1936 |
La m�thode du marxisme appliqu�e � l'analyse des pays o� le Capital a �t� expropri�. |
La R�volution trahie
LA POLITIQUE ETRANGERE ET L'ARMEE
La politique �trang�re est toujours et partout la continuation de la politique int�rieure, car elle est celle de la m�me classe dominante et poursuit les m�mes fins. La d�g�n�rescence de la caste dirigeante de l'U.R.S.S. ne pouvait manquer de s'accompagner d'une modification correspondante des fins et des m�thodes de la diplomatie sovi�tique. La "th�orie" du socialisme dans un seul pays, pour la premi�re fois �nonc�e au cours de l'automne 1924, signifiait le d�sir de d�livrer la politique �trang�re des Soviets du programme de la r�volution internationale. La bureaucratie n'envisagea pourtant pas la rupture de ses relations avec l'Internationale communiste, car celle-ci se f�t in�vitablement transform�e en une organisation d'opposition internationale, d'o� des cons�quences assez f�cheuses pour le rapport des forces en U.R.S.S. Au contraire, moins la politique du Kremlin s'inspirait de l'ancien internationalisme et plus fortement les dirigeants se cramponnaient au gouvernail de la IIIe Internationale. Sous son appellation d'autrefois, il fallait que l'Internationale communiste servit � de nouvelles fins. Celles-ci exigeaient des hommes nouveaux. A partir de 1923, l'histoire de l'Internationale communiste est celle du renouvellement de son �tat-major moscovite et des �tats-majors de ses sections nationales par des r�volutions de palais, des �purations command�es, des exclusions, etc. A l'heure pr�sente l'Internationale communiste n'est plus qu'un appareil parfaitement docile, pr�t � tous les zigzags, au service de la politique �trang�re sovi�tique [1].
La bureaucratie n'a pas seulement rompu avec le pass�, elle a aussi perdu la facult� d'en comprendre les le�ons capitales. La principale est que le pouvoir des Soviets n'e�t pas tenu douze mois sans l'appui imm�diat du prol�tariat mondial, europ�en d'abord, et sans le mouvement r�volutionnaire des peuples des colonies. Le militarisme austro-allemand ne put pousser � fond son offensive contre la Russie des Soviets parce qu'il sentait sur sa nuque l'haleine br�lante de la r�volution. Les r�volutions d'Allemagne et d'Autriche-Hongrie annul�rent au bout de neuf mois le trait� de Brest-Litovsk. Les mutineries de la flotte de la mer Noire, en avril 1919, contraignirent le gouvernement de la IIIe R�publique � renoncer � l'extension des op�rations dans le sud du pays sovi�tique. C'est sous la pression directe des ouvriers britanniques que le gouvernement anglais �vacua le nord en septembre 1919. Apr�s la retraite des arm�es rouges sous Varsovie, en 1920, seule une puissante vague de protestations r�volutionnaires emp�cha l'Entente de venir en aide � la Pologne pour infliger aux Soviets une d�faite d�cisive. Lord Curzon, quand il adressa en 1923 son ultimatum � Moscou, eut les mains li�es par la r�sistance des organisations ouvri�res d'Angleterre. Ces �pisodes saisissants ne sont pas isol�s; ils caract�risent la premi�re p�riode, la plus difficile, de l'existence des Soviets. Bien que la r�volution n'ait vaincu nulle part ailleurs qu'en Russie, les esp�rances fond�es sur elle n'ont pas �t� vaines.
Le gouvernement des Soviets signa d�s lors divers trait�s avec des Etats bourgeois: le trait� de Brest-Litovsk en mars 1918; le trait� avec l'Estonie en f�vrier 1920; le trait� de Riga avec la Pologne en octobre 1920; le trait� de Rapallo avec l'Allemagne en avril 1922 et d'autres accords diplomatiques moins importants. Il ne vint cependant jamais � l'id�e du gouvernement de Moscou ni d'aucun de ses membres de pr�senter comme des "amis de la paix" leurs partenaires bourgeois ou, � plus forte raison, d'inviter les partis communistes d'Allemagne, d'Estonie ou de Pologne � soutenir de leurs votes les gouvernements bourgeois signataires de ces trait�s. Or cette question a pr�cis�ment une importance d�cisive pour l'�ducation r�volutionnaire des masses. Les Soviets ne pouvaient pas ne pas signer la paix de Brest-Litovsk de m�me que des gr�vistes � bout de forces ne peuvent pas repousser les conditions les plus dures du patronat; mais l'approbation de ce trait� par la social-d�mocratie allemande, sous la forme hypocrite de l'abstention au vote, fut fl�trie par les bolcheviks comme un soutien aux forbans et � leur violence. Bien que le trait� de Rapallo ait �t�, quatre ans plus tard, conclu sur les bases d'une �galit� formelle des parties contractantes, le parti communiste allemand, s'il avait song�, � cette occasion, � exprimer sa confiance � la diplomatie de son pays, e�t �t� aussit�t exclu de l'Internationale. L'id�e ma�tresse de la politique �trang�re des Soviets �tait que les accords commerciaux, diplomatiques, militaires, de l'Etat sovi�tique avec les imp�rialistes, accords in�vitables, ne devaient en aucun cas freiner ou affaiblir l'action du prol�tariat des pays capitalistes int�ress�s, le salut de l'Etat ouvrier ne pouvant en d�finitive �tre assur� que par le d�veloppement de la r�volution mondiale. Quand Tchitch�rine proposa, pendant la pr�paration de la conf�rence de G�nes, d'apporter, pour satisfaire "l'opinion publique" am�ricaine, des modifications "d�mocratiques" � la constitution sovi�tique, L�nine insista dans une lettre officielle du 23 janvier 1922 sur la n�cessit� d'envoyer sans d�lai Tchitch�rine se reposer dans un sanatorium. Si quelqu'un s'�tait permis en ce temps-l� de proposer de payer les bonnes dispositions de l'imp�rialisme d'une adh�sion, soit dit � titre d'exemple, au pacte vide et faux qu'est le pacte Kellog, ou d'une att�nuation de l'action de l'Internationale communiste, L�nine n'e�t pas manqu� de proposer l'envoi de ce novateur dans une maison de fous — et n'e�t certainement pas rencontr� d'objections au bureau politique. Les dirigeants, � cette �poque, se montraient particuli�rement intraitables en ce qui concernait les illusions pacifistes de toutes sortes, la Soci�t� des Nations, la s�curit� collective, l'arbitrage, le d�sarmement, etc., n'y voyant que les moyens d'endormir la vigilance des masses ouvri�res pour mieux les surprendre au moment o� �claterait la nouvelle guerre. Le programme du parti, �labor� par L�nine et adopt� par le congr�s de 1919, contient sur ce sujet le passage suivant, d�pourvu de toute �quivoque: "La pression grandissante du prol�tariat et surtout ses victoires dans certains pays accroissent la r�sistance des exploiteurs et les am�nent � de nouvelles formes d'associations capitalistes internationales (la Soci�t� des Nations, etc.) qui, organisant � l'�chelle mondiale l'exploitation syst�matique des peuples du globe, cherchent avant tout � r�primer le mouvement r�volutionnaire des prol�taires de tous les pays. Tout cela entra�ne in�vitablement des guerres civiles au sein de divers Etats, co�ncidant avec les guerres r�volutionnaires des pays prol�tariens qui se d�fendent et des peuples opprim�s soulev�s contre les puissances imp�rialistes. Dans ces conditions, les mots d'ordre du pacifisme, tels que le d�sarmement international en r�gime capitaliste, les tribunaux d'arbitrage, etc., ne rel�vent pas seulement de l'utopisme r�actionnaire, mais constituent encore � l'�gard des travailleurs une duperie manifeste tendant � les d�sarmer et � les d�tourner de la t�che de d�sarmer les exploiteurs." Ces lignes du programme bolchevique formulent par anticipation un jugement impitoyable sur la politique �trang�re de l'U.R.S.S. d'aujourd'hui, la politique de l'Internationale communiste et celle de tous leurs "amis" pacifistes dans toutes les parties du monde...
