1940 |
"(...) Staline représente un phénomène absolument exceptionnel. Il n'est ni penseur ni écrivain, ni orateur. (...) Il prit possession du pouvoir, non grâce à des qualités personnelles, mais en se servant d'une machine impersonnelle. Et ce n'était pas lui qui avait créé la machine, mais la machine qui l'avait créé; avec sa puissance et son autorité, elle était le produit de la lutte, longue et héroïque, du Parti bolchevik (...). Lénine l'avait créée en une association constante avec les masses (...). Staline se borna à s'en emparer." |
Staline
IV : La période de réaction
La participation personnelle de Koba à l'expropriation de Tiflis ne faisait depuis longtemps plus aucun doute dans les milieux du parti. L'ancien diplomate soviétique Bessédovsky, qui entendit raconter diverses histoires dans les salons bureaucratiques de deuxième ou de troisième ordre, écrit que Staline, « sur des instructions de Lénine », ne prit aucune part directe à l'expropriation mais qu'il « se serait vanté plus tard que c'était précisément lui qui avait élaboré le plan d'action dans ses plus minutieux détails et qu'il lança lui-même la première bombe du haut du toit de la maison du prince Soumbatov ». Que Staline se soit réellement vanté à un certain moment de sa participation ou que Bessédovsky lui-même se vante de ses informations, c'est difficile à décider. En tout cas, à l'époque soviétique, Staline ne confirmait pas ces rumeurs, mais il ne les réfutait pas non plus. Il n'avait apparemment rien contre le fait que le romantisme tragique des expropriations soit lié à son nom dans la conscience de la jeunesse. En 1932 encore, je ne doutais pas, pour ma part, de la participation dirigeante de Staline à l'attaque à main armée de la place d'Erivan et j'ai mentionné en passant le fait dans un de mes articles. Une étude plus attentive des circonstances de cette période me force, cependant, à réviser la version traditionnelle.
Dans une chronologie mise en appendice au douzième volume des uvres complètes de Lénine, à la date du 12 juin 1907, nous lisons : « Expropriation de Tiflis (341000 roubles), organisée par Kamo Pétrossian. » Et c'est tout. Dans un recueil consacré à Krassine, où l'on parle beaucoup de la fameuse imprimerie illégale du Caucase et de l'activité des boïéviki du parti, Staline n'est pas nommé une seule fois. Un vieux boïévik, bien au courant des affaires de cette période, écrit : « Les plans de toutes les expropriations organisées par ce dernier [Kamo) contre les trésoreries de Kvirili et de Douchet et sur la place d'Erivan avaient été préparés et décidés par lui ensemble avec Nikititch [Krassine]. » De Staline pas un mot. Un autre ancien boïévik affirme : « Des expropriations telles que celles de Tiflis et d'autres furent exécutées sous la direction immédiate de Léonid Borissovitch [Krassine]. » Encore une foi rien sur Staline. Dans le livre de Bibinechvili, où sont rapportés tous les détails de la préparation et l'exécution de l'expropriation, le nom de Staline n'est pas mentionné une seule fois. De ces omissions, il s'ensuit incontestablement que Koba n'est pas entré en rapports directs avec les membres du groupe de combat, ne leur a pas donné d'instructions, ne fût par conséquent pas l'organisateur de l'affaire dans le véritable sens du mot, sans même parler de participation directe. Le congrès de Londres se termina le 27 avril. L'expropriation de Tiflis eut lieu le 12 juin, un mois et demi plus tard. Staline avait trop peu de temps entre son retour de l'étranger et le jour de l'expropriation pour diriger la préparation d'une entreprise aussi compliquée. Très certainement, les boïéviki avaient déjà eu l'occasion de se sélectionner et de se faire la main dans un certain nombre d'affaires dangereuses antérieures. Peut-être attendaient-ils la décision du congrès. Peut-être certains avaient-ils des doutes sur la façon dont Lénine allait maintenant regarder l'expropriation. Les boïéviki attendaient le signal. Peut-être Staline leur a-t-il apporté ce signal. Sa participation alla-t-elle plus loin ? Des relations entre Kamo et Koba, nous ne savons presque rien. Kamo savait se lier aux gens. Cependant rien n'indique son attachement à Koba. Le silence qui plane sur ces relations force à penser qu'il n'y avait pas d'attachement, qu'il y avait plutôt des conflits. La source pouvait en être les tentatives de Koba de donner des ordres ou de s'attribuer ce qui ne lui appartenait pas. Dans son livre sur Kamo, Bibinechvili raconte le fait suivant. Déjà à l'époque soviétique, apparut en Géorgie un « inconnu mystérieux » qui, sous un faux prétexte, s'empara de la correspondance de Kamo et d'autres documents précieux. Qui en avait besoin et pour quoi ? Les documents, de même que l'inconnu, disparurent sans laisser de traces. Serait-il téméraire d'admettre que, par l'intermédiaire de son agent, Staline ait arraché des mains de Kamo des documents qui pour une raison ou une autre l'inquiétaient ? Cela ne signifie pas, pourtant, qu'entre ces deux personnes il n'y ait eu une étroite collaboration en juin 1907. Rien n'empêche d'admettre que les relations se soient gâtées après l'« affaire » de Tiflis et que Koba ait pu être le conseiller de Kamo lors de l'élaboration des derniers détails. Le conseiller put créer à l'étranger une idée exagérée de son rôle. Il est plus facile de s'attribuer la direction d'expropriations que la direction de la révolution d'Octobre. Pourtant, Staline ne s'est même pas arrêté devant cela.
Barbusse raconte qu'en 1907 Koba alla à Berlin et y resta quelque temps « pour causer avec Lénine ». Pour causer de quoi, au juste ? L'auteur ne le sait pas. Le texte du livre de Barbusse consiste surtout en une accumulation d'erreurs. Mais la mention du voyage à Berlin nous force d'autant plus à prêter attention au fait que, dans son dialogue avec Ludwig, Staline mentionna son séjour à Berlin en 1907. Si Lénine fit un voyage spécial pour cette entrevue dans la capitale de l'Allemagne, ce ne fut en tout cas pas pour « causer » de théorie. L'entrevue put avoir lieu soit immédiatement avant, soit, plutôt, pendant ou après le congrès, et elle fut presque certainement consacrée à l'expropriation imminente, aux moyens de se procurer de l'argent, etc. Pourquoi les pourparler, eurent-ils lieu à Berlin et non à Londres ? Il est fort vraisemblable que Lénine jugeait imprudent de se rencontrer avec Ivanovitch à Londres, au vu et au su des autres délégués et des nombreux espions tsaristes et autres attirés par le congrès. Il est possible que d'autres personnes qui n'assistaient pas au congrès devaient prendre part à ces conférences. De Berlin, Koba retourna à Tiflis, mais quelque temps après se rendit à Bakou, d'où, selon les, termes de Barbusse, « il va encore à l'étranger pour voir Lénine ». Un des Caucasiens les plus initiés (Barbusse séjourna au Caucase et y copia pas mal de récits arrangés par Béria) mentionna, évidemment deux entrevues avec Lénine à l'étranger pour bien marquer combien leurs rapports étaient étroits. La chronologie de ces entrevues est très significative : l'une précède l'expropriation, l'autre la suit immédiatement. Cela suffit à déterminer leur but. La seconde entrevue fut, selon toute vraisemblance, consacrée à la question : continuer ou s'arrêter ?
Irémachvili écrit : « L'amitié de Koba-Staline avec Lénine commença ainsi. » Le mot « amitié » ne convient manifestement pas ici. La distance qui séparait ces deux hommes excluait une amitié personnelle. Mais un rapprochement commença réellement, semble-t-il, à ce moment-là. S'il est exact de supposer que Lénine s'était entendu d'avance avec Koba sur le projet d'expropriation de Tiflis, il est tout à fait naturel qu'il devait être rempli d'admiration pour celui en qui il voyait l'organisateur de cette expropriation. Après avoir lu le télégramme sur la prise du butin sans une seule victime du côté des révolutionnaires, Lénine s'était vraisemblablement dit en lui-même et peut-être même avait dit à Kroupskaïa : « Quel merveilleux Géorgien ! » Ce sont là les mots que nous rencontrerons plus tard dans une de ses lettres à Gorki. L'enthousiasme pour les personnes qui faisaient preuve de décision ou simplement menaient à bien une opération qui leur avait été confiée fut par excellence un des traits propres à Lénine jusqu'à la fin de sa vie. Il estimait particulièrement les hommes d'action. L'expérience des expropriations du Caucase lui fit, apparemment, apprécier Koba comme un homme capable d'aller jusqu'au bout ou de mener les autres jusqu'au bout. Il aboutit à la conclusion que le « merveilleux géorgien » serait bien utile.
