériaux authentiques aient été publiés concernant l'activité de Staline au front, généralement durant la période de la guerre civile.
Dans les récits publiés durant les années de la guerre civile, l'histoire de Tsaritsyne était au nombre de celles où le nom de Staline était complètement ignoré. Le rôle qu'il exerça dans la coulisse fut très court; il n'était connu que d'un petit nombre et n'offrait absolument rien pour de longues dissertations. Dans l'article anniversaire de la dixième armée - celle qui défendit Tsaritsyne - écrit par Ordjonikidzé, vieux camarade de Staline qui lui resta fidèle jusqu'au suicide, Staline n'est pas même mentionné. De même dans beaucoup d'autres articles. Le bolchévik Minine, maire de Tsaritsyne à l'époque et par la suite membre du Comité révolutionnaire de guerre de la dixième armée, écrivit un drame héroïque, en 1925, intitulé La Ville encerclée, dans lequel les références à Staline sont si rares que Minine devait finir comme un « ennemi du peuple ». Le pendule de l'histoire dut allonger considérablement sa trajectoire pour que Staline pût être élevé au rôle d'un héros dans lépopée de Tsaritsyne.
Au cours des dernières années, une tradition s'est imposée qui représente les faits comme si, au printemps de 1918, Tsaritsyne était de grande importance stratégique et que Staline y fut envoyé pour sauver la situation. Ce ne fut rien de ce genre; il s'agissait uniquement d'une question d'approvisionnement, A une séance du Conseil des commissaires du peuple, le 28 mai 1918, Lénine examine avec Tsourioupa, chargé alors du ravitaillement. les méthodes extraordinaires adoptées pour ravitailler les capitales et les centres industriels. A l'issue de la réunion, Lénine écrivit à Tsourioupa : « Entrez immédiatement en rapport avec Trotsky par téléphone pour l'assurer que le nécessaire sera fait dès demain. » En outre, dans la même communication, Lénine informait Tsourioupa de la décision prise par le Conseil en vertu de laquelle le commissaire Chliapnikov devait immédiatement partir pour le Kouban pour coordonner les services dans le Sud, de façon à assurer le ravitaillement des régions industrielles. Tsourioupa répondit : « Staline est d'accord pour aller dans le Caucase du Nord. Envoyez-le. Il connaît les conditions régionales et il sera utile à Chliapnikov. » Lénine accepta : « Envoyez-les tous les deux aujourd'hui. »
Enfin, comme on le trouve indiqué dans les uvres de Lénine, « Staline fut envoyé dans le Caucase du Nord et à Tsaritsyne comme directeur général de l'approvisionnement dans le Sud de la Russie ». Aucune mention de tâche militaire.
Ce qui en pareil cas arrivait à Staline était le lot de beaucoup d'autres dirigeants soviétiques; on les envoyait dans les provinces pour la collecte du blé. Une fois sur place, il leur arrivait de tomber dans des soulèvements de Blancs. Sur quoi leurs détachements d'approvisionnement se transformaient aussitôt en détachements militaires. Bien des membres des commissariats de l'Education, de l'Agriculture, ou d'autres départements, étaient ainsi aspirés par le maelström de la guerre civile, envoyés dans des régions éloignées, contraints pour ainsi dire de troquer leurs occupations habituelles pour le métier des armes. L. Kaménev, qui, avec Zinoviev, était le moins militaire des membres du Comité central fut envoyé en Ukraine en avril 1919, pour accélérer les opérations de ravitaillement pour Moscou. Il constata que Lougansk avait été encerclé et que le danger menaçait le bassin du Don tout entier; de plus, la situation dans l'Ukraine récemment libérée devenait nettement moins favorable. Exactement comme ç'avait été le cas pour Staline à Tsaritsyne, Kaménev, en Ukraine, se trouva pris dans des opérations militaires. Lénine lui télégraphia : « Absolument nécessaire que vous, personnellement, ne vous borniez pas aux tâches d'inspection, mais que vous, vous-même, dirigiez des renforts sur Lougansk et dans le bassin du Don, sinon il est hors de doute que la catastrophe sera terrible et à peine réparable; nous serons en danger mortel si nous ne libérons pas le bassin du Don très rapidement. » C'était le style ordinaire de Lénine en ces jours-là. Sur la base de telles citations, il serait possible de prouver que Lénine considérait que le destin de la Révolution russe dépendait de l'activité militaire de Kaménev dans le Sud. A différentes époques, le même Kaménev joua un rôle éminent sur divers fronts.
Sous un régime de concentration totalitaire de tous les moyens de propagande orale et écrite, il est possible créer une légende pour une ville aussi bien que pour un homme. Aujourd'hui, beaucoup d'épisodes de la guerre civile sont oubliés. On se souvient à peine des villes où Staline ne joua aucun rôle, tandis que le seul nom de Tsaritsyne a été investi d'une signification mystique. Pour interpréter correctement les faits de la guerre civile, il est nécessaire d'avoir présent à l'esprit que notre position centrale et la disposition de l'ennemi au bord d'un grand cercle nous permettaient de manuvrer sur les lignes intérieures et ramenait notre stratégie à une idée simple : la liquidation consécutive des fronts selon leur importance relative. Dans cette guerre extrêmement mobile, certaines régions du pays prenaient à des moments donnés une signification exceptionnelle qu'elle pouvait perdre ensuite. Cependant, la lutte pour Tsaritsyne ne put jamais atteindre la même signification que, par exemple, celle pour Kazan, où s'ouvrait la route vers Moscou, ou la lutte pour Orel, d'où on pouvait atteindre Moscou par Toula, ou la lutte pour Pétrograd, dont la perte eût été un coup terrible en lui-même et aurait ouvert la route vers Moscou par le Nord. De plus, malgré les assertions des historiens d'aujourd'hui, selon lesquelles Tsaritsyne « fut l'embryon de l'Ecole de guerre où les cadres de commandants pour d'autres fronts furent créés, commandants qui aujourd'hui sont à la tête des unités fondamentales de l'armée », la vérité est que la plupart des organisateurs capables et des chefs de l'armée ne vinrent pas de Tsaritsyne. Et je ne fais pas allusion ici seulement aux figures centrales, comme Skliansky, le véritable Carnot de l'Armée rouge; ou Frounzé, chef militaire de grand talent qui fut mis plus tard à la tête de l'Armée rouge; ou Toukhatchevsky, futur réorganisateur de l'armée; Iégorov, futur chef d'état-major; ou lakir, ou Ouborévitch, ou Kork, mais à beaucoup, beaucoup d'autres. Chacun d'eux fut instruit et formé dans d'autres armée et sur d'autres fronts. Tous jugeaient très sévèrement Tsaritsyne, sa prétentieuse ignorance, son chantage permanent; sur leurs lèvres le mot même « tsaritsyniste » prenait un sens péjoratif.