Apr�s la p�riode d'intervention et de blocus, la pression �conomique et militaire du monde capitaliste sur l'Union sovi�tique fut, il est vrai, beaucoup moins forte qu'on n'avait pu le craindre. L'Europe vivait encore sous le signe de la guerre pass�e et non sous celui de la guerre prochaine. Survint ensuite une crise �conomique mondiale d'une extr�me gravit� qui plongea les classes dirigeantes du monde entier dans la prostration. Cette situation permit � l'U.R.S.S. de s'infliger impun�ment les �preuves du premier plan quinquennal, le pays redevenant la proie de la guerre civile, de la famine et des �pid�mies. Les premi�res ann�es du deuxi�me plan quinquennal, apportant une am�lioration �vidente de la situation int�rieure, co�ncid�rent avec le d�but d'une att�nuation de la crise dans les pays capitalistes, avec un afflux d'esp�rances, de convoitises, d'impatience et enfin avec la reprise des armements. Le danger d'une agression combin�e contre l'U.R.S.S. n'est � nos yeux un danger concret que parce que le pays des Soviets est encore isol�; parce que "la sixi�me partie du monde" est pour une grande part de ses territoires le royaume de la barbarie primitive; parce que le rendement du travail y est encore, en d�pit de la nationalisation des moyens de production, beaucoup plus bas que dans les pays capitalistes; enfin parce que — et c'est en ce moment le fait capital — les principaux contingents du prol�tariat mondial sont d�faits, manquent d'assurance et de direction s�re. Ainsi la r�volution d'Octobre, que ses chefs consid�raient comme le d�but de la r�volution mondiale, mais qui, par la force des choses, est temporairement devenue un facteur en soi, r�v�le dans cette phase nouvelle de l'histoire � quel point elle d�pend du d�veloppement international. Il devient de nouveau �vident que la question historique "qui l'emportera?" ne peut pas �tre tranch�e dans des limites nationales; que les succ�s ou les insucc�s de l'int�rieur ne font que pr�parer les conditions plus ou moins favorables d'une solution internationale du probl�me.
La bureaucratie sovi�tique, rendons-lui cette justice, a acquis une vaste exp�rience dans le maniement des masses humaines, qu'il s'agisse de les endormir, de les diviser, de les affaiblir ou tout bonnement de les tromper afin d'exercer sur elles un pouvoir absolu. Mais, pr�cis�ment pour cette raison, elle a perdu toute possibilit� de leur donner une �ducation r�volutionnaire. Ayant �touff� la spontan�it� de l'initiative des masses populaires dans son propre pays, elle ne peut pas susciter dans le monde la pens�e critique et l'audace r�volutionnaire. Elle appr�cie d'ailleurs infiniment plus, en tant que formation dirigeante et privil�gi�e, l'aide et l'amiti� des radicaux bourgeois, des parlementaires r�formistes, des bureaucrates syndicaux d'Occident que celle des ouvriers s�par�s d'elle par un ab�me. Ce n'est pas le lieu de faire l'histoire du d�clin et de la d�g�n�rescence de la IIIe Internationale, sujet auquel l'auteur a consacr� plusieurs �tudes sp�ciales traduites dans presque toutes les langues des pays civilis�s. Le fait est qu'en sa qualit� de dirigeante de l'Internationale communiste, la bureaucratie sovi�tique, ignorante et irresponsable, conservatrice et imbue d'un esprit national tr�s born�, n'a valu au mouvement ouvrier du monde que des calamit�s. Comme par une sorte de ran�on historique, la situation internationale de l'U.R.S.S. � l'heure actuelle est bien moins d�termin�e par les cons�quences des succ�s de l'�dification du socialisme dans un pays isol� que par celles des d�faites du prol�tariat mondial. Il suffit de rappeler que la d�b�cle de la R�volution chinoise en 1925-27, qui d�lia les mains au militarisme japonais en Extr�me-Orient, et la d�b�cle du prol�tariat allemand qui a conduit au triomphe d'Hitler et � la fr�n�sie des armements du IIIe Reich, sont pareillement les fruits de la politique de l'Internationale communiste.
Ayant trahi la r�volution mondiale, mais s'estimant trahie par elle, la bureaucratie thermidorienne s'assigne pour objectif principal de "neutraliser" la bourgeoisie. Elle doit, � cette fin, se donner l'apparence mod�r�e et solide d'une v�ritable gardienne de l'ordre. Mais pour le para�tre durablement, il faut � la longue le devenir. L'�volution organique des milieux dirigeants y a pourvu. Reculant ainsi peu � peu devant les cons�quences de ses propres fautes, la bureaucratie a fini par concevoir, pour assurer la s�curit� de l'U.R.S.S., l'int�gration de celle-ci dans le syst�me du statu quo de l'Europe occidentale. Quoi de meilleur qu'un pacte perp�tuel de non-agression entre le socialisme et le capitalisme? La formule actuelle de la politique �trang�re officielle, largement publi�e par la diplomatie sovi�tique, � laquelle il est bien permis de parler le langage conventionnel de la carri�re, et aussi par l'Internationale communiste, qui devrait, semble-t-il, s'exprimer dans la langue de la r�volution, dit: "Nous ne voulons pas un pouce de territoire �tranger, mais nous n'en c�derons pas un du n�tre." Comme s'il s'agissait de simples conflits territoriaux et non de la lutte mondiale de deux syst�mes inconciliables!
Quand l'U.R.S.S. a cru sage de c�der au Japon le chemin de fer de la Chine orientale, cet acte de faiblesse pr�par� par la d�faite de la R�volution chinoise a �t� lou� comme une manifestation de force et d'assurance au service de la paix. Livrant en r�alit� � l'ennemi une voie strat�gique extr�mement importante, le gouvernement sovi�tique facilitait au Japon ses conqu�tes ult�rieures dans le nord de la Chine et ses attentats contre la Mongolie. Le sacrifice oblig� ne signifiait pas une neutralisation du danger, mais, au mieux, un bref r�pit; et il excitait au plus haut point les app�tits de la camarilla militaire de Tokio.
La question de la Mongolie est celle des positions strat�giques avanc�es du Japon dans la guerre contre l'U.R.S.S. Le gouvernement sovi�tique s'est vu contraint de d�clarer cette fois qu'il r�pondrait par la guerre � l'invasion de la Mongolie. Or il ne s'agit pas ici de la d�fense de "notre territoire": la Mongolie est un Etat ind�pendant. La d�fense passive des fronti�res sovi�tiques paraissait suffisante quand personne ne les mena�ait s�rieusement. La v�ritable d�fense de l'U.R.S.S. consiste � affaiblir les positions de l'imp�rialisme et � affermir les positions du prol�tariat et des peuples coloniaux dans le monde entier. Un rapport d�savantageux des forces peut nous amener � c�der bien des pouces de territoire, comme c'est arriv� au moment de la paix de Brest-Litovsk, puis � la signature de la paix de Riga et enfin lors de la cession du chemin de fer de la Chine orientale. La lutte pour la modification favorable du rapport des forces mondiales impose � l'Etat ouvrier le devoir constant de venir en aide aux mouvements �mancipateurs des autres pays, t�che essentielle qui est justement inconciliable avec la politique conservatrice du statu quo.
D� � la victoire du national-socialisme, le rapprochement avec la France, devenu bient�t un accord militaire, assure � la France, gardienne principale du statu quo, beaucoup plus d'avantages qu'� l'U.R.S.S. Le concours militaire de l'U.R.S.S. � la France est, d'apr�s le pacte, promis sans conditions; au contraire, le concours de la France � l'U.R.S.S. est conditionn� par le consentement pr�alable de l'Angleterre et de l'Italie, ce qui ouvre un champ illimit� aux machinations contre l'U.R.S.S. Les �v�nements ont montr�, � l'occasion de l'entr�e des troupes hitl�riennes dans la zone rh�nane, que Moscou pouvait en faisant preuve de plus de fermet�, obtenir de la France des garanties bien plus s�rieuses, si tant est que les trait�s puissent constituer des garanties � une �poque de tournants brusques, de crises diplomatiques permanentes, de rapprochements et de ruptures. Mais ce n'est pas la premi�re fois qu'on voit la diplomatie sovi�tique se montrer infiniment plus ferme dans la lutte contre les ouvriers de son propre pays que dans les n�gociations avec les diplomates bourgeois.