Le butin de Tiflis n'apporta rien de bon. Toute la somme saisie était en billets de 500 roubles. Il était impossible de mettre en circulation d'aussi grosses coupures. Après la publicité que l'engagement tragique de la place d'Erivan avait reçue, il était inconcevable d'essayer de changer les billets dans des banques russes. L'opération fut transférée à l'étranger. Mais le provocateur Jitomirsky prit part à l'organisation des opérations de change des billets et il avertit à temps la police. L'ancien commissaire dut peuple aux affaires étrangères, Litvinov, fut arrêté lorsqu'il tenta de changer des billets à Paris. Olga Ravitch, qui devint par la suite la femme de Zinoviev, tomba dans les mains de la police à Stockholm. L'ancien commissaire du peuple à la santé publique, Sémachko, fut arrêté à Genève, par hasard, semble-t-il. « J'étais un des bolchéviks, écrit-il, qui étaient alors contre les expropriations, pour des raisons de principe. » Les histoires survenues en liaison avec l'échange des billets avaient fortement augmenté le nombre de ces bolchéviks. « Les petits bourgeois suisses, raconte Kroupskaïa, étaient mortellement effrayés. On ne parlait plus que des expropriateurs russes. C'est de cela que l'on parlait à table avec effroi à la pension de famille où Ilitch et moi prenions nos repas. » Notons qu'Olga Ravitch et Sémachko ont disparu dans les dernières « épurations » soviétiques.
L'expropriation de Tiflis ne pouvait de nulle manière être considérée comme un engagement de partisans entre deux batailles de la guerre civile. Lénine ne pouvait manquer de voir que la révolution était rejetée vers un avenir indéterminé. La tâche avait été pour lui, cette fois-là, simplement de tenter d'assurer au parti des fonds aux dépens de l'ennemi pour la sombre période qui approchait. Lénine ne put résister à la tentation : il saisit une occasion favorable, une heureuse « exception ». En ce sens, il faut le dire carrément, l'idée de l'expropriation de Tiflis renfermait en soi une bonne part d'aventurisme, si étranger en général à la politique de Lénine. Avec Staline, il en était autrement. Les vastes considérations historiques avaient peu de prix à ses yeux. La résolution du congrès de Londres n'était qu'un désagréable chiffon de papier, qu'on pouvait éluder par quelque ruse grossière. Le risque serait justifié par le succès. Souvarine objecte à cela qu'il est injuste de faire retomber la responsabilité du chef de la fraction sur une figure secondaire. Il ne s'agit pas de déplacer la responsabilité. Mais dans la fraction des bolchéviks, la majorité à ce moment-là était déjà contre Lénine dans la question des expropriations, les bolcheviks qui étaient entrés en contact avec les groupes de boïéviki avaient fait des observations trop convaincantes que Lénine, de nouveau rejeté dans l'émigration, ne pouvait faire. Sans correction venant d'en bas, le chef, le plus génial fera inévitablement de grossières erreurs. Le fait reste que Staline n'était pas de ceux qui comprirent à temps que des actions de partisans étaient inadmissibles dans une situation de déclin révolutionnaire. Et ce n'est pas par hasard. Pour lui, le parti était avant tout un appareil. L'appareil exigeait des fonds pour exister. Les moyens financiers pouvaient être obtenus à l'aide d'un autre appareil indépendant de la vie et la lutte des masses. Là, Staline était dans son élément.
Les conséquences de l'aventure tragique, qui marqua la fin de toute une phase de la vie du parti, furent plutôt graves. La lutte au sujet de l'expropriation de Tiflis envenima pour longtemps les relations dans le parti et à l'intérieur de la fraction bolchéviste elle-même. Dès ce moment-là, Lénine change de front et se déclare avec la plus grande résolution contre la tactique des expropriations, laquelle reste encore pour un certain temps l'apanage de l'aile « gauche » des bolchéviks. L'« affaire » de Tiflis fut examinée officiellement pour la dernière fois dans le Comité central du parti en janvier 1910, sur l'insistance des menchéviks. Une résolution condamnant sévèrement les expropriations comme des infractions inadmissibles à la discipline du parti, mais reconnaît qu'il n'avait pas été dans les intentions des participants de faire du tort au mouvement ouvrier et qu'ils n'avaient « été guidés que par les intérêts mal compris du parti ». Personne ne fut exclu. Personne ne fut mentionné par son nom. Parmi d'autres, Koba fut ainsi amnistié comme quelqu'un qui avait été guidé « par les intérêts mal compris du parti ».
Entre-temps, la décomposition des organisations révolutionnaires allait bon train. En octobre 1907 l'écrivain menchéviste Potressov écrivait encore à Axelrod : « Chez nous, c'est la ruine complète et une démoralisation absolue... Non seulement il n'y a pas d'organisation, mais même pas d'éléments pour en former une. Et cette inexistence est même érigée en principe... » Eriger la ruine en principe devint bientôt l'apanage de la majorité des chefs du menchévisme, y compris Potressov lui-même. Ils déclarèrent que le parti illégal était liquidé une fois pour toutes et que les efforts pour le rétablir étaient une utopie réactionnaire. Martov affirmait que précisément « les histoires scandaleuses, dans le genre de celle de l'échange, des billets de Tiflis », forçaient « les partis les plus dévoués et les éléments les plus actifs de la classe ouvrière » à se garder de tout contact avec l'appareil illégal. Dans l'effroyable développement de la provocation, les menchéviks, qui avaient alors reçu le surnom de liquidateurs, trouvaient un nouvel argument convaincant en faveur de la « nécessité » d'abandonner la clandestinité empestée. Se retranchant dans les syndicats, dans les sociétés d'éducation et dans les caisses d'assurances, ils ne menaient plus un travail de révolutionnaires, mais de propagandistes culturels. Pour conserver leurs postes dans Ies organisations légales, les fonctionnaires qui venaient des rangs ouvriers commençaient à recourir une coloration protectrice. Ils évitaient la lutte gréviste pour ne pas compromettre leurs syndicats à peine tolérés. La légalité à tout prix signifiait en pratique l'abandon complet des méthodes révolutionnaires.
Dans les années les plus sombres, les liquidateurs occupaient l'avant-scène. « Ils souffraient moins des persécutions policières, écrit Olminsky. Ils avaient avec eux beaucoup d'écrivains, pas mal de conférenciers et en général beaucoup de forces intellectuelles. Ils se croyaient les maîtres de la situation. » Les initiatives de la fraction bolchéviste, dont les rangs s'éclaircissaient, non pas de jour en jour, mais d'heure en heure, de maintenir son appareil illégal se heurtaient à chaque pas à des conditions hostiles. Le bolchévisme semblait définitivement condamné. « Tout le développement actuel..., écrivait Martov, fait de la formation d'un parti-secte quelque peu stable une pitoyable utopie réactionnaire. » Dans ce pronostic fondamental, Martov et, avec lui, le menchévisme russe se trompèrent cruellement. Ce qui se trouva être une utopie réactionnaire, ce furent les perspectives et les mots d'ordre des « liquidateurs ». Il ne pouvait y avoir de place pour un parti ouvrier légal dans le régime du 3 juin. Même le parti des libéraux se vit refuser l'enregistrement légal. « Les liquidateurs se sont débarrassés du parti illégal, écrivait Lénine, mais ils n'ont pas rempli leur engagement d'en créer un légal. » C'est précisément parce que le bolchévisme resta fidèle aux tâches de la révolution dans la période du déclin et de l'humiliation de celle-ci qu'il se prépara à un épanouissement inouï dans les années du nouvel essor de la révolution.