Le 23 mai 1918, Sergo Ordjonikidzé télégraphiait à Lénine : « La situation ici est mauvaise. Il faut prendre des mesures énergiques... les camarades locaux sont trop mous. Tout désir de les aider est considéré comme une intervention dans leurs propres affaires. Six trains de grain prêts à partir pour Moscou restent en gare... Je répète qu'il faut prendre les mesures les plus énergiques. »
Staline arriva à Tsaritsyne en juin 1918, avec un détachement de gardes rouges, deux trains blindés, et des pouvoirs illimités, pour assurer le ravitaillement des centres industriels affamés. Immédiatement après son arrivée, plusieurs régiments de Cosaques entourèrent Tsaritsyne. Les Cosaques des villages du Don et du Kouban s'étaient soulevés contre le gouvernement soviétique. L'Armée blanche qui opérait à travers les steppes du Kouban avait grandi en force. L'armée du Soviet du Caucase du Nord - unique grenier de la République soviétique à l'époque - avait beaucoup souffert sous ses coups.
On ne pensait pas que Staline resterait, à Tsaritsyne. Sa tâche était d'organiser l'envoi d'approvisionnements à Moscou et de se rendre ensuite au Caucase. Mais une semaine après son arrivée à Tsaritsyne, le 13 juin, il informait, par dépêche, que la situation « a brusquement changé, du fait qu'un détachement de Cosaques a enfoncé nos forces sur un point, à quelque quarante verstes de Tsaritsyne ». D'après son télégramme, il était clair que Lénine comptait qu'il irait à Novorossiisk surveillerait le développement de la situation résultant du sabordage de la flotte de la mer Noire. Pendant les deux semaines suivantes, on pensait toujours que Staline irait à Novorossiisk. Dans son discours du 28 juin 1918, à la quatrième conférence des syndicats et comités d'usines de Moscou, Lénine déclara :
« Camarades, je répondrai maintenant à la question concernant la flotte de la mer Noire. Le camarade Raskolnikov viendra ici lui-même et vous dira pourquoi il a insisté pour que nous décidions de détruire la flotte plutôt que de permettre aux troupes allemandes de l'employer contre Novorossiisk. Telle était la situation, et les commissaires du peuple, Staline, Chliapnikov et Raskolnikov seront bientôt à Moscou et vous feront un récit circonstancié des événements. »
Cependant, au lieu d'aller au Caucase ou à Novorossiisk, Staline resta à Tsaritsyne jusqu'au moment où la ville fut entourée, en juillet, par les Blancs.
Staline avait escompté peu de trouble, et beaucoup de gloire de l'expédition de millions de quintaux de céréales à Moscou et autres centres. Mais tout ce qu'il réussit à envoyer, malgré sa brutalité coutumière, fut un chargement de trois chalands auxquels il fait allusion dans son télégramme du 26 juin. En eût-il envoyé davantage, d'autres télégrammes auraient été publiés et commentés il y a longtemps. Au contraire, on trouve des aveux bien involontaires de sa faillite comme collecteur de grain dans ses propres rapports, confirmés le 4 août par sa déclaration qu'il était vain d'espérer d'autres envois de vivres de Tsaritsyne. Incapable de tenir sa promesse fanfaronne de ravitailler le Centre, Staline passa du « front du ravitaillement » au « front militaire ». Il devint dictateur de Tsaritsyne et du front du Caucase septentrional. Il disposait de pouvoirs extrêmement larges, et pratiquement illimités, comme représentant du Parti et du gouvernement. Il avait le droit de procéder à une mobilisation locale, de réquisitionner des propriétés, de militariser les usines, d'arrêter et de juger, de nommer et de révoquer. Staline exerçait l'autorité d'une main lourde. Tous les efforts étaient concentrés sur la tâche de la défense. Toutes les organisations locales, ouvrières et du Parti étaient mobilisées, recevaient des renforts; les guérillas de maraudeurs étaient équipées. Toute la vie de la cité fut soudainement soumise à une dictature impitoyable. « Dans les rues et à chaque carrefour, il y avait des patrouilles de l'Armée rouge, écrit Tarassov-Rodionov et, au milieu de la Volga, à l'ancre, élevant sa masse noire au-dessus des eaux, était un grand bateau qu'un policier lorgnait de côté, murmurant mystérieusement aux petites vieilles qui se trouvaient sur le quai : "C'est la Tchéka !" Mais ce n'était pas la Tchéka, c'était seulement sa prison flottante. La Tchéka logeait dans le centre de la ville, à côté du quartier général de l'armée. Elle travaillait... à toute vapeur. Pas un jour ne passait sans apporter la révélation de toutes sortes de conspirations ourdies dans ce qui semblait être les endroits les plus sûrs et les plus respectables. »
Le 7 juillet, environ un mois après son arrivée à Tsaritsyne, Staline écrivait à Lénine :
« La ligne sud de Tsaritsyne n'a pas encore été rétablie; je secoue tout le monde et j'espère qu'elle le sera bientôt. Vous pouvez être sûr que je n'épargnerai personne, ni moi ni les autres. Mais nous aurons le grain. Si nos "spécialistes" militaires (les savetiers !) ne dormaient pas, la ligne n'aurait pas été rompue et si elle est rétablie ce ne sera pas grâce aux militaires, mais malgré eux. »
Le 11 juillet, Staline télégraphiait de nouveau à Lénine :
« La situation est compliquée du fait que l'état-major de la région militaire nord-caucasienne a été entièrement incapable de s'adapter aux conditions de la lutte contre la contre-révolution. Ce n'est pas seulement que nos spécialistes sont psychologiquement incapables de se battre résolument avec la contre-révolution. mais aussi parce que, étant hommes d'état-major qui ne savent que faire des plans, ils sont entièrement indifférents aux opérations sur le terrain... et se considèrent généralement comme des observateurs... je ne pense pas avoir le droit de rester indifférent devant cela, alors que le front de Kalédine a été coupé des lieux d'approvisionnement, et le Nord, de la région du blé. Je continuerai à corriger ces insuffisances et beaucoup d'autres, chaque fois que j'en constaterai, je vais prendre un certain nombre de mesures et continuerai à le faire, même si je dois déplacer tous les commandants qui nous sont hostiles, malgré les difficultés de règlements que je briserai quand ce sera nécessaire. Qu'il soit bien entendu que je prends toute responsabilité devant les plus hautes institutions. »
[Le 4 août, Staline écrivait de Tsaritsyne « à Lénine, Trotsky et Tsourioupa » : ]
La situation dans le Sud n'est pas des meilleures. Le comité de guerre a reçu un héritage d'extrême désordre dû en partie à l'inertie du précédent chef militaire, et en partie à la conspiration de personnes placées par ce chef militaire dans les divers départements de la région. Nous avions tout à reprendre... Nous avons supprimé ce que j'appellerai l'ancien état de choses criminel, et après cela seulement nous avançâmes...