L'argument selon lequel le secours de l'U.R.S.S. � la France serait peu efficace faute d'une fronti�re commune entre l'U.R.S.S. et le Reich ne peut pas �tre pris au s�rieux. En cas d'agression allemande contre l'U.R.S.S., l'agresseur trouvera �videmment la fronti�re indispensable. En cas d'agression allemande contre l'Autriche, la Tch�coslovaquie, la France, la Pologne ne pourra pas rester neutre un seul jour: si elle remplit envers la France ses obligations d'alli�e, elle ouvrira imm�diatement ses fronti�res � l'arm�e rouge; si, au contraire, elle d�chire le trait� d'alliance, elle devient l'auxiliaire de l'Allemagne, et l'U.R.S.S. d�couvre sans peine la "fronti�re commune". Les "fronti�res" maritimes et a�riennes joueront d'ailleurs dans la guerre future un r�le tout aussi grand que les fronti�res terrestres.
L'entr�e de l'U.R.S.S. dans la Soci�t� des Nations, pr�sent�e au pays, � l'aide d'une propagande digne de Goebbels, comme le triomphe du socialisme et le r�sultat de la "pression" du prol�tariat mondial, n'est devenue acceptable pour la bourgeoisie que par suite de l'extr�me affaiblissement du danger r�volutionnaire et n'a pas �t� une victoire de l'U.R.S.S. mais une capitulation de la bureaucratie thermidorienne devant l'institution de Gen�ve, profond�ment compromise, et qui, d'apr�s le programme bolchevique que nous connaissons d�j�, "consacre ses efforts imm�diats � r�primer les mouvements r�volutionnaires ". Qu'est-ce donc qui a chang� si radicalement depuis le jour o� fut adopt�e la charte du bolchevisme? La nature de la Soci�t� des Nations? La fonction du pacifisme dans la soci�t� capitaliste? Ou la politique des Soviets? Poser la question, c'est y r�pondre.
L'exp�rience a promptement montr� que la participation � la Soci�t� des Nations n'ajoutait rien aux avantages pratiques qui pouvaient �tre assur�s par des accords s�par�s avec les Etats bourgeois, mais imposait par contre des restrictions et des obligations m�ticuleusement remplies par l'U.R.S.S. dans l'int�r�t de son r�cent prestige conservateur. La n�cessit� d'adapter sa politique � celle de la France et de ses alli�s a impos� � l'U.R.S.S. une attitude des plus �quivoques dans le conflit italo-abyssin. Tandis que Litvinov, qui n'�tait � Gen�ve que l'ombre de Laval, exprimait sa gratitude aux diplomates fran�ais et anglais pour leurs efforts "en faveur de la paix", si heureusement couronn�s par la conqu�te de l'Abyssinie, le p�trole du Caucase continuait � ravitailler la flotte italienne. On peut comprendre que le gouvernement de Moscou ait �vit� de rompre ouvertement un contrat commercial; mais les syndicats sovi�tiques n'�taient nullement tenus de compter avec les obligations du commissariat du commerce ext�rieur. De fait, la cessation de l'exportation du p�trole sovi�tique en Italie, par d�cision des syndicats sovi�tiques, e�t certainement �t� le point de d�part d'un mouvement international de boycottage beaucoup plus efficace que les perfides "sanctions" mesur�es � l'avance par les diplomates et les juristes d'accord avec Mussolini. Et si les syndicats sovi�tiques, qui en 1920 recueillaient ouvertement des fonds, par millions de roubles, pour soutenir la gr�ve des mineurs britanniques, n'ont absolument rien fait cette fois-ci, c'est que la bureaucratie dirigeante leur a interdit toute initiative de ce genre, principalement par complaisance envers la France. Mais, dans la guerre qui vient, aucune alliance militaire ne compensera pour l'U.R.S.S. la perte de la confiance des peuples des colonies et des masses laborieuses en g�n�ral.
Est-il possible qu'on ne le comprenne pas au Kremlin? "Le but essentiel du fascisme allemand, nous r�pond l'organe officieux de Moscou, �tait d'isoler l'U.R.S.S... Eh bien? l'U.R.S.S. a aujourd'hui dans le monde plus d'amis que jamais." (Izvestia, 17 septembre 1935.) Le prol�tariat italien est sous le talon du fascisme; la R�volution chinoise est vaincue; le prol�tariat allemand est si profond�ment d�fait que les pl�biscites hitl�riens ne rencontrent de sa part aucune r�sistance; le prol�tariat d'Autriche a pieds et poings li�s; les partis r�volutionnaires des Balkans sont hors la loi; en France et en Espagne les ouvriers se sont mis � la remorque de la bourgeoisie radicale. Mais le gouvernement des Soviets a, depuis son entr�e dans la Soci�t� des Nations, "plus d'amis que jamais dans le monde"! Cette vantardise, fantastique � premi�re vue, cesse d'�tre une vantardise si on la rapporte, non plus � l'Etat ouvrier, mais � ses dirigeants. Car ce sont justement les cruelles d�faites du prol�tariat mondial qui ont permis � la bureaucratie sovi�tique d'usurper le pouvoir dans son propre pays et d'obtenir plus ou moins les bonnes gr�ces de l'"opinion publique" des pays capitalistes. Moins l'Internationale communiste est capable de menacer les positions du capital et plus le gouvernement du Kremlin para�t solvable aux bourgeoisies fran�aise, tch�coslovaque et autres. La force de la bureaucratie, � l'int�rieur et � l'ext�rieur, est ainsi en proportion inverse de celle de l'U.R.S.S., Etat socialiste et base de la r�volution prol�tarienne. Mais ce n'est encore l� que l'avers de la m�daille; et il y a un revers.
Lloyd George, dont les variations et les manifestations sensationnelles ne sont pas d�pourvues d'�clairs de perspicacit�, mettait en garde, en novembre 1934, la Chambre des communes contre une condamnation de l'Allemagne fasciste appel�e � devenir le plus s�r rempart de l'Europe en face du communisme. "Nous la saluerons un jour comme une amie!" Paroles significatives! Les �loges mi-protecteurs, mi-ironiques d�cern�s par la bourgeoisie mondiale au Kremlin ne garantissent pas le moins du monde la paix et n'entra�nent m�me pas une att�nuation du danger de guerre. L'�volution de la bureaucratie sovi�tique int�resse surtout la bourgeoisie mondiale sous l'angle de la modification des formes de la propri�t�. Napol�on Ier, bien qu'il e�t radicalement rompu avec les traditions du jacobinisme, pris la couronne et restaur� la religion catholique, demeura un objet de haine pour toute l'Europe dirigeante semi-f�odale parce qu'il continuait � d�fendre la nouvelle propri�t� issue de la r�volution. Tant que le monopole du commerce ext�rieur n'est pas aboli, tant que les droits du capital ne sont pas r�tablis, l'U.R.S.S., malgr� tous les m�rites de ses gouvernants, reste aux yeux de la bourgeoisie du monde entier un ennemi irr�conciliable et le national-socialisme allemand un ami sinon d'aujourd'hui, du moins de demain. Lors des n�gociations entre Barthou et Laval et Moscou, la grande bourgeoisie fran�aise se refusa obstin�ment � jouer la carte sovi�tique malgr� la gravit� du p�ril hitl�rien et la brusque conversion du parti communiste fran�ais au patriotisme. Apr�s la signature du pacte franco-sovi�tique, Laval fut accus� � gauche d'avoir, en agitant � Berlin le spectre de Moscou, recherch� en r�alit� un rapprochement avec Berlin et Rome contre Moscou. Ces appr�ciations anticipent peut-�tre quelque peu sur les �v�nements sans �tre toutefois en contradiction avec leur cours normal.
Quelque opinion qu'on puisse avoir des avantages et des inconv�nients du pacte franco-sovi�tique, nul politique r�volutionnaire s�rieux ne contestera � l'Etat sovi�tique le droit de rechercher un appui compl�mentaire dans des accords momentan�s avec tel ou tel imp�rialisme. Il importe seulement d'indiquer aux masses avec nettet� et franchise la place que tient un accord tactique, partiel, de ce genre dans le syst�me d'ensemble des forces historiques. Point n'est besoin, en particulier, pour mettre � profit l'antagonisme entre la France et l'Allemagne, d'id�aliser l'alli� bourgeois ou la combinaison imp�rialiste momentan�ment camoufl�e par la Soci�t� des Nations. Or, la diplomatie sovi�tique, suivie en cela par la IIIe Internationale, transforme syst�matiquement les alli�s �pisodiques de Moscou en "amis de la paix", trompe les ouvriers en parlant de "s�curit� collective" et de "d�sarmement" et devient d�s lors une filiale politique des imp�rialistes au sein des masses ouvri�res.