Au pôle opposé aux liquidateurs, sur le flanc gauche de la fraction bolchéviste, il s'était formé entre temps un groupement extrémiste qui se refusait obstinément, à reconnaître le changement de la situation et continuait à défendre la tactique de l'action directe. Les désaccords surgis dans la question du boycott de la Douma aboutirent après les élections à la création de la fraction des « otzovistes [1] », qui réclamait le rappel des députés social-démocrates à la Douma. Les otzovistes étaient indubitablement le complément symétrique du liquidationnisme. Alors que les menchéviks, toujours et partout, même sous la pression irrésistible de la révolution, considéraient indispensable de participer à tout « parlement » purement épisodique octroyé par le tsar, les otzovistes pensaient qu'en boycottant le parlement établi à la suite de la défaite de la révolution, ils pourraient provoquer une nouvelle pression des masses. Comme les décharges électriques s'accompagnent d'un craquement, les « intransigeants » tentaient de provoquer des décharges électriques au moyen d'un craquement artificiel.
La période des laboratoires de dynamite avait encore un fort attrait pour Krassine : cet homme sensé et sagace adhéra pendant un certain temps à la secte des otzovistes pour se séparer ensuite de la révolution elle-même pendant un certain nombre d'années. Un autre proche collaborateur de Lénine dans la « troïka » bolchéviste secrète, Bogdanov, alla aussi à gauche. Avec la fin du triumvirat secret, la vieille direction du bolchévisme se désintégra. Mais Lénine ne broncha point. En été 1907, la majorité de la fraction était pour le boycott. Dès le printemps 1908, les otzovistes se trouvaient en minorité à Pétersbourg et à Moscou. La prépondérance de Lénine se manifestait sans l'ombre d'un doute. Koba le reconnut à temps. L'expérience qu'il avait eue avec le programme agraire, lorsqu'il s'était ouvertement déclaré contre Lénine, l'avait rendu prudent. Insensiblement et silencieusement, il se sépara de ses camarades boycottistes. Rester dans l'ombre lors des tournants et changer de position sans bruit devint sa règle de conduite fondamentale.
L'émiettement incessant du parti en petits groupes menant une lutte impitoyable l'un contre l'autre dans un vide presque complet fit naître dans diverses fractions une tendance à la conciliation, à l'entente, à l'unité à tout prix. C'est précisément dans cette période-là qu'apparut au premier plan un autre aspect du « trotskisme » : non pas la théorie de la révolution permanente, mais la « réconciliation » dans le parti. Il faut en parler brièvement ici pour permettre de comprendre la lutte ultérieure entre stalinisme et trotskisme. A dater de 1904, c'est-à-dire à partir de l'apparition de désaccords dans l'appréciation de la bourgeoisie libérale, j'avais rompu avec la minorité [2]. Au Deuxième Congrès et au cours des treize années suivantes, je restai hors des fractions. Ma position à l'égard de la lutte à l'intérieur du parti se réduisait à ceci : en tant que chez les bolchéviks aussi bien que chez les menchéviks la direction appartient à l'intelliguentsia révolutionnaire, et en tant que les deux fractions ne vont pas plus loin que la révolution bourgeoise-démocratique, la scission entre elles deux n'est en rien justifiée, dans une nouvelle révolution, les deux fractions seront bien contraintes, sous la pression des masses ouvrières, de suivre, comme en 1905, la même politique révolutionnaire. Certains critiques du bochévisme considèrent encore maintenant mon ancien conciliationnisme comme la voix de la sagesse. Cependant, son erreur profonde a depuis longtemps été révélée par la théorie et par l'expérience. La simple réconciliation des fractions n'est possible que sur quelque ligne « moyenne ». Mais où est donc la garantie que cette diagonale artificiellement tracée coïncide avec les nécessités du développement objectif ? La tâche de la politique scientifique consiste à déduire le programme et la tactique de l'analyse de la lutte des classes et non pas du parallélogramme de forces aussi secondaires et transitoires que les fractions politiques. La période de réaction renferma, certes, l'activité politique de tout le parti dans des limites fort étroites. Du point de vue des besoins du moment, il pouvait sembler que les désaccords avaient un caractère secondaire et étaient artificiellement enflés par les chefs émigrés à l'étranger. Mais précisément dans une période de réaction, le parti révolutionnaire ne pouvait éduquer ses cadres sans une grande perspective. La préparation du lendemain formait l'élément le plus important de la politique du jour. Le conciliationnisme se nourrissait de l'espoir que la marche même des événements dicterait la tactique nécessaire. Mais cet optimisme fataliste signifiait en fait le renoncement, non seulement à la lutte fractionnelle, mais encore à l'idée même de parti. Car, si la « marche des événements » est capable de dicter directement aux masses la juste politique, à quoi bon une union spéciale de l'avant-garde prolétarienne, l'élaboration d'un programme, la sélection d'une direction, l'éducation dans un esprit de discipline ?
Plus tard, en 1911, Lénine nota que le conciliationnisme était indissolublement lié à l'essence même de la tâche historique posée devant le parti dans les années de la contre-révolution. « Toute une série de social-démocrates, écrivit-il, tombèrent à ce moment-là dans le conciliationnisme, en partant des prémisses Ies plus diverses. Celui qui exprima le conciliationnisme de la façon la plus conséquente fut Trotsky, qui fut sans doute le seul à tenter d'établir une base théorique pour cette tendance. » Précisément parce que le conciliationnisme avait pris dans ces années-là un caractère épidémique, Lénine voyait en lui le plus grand danger pour le développement du parti révolutionnaire. Il discerna fort bien que les conciliateurs partaient des « prémisses les plus diverses », aussi bien opportunistes que révolutionnaires. Mais dans la lutte contre cette tendance dangereuse, il se considérait en droit de ne pas faire de différence entre les sources subjectives du conciliationnisme. Au contraire, c'était avec un acharnement redoublé qu'il attaquait les conciliateurs quand, par leurs positions fondamentales, ils se trouvaient proches du bolchévisme. Evitant une lutte publique avec l'aile conciliatrice de la fraction bolchéviste elle-même, Lénine préférait mener une polémique contre le « trotskisme », d'autant plus que ce dernier était le seul, comme nous l'avons déjà appris, à tenter d'établir une « base théorique » pour le conciliationnisme. Des citations prises dans les écrits de cette polémique acharnée rendront plus tard à Staline un service auquel elles n'étaient certainement pas destinées.
Minutieuse et de dimensions modestes mais hardie par l'envergure de la pensée, luvre de Lénine dans les années de réaction restera pour toujours une grande école d'éducation révolutionnaire. « Nous apprîmes au moment de la révolution, écrivait Lénine en juillet 1909, à parler français, c'est-à-dire à... accroître l'énergie et l'envergure de la lutte directe des masses. Maintenant, à un moment de stagnation, de réaction, de décomposition, nous devons apprendre à « parler allemand », c'est-à-dire à agir lentement... à avancer pouce par pouce. » Le chef des menchéviks, Martov, écrivait en 1911 : « Ce que, il y a deux ou trois ans, les militants du mouvement légal (c'est-à-dire les liquidateurs) acceptaient seulement en principe, c'est-à-dire la nécessité de construire un parti « à l'allemande »... est maintenant reconnu partout comme la tâche à la solution pratique de laquelle il est grand temps de s'atteler. » Bien que Lénine et Martov parussent tous deux parler « allemand », ils parlaient en fait des langues différentes. Pour Martov, parler « allemand » signifiait s'adapter au semi-absolutisme russe, dans l'esprit de l'« européaniser » progressivement. Pour Lénine, la même expression signifiait utiliser à l'aide du parti illégal les maigres possibilités légales pour préparer une nouvelle révolution. Comme le montra la dégénérescence opportuniste ultérieure de la social-démocratie allemande, les menchéviks reflétaient plus fidèlement l'esprit de la « langue allemande » en politique. Mais Lénine avait compris d'une manière incomparablement plus juste la marche du développement objectif de la Russie aussi bien que de l'AIlemagne elle-même : à l'époque des réformes pacifiques allait succéder l'époque des catastrophes.