De telles communications venaient en ces jours de toutes les parties du pays, parce que le chaos était partout. Ce qui peut surprendre, ce sont les mots l« héritage d'extrême désordre ». Les régions militaires avaient été établies en avril et elles avaient à peine abordé leurs tâches, il était donc au moins prématuré de parler d'un « héritage d'extrême désordre ».
La tâche d'assurer le ravitaillement sur une grande échelle était pratiquement insoluble à cause de la situation militaire. « Les contacts avec le Sud et avec ses approvisionnements sont rompus, écrit Staline le 4 août, et la région de Tsaritsyne elle-même, qui relie le Centre au Caucase septentrional, est coupée à son tour, ou pratiquement coupée du Centre. » Staline voyait la cause de l'extrême aggravation de la situation militaire, d'une part dans le retournement du paysan cossu, « qui s'est battu en Octobre pour le gouvernement soviétique et est maintenant contre lui (il hait de tout son cur le monopole du grain, les prix imposés, la réquisition); d'autre part, dans la pauvre condition de nos troupes... Il faut dire que jusqu'au moment où nous aurons rétabli le contact avec le Caucase septentrional nous ne devrons pas compter... sur le secteur de Tsaritsyne pour notre ravitaillement ».
L'installation de Staline dans les fonctions de dirigeant de toutes les forces militaires au front avait été confirmée par Moscou. Le télégramme du Comité révolutionnaire de guerre - portant la mention qu'il était envoyé d'accord avec Lénine - déléguait expressément Staline « pour rétablir l'ordre, unir les détachements en formation régulière, créer un commandement adéquat après avoir expulsé tous les coupables d'insubordination ». Ainsi les pouvoirs donnés à Staline étaient signés et, pour autant que j'en puisse juger d'après le texte, avaient même été formulés par moi. Notre tâche commune à cette époque était de subordonner les provinces au Centre, d'instaurer une discipline, et de mettre les diverses unités de volontaires et de guérillas sous l'autorité de l'armée au front. Malheureusement l'activité de Staline à Tsaritsyne prit une tout autre direction. J'ignorais alors que Staline avait écrit sur un de mes télégrammes : « N'en pas tenir compte », puisqu'il n'avait pas eu assez de courage pour porter l'affaire devant le Centre. Mon impression était que Staline ne luttait pas assez résolument contre les habitudes locales, les guérillas, et l'insubordination générale de la région. Je l'accusais d'être trop complaisant envers la politique erronée de Vorochilov et autres, mais il n'entrait jamais dans ma tête que c'était lui le véritable instigateur de cette politique. Ceci ne devint évident que plus tard, d'après ses propres télégrammes, par l'aveu de Vorochilov et d'autres.
Staline passa plusieurs mois à Tsaritsyne. Son travail sournois contre moi, qui était déjà une partie essentielle de son activité, alla de pair avec l'opposition vulgaire de Vorochilov, qui était son associé le plus proche. Staline se comporta de façon à pouvoir à tout moment se dégager, sans laisser de traces de ses manuvres. Lénine connaissait Staline mieux que moi et, apparemment, pouvait soupçonner que l'obstination des « tsaritsinistes » pût s'expliquer par l'activité de Staline dans la coulisse. Je résolus de faire situation nette. Après un nouveau heurt avec le commandement là-bas je décidai de rappeler Staline. Sverdlov se chargea lui-même de notifier ma décision à l'intéressé. Lénine voulait réduire le conflit au minimum, en quoi il avait raison.
A cette époque, tandis que l'Armée rouge avait déjà remporté de grandes victoires sur le front oriental, et presque complètement dégagé la Volga, les choses continuaient à aller mal dans le Sud, où le chaos était partout parce que les ordres n'étaient pas obéis. Le 5 octobre, à Kozlov, je signai un décret concernant l'unification de toutes les armées et de tous les groupes du front du Sud, sous le commandement du Comité révolutionnaire de guerre du front du Sud, composé de l'ex-général Sytine et de trois bolchéviks : Chliapnikov, Mekhonochine et Lazimir : « Tous les ordres et instructions du Comité doivent être exécutés immédiatement et sans conditions. » Ceux qui ne s'y conformeraient pas étaient menacés de punitions sévères. Puis je télégraphiai à Lénine :
J'insiste catégoriquement sur le rappel de Staline. Les choses vont mal sur le front de Tsaritsyne en dépit de forces surabondantes. Vorochilov est capable de commander un régiment, mais pas une armée de 50 000 hommes. Cependant, je le laisserai au commandement de la 10° armée, à Tsaritsyine, à condition qu'il se mette sous les ordres du commandant de l'armée du Sud, Sytine. Jusqu'ici Tsaritsyne n'a pas même envoyé de rapport sur les opérations à Kozlov. J'ai demandé que des rapports sur les reconnaissances et les opérations fussent envoyés deux fois par jour. Si cela n'est pas fait demain, j'enverrai Vorochilov et Minine devant une cour martiale et ma décision sera publiée dans les Décrets de l'Armée. D'après les règlements du Comité révolutionnaire de guerre, Staline et Minine, aussi longtemps qu'ils restent à Tsaritsyne, ne sont rien de plus que des membres du Comité révolutionnaire de la 10° armée. Nous n'avons qu'un court temps devant nous pour prendre l'offensive avant les boues de l'automne, quand les routes deviendront impraticables pour l'infanterie et les troupes montées. Aucune action ne sera possible sans coordination avec Tsaritsyne. Il n'y a pas de temps à perdre en négociations diplomatiques. Tsaritsyne doit se soumettre ou accepter les conséquences. Nous y avons une supériorité de forces colossale, mais une complète anarchie règne au sommet. Je peux la faire cesser dans les vingt-quatre heures, à condition que j'aie votre appui ferme et nettement exprimé. C'est là en tout cas la seule solution que je puisse envisager.