La m�morable interview donn�e par Staline au pr�sident de la Scripps-Howard Newspapers, M. Roy Howard, le 1er mars 1935, constitue un document inappr�ciable caract�risant l'aveuglement bureaucratique dans les grandes questions de la politique mondiale et l'hypocrisie des relations entre les chefs de l'U.R.S.S. et le mouvement ouvrier mondial. A la question: "La guerre est-elle in�vitable?" Staline r�pond: "Je consid�re que les positions des amis de la paix s'affermissent; ils peuvent travailler au grand jour, ils sont soutenus par l'opinion publique, ils disposent de moyens tels que la Soci�t� des Nations." Pas le moindre sens des r�alit�s dans ces mots! Les Etats bourgeois ne se divisent nullement en "amis" et "ennemis" de la paix; d'autant moins qu'il n'y a pas de "paix" en soi. Chaque pays imp�rialiste est int�ress� au maintien de sa paix et l'est d'autant plus que cette paix est plus lourde � ses adversaires. La formule commune � Staline, Baldwin, L�on Blum et autres: "La paix serait vraiment assur�e si tous les Etats se groupaient dans la Soci�t� des Nations pour la d�fendre", signifie seulement que la paix serait assur�e s'il n'y avait pas de raison d'y porter atteinte. L'id�e est sans doute juste, mais peu substantielle. Les grandes puissances rest�es � l'�cart de la Soci�t� des Nations pr�f�rent visiblement leur libert� de mouvement � cette abstraction "la paix". Pourquoi ont-elles besoin de leur libert� de mouvement? C'est ce qu'elles montreront le temps venu. Les Etats qui se retirent de la Soci�t� des Nations, comme le Japon et l'Allemagne, ou "s'en �cartent" momentan�ment, comme l'Italie, ont aussi pour cela des raisons suffisantes. Leur rupture avec la Societ� des Nations ne fait que modifier la forme diplomatique des antagonismes existants sans leur porter atteinte fondamentalement et sans toucher � la nature m�me de la Soci�t� des Nations. Les justes, qui vont jurant fid�lit� in�branlable � la Soci�t� des Nations, entendent tirer r�solument parti de celle-ci pour le maintien de leur paix. Mais il n'y a pas d'accord entre eux. L'Angleterre est parfaitement dispos�e � prolonger la paix en sacrifiant les int�r�ts de la France en Europe ou en Afrique. La France est dispos�e � sacrifier la s�curit� des communications maritimes de l'Empire britannique pour obtenir l'appui de l'Italie. Pour d�fendre ses propres int�r�ts, chaque puissance est n�anmoins pr�te � recourir � la guerre, � une guerre qui serait naturellement la plus juste des guerres. Les petits Etats enfin, qui, faute de mieux, cherchent un abri sous le toit de la Soci�t� des Nations, se trouveront finalement non du c�t� de la paix, mais du c�t� du groupement le plus fort dans la guerre.
La Soci�t� des Nations d�fend le statu quo; ce n'est pas l'organisation de la "paix", mais celle de la violence imp�rialiste de la minorit� contre l'immense majorit� de l'humanit�. Cet "ordre" ne peut �tre maintenu que par des guerres incessantes, petites et grandes, aujourd'hui aux colonies, demain entre les m�tropoles. La fid�lit� imp�rialiste au statu quo n'a qu'un caract�re conventionnel, temporaire et limit�. L'Italie se pronon�ait hier pour le statu quo en Europe, mais pas en Afrique; quelle sera demain sa politique en Europe, nul ne le sait. Mais la modification des fronti�res en Afrique a d�j� sa r�percussion en Europe. Hitler ne s'est permis de faire entrer ses troupes dans la zone rh�nane que parce que Mussolini envahissait l'Ethiopie. Il serait malais� de compter l'Italie parmi les "amis" de la paix. La France, cependant, tient bien davantage � l'amiti� italienne qu'� l'amiti� sovi�tique. L'Angleterre, de son c�t�, recherche l'amiti� de l'Allemagne. Les groupements changent, les app�tits subsistent. La t�che des partisans du statu quo consiste en r�alit� � trouver dans la Soci�t� des Nations la combinaison de forces la plus favorable et le camouflage le plus commode pour la pr�paration de la prochaine guerre. Qui la commencera et quand, cela d�pendra de circonstances secondaires, mais il faudra bien que quelqu'un commence, car le statu quo n'est qu'une vaste poudri�re.
Le programme du "d�sarmement" n'est qu'une fiction des plus n�fastes tant que subsistent les antagonismes imp�rialistes. M�me s'il se trouvait r�alis� par des conventions — hypoth�se vraiment fantastique! — ce ne serait pas un emp�chement � la guerre. Ce n'est pas parce qu'ils ont des armes que les imp�rialistes font la guerre; ils forgent au contraire des armes quand ils ont besoin de faire la guerre. La technique moderne cr�e la possibilit� d'un r�armement extr�mement rapide. Toutes les conventions de d�sarmement ou de limitation des armements n'emp�cheront pas les usines de guerre, les laboratoires, les industries capitalistes dans leur ensemble de garder leur potentiel. L'Allemagne d�sarm�e sous le contr�le attentif de ses vainqueurs (seule forme r�elle de "d�sarmement", soit dit en passant) redevient ainsi, gr�ce � sa puissante industrie, la citadelle du militarisme europ�en. Elle se pr�pare � "d�sarmer" � son tour certains de ses voisins. L'id�e du "d�sarmement progressif" se r�duit � la tentative de diminuer en temps de paix des d�penses militaires exag�r�es; il s'agit de la caisse et non de l'amour de la paix. Et cette id�e aussi se r�v�le irr�alisable! Par suite des diff�rences de situation g�ographique, de puissance �conomique et de saturation coloniale, toute norme de d�sarmement entrainerait une modification du rapport des forces en faveur des uns et au d�triment des autres. De l� la st�rilit� des tentatives genevoises. En pr�s de vingt ans, les n�gociations et les conversations sur le d�sarmement n'ont amen� qu'une nouvelle rivalit� d'armements qui laisse loin derri�re elle tout ce qu'on avait vu jusqu'ici. Fonder la politique r�volutionnaire du prol�tariat sur le programme du d�sarmement, ce n'est m�me pas la b�tir sur le sable, c'est tenter de la fonder sur l'�cran de fum�e masquant le militarisme.
Le refoulement de la lutte des classes au profit de la guerre imp�rialiste ne peut �tre assur� qu'avec le concours des leaders des organisations ouvri�res de masses. Les mots d'ordre qui permirent en 1914 de mener cette t�che � bien: la "derni�re guerre", la "guerre contre le militarisme prussien", la "guerre de la d�mocratie", sont trop d�valoris�s par l'histoire des vingt ann�es �coul�es. La "s�curit� collective" et le "d�sarmement g�n�ral" les remplacent. Sous pr�texte de soutenir la Soci�t� des Nations, les leaders des organisations ouvri�res d'Europe pr�parent une r��dition de l'union sacr�e, non moins n�cessaire � la guerre que les tanks, l'aviation et les gaz asphyxiants "prohib�s".
La IIIe Internationale est n�e d'une protestation indign�e contre le social-patriotisme. Mais le contenu r�volutionnaire que lui avait insuffl� la r�volution d'Octobre est depuis longtemps dilapid�. L'Internationale communiste se place maintenant sous le signe de la Soci�t� des Nations, comme la IIe Internationale, mais avec une provision plus fra�che de cynisme. Quand le socialiste anglais Mr. Stafford Cripps, appelle la Soci�t� des Nations une association internationale de brigands, ce qui n'est sans doute pas poli mais ne manque pas de v�rit�, le Times demande ironiquement: "Comment expliquer en ce cas l'adh�sion de l'U.R.S.S. � la Soci�t� des Nations?" Il n'est pas facile de lui r�pondre. La bureaucratie moscovite apporte un puissant concours au social-patriotisme auquel la r�volution d'Octobre porta en son temps un coup terrible.