Ouant à Koba, il ne connaissait ni le français ni l'allemand. Mais tous les traits propres de sa nature le poussaient du côté de la solution de Lénine. Koba n'était pas en quête d'une arène publique, comme les orateurs et les journalistes du menchévisme, car sur une arène publique, c'étaient plutôt ses côtés faibles que ses côtés forts qui se manifestaient. Il lui fallait avant tout un appareil centralisé. Mais, dans les conditions du régime contre-révolutionnaire, cet appareil ne pouvait être qu'illégal. Si Koba avait un horizon historique fort limité, il avait, par contre, de l'obstination à revendre. Dans les années de réaction, il n'appartint pas aux dizaines de milliers de ceux qui quittèrent le parti, mais aux quelques centaines de ceux qui, malgré tout, lui restèrent fidèles.
Peu de temps après le congrès de Londres, le jeune Zinoviev, élu au Comité central, s'établit dans l'émigration, de même que Kaménev, inclus dans le Centre bolchéviste. Koba resta en Russie. Par la suite, il s'attribua cela comme un mérite extraordinaire. En réalité, il en était tout autrement. Le choix de l'endroit et de la nature du travail ne dépendait que dans une étroite mesure de l'intéressé. Si le Comité central avait vu en Koba un jeune théoricien ou publiciste capable de s'élever à l'étranger à un niveau supérieur, on l'aurait certainement placé dans l'émigration et il n'aurait eu ni la possibilité ni le désir de refuser. Mais personne ne l'appela à l'étranger. Depuis que les sommets du parti avaient entendu parler de lui, ils le considéraient comme un « praticien », c'est-à-dire comme un révolutionnaire du rang, avant tout propre à un travail d'organisation local. Et Koba lui-même, qui avait mesuré ses forces aux congrès de Tammerfors, de Stockholm et de Londres, n'aspirait guère à vivre dans l'émigration où il aurait été condamné à jouer un rôle de troisième ordre. Plus tard, après la mort de Lénine, on fit de nécessité vertu et le mot même d' « émigré » devint dans la bouche de la nouvelle bureaucratie ce qu'il avait été autrefois dans la bouche des conservateurs de l'époque tsariste.
Lénine retourna en exil, selon ses propres parole exactement comme on descend dans la tombe. « Nous sommes terriblement coupés ici maintenant... », écrivait-il de Paris en automne 1909. « Les années sont réellement infernalement difficiles... » Dans la presse bourgeoise russe commençaient paraître des articles dénigrant l'émigration, qui semblait incarner la révolution brisée et rejetée par la société cultivée. En 1912, Lénine répondit à ces écrits diffamatoires dans le journal des bolchéviks de Pétersbourg : « Oui, il y a bien des choses pénibles dans l'émigration... Dans ce milieu, il y a plus de besoin et de misère que dans l'autre. Il y a surtout un grand pourcentage de suicides... » Pourtant, « c'est là, et là seulement, que les problèmes principiels les plus importants de toute la démocratie russe ont été posés et examinés dans les années d'attente et d'inaction ». Dans les luttes pénibles et épuisantes des groupes d'émigrés se préparèrent les idées dirigeantes de la révolution de 1917. A ce travail, Koba ne prit aucune part.
De l'automne 1907 à mars 1908, Koba mena son activité révolutionnaire à Bakou. Il est impossible d' établir la date où il alla y vivre. Il est fort vraisemblable qu'il partit de Tiflis au moment où Kamo chargeait sa dernière bombe : la prudence était le trait dominant du courage de Koba. Bakou, ville aux multiples races qui comptait dès le début du siècle plus de 100 000 habitants, continuait à croître rapidement, absorbant dans l'industrie pétrolière des masses de Tartares de l'Azerbaïdjan. Au mouvement révolutionnaire de 1905, les autorités tsaristes avaient répondu non sans succès en excitant les Tartares contre les Arméniens, plus avancés. Pourtant, la révolution s'était emparée même des Azerbaïdjanais, plus arriérés. Avec un certain retard sur le reste du pays, ils participèrent en masse aux grèves de 1907.
Koba passa dans la cité noire environ huit mois, dont il faut déduire le temps de son voyage à Berlin. « Sous la direction du camarade Staline, écrit le peu inventif Béria, l'organisation bolchéviste de Bakou grandit, se renforça et se trempa dans la lutte contre les menchéviks. » Koba se rendit dans les endroits où les adversaires étaient particulièrement forts. « Sous la direction du camarade Staline, les bolchéviks brisèrent l'influence des menchéviks et des socialistes-révolutionnaires », etc. D'Allilouïev, nous n'apprenons guère plus. Le rassemblement des forces bolchévistes après l'écrasement par la police s'effectua, selon ses termes, « sous la direction immédiate et avec la participation active du camarade Staline... Ses capacités d'organisation, un véritable enthousiasme révolutionnaire, une énergie inépuisable, une ferme volonté et une obstination bolchéviste... », etc. Malheureusement, les souvenirs du beau-père de Staline furent écrits en 1937. La formule « sous la direction immédiate et avec la participation active », révèle infailliblement la marque de fabrique de Béria. Le socialiste-révolutionnaire Vérechtchak, qui dirigeait alors l'activité de son parti à Bakou et qui observa Koba avec les yeux d'un adversaire, lui reconnaît des capacités d'organisation exceptionnelles, mais nie absolument son influence personnelle sur les ouvriers. « Son extérieur, écrit-il, produisait une mauvaise impression sur quiconque le voyait pour la première fois. Koba en tenait compte. Il n'apparaissait jamais publiquement dans les réunions de masse... La présence de Koba dans tel ou tel quartier ouvrier était toujours conspirative et on ne pouvait la deviner que par une recrudescence d'activité de la part des bolchéviks. » Cela ressemble plus à la vérité. Nous aurons encore l'occasion de rencontrer Vérechtchak.
Les souvenirs de bolchéviks écrits avant l'ère totalitaire attribuent la première place dans l'organisation de Bakou non pas à Koba, mais à Chaoumian et Djaparidzé, deux révolutionnaires notables fusillés par les Anglais lors de l'occupation de la Transcaucasie, le 20 septembre 1918. « Parmi les vieux camarades militaient alors à Bakou, écrit Karinian, le biographe de Chaoumian, les camarades A, lénoukidzé, Koba (Staline), Timoféi (Spandiarian), Aliocha (Djaparidzé). L'organisation bolchéviste... avait une large base pour son activité : le syndicat des ouvriers du pétrole. Le secrétaire et organisateur réel de tout le travail syndical était AIiocha (Djaparidzé). » lénoukidzé est nommé avant Koba, le rôle principal est attribué à Djaparidzé. Et plus loin : « Tous deux [Chaoumian et Djaparidzé] étaient les chefs les plus aimés du prolétariat de Bakou. » Karinian, écrivant en 1924, n'avait alors pas encore l'idée de mettre Koba au nombre des « chefs les plus aimés ».
Le bolchévik de Bakou Stopani raconte comment, en 1907, il se plongea dans le travail syndical, qui était « l'activité la plus urgente pour le Bakou de ce temps-là ». Le syndicat se trouvait sous la direction des bolchéviks. Dans le syndicat, « le rôle le plus en vue était joué par l'irremplaçable Aliocha Djaparidzé et un moindre rôle par le camarade Koba (Djougachili), lequel consacrait plutôt ses forces au travail du parti, qu'il dirigeait... » Stopani ne précise pas en quoi consistait le travail du parti à part « l'activité la plus urgente » qui était de diriger le syndicat. Par contre, il fait une remarque fort intéressante sur les désaccords parmi les bolchéviks de Bakou. Tous étaient d'accord sur la nécessité d'un « renforcement » organisationnel de l'influence du parti sur le syndicat. Mais, « au sujet du degré et de la forme de ce renforcement, il y avait des désaccords, même entre nous : nous avions déjà notre "gauche" (Koba-Staline) et notre "droite" (Aliocha-Djaparidzé et d'autres, parmi lesquels moi-même); le désaccord n'était pas sur le fond, mais sur la tactique ou sur les moyens de réaliser cette liaison. » Les termes intentionnellement nébuleux de Stopani - Staline était déjà fort puissant quand cela fut écrit - permettent néanmoins de se représenter correctement la véritable disposition des personnages. Grâce à la vague tardive du mouvement gréviste, le syndicat passait au premier plan. Les chefs du syndicat se trouvaient naturellement être ceux qui savaient parler aux masses et les guider : Djaparidzé et Chaoumian. Rejeté de nouveau au second plan, Koba se trouvait dans le comité clandestin. La lutte pour l'influence du parti sur le syndicat signifiait pour lui la subordination des dirigeants des masses, Djaparidzé et Chaoumian, à son propre commandement. Dans la lutte pour cette sorte de « renforcement » de son pouvoir personnel, Koba, comme cela apparaît des termes de Stopani, avait dressé contre lui tous les bolchéviks dirigeants. L'activité des masses ne favorisait par les plans du manuvrier de coulisses.