[Autre dépêche à Lénine, le jour suivant : ]
« Je viens de recevoir ce télégramme : La décision militaire n°118 prise par Staline doit être annulée. J'ai donné des instructions complètes au commandant du front du Sud, Sytine. Les activités de Staline sapent tous mes plans. - Vatsétis, commandant en chef, Danichevsky, membre du Comité révolutionnaire de guerre. »
[Staline fut rappelé de Tsaritsyne dans la seconde moitié d'octobre.] Voici ce qu'il écrivit alors dans la Pravda (30 octobre 1918) :
« L'ennemi a dirigé sa plus puissante attaque contre Tsaritsyne. Cela se comprend puisque la capture de cette ville et la rupture des communications avec le Sud assureraient à l'ennemi l'accomplissement de toutes ses tâches. Elle permettrait d'unir les contre-révolutionnaires du Don aux couches supérieures des Cosaques de l'Astrakan et aux armées de l'Oural, créant ainsi un front uni de la contre-révolution du Don aux Tchéco-Slovaques [1]. Elle donnerait le Sud et la Caspienne aux contre-révolutionnaires, intérieurement et extérieurement. Elle laisserait les troupes soviétiques du Caucase septentrional dans un complet abandon. »
Staline « confessait »-il qu'il était coupable d'avoir aggravé la situation par ses intrigues et son insubordination ? A peine. Cependant, en rentrant à Moscou, Sverdlov me questionna prudemment sur mes intentions et me proposa d'avoir une conversation avec Staline, qui s'engagea aussitôt, dans le train même : « Voulez-vous vraiment les révoquer tous ? me demanda Staline sur un ton de subordination exagérée. Ce sont de braves gars. - Ces braves gars ruineraient la Révolution, qui n'a pas le moyen d'attendre qu'ils aient assez grandi, répondis-je. Tout ce que je veux, c'est replacer Tsaritsyne en Russie soviétique. »
Par la suite, chaque fois qu'il m'arriva de bousculer des préférences personnelles, des amitiés ou des vanités, Staline s'empressa de rassembler tous ceux sur les pieds de qui je pouvais avoir occasionnellement marché. Il avait tout son temps pour cela puisqu'il ne poursuivait que des fins personnelles. Les dirigeants incapables de Tsaritsyne devinrent dès cette époque ses principaux instruments. A peine Lénine était-il tombé malade que Staline intriguait, mobilisant ses valets, pour que Tsaritsyne devint Stalingrad.
Après avoir visité le front du Sud, y compris Tsaritsyne, je déclarais au sixième congrès des Soviets, le 9 novembre 1918 : « Les militants soviétiques n'ont pas encore tous compris que notre administration a été centralisée et que toutes les décisions du Centre doivent être obéies... Nous serons impitoyables pour ceux qui s'obstineront à ne pas comprendre, nous les déplacerons, nous les mettrons hors de nos rangs, et quand il le faudra nous les châtierons. » Ceci visait Staline bien plus encore que Vorochilov, contre qui ces mots étaient ostensiblement dirigés. Staline, qui était présent au congrès, ne broncha pas. Il était resté silencieux à la séance précédente du Bureau politique, ne pouvant défendre sa conduite ouvertement. Les ressentiments qu'il tenait en réserve s'en accroissaient d'autant. C'est dans ces jours, après son rappel de Tsaritsyne, que, mû par l'esprit de vengeance, il écrivit son article sur le premier anniversaire de la Révolution. Le but de ce article était avant tout de porter atteinte à mon prestige en dressant contre moi l'autorité du Comité central. Dans cet article, dicté par une colère rentrée, Staline était cependant contraint d'écrire :
« Tout le travail d'organisation pratique de l'insurrection s'effectua sous la direction immédiate du président du Soviet de Pétrograd, le camarade Trotsky. On peut dire avec certitude que le passage rapide de la garnison du côté du Soviet, et l'exécution audacieuse du travail du Comité révolutionnaire militaire, le Parti les doit principalement et avant tout au camarade Trotsky. »
Le 30 novembre, sur la proposition du commissariat de la Guerre, le Comité exécutif central panrusse, qui avait antérieurement proclamé la République des soviets, « camp militaire », vota une résolution demandant la convocation du Conseil de la défense, composé de Lénine, Trotsky, Krassine, alors commissaire aux voies de communication, et le président du Comité exécutif, Sverdlov. D'accord avec Lénine, je proposai que Staline fût inclus. Lénine était désireux de donner quelque satisfaction à Staline au lendemain de son rappel de Tsaritsyne, de mon côté, je voulais comme toujours donner à Staline l'occasion de formuler ouvertement ses critiques et propositions, au lieu d'intriguer contre le département de la Guerre. La première séance du Conseil, où l'on fixa les tâches générales, eut lieu dans la journée du 1° décembre. La direction du travail, aussi bien pour les détails que pour les importants problèmes, était concentrée entre les mains de Lénine. Staline fut chargé d'écrire une thèse sur la lutte contre le régionalisme, et une autre sur les moyens de se défendre contre la bureaucratie. Il n'y a pas la moindre trace qu'aucune de ces thèses ait jamais été soumise au Conseil. De plus, pour éviter toute perte de temps, il fut décidé que « les décrets de la commission désignée par le Conseil, signés par Lénine, Staline et le représentant du département intéressé, auraient force de décret du Conseil lui-même ». En tant que Staline était concerné, il n'y eut là pour lui qu'un titre de plus, mais aucun travail réel.
[Malgré ces concessions, Staline n'en continua pas moins à appuyer secrètement l'opposition de Tsaritsyne, annulant ainsi les efforts du département de la Guerre pour imposer l'ordre et la discipline dans ce secteur. A Tsaritsyne, son principal instrument restait Vorochilov; à Moscou, Staline exerçait toute la pression qu'il pouvait sur Lénine. Il devint donc nécessaire d'envoyer le télégramme suivant, de Koursk, le 14 décembre : ]
Au président du Conseil des commissaires du peuple, Lénine. La question du rappel d'Okoulov ne peut être tranchée isolément. Okoulov fut nommé pour contre-balancer Vorochilov, et comme garantie que les ordres militaires seraient obéis. Il est impossible de garder Vorochilov alors qu'il a empêché toutes les tentatives de compromis. Tsaritsyne doit avoir un nouveau comité révolutionnaire de guerre, avec un nouveau commandant, et Vorochilov doit aller en Ukraine.
Le président du Comité révolutionnaire de guerre de la République, Trotsky.
[Vorochilov fut alors envoyé en Ukraine. La capacité combattante de la dixième armée augmenta considérablement. Non seulement le nouveau commandant mais le successeur de Staline au Comité de guerre, Chliapnikov, se montrèrent incomparablement plus efficients et la situation militaire à Tsaritsyne s'améliora rapidement.]