M. Roy Howard a aussi tent� d'obtenir � ce sujet une explication. "Qu'en est-il, a-t-il demand� � Staline, de vos plans et de vos intentions de r�volution mondiale?" — "Nous n'avons jamais eu de semblables desseins." — "Mais pourtant..." — "C'est le fruit d'un malentendu." — "Un tragique malentendu?" — "Non, comique ou plut�t tragi-comique." Nous citons textuellement. "Quel danger (continue Staline) les Etats environnants peuvent-ils voir dans les id�es des citoyens sovi�tiques, si ces Etats sont vraiment bien en selle?" L'interviewer aurait pu demander ici: Et s'ils ne sont pas bien en selle? Staline fournit d'ailleurs un autre argument rassurant: "L'exportation des r�volutions est une blague. Chaque pays peut faire sa r�volution s'il le d�sire, mais s'il ne le veut pas, il n'y aura pas de r�volution. Ainsi, notre pays a voulu faire une r�volution et il l'a faite..." Nous citons textuellement. De la th�orie du socialisme dans un seul pays, la transition est toute naturelle � la th�orie de la r�volution dans un seul pays. Mais pourquoi d�s lors l'Internationale existe-t-elle? aurait pu demander l'interviewer, s'il n'avait connu, visiblement, les l�gitimes limites de la curiosit�. Les rassurantes explications de Staline, lues par les ouvriers autant que par les capitalistes, sont pleines de lacunes. Avant que "notre pays" n'ait voulu faire la r�volution, nous y avions import� les id�es marxistes emprunt�es � d'autres pays et nous avions mis � profit l'exp�rience d'autrui... Nous avons eu pendant des dizaines d'ann�es une �migration r�volutionnaire qui dirigeait la lutte en Russie. Nous avons �t� moralement et mat�riellement soutenus par les organisations ouvri�res d'Europe et d'Am�rique. Nous avons organis� au lendemain de notre victoire, en 1919, l'internationale communiste. Nous avons maintes fois proclam� que le prol�tariat du pays r�volutionnaire victorieux est moralement tenu de venir en aide aux classes opprim�es et r�volt�es, et ce, non seulement sur le terrain des id�es mais aussi, si possible, les armes � la main. Nous ne nous sommes pas content�s de le d�clarer. Nous avons soutenu par la force des armes les ouvriers de Finlande, de Lettonie, d'Estonie, de G�orgie. Nous avons tent�, en faisant marcher sur Varsovie les arm�es rouges, de donner au prol�tariat polonais l'occasion d'un soul�vement. Nous avons envoy� des organisateurs et des instructeurs militaires aux r�volutionnaires chinois. Nous avons, en 1926, r�uni des millions de roubles pour les gr�vistes anglais. Il appara�t � pr�sent que ce n'�tait qu'un malentendu. Tragique? Non, comique. Staline n'a pas eu tort de dire que la vie en U.R.S.S. est devenue "gaie": l'Internationale communiste elle-m�me, de personne s�rieuse est devenue une personne comique.
Staline e�t mieux convaincu son interlocuteur si, au lieu de calomnier le pass�, il avait nettement affirm� l'opposition de la politique thermidorienne � celle d'Octobre. "Aux yeux de L�nine, pouvait-il dire, la Soci�t� des Nations �tait destin�e � pr�parer de nouvelles guerres imp�rialistes. Nous y voyons l'instrument de la paix. L�nine tenait les guerres r�volutionnaires pour in�vitables. Nous consid�rons l'exportation des r�volutions comme une blague. L�nine fl�trissait comme une trahison l'alliance du prol�tariat et de la bourgeoisie imp�rialiste. Nous y poussons de toutes nos forces le prol�tariat international. L�nine raillait le mot d'ordre du d�sarmement en r�gime capitaliste; il y voyait une duperie pour les travailleurs. Nous b�tissons toute notre politique sur ce mot d'ordre. Et votre malentendu tragi-comique, pouvait conclure Staline, consiste � nous prendre pour les continuateurs du bolchevisme alors que nous en sommes les fossoyeurs."
Le soldat russe d'autrefois, form� dans les conditions patriarcales de la "paix" villageoise, se distinguait surtout par son esprit aveugl�ment gr�gaire. Souvorov, g�n�ralissime des arm�es de Catherine II et de Paul Ier, fut le ma�tre incontest� d'arm�es de serfs. La grande R�volution fran�aise liquida � jamais l'art militaire de la vieille Europe et des tsars. Sans doute l'empire ajouta-t-il plus tard � son histoire de grandes conqu�tes, mais il ne connut plus de victoires sur les arm�es des pays civilis�s. Il fallut des d�faites dans les guerres �trang�res et des convulsions � l'int�rieur pour retremper le caract�re national des arm�es russes. L'arm�e rouge ne pouvait na�tre que sur une base sociale et psychologique nouvelle. La passivit�, l'esprit gr�gaire et la soumission � la nature firent place, dans les jeunes g�n�rations, � l'audace et au culte de la technique. En m�me temps que l'individu s'�veillait, le niveau culturel s'am�liorait. Les conscrits illettr�s devenaient de moins en moins nombreux; l'arm�e rouge ne lib�re pas un homme qui ne sache lire et �crire. Tous les sports y sont pratiqu�s avec fougue et s'�tendent hors de l'arm�e. L'insigne du bon tireur est devenu populaire parmi les employ�s, les ouvriers, les �tudiants. Les skis pr�tent en hiver aux unit�s de troupe une mobilit� inconnue auparavant. Des r�sultats remarquables ont �t� obtenus dans le parachutisme, le vol � voile et l'aviation. Les exploits de l'aviation dans l'Arctique et dans la stratosph�re sont pr�sents � tous les esprits. Ces sommets indiquent toute une cha�ne de hauteurs conquises.
Point n'est besoin d'id�aliser l'organisation ou les qualit�s op�ratives qui furent celles de l'arm�e rouge pendant la guerre civile. Ces ann�es furent pour les jeunes cadres celles d'un grand bapt�me. De simples soldats de l'arm�e imp�riale, des sous-officiers, des sous-lieutenants se r�v�laient organisateurs et capitaines; leur volont� se trempait en de vastes luttes. Ces autodidactes furent souvent battus, mais ils finirent par vaincre. Les meilleurs d'entre eux se mirent ensuite � l'�tude avec application. Des chefs militaires d'aujourd'hui qui, tous, ont pass� par l'�cole de la guerre civile, la plupart ont achev� leurs �tudes � l'Acad�mie militaire ou suivi des cours sp�ciaux de perfectionnement. Pr�s de la moiti� des officiers sup�rieurs ont re�u une instruction militaire ad�quate, les autres ont une instruction moyenne. La th�orie leur a donn� la discipline indispensable de la pens�e, sans tuer l'audace stimul�e par les op�rations dramatiques de la guerre civile. Cette g�n�ration a maintenant entre quarante et cinquante ans, l'�ge de l'�quilibre des forces physiques et morales, o� l'initiative hardie s'appuie sur l'exp�rience sans �tre alourdie par elle.
Le parti, les Jeunesses communistes, les syndicats, ind�pendamment m�me de la fa�on dont ils s'acquittent de leur mission socialiste, forment d'innombrables cadres d'administrateurs accoutum�s � manier les masses humaines et les masses de marchandises et � s'identifier avec l'Etat: telles sont les r�serves naturelles des cadres de l'arm�e. La pr�paration de la jeunesse au service militaire constitue une autre r�serve. Les �tudiants forment des bataillons scolaires capables, en cas de mobilisation, de devenir des �coles d'aspirants.
Il suffit, pour se rendre compte de l'importance de ces ressources, d'indiquer que le nombre des �tudiants sortis des �coles sup�rieures atteint en ce moment 80 000 par an, le nombre total des �tudiants d�passant le demi-million et celui des �l�ves de l'ensemble des �tablissements d'enseignement approchant de vingt-huit millions.