La rivalité de Koba et de Chaoumian prit un caractère extrêmement aigu. L'affaire alla si loin qu'après l'arrestation de Chaoumian, les ouvrier selon le témoignage des menchéviks géorgiens, soupçonnèrent Koba d'avoir dénoncé son rival à la police et réclamèrent qu'il fût jugé par un tribunal du parti. La campagne ne fut interrompue que par I'arrestation de Koba. Il est douteux que les accusateurs aient eu des preuves sérieuses. Mais les soupçons avaient pu être éveillés par un certain nombre de coïncidences troublantes. C'est déjà bien assez, pourtant, que des camarades du même parti aient pu juger Koba capable de dénoncer quelqu'un pour des motifs d'ambition irritée. Rien de pareil n'a jamais été dit de personne d'autre !
Au sujet du financement du comité de Bakou, au moment où Koba y participait, il y a des témoignages faits de coïncidences, mais nullement irréfutables, au sujet d'expropriations à main armée, de contributions monétaires imposées à des industriels sous menace de mort ou d'incendie de leurs puits de pétrole, de fabrication et de mise en circulation de fausse monnaie, etc. Il est difficile de décider si tous ces méfaits, dont l'existence même est indiscutable, furent attribués à l'initiative de Koba déjà en ces années lointaines ou si la majorité d'entre eux ne furent liés à son nom que bien plus tard. En tout cas, la participation de Koba à des entreprises aussi risquées ne pouvait être directe, car elle aurait été inévitablement révélée. Selon toute apparence, il dirigea les opérations de ce genre comme il tenta de diriger le syndicat, c'est-à-dire des coulisses. Il vaut la peine de noter, de ce point de vue, que l'on sait très peu de chose de la période de Bakou dans la vie de Koba. Les épisodes les plus insignifiants sont enregistrés s'ils servent la gloire du « chef ». Mais sur le contenu de son activité révolutionnaire, on ne nous donne que des phrases générales. L'étendue d'un tel silence n'est guère fortuite.
Encore tout jeune, le « socialiste-révolutionnaire » Véréchtchak fut incarcéré en 1909, dans la prison de Bakou nommée prison de Baïlov, où il resta trois ans et demi. Arrêté le 25 mars, Koba passa six mois dans la même prison, la quitta pour être envoyé en déportation, y resta neuf mois, retourna illégalement à Bakou, fut de nouveau arrêté en mars 1910 et resta de nouveau emprisonné environ six mois, pendant lesquels il se trouva en compagnie de Vérechtchak. En 1912, les deux camarades de prison se retrouvèrent à Narym, en Sibérie. Enfin, après la révolution de Février, Vérechtchak, en tant que délégué de la garnison de Tiflis, rencontra celui qu'il connaissait depuis si longtemps au Premier Congrès des soviets à Pétrograd. Après l'ascension politique de Staline, Vérechtchak raconta en détail dans la presse de l'émigration leur vie commune en prison. Tout n'est peut-être pas digne de foi dans son récit et tous son récit et tous ses jugements ne sont pas convaincants. Ainsi, selon Vérechtchak, qui l'a certainement appris par oui-dire, Koba lui-même aurait reconnu qu'« à des fins révolutionnaires » il avait trahi ses camarades de séminaire; l'invraisemblance de ce récit a déjà été montrée plus haut. Les considérations de l'auteur populiste sur le marxisme de Koba sont extrêmement naïves. Mais Vérechtchak a l'inappréciable avantage d'avoir observé Koba dans une situation où, bon gré mal gré, les coutumes et les conventions d'un existence civilisée disparaissent. Bâtie pour quatre cents détenus, la prison de Bakou en contenait alors plus de mille cinq cents. Les prisonniers dormaient dans des cellules surpeuplées, dans les couloirs, sur les marches d'escalier. Dans un tel entassement, il ne pouvait être question d'isolement. Toutes les portes, sauf celles de cachots, étaient grandes ouvertes. Les criminels et les prisonniers politiques allaient de cellule en cellule, de bâtiment en bâtiment et déambulaient dans la cour. « Il était impossible de s'asseoir ou de se coucher sans heurter quelqu'un. Dans ces conditions, tous les prisonniers s'observaient les uns les autres, et beaucoup découvraient, en eux-mêmes et dans les autres, des côtés tout à fait inattendus. Même des personnes réservées et froides révélaient des traits de caractère que dans des circonstances ordinaires elles auraient réussi à cacher.
« Le développement de Koba était extrêmement unilatéral, écrit Vérechtchak, il était dépourvu de principes généraux et son éducation était insuffisante. Par sa nature, il avait toujours été une personne de peu de culture, un homme grossier. Tout cela se combinait en lui avec une ruse très élaborée derrière laquelle même la personne la plus perspicace ne pouvait au début noter les traits cachés. » Par « principes généraux », l'auteur entend, semble-t-il, les principes de morale : lui-même, en tant que populiste, appartenait à l'école du socialisme « éthique ». L'endurance de Koba provoquait l'étonnement de Vérechtchak. Il existait dans la prison un jeu cruel qui consistait à mettre en rage l'adversaire, par n'importe quels moyens : cela s'appelait le « faire entrer dans une bulle [3] ». « On ne put jamais lui faire perdre son équilibre... », affirme Vérechtchak. « Nul ne put l'agacer... » Ce jeu était relativement innocent comparé à celui que jouaient les autorités. Parmi les détenus se trouvaient des hommes qui la veille ou le jour même avaient été condamnés à mort et qui d'heure en heure attendaient le dénouement. Les condamnés à mort mangeaient et dormaient avec tous les autres. Sous les yeux des prisonniers, on les emmenait la nuit et on les pendait dans la cour de la prison, de sorte que dans les cellules « on entendait les cris et les gémissements des suppliciés ». Une tension nerveuse étreignait tous les prisonniers. « Koba dormait ferme, raconte Vérechtchak, ou étudiait tranquillement l'espéranto (il avait découvert que l'espéranto était la langue internationale de l'avenir). » Il serait absurde de croire que Koba restait indifférent aux exécutions. Mais il avait les nerfs solides. Il ne ressentait lui-même rien de ce que les autres éprouvaient. De tels nerfs étaient déjà en soi un grand capital.
Malgré le chaos, les exécutions, les querelles politiques et personnelles, la prison de Bakou était une grande école révolutionnaire. Koba se distinguait parmi les dirigeants marxistes. Il ne prenait aucune part aux disputes privées, préférant la discussion publique : un signe sûr que par son développement et son expérience Koba planait au-dessus de la majorité des détenus. « L'extérieur de Koba et sa grossièreté dans la polémique rendaient toujours ses interventions désagréables. Ses discours étaient privés de sel et prenaient la forme d'une sèche exposition. » Vérechtchak se souvient d'une certaine « discussion agraire » où Ordjonikidzé, le compagnon d'armes de Koba, frappa au visage le co-rapporteur, le socialiste-révolutionnaire Hya Kartsévadzé, ce pour quoi il fut cruellement battu par les socialistes-révolutionnaires. » Cela n'est pas inventé : l'ardent Ordjonikidzé conserva son penchant pour les arguments physiques hors de mesure même lorsqu'il devint un dignitaire soviétique notable. Lénine proposa même une fois de l'exclure du parti pour cela.