[Plusieurs jours après la mutation de Vorochilov, Staline eut une autre occasion d'aller au front, cette fois pour deux semaines. Il l'utilisa pour organiser une nouvelle machination contre Trotsky. L'incident commença par un échange de télégrammes entre Lénine et Trotsky : ]
Télégramme chiffré au camarade Trotsky à Koursk : Moscou, 13 décembre 1918.
Nouvelles extrêmement alarmantes de la région de Perm. Elle est en danger. Je crains que nous ayons oublié l'Oural. Les renforcements vers Perm et l'Oural ont-ils été envoyés avec une énergie suffisante ? Lachévitch a dit à Zinoviev que seules des unités ayant déjà combattu devraient être envoyées.
Lénine.
A Trotsky, à Kozlov. Moscou, 31 décembre 1918.
Plusieurs rapports du Parti venant de la région de Perm sur la condition catastrophique de l'armée et sur l'ivrognerie. Je vous les envoie. On demande que vous veniez. On pourrait, je pense, envoyer Staline. Je crains que Smilga ne soit trop doux avec Lachévitch, qui, dit-on, boit lui aussi et est incapable de rétablir l'ordre. Télégraphiez votre opinion.
Lénine.
Par fil direct à Moscou, chiffré, pour le président du Conseil des commissaires du peuple, Lénine. Voronèje, 1° janvier 1919.
Des rapports des opérations de la troisième armée, je tirais la conclusion que la direction là-bas est en grand désarroi et proposais un changement de commandement. La décision fut ajournée. Je pense maintenant qu'elle doit être appliquée sans délai.
Je partage complètement votre appréciation concernant l'excessive timidité du camarade envoyé là-bas. Je suis d'accord sur l'envoi de Staline avec des pouvoirs à la fois du Parti et du Comité révolutionnaire de guerre pour restaurer l'ordre, épurer l'équipe de commissaires et punir sévèrement les coupables. Le nouveau commandant sera désigné après accord avec Serpoukhov. Je propose que Lachévitch soit nommé membre du Comité révolutionnaire de guerre du front septentrional, où nous n'avons pas un militant du Parti, or, ce front peut acquérir bientôt la plus grande signification.
Trotsky, Président du Comité révolutionnaire de guerre.
L'affaire fut alors portée devant le Comité central qui décida : « De nommer une commission d'enquête comprenant Staline et Dzerjinsky pour procéder à une investigation sur la reddition de Perm et les défaites récentes sur le front de l'Oural, et aussi pour élucider les circonstances entourant ces faits. »
[Dans le même temps, en Ukraine, Vorochilov utilisant ses prérogatives politiques et sa situation de commandant d'armée, continuait à contrecarrer les spécialistes militaires, paralysait le travail d'état-major et s'ingérait dans les directives du quartier général. Il devint nécessaire de télégraphier : ]
A Moscou.
Au président du Comité exécutif central, Sverdlov.
Je dois déclarer catégoriquement que la politique de Tsaritsyne qui a abouti à la désintégration complète de l'armée de Tsaritsyne ne peut pas être tolérée en Ukraine... Okoulov part pour Moscou. Je propose que vous et le camarade Lénine accordiez la plus grande attention à son rapport sur le travail de Vorochilov. L'attitude de Staline, Vorochilov et Roukhimovitch signifie la ruine de tout ce que nous entreprenons.
Trotsky.
Lénine estimait nécessaire que j'arrive à un compromis avec Staline :
Staline aimerait beaucoup travailler sur le front du Sud, m'écrivait-il. Il espère que, sur place, il réussira à vous convaincre de la justesse de ses vues... En vous communiquant ces déclarations de Staline, je vous prie de les examiner sérieusement et de me répondre : d'abord si vous acceptez que Staline discute la question avec vous, et en second lieu si vous estimez possible, sur la base de certaines conditions concrètes, de régler le conflit précédent et de prendre les dispositions nécessaires pour que vous puissiez travailler ensemble, ce qui est le plus vif désir de Staline. Quant à moi, je pense qu'il est nécessaire de faire tous nos efforts pour aboutir à un travail commun avec Staline.
Lénine.
Cette lettre avait été écrite évidemment sur l'insistance de Staline. Staline cherchait l'accord, la conciliation, pour de nouvelles tâches militaires, même au prix d'une capitulation temporaire et sans sincérité. Le front l'attirait, parce que c'est là que pour la première fois il pouvait travailler avec le plus achevé de tous les appareils administratifs, l'appareil militaire. En tant que membre du Comité révolutionnaire de guerre appartenant au Comité central du Parti, il était inévitablement la figure dominante dans chaque comité de guerre, dans chaque armée, sur chaque front. Quand d'autres hésitaient, il décidait. Il pouvait commander, et chacune de ses décisions était suivie d'une exécution pratiquement automatique - à la différence de ce qui se passait au commissariat des nationalités, où, comme nous l'avons vu, il devait fuir ses antagonistes et aller se cacher dans la cuisine du commandant.
Le 11 janvier, je répondais à Lénine :
Un compromis est naturellement nécessaire, mais pas un compromis pourri. Le centre de la question est que tous les tsaritsynistes sont maintenant rassemblés à Kharkov. Vous pouvez vous imaginer ce qu'ils sont d'après le rapport d'Okoulov - qui relate uniquement des faits indéniables - et les rapports des commissaires. Je considère le patronage de la tendance de Tsaritsyne par Staline comme une plaie dangereuse, pire que n'importe quelle trahison de spécialistes militaires... Roukhimovitch n'est qu'un autre nom pour Vorochilov. Dans un mois, nous aurons encore devant nous la question de Tsaritsyne, seulement, cette fois nous n'aurons pas seulement les Cosaques contre nous, mais les Anglais et les Français. Roukhimovitch n'est pas un cas isolé. Ils sont soudés fermement l'un à l'autre, portant l'ignorance à la hauteur d'un principe. Vorochilov + les guérillas ukrainiennes + le bas niveau culturel de la population + la démagogie - nous ne pouvons pas tolérer cela, en aucun cas. Qu'on nomme Artem, mais ni Vorochilov ni Roukhimovitch... Une fois de plus j'insiste pour un sérieux examen du rapport d'Okoulov sur l'armée de Tsaritsyne, et comment Vorochilov la démoralisa avec la coopération de Staline.
4 février 1919.
Sur la première période du séjour de Staline au front du Sud, rien n'a été publié. Le fait est qu'elle ne dura pas longtemps et finit tristement pour lui. C'est grand dommage que je ne puisse m'appuyer sur aucun document pour compléter mes souvenirs de cet épisode, car il ne laissa aucune trace dans mes archives personnelles. Les archives officielles sont naturellement restées au commissariat de la Guerre.