Dans le domaine de l'�conomie et surtout dans celui de l'industrie, la r�volution sociale a assur� � la d�fense du pays des avantages auxquels l'ancienne Russie ne pouvait pas songer. Les m�thodes de planification signifient en r�alit� la mobilisation de l'industrie et permettent de se placer du point de vue de la d�fense d�s la construction et l'outillage de nouvelles entreprises. On peut consid�rer le rapport entre la force vive et la force technique de l'arm�e rouge comme �tant au niveau de celui des arm�es les plus avanc�es d'Occident. Le renouvellement du mat�riel d'artillerie s'est accompli avec un succ�s d�cisif pendant la premi�re p�riode quinquennale. Des sommes �normes sont consacr�es � la construction des autos blind�es et des camions, des tanks et des avions Le pays a pr�s d'un demi-million de tracteurs et il doit en fabriquer 60 000 en 1936, d'une force globale de 8,5 millions de chevaux-vapeur. La construction des chars d'assaut se poursuit parall�lement. On pr�voit de trente � quarante cinq chars pour un kilom�tre de front actif en cas de mobilisation.
A la suite de la Grande Guerre, la flotte se trouvait r�duite de 548 000 tonnes en 1917 � 82 000 tonnes en 1928. Il fallait commencer par le commencement. En janvier 1936 Toukhatchevsky d�clarait � l'Ex�cutif: "Nous cr�ons une flotte puissante en concentrant nos premiers efforts sur les sous-marins." L'amiraut� japonaise est, il faut l'admettre, bien inform�e des succ�s obtenus dans ce domaine. La Baltique fait � pr�sent l'objet d'une attention �quivalente. Et pourtant, dans les ann�es � venir, la flotte de haute mer ne pourra pr�tendre qu'� un r�le auxiliaire dans la d�fense des fronti�res maritimes.
En revanche, la flotte a�rienne a pris un bel essor. Il y a plus de deux ans qu'une d�l�gation de techniciens fran�ais de l'aviation exprimait � ce sujet, d'apr�s la presse, "son �tonnement et son admiration". Elle avait pu, notamment, se convaincre que l'arm�e rouge construit en nombre grandissant de lourds avions de bombardement d'un rayon d'action de 1 200 et 1 500 kilom�tres. En cas de conflit en Extr�me-Orient les centres politiques et �conomiques du Japon seraient donc expos�s aux coups de l'aviation de la r�gion maritime de Vladivostok. Les renseignements livr�s � la presse font savoir que le plan quinquennal pr�voyait la formation de soixante-deux r�giments d'aviation capables de mettre en ligne cinq mille appareils (pour 1935). Il n'y a pas lieu de douter qu'� cet �gard le plan ait �t� ex�cut�, et il a probablement �t� d�pass�.
L'aviation est indissolublement li�e � un domaine de l'industrie qui n'existait pas autrefois en Russie, mais qui a fait de tr�s grands progr�s au cours des derniers temps: la chimie. Ce n'est pas un secret que le gouvernement sovi�tique, comme d'ailleurs tous les gouvernements, n'a pas cru un seul instant aux "interdictions" r�p�t�es de la guerre des gaz. L'oeuvre des civilisateurs italiens en Abyssinie a montr� une nouvelle fois ce que valent les limitations humanitaires du brigandage international. On peut penser que l'arm�e rouge est pr�munie contre les surprises catastrophiques de la guerre chimique ou bact�riologique — ces r�gions les plus myst�rieuses et les plus terrifiantes de l'armement — autant que les arm�es d'Occident.
La qualit� des produits de l'industrie de guerre doit provoquer des doutes l�gitimes. Rappelons � ce propos que les moyens de production sont en U.R.S.S. de meilleure qualit� que les articles de consommation. L� o� les commandes sont pass�es par les groupements influents de la bureaucratie dirigeante elle-m�me, la qualit� de la production s'�l�ve sensiblement au-dessus de son niveau ordinaire, qui est tr�s bas. Les services de la guerre sont les clients les plus influents de l'industrie. Ne nous �tonnons donc pas que les appareils de destruction soient d'une qualit� sup�rieure aux articles de consommation et m�me aux moyens de production. L'industrie de guerre reste pourtant une partie de l'industrie en g�n�ral et refl�te, bien qu'en les att�nuant, tous les d�fauts de celle-ci. Vorochilov et Toukhatchevsky ne manquent pas une occasion de dire publiquement aux administrateurs: "Nous ne sommes pas toujours satisfaits de la qualit� de la production que vous donnez � l'arm�e rouge." Il y a lieu de croire qu'on s'exprime en termes plus nets entre dirigeants de la d�fense. En r�gle g�n�rale, les fournitures de l'intendance sont inf�rieures en qualit� � celles de l'armement et des munitions. Les bottes sont moins bonnes que les mitrailleuses. Le moteur d'avion, en d�pit des grands progr�s r�alis�s, est encore en retard sur les meilleurs mod�les de l'Occident. L'ancien objectif — se rapprocher le plus possible du niveau atteint par l'ennemi futur — subsiste quant � la technique de la guerre.
La situation est plus f�cheuse dans l'agriculture. On r�p�te fr�quemment � Moscou que, le revenu de l'industrie ayant d�pass� celui de l'agriculture, la pr�pond�rance est pass�e en U.R.S.S. de l'agriculture � l'industrie. A la v�rit�, les proportions nouvelles des revenus sont d�termin�es moins par l'accroissement de l'industrie, si important qu'il soit, que par le niveau extr�mement bas de l'agriculture. L'esprit extraordinairement conciliant dont la diplomatie sovi�tique a fait preuve pendant des ann�es � l'�gard du Japon �tait d�, entre autres causes, � de graves difficult�s de ravitaillement. Les trois derni�res ann�es ont pourtant amen� une am�lioration r�elle et permis de cr�er des bases de ravitaillement s�rieuses pour la d�fense de l'Extr�me-Orient.
Si paradoxal que cela paraisse, c'est le manque de chevaux qui constitue pour l'arm�e le point le plus vuln�rable. La collectivisation totale a provoqu� la perte de pr�s de 55% des chevaux. Or, malgr� la motorisation, l'arm�e actuelle a besoin d'un cheval pour trois soldats, comme au temps de Napol�on. Un tournant favorable a �t� marqu� l'ann�e pass�e � cet �gard, le nombre des chevaux ayant commenc� � s'accro�tre. En tout cas, m�me si la guerre �clatait dans quelques mois, un pays de 170 millions d'habitants aura toujours la possibilit� de mobiliser les ressources et les chevaux n�cessaires pour le front, au d�triment, cela va de soi, de l'ensemble de la population. Mais en cas, de guerre les masses populaires de tous les pays ne peuvent s'attendre en g�n�ral qu'� la faim, aux gaz et aux �pid�mies.
La grande R�volution fran�aise cr�a son arm�e en amalgamant les formations nouvelles et les troupes de lignes de l'arm�e royale. La r�volution d'Octobre liquida compl�tement l'arm�e de l'ancien r�gime. L'arm�e rouge fut une cr�ation nouvelle, commenc�e par la base. N�e en m�me temps que le r�gime sovi�tique, elle partagea toutes ses vicissitudes. Sa sup�riorit� incommensurable sur l'arm�e du tsar, elle la dut exclusivement � la profonde transformation sociale. Elle n'a pas �t� �pargn�e par la d�g�n�rescence du r�gime sovi�tique; celle-ci, au contraire, a trouv� dans l'arm�e son expression la plus achev�e. Avant d'essayer de d�terminer le r�le possible de l'arm�e rouge dans le prochain cataclysme, il faut que nous nous arr�tions un moment sur l'�volution de ses id�es ma�tresses et de sa structure.
Le d�cret du conseil des commissaires du peuple du 12 janvier 1918, qui cr�a une arm�e r�guli�re, fixait en ces termes sa destination: "Le passage du pouvoir aux classes laborieuses et exploit�es rend n�cessaire une arm�e nouvelle qui sera le rempart du pouvoir des soviets... et l'appui de la prochaine r�volution socialiste de l'Europe." En r�p�tant le 1er mai le "serment socialiste" dont le texte a �t� maintenu depuis 1918 et l'est encore pour le moment, les jeunes soldats rouges s'engagent "devant les classes laborieuses de la Russie et du monde" � combattre "pour le socialisme et la fraternit� des peuples sans m�nager leurs forces ni leur vie". Quant Staline dit aujourd'hui que l'internationalisme de la r�volution est un "malentendu comique", il manque, entre autres, de respect envers les d�crets fondamentaux du pouvoir des soviets, non abrog�s � ce jour.