Vérechtchak s'étonne de la « mémoire mécanisée » de Koba, dont la petite tête « avec son front non développé » contenait, pour ainsi dire, tout le Capital de Marx. « Le marxisme était son élément, là il était invincible... Sur tout phénomène, il savait mettre la formule correspondante prise chez Marx. Cet homme produisait une forte impression sur les jeunes membres du parti peu éduqués en politique. » Au nombre des « peu éduqués » appartenait Vérechtchak lui-même. A ce jeune populiste, formé à l'école de la sociologie littéraire vraie-russe, le bagage marxiste de Koba pouvait sembler extraordinairement imposant. En fait, il était assez modeste. Koba n'avait pas de véritables préoccupations théoriques, ni application, ni discipline de pensée. Il n'est guère correct de parler de sa « mémoire mécanisée ». Elle est étroite, empirique, utilitaire mais, malgré l'entraînement du séminaire, nullement mécanisée. C'est une mémoire de paysan, dépourvue d'envergure et de synthèse, mais ferme et tenace, surtout dans la rancune. Il est absolument inexact de dire que la tête de Koba fût pleine de citations toutes faites pour toutes les occasions de la vie. Koba n'était ni un grand liseur ni un érudit. Du marxisme, il s'était approprié, par l'intermédiaire de Plékhanov et de Lénine, les propositions les plus élémentaires sur la lutte des classes et sur l'importance subordonnée des idées par rapport aux facteurs matériels. Après avoir extrêmement simplifié ces propositions, il pouvait néanmoins les employer avec succès contre les populistes, comme un homme armé d'un revolver, même primitif, peut se mesurer avec succès avec un homme armé d'un boomerang. Mais Koba restait au fond indifférent à la doctrine marxiste dans son ensemble.
Durant son séjour dans les prisons de Batoum et de Koutaïs, Koba, comme nous nous en souvenons, tenta de pénétrer les mystères de la langue allemande : l'influence de la social-démocratie allemande sur le parti russe était alors extrêmement forte. Cependant, Koba réussit encore moins à maîtriser la langue de Marx que sa doctrine. Dans la prison de Bakou, il se mit à l'espéranto, la « langue de l'avenir ». Ce trait montre fort bien quel était le niveau intellectuel de Koba qui, dans la sphère de la connaissance, recherchait toujours la ligne de moindre résistance. Malgré huit ans passés dans les prisons ou en déportation, il ne réussit même pas à posséder une seule langue étrangère, sans même exclure le malheureux espéranto.
En règle générale, les prisonniers politiques s'efforçaient de ne pas se mêler aux criminels. Koba, au contraire, « on pouvait toujours le voir en compagnie de brigands, de maîtres-chanteurs, parmi des voleurs ». Il se sentait sur pied d'égalité avec eux. « Les gens d'une vraie "affaire" lui en imposaient toujours beaucoup. Et il considérait la politique comme une "affaire" qu'il faut savoir "faire" ou "parfaire". » C'est une remarque fort juste. Mais, précisément cette observation réfute mieux que quoi que ce soit les paroles sur la mémoire mécanisée, pleine de citations toutes faites. La compagnie de gens ayant des intérêts intellectuels plus élevés que lui pesait à Koba. Au Bureau politique, dans les années où Lénine y était, il se tenait presque toujours silencieux, morose et irrité. Par contre, il devenait plus sociable, plus détendu et plus humain au milieu de gens de mentalité primitive, dégagés de toute prédilection pour les idées. Pendant la guerre civile, quand certaines sections de l'armée, surtout dans la cavalerie, se relâchaient et se permettaient des violences et des indécences, Lénine disait parfois : « Pourquoi ne pas y envoyer Staline ? Il sait causer à ces gens-là. »
Koba n'était pas l'initiateur de protestations et de manifestations dans les prisons, mais il soutenait toujours les initiateurs. « Cela faisait de lui un bon camarade aux yeux du public des prisons. » Et cette observation est juste. Koba n'était un initiateur en rien, nulle part et jamais. Mais il était fort capable d'utiliser l'initiative des autres, de pousser les initiateurs en avant, tout en se réservant la liberté de choisir. Cela ne signifie pas que Koba ait été dépourvu de courage; mais il préférait le dépenser avec économie. Le régime de la prison était une combinaison de laisser-aller et de cruauté. Les détenus jouissaient d'une liberté relative à l'intérieur des murs de la prison. Mais, quand une certaine limite mal tracée se trouvait dépassée, l'administration recourait à la force armée. Vérechtchak raconte comment en 1909 (évidemment, il veut dire 1908), le dimanche de Pâques, une compagnie du régiment de Salyan battit tous les prisonniers politiques sans exception, les forçant à passer entre deux rangées de soldats. « Koba marcha sous les coups de crosse sans baisser la tête, un livre dans les mains. Et quand les coups se mirent à pleuvoir de tous les côtés, Staline força la porte de sa cellule avec un seau, malgré la menace des baïonnettes. » Cet homme, habituellement maître de lui, était capable, bien que rarement, d'entrer dans une rage extrême.
L'« historien » de Moscou Iaroslavsky corrige Vérechtchak : « Staline passa entre les rangées de soldats en lisant Marx... » Le nom de Marx est introduit ici pour la même raison qu'une rose est placée dans la main de la Vierge. Toute l'historiographie soviétique est faite de roses de ce genre. Koba avec « Marx » sous les coups de crosse est devenu l'objet de la science, de la prose et de la poésie soviétiques. Cependant, une telle conduite n'avait en soi rien d'exceptionnel. Les brutalités dans les prisons, donc aussi l'héroïsme dans les prisons, étaient à l'ordre du jour. Piatnitsky raconte qu'après son arrestation à Vilna, en 1902, un policier proposa d'envoyer le détenu, alors un ouvrier encore tout jeune, au chef de district, connu pour les coups qu'il donnait, afin de le forcer à faire des aveux. Mais un policier plus âgé répliqua : « Lui, même là-bas, il ne dira rien, il appartient à l'organisation de l'Iskra. » Déjà, en ces années lointaines, les révolutionnaires du l'école de Lénine avaient la réputation de ne jamais fléchir. Pour établir que Kamo avait bien perdu la sensibilité, les médecins lui introduisirent des aiguilles sous les ongles. Et c'est seulement parce que Kamo supporta inébranlablement de telles épreuves, pendant plusieurs années qu'il fut enfin reconnu incurablement fou. Que signifie quelques coups de crosse comparés à cela ? Il n'y a pas de raisons de diminuer le courage de Koba, mais il faut le placer dans les limites de son milieu et de son époque.
La vie commune en prison permit à Vérechtchak de noter sans peine un certain trait de Staline grâce auquel il put longtemps passer inaperçu : « C'était sa capacité d'inciter les autres en cachette et de rester lui-même à l'écart. » Suivent deux exemples. Une fois, dans un couloir du corps de bâtiment réservé aux prisonniers politiques, un jeune Géorgien fut cruellement battu. A travers le bâtiment circulait le mot sinistre de « provocateur ». C'est seulement les soldats de garde qui arrêtèrent les coups. On emporta le corps ensanglanté, sur un brancard, à l'infirmerie de la prison. Etait-ce un provocateur ? Et si oui, pourquoi ne fut-il pas tué ? « D'ordinaire, à la prison de Baïlov, les provocateurs, quand il y avait des preuves, étaient tués, remarque en passant Vérechtchak. Personne ne savait rien et ne comprenait rien. Et c'est seulement longtemps après qu'il s'avéra que la rumeur était partie de Koba. » On ne put établir si oui ou non, l'homme qui avait été battu était réellement un provocateur. Peut-être était-il simplement un de ces ouvriers qui avaient été contre les expropriations ou avaient accusé Koba d'avoir dénoncé Chaoumian.
Autre cas. Sur les marches de l'escalier qui conduisait au corps de bâtiment des prisonniers politiques, un certain détenu, surnommé le Grec, tua d'un coup de couteau un jeune ouvrier qui venait d'être amené à la prison. Le Grec lui-même croyait que l'homme tué était un espion, bien que personnellement il ne l'eût jamais rencontré auparavant. Cet incident sanglant, qui naturellement émut toute la prison, resta longtemps inexpliqué. Enfin, le Grec laissa entendre qu'on l'avait induit en erreur. L'instigation venait de Koba.