Au Comité révolutionnaire de guerre du front du Sud, avec légorov au commandement, se trouvaient Staline et Berzine (ce dernier se consacra entièrement par la suite au travail militaire et joua un rôle éminent sinon de premier plan dans les opérations militaires de la guerre civile espagnole). Un soir - je regrette de ne pouvoir donner la date exacte - Berzine m'appela au téléphone et me demanda s'il était « obligé de signer un ordre du commandant du front, Iégorov ». Selon le règlement, la signature du commissaire ou du membre politique du comité de guerre sur un ordre d'opérations signifiait simplement que cet ordre n'avait pas une signification contre-révolutionnaire cachée. Quant au caractère militaire de l'ordre, il restait entièrement sous la responsabilité du commandant. Dans ce cas particulier, il s'agissait uniquement de passer un ordre du commandant en chef et de l'expliquer à l'armée sous son commandement. Staline affirmait que l'ordre de Iégorov n'était pas régulier et qu'il ne le signerait pas. Après ce refus d'un membre du Comité central, Berzine n'osait plus apposer sa signature. Mais un ordre signé du commandant seul était sans force.
Quel argument avançait Staline pour ne pas signer ? Aucun; il disait simplement qu'il ne signerait pas. Il lui aurait été tout à fait possible de m'interroger et de me donner ses raisons, ou, s'il préférait, de communiquer avec Lénine. Mais, exactement comme à Tsaritsyne, Staline aimait mieux agir autrement. Il refusait de signer pour étaler son importance devant ses collaborateurs et ses subordonnés. Je répondis à Berzine : « L'ordre du commandant en chef certifié par un commissaire est obligatoire pour vous. Signez immédiatement; autrement vous aurez à vous expliquer devant un tribunal. »
Mais ce n'était pas fini, l'affaire vint devant le Bureau politique. Lénine dit, non sans embarras : « Que pouvons-nous faire ? Staline est encore une fois pris sur le fait. » On décida de rappeler Staline du front du Sud. C'était son second échec important. Je me souviens qu'il revint penaud, mais apparemment sans rancune. Au contraire, il dit même qu'il avait achevé sa tâche et qu'il désirait attirer notre attention sur les relations anormales existant entre le commandant en chef et le commandant du front, car, bien que l'ordre du commandant en chef ne contînt rien qui pût faire naître la suspicion, il avait été pris sans enquête préalable sur l'opinion du front du Sud, ce qui était une faute. C'est cela qui avait motivé sa protestation. Il avait l'air pleinement satisfait de lui-même. Mon impression fut qu'il avait visé trop haut, et que, pris au piège d'une vantardise inconsidérée, il avait été incapable de s'en tirer. En tout cas, il était parfaitement évident qu'il faisait tout son possible pour couvrir ses traces et laisser croire que rien ne s'était passé. [Pour l'aider à sortir de cette mauvaise passe, il fut alors proposé, probablement sur l'initiative de Lénine, de le muter sur le front du Sud-Ouest. Mais il répondit : ]
Au Comité central du Parti. C'est ma profonde conviction qu'aucun changement dans la situation ne pourrait être effectué par ma présence au front.
Aux camarades Lénine et Trotsky.
4 février 1919.
L'opposition militaire comprenait deux groupe. D'une part, de nombreux militants qui, ayant lutté dans la clandestinité, regardaient d'un mauvais il les parvenus de toutes sortes - et il n'en manquait pas dans les postes importants. Mais il y avait aussi beaucoup d'ouvriers avancés, éléments combatifs disposant d'une fraîche réserve d'énergie, que l'appréhension alarmait quand ils voyaient des ingénieurs, des officiers, du professeurs dhier, une fois encore aux postes de commandement. Cette opposition ouvrière reflétait, en dernière analyse, un manque de confiance en sa propre capacité, et le doute que la nouvelle classe qui venait de prendre le pouvoir fût capable de dominer et de contrôler les larges cercles de la vieille intelliguentsia.
Durant la première période, quand la Révolution s'étendait des centres industriels vers la périphérie, des détachements armés étaient organisés avec des ouvriers, des marins et d'anciens soldats pour instaurer le régime soviétique dans les diverses régions. Ces détachements étaient fréquemment engagés dans de petites guerres; jouissant de la sympathie des populations, ils remportaient de faciles victoires. Ils en reçurent une certaine exaltation et leurs chefs une certaine autorité. Mais n'y avait pas de liaison réelle entre ces détachements leurs tactiques avaient le caractère d'incursions, guérillas et, pour un temps, c'était suffisant. Mais les classes privilégiées renversées, encouragées et aidées par leurs protecteurs étrangers, commencèrent à organiser leurs propres armées. Bien équipées et bien commandées, elles passèrent à l'offensive. Habitués à vaincre facilement, les détachements de guérillas montrèrent leurs insuffisances; ils n'avaient pas de services de renseignements, pas de liaison entre eux; ils n'étaient pas non plus capables d'exécuter une manuvre compliquée. Par suite - à des époques variées et dans diverses parties du pays - les guérillas subirent des désastres.