L'arm�e vivait, naturellement, des m�mes id�es que le parti et l'Etat. La l�gislation, la presse, l'agitation s'inspiraient au m�me titre de la r�volution mondiale, con�ue comme un objectif. Le programme de l'internationalisme r�volutionnaire rev�tit maintes fois un aspect excessif dans les services de la guerre. Feu Goussiev, qui fut pendant un certain temps le chef du service politique de l'arm�e, et plus tard l'un des plus proches collaborateurs de Staline, �crivait en 1921 dans une revue militaire: "Nous pr�parons l'arm�e de classe du prol�tariat... non seulement � la d�fense contre la contre-r�volution bourgeoise et seigneuriale, mais aussi � des guerres r�volutionnaires (d�fensives et offensives) contre les puissances imp�rialistes." Goussiev reprochait au chef de l'arm�e rouge[2] de pr�parer insuffisamment cette arm�e � ses t�ches internationales. L'auteur expliqua dans la presse au camarade Goussiev que la force arm�e �trang�re est appel�e � jouer dans les r�volutions un r�le auxiliaire et non principal; elle ne peut h�ter le d�nouement et faciliter la victoire que si des conditions favorables sont donn�es. "L'intervention militaire est utile comme les forceps de l'accoucheur; employ�e � temps, elle peut abr�ger les douleurs de l'enfantement; employ�e pr�matur�ment, elle ne peut aboutir qu'� des avortements." (5 d�cembre 1921.) Nous ne pouvons malheureusement pas exposer ici comme il conviendrait l'histoire des id�es sur cet important chapitre. Notons cependant que Toukhatchevsky, aujourd'hui mar�chal, proposa en 1921 au congr�s de l'Internationale communiste de constituer aupr�s du bureau de l'internationale communiste un "�tat-major international": cette lettre int�ressante fut publi�e � l'�poque dans un volume d'articles intitul� La Guerre des classes. Dou� pour le commandement, mais d'une imp�tuosit� exag�r�e, ce capitaine dut apprendre d'un article �crit � son intention que "l'�tat-major international pourrait �tre cr�� par les �tats-majors nationaux des divers Etats prol�tariens; tant qu'il n'en est pas ainsi, un �tat-major international deviendrait in�vitablement caricatural". Staline �vitait le plus possible de prendre position sur les questions de principe, surtout nouvelles, mais nombre de ses futurs compagnons se situaient en ces ann�es-l�, "� gauche" de la direction du parti et de l'arm�e. Leurs id�es comportaient nombre d'exag�rations na�ves ou, si l'on pr�f�re, de "malentendus comiques". Une grande r�volution est-elle possible sans cela? Nous combattions la "caricature" extr�miste de l'internationalisme longtemps avant de devoir tourner nos armes contre la th�orie non moins caricaturale du "socialisme dans un seul pays".
A l'encontre des conceptions qui s'�tablirent r�trospectivement par la suite, la vie id�ologique du bolchevisme fut tr�s intense pr�cis�ment � l'�poque la plus p�nible de la guerre civile. De larges discussions se poursuivaient � tous les degr�s du parti, de l'Etat ou de l'arm�e, surtout sur les questions militaires; la politique des dirigeants �tait soumise � une critique libre et souvent cruelle. Le chef de l'arm�e [3] �crivait alors dans la revue militaire la plus influente, � propos des exc�s de z�le de la censure: "Je conviens volontiers que la censure a fait �norm�ment de b�tises et je tiens pour tr�s n�cessaire de rappeler cette honorable personne � plus de modestie. La censure a pour mission de veiller sur les secrets de guerre... Le reste ne la regarde pas." (23 f�vrier 1919.)
L'�pisode de l'�tat-major international fut de peu d'importance dans la lutte id�ologique qui, tout en ne sortant pas des limites trac�es par la discipline de l'action, amena la formation d'une sorte de fraction d'opposition dans l'arm�e, tout au moins dans ses milieux dirigeants. L'�cole de la "doctrine prol�tarienne de la guerre", � laquelle appartenaient ou adh�raient Frounz�, Toukhatchevsky, Goussiev, Vorochilov et d'autres, proc�dait de la conviction a priori que l'arm�e rouge, dans ses fins politiques et sa structure comme dans sa strat�gie et sa tactique, ne devait rien avoir de commun avec les arm�es nationales des pays capitalistes. La nouvelle classe dominante devait avoir � tous �gards un syst�me politique distinct. Il ne restait qu'� le cr�er. Pendant la guerre civile, on se borna � formuler des protestations de principe contre l'utilisation des g�n�raux, c'est-�-dire des anciens officiers de l'arm�e du tsar, et � fronder le commandement sup�rieur en lutte avec les improvisations locales et les atteintes incessantes � la discipline. Les promoteurs les plus d�cid�s de la nouvelle parole tent�rent m�me de condamner, au nom des principes de la "manoeuvre" et de l'"offensive", �rig�s en imp�ratifs absolus, l'organisation centralis�e de l'arm�e, qui risquait d'entraver l'initiative r�volutionnaire sur les futurs champs de bataille internationaux. C'�tait au fond une tentative pour �lever les m�thodes de la guerre des partisans du d�but de la guerre civile � la hauteur d'un syst�me permanent et universel. Des capitaines se pronon�aient avec d'autant plus de chaleur pour la nouvelle doctrine qu'ils ne voulaient pas �tudier l'ancienne. Tsaritsyne (aujourd'hui Stalingrad) �tait le foyer principal de ces id�es; Boudienny, Vorochilov (et un peu plus tard Staline) y avaient commenc� leur activit� militaire.
Ce n'est que la paix venue qu'on tenta de coordonner ces tendances novatrices et d'en faire une doctrine. L'un des meilleurs chefs de la guerre civile, un ancien for�at politique Frounz�, prit cette initiative, soutenu par Vorochilov et, partiellement, par Toukhatchevsky. Au fond, la doctrine prol�tarienne de la guerre �tait fort analogue � celle de la "culture prol�tarienne", dont elle partageait enti�rement le caract�re sch�matique et m�taphysique. Les quelques travaux laiss�s par ses auteurs ne renferment que peu de recettes pratiques et nullement neuves, tir�es par d�duction d'une d�finition-standard du prol�tariat, classe internationale en cours d'offensive, c'est-�-dire d'abstractions psychologiques et non inspir�es par les conditions r�elles de lieu et de temps. Le marxisme, pr�n� � chaque ligne, faisait place au plus pur id�alisme. Tenant compte de la sinc�rit� de ces errements, il n'est pas difficile d'y d�couvrir n�anmoins le germe de la suffisance bureaucratique d�sireuse de penser et d'obliger les autres � penser qu'elle est capable d'accomplir en tous domaines, sans pr�paration sp�ciale et m�me sans bases mat�rielles, des miracles historiques.
Le chef de l'arm�e r�pondait � l'�poque � Frounz�: "Je ne doute pas de mon c�t� que, si un pays pourvu d'une �conomie socialiste d�velopp�e se voyait contraint de faire la guerre � un pays bourgeois, sa strat�gie aurait un tout autre aspect. Mais cela ne nous donne pas de raisons de vouloir aujourd'hui imaginer une strat�gie prol�tarienne... En d�veloppant l'�conomie socialiste, en �levant le niveau culturel des masses, ... nous enrichirons sans nul doute l'art militaire de nouvelles m�thodes." Pour cela, mettons-nous avec m�thode � l'�cole des pays capitalistes avanc�s, sans tenter "de d�duire, par des proc�d�s logiques, de la nature r�volutionnaire du prol�tariat une strat�gie nouvelle" (1er avril 1922.) Archim�de promettait de soulever la Terre, pourvu qu'on lui donn�t un point d'appui. C'�tait bien dit. Mais si on lui avait offert le point d'appui, il se serait aper�u que le levier lui faisait d�faut. La r�volution victorieuse nous donnait un nouveau point d'appui. Mais pour soulever le monde, les leviers restent encore � construire.