Les Caucasiens s'enflamment facilement et se servent aussi facilement du couteau. Il n'était guère difficile au froid et calculateur Koba, qui connaissait la langue et les murs, de les inciter l'un contre l'autre. Dans les deux cas, il s'agissait, sans aucun doute, de vengeance. L'instigateur n'avait pas besoin que les victimes connussent l'auteur de leur infortune. Koba n'est pas enclin à partager ses sentiments, y compris la joie de la vengeance satisfaite. Il préfère en jouir seul. Les deux épisodes, quelque horribles qu'ils soient, ne semblent pas invraisemblables; les événements ultérieurs leur donnent une certaine force de persuasion... A la prison de Baïlov, les événements futurs se préparent. Koba acquiert de l'expérience. Koba prend des forces. Koba mûrit. La grise silhouette de l'ancien séminariste avec des marques de petite vérole sur le visage projette une ombre du plus en plus sinistre.
Vérechtchak raconte plus loin, mais cette fois les ayant apprises par ouï-dire, les diverses entreprises risquées de Koba lors de son activité à Bakou : l'organisation d'une bande de faux-monnayeurs, le pillage de trésoreries, etc. « Il ne fut jamais traduit en justice pour ces affaires-là, bien que des faux-monnayeurs et des expropriateurs se trouvassent en prison avec lui. » S'ils avaient connu son rôle, l'un d'entre eux l'eût inévitablement trahi. « Cette aptitude à frapper secrètement par les mains d'autrui tout en passant inaperçu fit de Koba un intrigant rusé qui ne répugnait à aucun moyen et esquivait toute reddition de comptes, toute responsabilité. »
De la vie de Koba en prison, nous savons ainsi plus que de son activité en liberté. Mais, là aussi, il restait fidèle à lui-même. Entre les discussions avec les populistes et les conversations avec les voleurs, il n'oubliait pas l'organisation révolutionnaire. Béria nous informe que Koba réussit à établir, de la prison, des liaisons régulières avec le comité de Bakou. C'est fort possible : là où les prisonniers politiques ne sont pas isolés des condamnés de droit commun et ne sont pas eux-mêmes isolés les uns des autres, il est impossible de les isoler du monde extérieur. Un numéro d'un journal illégal fut entièrement préparé en prison. Quoique affaibli, le pouls de la révolution continuait à battre. Si la prison n'accrût pas l'intérêt Koba pour la théorie, par contre elle ne brisa pas disposition à la lutte.
Le 20 septembre, Koba fut envoyé dans le nord de province de Vologda, à Solvytchégodsk. C'était vraiment une déportation de faveur : pour deux ans, tout au plus, non pas en Sibérie, mais en Russie d'Europe; non pas dans un village, mais dans une petite ville de deux mille habitants, avec des possibilités de s'enfuir facilement. Il est clair que les gendarmes n'avaient pas de preuves bien sérieuses contre Koba. Le bon marché extrême de la vie dans régions lointaines permettait aux déportés de vivre avec les quelques roubles que leur versait le gouvernement chaque mois; pour les besoins extraordinaires, ils recevaient l'aide de leurs amis et de la Croix-Rouge révolutionnaire. Comment Koba passa neuf mois à Solvytchégodsk, ce qu'il fit, ce qu'il étudia, nous ne le savons pas. Aucun document ne fut publié : pas d'écrits, pas de journaux, pas de lettres. Dans un dossier de la police locale portant la suscription « affaire lossif Djougachvili », sous la rubrique « conduite », il est noté : « Grossier, insolent, irrespectueux envers les autorités.» Si l'« irrespect » était un trait commun aux révolutionnaires, la grossièreté était un trait personnel.
Au printemps 1909, Allilouïév, qui alors vivait déjà à Pétersbourg, reçut de Koba une lettre de son lieu de déportation le priant de lui envoyer son adresse. « Et, à la fin de l'été de la même année, Staline s'enfuit de déportation pour venir à Pétersbourg, où je le rencontrai par hasard dans une rue du quartier Litiéni. » Staline n'avait trouvé Allilouïév ni à son logement ni à son lieu de travail et avait dû flâner longtemps dans les rues, sans but. « Quand je Ie rencontrai par hasard dans la rue, il tombait de fatigue. » Allilouïév installa Koba chez le concierge d'un des régiments de la garde qui sympathisait avec les révolutionnaires. « Staline s'y reposa tranquillement quelque temps, vit quelques membres de la fraction bolchéviste de la troisième Douma, puis partit pour le Midi, à Bakou... »
De nouveau à Bakou ! Ce n'était guère le patriotisme local qui avait pu l'y attirer. On doit plutôt supposer qu'à Pétersbourg, on ne connaissait pas Koba, que les députés à la Douma ne manifestèrent pas d'intérêt pour lui, que personne ne l'invita à rester et ne lui offrit l'aide si nécessaire à quelqu'un qui se trouve dans l'illégalité. « De retour à Bakou, il se remit avec énergie à renforcer les organisations bolchévistes... En octobre 1909, il arrive à Tiflis, organise et dirige la lutte de l'organisation bolchéviste de Tiflis contre les liquidateurs menchévistes. » Le lecteur reconnaît le style de Béria. Dans la presse illégale, Koba publie quelques articles qui n'ont guère d'intérêt que parce qu'ils furent écrits par le futur Staline. Vu l'absence de faits quelque peu clairs auxquels on puisse s'accrocher, la lettre écrite par Koba en décembre 1908 pour être publiée dans la presse du parti à l'étranger prend maintenant une importance exceptionnelle. Opposant le centre industriel actif, Bakou, au Tiflis mort des fonctionnaires, des boutiquiers et des artisans, la « Lettre du Caucase » explique d'une façon tout à fait correcte par la structure sociale de Tiflis la prédominance des menchéviks dans cette ville. Puis vient une polémique contre le chef inamovible de la social-démocratie géorgienne, Jordania, qui venait de proclamer encore une fois la nécessité d' « unir les forces de la bourgeoisie et du prolétariat ». Les ouvriers devaient renoncer à toute politique intransigeante, car, affirmait Jordania, « plus est faible la lutte de classe entre le prolétariat et la bourgeoisie, plus grande sera la victoire de la révolution bourgeoise... » Koba opposait à cela la thèse directement contraire : « La victoire de la révolution sera d'autant plus complète que la révolution s'appuiera davantage sur la lutte de classe du prolétariat, menant derrière lui les paysans pauvres contre les propriétaires fonciers et les bourgeois libéraux. » Tout cela était absolument juste quant au fond, mais ne contenait pas un seul mot nouveau; depuis le printemps de 1905, la même polémique s'était répétée un nombre infini de fois. Si la correspondance était précieuse pour Lénine, ce n'était nullement parce qu'elle répétait comme un devoir d'écolier ses propres idées, mais comme une voix vivante venant de Russie à un moment où la majorité des voix s'étaient tues. Pourtant, en 1937, la « Lettre du Caucase » fut proclamée un « modèle classique de tactique léniniste-staliniste ». « Dans notre littérature et dans tout notre enseignement, écrit un des panégyristes, on n'a pas encore fait assez de lumière sur cet article d'une profondeur, d'une richesse de contenu et d'une importance historique exceptionnelles. »
« En mars et avril 1910, on réussit enfin, nous informe le même historien (un certain Rabitchev), à créer une section russe du Comité central. Staline fait partie de cette section. Mais elle fut arrêtée tout entière avant d'avoir pu commencer son travail. » Si cela est vrai, Koba, au moins formellement, entra au Comité central dès 1910. Un important jalon dans sa biographie ! Mais ce n'est pas vrai. Quinze ans avant Rabitchev, le vieux bolchévik Guermanov (Froumkine) raconta ce qui suit : « Lors d'un entretien entre Noguine et l'auteur de ces lignes, il fut décidé de proposer au Comité central de confirmer la liste suivante de cinq membres comme la section russe du Comité central : Noguine, Doubrovsky, Malinovsky, Staline et Milioutine. » Ainsi, il ne s'agissait pas d'une décision du Comité central, mais d'un projet de deux bolchéviks. « Nous connaissions tous les deux Staline personnellement, continue Guermanov, comme un des militants de Bakou les meilleurs et les plus actifs. Noguine alla à Bakou s'entretenir avec lui, mais pour un certain nombre de raisons, Staline ne put prendre sur lui les obligations de membre du Comité central. » Guermanov ne dit pas quel était au juste l'obstacle. Deux ans plus tard, Noguine lui-même écrivit sur son voyage à Bakou : « Staline (Koba) se trouvait dans une profonde clandestinité; il était bien connu en ce temps-là au Caucase et trouvait contraint de se cacher soigneusement dans les champs de pétrole de Balakhany. » Du récit de Noguine, il s'ensuit que celui-ci ne vit même pas Staline.