Ce n'était pas une tâche facile d'englober ces détachements isolés dans un système centralisé. La capacité militaire de leurs commandants n'était pas grande et ils étaient hostiles aux anciens officiers, en partie parce que ces derniers ne leur inspiraient pas confiance, et en partie par manque de confiance en eux-mêmes. Encore en juillet 1918, au cinquième congrès des Soviets, les socialistes-révolutionnaires de gauche insistaient pour que notre défense restât basée sur les détachements des guérillas, disant que nous n'avions pas besoin d'une armée centralisée. « Ceci équivaut à dire, leur répondis-je, que nous n'avons pas besoin de chemins de fer et que nous pouvons nous contenter des chariots à chevaux pour les transports. »
Nos fronts avaient une tendance à former un cercle de 8 000 kilomètres de circonférence. Nos ennemis établissaient une base sur la périphérie, recevaient des renforts de l'étranger et lançaient une attaque dans la direction du centre. L'avantage de notre situation consistait en ceci, que nous occupions une position centrale et opérions sur des lignes intérieures. Aussitôt que l'ennemi précisait la direction de son attaque, nous étions capables de nous préparer pour la contre-attaque. Nous pouvions grouper nos forces et les masser pour l'offensive dans les plus importantes directions à chaque moment donné. Mais cet avantage ne nous était acquis qu'à la seule condition d'une complète centralisation de l'organisation et du commandement. Afin de sacrifier temporairement certains secteurs peu importants ou trop éloignés pour en sauver d'autres plus proches et plus importants, nous devions être à même de donner les ordres qui dussent être obéis sans discussions préalables. Tout ceci est trop élémentaire pour qu'il soit nécessaire d'insister. L'incompréhension à laquelle on se heurtait était due à ces tendances centrifuges que la Révolution avait éveillées, au provincialisme des vastes étendues de communautés isolées, à l'esprit élémentaire d'indépendance qui n'avait pas encore eu le temps ou la possibilité de mûrir. Qu'il suffise de dire qu'au début, non seulement des provinces, mais même des régions avaient chacune son propre conseil de commissaires du peuple, avec son propre commissaire à la guerre. Les succès de l'organisation régulière amenèrent ces détachements dispersés à s'adapter à certaines normes et conditions, à se consolider en régiments et divisions. Mais l'esprit et la méthode, bien souvent n'avaient pas changé. Un chef de division peu sûr de lui était très indulgent pour ses colonels. Vorochilov, comme commandant d'armée, était très coulant avec ses divisionnaires. Mais d'autant plus vindicative était leur attitude à l'égard du Centre, qui n'était pas satisfait de leur transformation extérieure de détachements de guérillas en régiments et divisions, mais insistait sur les exigences fondamentales de l'organisation militaire. Dans une discussion avec un partisan des guérillas, j'écrivais en janvier 1919 :
Dans une de nos armées, il n'y a pas longtemps encore, on considérait comme une marque du plus haut révolutionnarisme de ricaner vulgairement et stupidement devant les « spécialistes militaires », c'est-à-dire ceux qui avaient étudié dans les écoles militaires; et dans cette même armée aucun travail politique n'était fait : l'attitude générale y était non moins hostile, peut-être davantage envers les commissaires communistes qu'à l'égard des spécialistes. Qui avait provoqué cette hostilité ? La pire sorte de nouveaux commandants : les ignorants, mi-guérillas, mi-hommes de parti, qui ne voulaient avoir personne autour d'eux, que ce soient des militants du Parti ou des travailleurs militaires sérieux... Nombre d'entre eux, se trouvant finalement dans un gâchis sans espoir, finirent simplement par se rebeller contre Ie gouvernement soviétique.
Dans un moment de grave danger, le second régiment de Pétrograd, occupant un secteur décisif, abandonna le front de sa propre initiative et, commandants et commissaires en tête, les hommes saisirent un bateau et descendirent la Volga, des environs de Kazan dans la direction de Nijni Novgorod. Le bateau fut arrêté sur mon ordre et les déserteurs envoyés devant un tribunal. Le commandant et le commissaire du régiment furent fusillés. C'était le premier exemple d'exécution d'un communiste, le commissaire Pantéléiev, pour manquement au devoir militaire. On discuta beaucoup dans le Parti a propos de cette pénible affaire. En décembre 1918, la Pravda publiait un article qui, sans me désigner par mon nom, me visait clairement, parlant de l'exécution des « meilleurs camarades sans jugement ». L'auteur de l'article, A. Kamensky, en lui-même une figure de peu d'importance, n'était évidemment dans la circonstance qu'un pion. Il semblait imcompréhensible qu'un article contenant des accusations aussi graves pût paraître dans l'organe central du Parti. Son directeur était Boukharine, communiste de gauche et par conséquent opposé à l'emploi de « généraux » dans l'armée. Mais, particulièrement à cette époque, il était entièrement incapable d'intrigues. J'eus la clef de l'énigme quand je découvris après enquête que l'auteur de l'article, ou plutôt l'homme qui l'avait signé, A. Kamensky, appartenait à l'état-major de la dixième armée et était à l'époque sous l'influence directe de Staline. Il est hors de doute que Staline avait obtenu par fraude la publication de l'article. La terminologie même l'accusation, la référence impudente à l'exécution « des meilleurs » camarades, et de plus « sans procès » était stupéfiante par la monstruosité de l'allégation aussi bien que par son inhérente absurdité. Mais c'était précisément cette grossière exagération de l'accusation qui révélait Staline, l'organisateur des « procès de Moscou ». Le Comité central régla l'affaire, Kamensky et le comité de rédaction furent réprimandés, mais la main intrigante de Staline resta invisible.
Le huitième congrès du Parti siégea du 18 au 23 mars 1919, à Moscou. A la veille même du congrès, les Blancs nous portèrent un rude coup près d'Oufa. Je décidai, en dépit du congrès, d'aller immédiatement au front oriental. Après avoir suggéré le retour immédiat au front de tous les délégués militaires, je me préparai à partir. Une partie des délégués étaient mécontents, ils étaient venus à la capitale pour un congé de quelques jours et ne voulaient pas la quitter. Quelques-uns répandirent la rumeur que je voulais éviter un débat sur la politique militaire. Ce mensonge me surprit. Je déposai une proposition au Comité central le 16 mars 1919 tendant à annuler ma suggestion du retour immédiat des délégués militaires, je chargeai Sokolnikov de la défense de notre politique militaire, et partis immédiatement. La discussion de cette question au huitième congrès, et malgré la présence d'une opposition tout à fait résolue, ne me retint pas; la situation au front me semblait beaucoup plus importante que des élections au congrès, d'autant plus que je n'avais aucun doute que la politique que je considérais comme la seule juste triompherait par ses propres mérites. Le Comité central approuva la thèse que j'avais préalablement rédigée et désigna Sokolnikov comme son rapporteur officiel. Le rapport de l'opposition devait être présenté par V.M. Smirnov, vieux bolchévik et ancien officier d'artillerie durant la guerre mondiale. Smirnov était un des leaders des communistes de gauche qui avaient été les adversaires déterminés de la paix de Brest-Litovsk et avaient demandé le déclenchement d'une guerre de guérillas contre l'année allemande régulière. Ceci restait la base de leur plate-forme, même en 1919, bien qu'ils soient devenus moins assurés avec le temps. La formation d'une armée régulière et centralisée était impossible sans spécialistes militaires et sans la substitution d'une direction adéquate et systématique à l'improvisation. Les communistes de gauche - ils s'étaient assagis dans une certaine mesure - essayaient d'adapter leurs vues d'hier à la croissance de l'appareil étatique et aux besoins de l'armée régulière. Mais ils ne reculaient que pas à pas, utilisant tout ce qu'ils pouvaient de leur vieux bagage et camouflant leurs tendances pro-guérillas sous de nouvelles formules.