Le silence sur le caractère des raisons pour lesquelles Staline ne put entrer dans la section du Comité central suggère des déductions fort intéressantes. L'année 1910 fut la période du déclin le plus complet du mouvement et de la plus forte montée des tendances conciliatrices. En janvier se tint à Paris une assemblée plénière du Comité central où les conciliateurs remportèrent une victoire extrêmement instable. Il fut décidé de restaurer le Comité central en Russie, avec la participation des liquidateurs. Noguine et Guermanov étaient du nombre des bolchéviks conciliateurs. Le rétablissement de la section « russe », cest-à-dire agissant illégalement en Russie, reposait sur Noguine. Vu l'absence de figures importantes, plusieurs tentatives furent faites pour attirer des provinciaux. De leur nombre était Koba, que Noguine et Guermanov connaissaient comme « un des meilleurs militants de Bakou ». Pourtant, rien ne sortit de ce projet. L'auteur bien informé de l'article allemand que nous avons déjà cité plus haut affirme que, bien que « les biographes bolchévistes officiels essaient de rendre inexistantes... l'expropriation et l'exclusion du parti, néanmoins les bolchéviks eux-mêmes étaient fort embarrassés quand il s'agissait de placer Staline à un poste de direction de quelque importance. » On peut supposer sans grand risque de se tromper que la raison de l'insuccès de la mission de Noguine fut la participation alors récente de Koba aux « actions de boïéviki ». La réunion de Paris avait condamné les expropriateurs comme des personnes guidées « par les intérêts mal compris du parti ». Luttant pour la légalité, les menchéviks ne pouvaient en aucun cas consentir à collaborer avec un organisateur connu d'expropriations. Noguine ne comprit cela, semble-t-il, qu'après des entretiens avec des menchéviks dirigeants du Caucase. Aucune section russe ne fut créée avec la participation de Koba. Notons que, des conciliateurs qui protégeaient Staline, Guermanov appartient au nombre de ceux qui disparurent sans laisser de traces; quant à Noguine, seule une mort prématurée (en 1924) lui épargna le sort de Rykov, Tomsky, Guermanov et de ses autres proches amis.
Que Koba y ait joué un rôle de premier, de deuxième ou de troisième plan, son activité à Bakou eut indubitablement plus de succès qu'à Tiflis. Mais la tentative de représenter l'organisation de Bakou comme une citadelle du bolchévisme unique par son invincibilité appartient au domaine des mythes. A la fin de 1911, Lénine lui-même établit, par hasard, la base de ce mythe lorsqu'il mit l'organisation de Bakou, avec celle de Kiev, au nombre des « organisations exemplaires et avancées pour la Russie des années 1910 et 1911 », c'est-à-dire pour les années du déclin complet du parti et du début de sa renaissance. « L'organisation de Bakou exista sans interruption durant les années difficiles de réaction et prit la part la plus active à toutes les manifestations du mouvement ouvrier », dit une des notes au volume XV des uvres complètes de Lénine. Ces deux jugements, maintenant étroitement liés à l'activité de Koba, s'avèrent à l'examen complètement erronés. En fait Bakou, après un certain essor, passa par les mêmes étapes de déclin que les autres centres industriels du pays, certes avec un certain retard, mais, par contre, sous des formes encore plus graves.
Stopani, que nous connaissons déjà, écrit dans ses Mémoires : « Dès 1910, la vie politique et syndicale à Bakou s'éteint complètement. » Quelques vestiges des syndicats continuent encore à subsister quelque temps, et cela surtout avec la participation des menchéviks. « Notre activité bolchéviste s'éteint bientôt presque totalement, à cause d'échecs incessants, de l'absence de militants et de l'inclémence des temps en général. » En 1911, la situation va de mal en pis. Ordjonikidzé, qui visita Bakou en mars 1912 lorsque les vagues d'une nouvelle montée se faisaient déjà clairement sentir dans tout le pays, écrivît dans une « lettre pour l'étranger : « Hier, on a réussi enfin à réunir quelques ouvriers... Il n'y a pas d'organisation, c'est-à-dire de centre local; c'est pourquoi il a fallu se borner à des discussions privées... » Ces deux témoignages sont suffisants. Rappelons, en outre, le témoignage déjà cité d'Olminsky : « La renaissance fit les progrès les plus lents dans les villes où il y avait eu le plus d'engouement pour les "ex" (je donnerai comme exemples Bakou et Saratov). » L'erreur de Lénine dans l'appréciation de l'organisation de Bakou représente un cas fréquent de méprise chez un émigré qui doit juger de loin, sur la base d'informations partielles ou insuffisantes, parmi lesquelles il pouvait fort bien y avoir des communications exagérément optimistes de Koba lui-même.
Le tableau général apparaît en tout cas avec assez de clarté. Koba ne prit pas de part active au mouvement syndical, qui était alors l'arène principale de la lutte (Karinian, Stopani). Il n'apparaissait pas dans les réunions ouvrières (Vérechtchak), mais se trouvait dans une « profonde clandestinité » (Noguine). Il ne put pas « pour un certain nombre de raisons » entrer dans la section russe du Comité central (Guermanov). C'est à Bakou qu'il y eut le plus d'engouement pour les « ex » (Olminsky) et la terreur individuelle (Vérechtchak). La direction immédiate des « actions de boïéviki » de Bakou fût attribuée à Koba (Vérechtchak, Martov, etc ... ). Une telle activité exigeait constamment un retrait loin des masses dans une « profonde clandestinité ». Le butin monétaire maintint artificiellement pendant un certain temps l'existence de l'organisation illégale. Mais la réaction s'y fît sentir d'autant plus fortement et la renaissance se développa d'autant plus tard. Cette conclusion a une importance, non seulement biographique, mais aussi théorique, car elle aide à mettre en lumière certaines lois générales du mouvement des masses.
Le 24 mars 1910, le capitaine de gendarmerie Martynov fît savoir qu'il avait arrêté un certain lossif Djougachvili, connu sous le nom de Koba, membre du comité de Bakou, « le militant politique le plus actif, qui jouait un rôle dirigeant » (admettons que le document n'ait pas été corrigé par la main de Béria). En liaison avec cette arrestation, un autre gendarme rapporta à ses supérieurs que « vu la participation persistante » de Djougachvili à l'activité révolutionnaire et sa « double évasion », lui, capitaine Galimbatovsky, « proposerait de prendre la mesure suprême de châtiment ». Il ne faut pas croire pourtant, qu'il s'agissait d'exécution : la « mesure suprême de châtiment » signifiait, dans l'ordre administratif, cinq ans de déportation dans des endroits isolés de Sibérie.
Entre temps, Koba se trouvait de nouveau à la prison de Bakou, qu'il connaissait bien. La situation politique dans le pays et le régime de la prison avaient subi de profonds changements dans les dix-huit mois écoulés. On était en 1910. La réaction triomphait sur toute la ligne, non seulement le mouvement des masses, mais aussi les expropriations, la terreur, les actes de désespoir individuel étaient tombés à leur point le plus bas. La prison était devenue plus sévère et plus silencieuse. Il n'était plus question de discussions collectives. Koba avait assez de loisirs pour étudier l'espéranto, si seulement il n'avait pas perdu son enthousiasme pour la langue de l'avenir. Le 27 août, par ordre du gouverneur du Caucase, il fut interdit à Djougachvili de vivre en Transcaucasie pendant cinq ans. Mais Pétersbourg resta sourd aux recommandations du capitaine Galimbatovsky, qui ne pouvait évidemment pas présenter de preuves sérieuses : Koba fut de nouveau envoyé dans la province de Vologda pour y finir son terme inachevé de deux ans de déportation. Les autorités de Pétersbourg n'avaient manifestement pas encore reconnu une sérieuse importance à lossif Djougachvili.
Notes
[1] Du verbe otzyvati, rappeler. (N.d.T.)
[2] C'est-à-dire les menchéviks. (N.d.T.)
[3] Expression intraduisible. Comparer le français : « faire mousser » (N. d.T.)