Un incident secondaire mais très caractéristique eut lieu au début du congrès au sujet de la composition du bureau. Il indiquait, dans une certaine mesure, la tendance du congrès, même au seuil des débats. Lénine n'ignorait pas que sur la question militaire, c'était en fait Staline qui, dans la coulisse, manuvrait l'opposition, il était arrivé à un accord avec la délégation de Pétrograd sur la composition du bureau. Les oppositionnels proposèrent plusieurs autres candidats, sous divers prétextes, et pas uniquement des oppositionnels, par exemple, ils désignaient Sokolnikov, le principal orateur du point de vue officiel. Cependant, Boukharine, Stassova, Oborine, Rykov et Sokolnikov refusaient d'être candidats, considérant que c'était une obligation personnelle de se conformer à l'accord conclu au sujet du bureau. Mais Staline ne s'inclina pas. Cela révélait d'une manière flagrante son caractère d'oppositionnel. Il avait fait de grands efforts pour bourrer le congrès de ses partisans, et avait travaillé les délégués. Lénine était au courant de ces manuvres, mais pour éviter une situation embarrassante, il fit tout ce qu'il put pour épargner à Staline l'épreuve d'un vote pour ou contre lui. Par l'intermédiaire d'un délégué, Lénine fit poser la question préliminaire : « Est-il nécessaire d'ajouter d'autres candidats à la liste qui vous est soumise ? » Sans tenter de faire donner une réponse négative à cette question, Staline encaissa la défaite que Lénine avait rendue aussi impersonnelle et inoffensive qu'il était humainement possible. Aujourd'hui, la version officielle est que Staline seconda la position de Lénine sur la question militaire au huitième congrès. Pourquoi alors ne publie-t-on pas le compte rendu maintenant qu'il n'y a plus de secrets militaires à garder ?
A la conférence ukrainienne, qui se tint en mars 1920, Staline me défendit formellement, en tant que rapporteur représentant le Comité central, en même temps, il s'efforça, par l'intermédiaire de ses hommes de confiance, d'assurer l'échec des thèses du Comité. Au huitième congrès du Parti, une telle manuvre était difficile puisque tout s'y passait sous l'observation directe de Lénine, de plusieurs autres membres du Comité central et de travailleurs militaires de premier plan. Mais, au fond, Staline joua là aussi exactement le même rôle qu'à la conférence ukrainienne. En tant que membre du Comité central, il parla soit d'une manière équivoque en défense de la politique militaire officielle, ou se tint tranquille, mais par ses amis les plus proches - Vorochilov, Roukhimovitch et autres tsaritsynistes qui étaient la troupe de choc de l'opposition au congrès, il continua à saper, pas tant la politique militaire, il est vrai, que son principal représentant; il incita ces délégués à attaquer bassement et personnellement Sokolnikov, qui avait assumé la défense du commissariat de la Guerre sans aucune réserve. Le noyau de l'opposition était le groupe de Tsaritsyne et avant tout Vorochilov. Pendant les jours précédant le congrès ils avaient été en contact constant avec Staline, qui leur donnait ses instructions, empêchant leurs interventions prématurées et, en même temps, centrant l'intrigue contre le département de la Guerre. Telles furent la somme et la substance de son activité au huitième congrès.
Le rapporteur de l'opposition, Smirnov, répondant directement à ce passage du discours de Sokolnikov, « les uns étaient pour une armée de guérillas et les autres pour une armée régulière », affirma que, à propos de l'utilisation des spécialistes militaires, « il n'y a pas de désaccord entre nous sur le caractère essentiel de notre politique militaire ». Le désaccord fondamental reste sur la nécessité d'accroître les fonctions des commissaires et des membres du comité révolutionnaire de guerre, de manière à assurer leur plus large participation dans l'administration de l'armée et dans les décisions touchant les opérations, et, par là, réduire le rôle des commandants militaires. Il fut décidé de poursuivre le recrutement des spécialistes militaires, mais d'autre part on soulignait fortement la nécessité de préparer de nouveaux états-majors, qui seraient des instruments absolument sûrs du régime soviétique. Que ces décisions et d'autres aient été adoptées à l'unanimité moins une seule abstention s'explique par le fait que l'opposition avait dû répudier la plupart de ses préjugés. Incapable d'opposer sa propre ligne à celle de la majorité du Parti, elle s'était vue contrainte de faire sienne la conclusion générale du débat. Néanmoins, quelques-uns des traits de la période précédente se manifestèrent encore tout au long de 1919, particulièrement dans le Sud - en Ukraine, au Caucase et en Transcaucasie, où l'élimination de la tendance pro-guerilla rencontra beaucoup de difficultés.
En 1920, un homme bien qualifié pour juger les opérations militaires écrivait : « Malgré tout le bruit et tous les cris contre notre politique, au sujet du recrutement des spécialistes et autres mesures, il faut constater que l'homme que nous avons mis à la tête du département de la Guerre, le camarade Trotsky, a vu juste. Il a poursuivi avec la plus grande énergie la politique militaire adoptée, dédaignant les menaces... Les victoires de l'Armée rouge sur tous les fronts sont Ies preuves de la justesse de cette politique. » Cependant aujourd'hui encore, dans d'innombrables articles et livres, les racontars éculés sur la trahison des « généraux » nommés par moi reviennent sans cesse. Ces accusations apparaissent particulièrement stupides quand on observe que, vingt ans après la Révolution d'Octobre, Staline inculpa de trahison et extermina la quasi-totalité de l'état-major nommé par lui-même. On pourrait ajouter que Sokolnikov, le rapporteur du Comité central au congrès, et V.M. Smirnov, le corapporteur pour l'opposition, tous deux participants actifs dans la guerre civile, furent par la suite victimes de l'épuration stalinienne.
Une conférence militaire fut réunie pendant le congrès; les procès-verbaux n'en ont jamais été publiés. Le but de cette conférence était de permettre à tous les participants, particulièrement aux mécontents de l'opposition, de s'exprimer librement, pleinement et franchement. Lénine prononça un discours énergique en faveur de notre politique militaire. Que dit Staline ? Intervint-il pour défendre la position du Comité central ? Il est difficile de répondre catégoriquement. Ce qui est hors de doute, c'est qu'il y agit comme d'ordinaire, dans la coulisse, poussant certains oppositionnels contre le commissariat de la Guerre : confirmation en est donnée par les souvenirs précis de délégués. Une preuve flagrante réside dans le fait même que les procès-verbaux de la conférence n'ont pas encore été publiés, soit parce que Staline n'y parla pas, soit parce que son intervention l'embarrasserait aujourd'hui.
Notes
[1] Les agents des Alliés avaient provoqué le soulèvement du corps de Tchéco-Slovaques, ex-prisonniers de guerre, dont le gouvernement soviétique avait autorisé la formation en vue de son rapatriement par la Sibérie. Voir Ma Vie, Gallimard, Folio, 1973, chap. XXXIII, p. 467. (N.d.T.)