La "doctrine prol�tarienne de la guerre" fut repouss�e par le parti comme sa soeur a�n�e, la doctrine de la "culture prol�tarienne". Par la suite, leurs destin�es furent diff�rente. Staline et Boukharine relev�rent le drapeau de la "culture prol�tarienne", sans r�sultats appr�ciables, il est vrai, pendant les sept ann�es qui s�parent la proclamation du socialisme dans un seul pays de la liquidation de toutes les classes (1924-1931). La "doctrine prol�tarienne de la guerre", en revanche n'a pas connu de renaissance, bien que ses anciens promoteurs se fussent assez promptement trouv�s au pouvoir. La diff�rence entre les destin�es de deux doctrines si parentes est tr�s caract�ristique de la soci�t� sovi�tique. La "culture prol�tarienne" embrassait des impond�rables et la bureaucratie proposait d'autant plus g�n�reusement cette compensation au prol�tariat qu'elle l'�cartait plus brutalement du pouvoir. La doctrine militaire, au contraire, touchait au vif les int�r�ts de la d�fense et ceux de la couche dirigeante. Elle ne laissait pas de place aux fantaisies id�ologiques. Les anciens adversaires de l'utilisation des g�n�raux �taient dans l'intervalle devenus eux-m�mes des g�n�raux; les promoteurs de l'�tat-major international s'�taient assagis sous l'�gide de l'"�tat-major dans un seul pays"; la doctrine de la "s�curit� collective" se substituait � celle de la "guerre des classes"; la perspective de la r�volution mondiale c�dait la place au culte du statu quo. Il fallait, pour inspirer confiance aux alli�s hypoth�tiques et ne point trop irriter les adversaires, ressembler le plus possible aux arm�es capitalistes et non s'en distinguer � tout prix. Les modifications de doctrine et de fa�ade dissimulaient cependant des processus sociaux d'une importance historique. L'ann�e 1935 fut marqu�e pour l'arm�e par une sorte de coup d'Etat double: � l'�gard du syst�me des milices et � l'�gard des cadres.
Dans quelle mesure les forces arm�es sovi�tiques r�pondent-elles, pr�s de vingt ans apr�s la r�volution, au type voulu par le programme du parti bolchevique?
L'arm�e de la dictature du prol�tariat doit, conform�ment au programme du parti "avoir un caract�re de classe net, c'est-�-dire se composer exclusivement de prol�taires et de paysans appartenant aux couches pauvres semi-prol�tariennes de la population des campagnes. Cette arm�e de classe ne deviendra une milice socialiste du peuple entier qu'apr�s la suppression des classes". Renon�ant pour un temps � une arm�e repr�sentant la totalit� du peuple, le parti ne renon�ait pas au syst�me des milices. Au contraire, une d�cision du VIIIe congr�s du parti communiste dit: "Nous fondons les milices sur une base de classe et les transformons en milices socialistes." L'objectif �tait de cr�er une arm�e "autant que possible sans casernes, c'est-�-dire plac�e dans des conditions voisines de celles de la classe ouvri�re au travail". Les diverses unit�s devaient finalement correspondre aux usines, aux mines, aux bourgs, aux communes agricoles et � d'autres formations organiques "pourvues d'un commandement local et de r�serves locales d'armement et de ravitaillement". La coh�sion r�gionale, scolaire, industrielle et sportive de la jeunesse devait remplacer avantageusement l'esprit militaire inculqu� par la caserne et implanter une discipline consciente sans recourir � un corps d'officiers de m�tier dominant l'arm�e.
Etant ce qui r�pond le mieux � la nature de la soci�t� socialiste, la milice exige une �conomie avanc�e. L'arm�e encasern�e est plac�e dans des conditions artificielles; l'arm�e territoriale exprime beaucoup plus directement l'�tat r�el du pays. Plus la culture est primitive, plus grande est la diff�rence entre la ville et la campagne, moins la milice sera homog�ne et bien organis�e. L'insuffisance des voies ferr�es, des routes et des voies fluviales, le manque d'autoroutes, la faiblesse du transport automobile condamnent l'arm�e territoriale, dans les premi�res semaines critiques et les premiers mois de la guerre, � une extr�me lenteur. Pour assurer la couverture des fronti�res pendant la mobilisation, ainsi que les transports strat�giques et la concentration des forces, il importe de disposer en m�me temps que des milices d'une arm�e permanente. L'arm�e rouge fut d�s le d�but con�ue comme un compromis obligatoire des deux syst�mes, l'arm�e permanente y pr�valant toutefois.
Le chef de l'arm�e �crivait en 1924: "Il faut avoir toujours en vue les deux consid�rations suivantes: si l'�tablissement du r�gime sovi�tique cr�e pour la premi�re fois la possibilit� d'un syst�me de milices, le temps que nous mettrons � y parvenir sera d�termin� par l'�tat g�n�ral de la culture du pays — technique, communications, instruction, etc. Les assises politiques des milices sont fermement �tablies chez nous, mais leurs assises �conomiques et culturelles sont tr�s arri�r�es." Si les conditions mat�rielles souhaitables �taient donn�es, l'arm�e territoriale, loin de le c�der � l'arm�e permanente, lui serait nettement sup�rieure. L'U.R.S.S. paie cher sa d�fense parce qu'elle est trop pauvre pour avoir une arm�e territoriale qui reviendrait moins cher. Ne nous en �tonnons pas: c'est pr�cis�ment parce qu'elle est pauvre que l'U.R.S.S. ploie sous le fardeau d'une co�teuse bureaucratie.
Le m�me probl�me se pr�sente � nous avec une remarquable constance dans tous les domaines de la vie sociale sans exception, et c'est celui de la disproportion entre le fondement �conomique et la superstructure sociale. A la fabrique, au kolkhoze, dans la famille, � l'�cole, dans la litt�rature, � l'arm�e, tous les rapports reposent sur la contradiction entre le bas niveau (m�me du point de vue capitaliste) des forces de production et les formes, socialistes en principe, de la propri�t�.
Les nouveaux rapports sociaux provoquent une hausse de la culture. Mais la culture insuffisante rabaisse les formes sociales. La r�alit� sovi�tique est la r�sultante de ces deux tendances. Dans l'arm�e, gr�ce � la structure parfaitement nette de l'organisme, la r�sultante est mesur�e par des chiffres assez exacts. Les proportions des unit�s permanentes et territoriales peuvent servir d'indices, mesurer la progression vers le socialisme.
La nature et l'histoire ont attribu� � l'U.R.S.S. des fronti�res ouvertes, � 10 000 kilom�tres l'une de l'autre, avec une population espac�e et de mauvaises routes. Le 15 octobre 1924, l'ancienne direction de l'arm�e, dans les derniers mois de son activit�, invitait une nouvelle fois le pays � ne pas l'oublier: "L'organisation des milices ne pourra avoir dans l'avenir imm�diat qu'un caract�re n�cessairement pr�paratoire. Toute progression dans ce sens doit nous �tre command�e par la v�rification rigoureuse les r�sultats acquis." Mais en 1925 s'ouvre une �re nouvelle: les anciens protagonistes de la "doctrine prol�tarienne de la guerre" arrivent au pouvoir. En v�rit�, l'arm�e territoriale �tait radicalement en contradiction avec l'id�al d'"offensive" et de "manoeuvre" qui avait �t� celui de cette �cole. Mais on oubliait peu � peu la r�volution mondiale. Les nouveaux chefs esp�raient �viter les guerres en "neutralisant" la bourgeoisie. Dans les ann�es qui suivirent, 74% des effectifs de l'arm�e pass�rent au syst�me des milices!
Tant que l'Allemagne resta d�sarm�e, et d'ailleurs "amie", le quartier g�n�ral de Moscou compta, en ce qui concerne les fronti�res occidentales, avec les forces les voisins de l'U.R.S.S.: Pologne, Roumanie, Lithuanie, Lettonie, Estonie, Finlande, ces adversaires devant �tre probablement appuy�s par de plus grandes puissances et surtout par la France. En ces temps lointains (ils prirent fin en 1933), la France n'�tait pas encore l'amie providentielle de la paix. Les Etats limitrophes pouvaient, tous ensemble, mettre en ligne pr�s de 120 divisions d'infanterie, soit 3 500 000 hommes environ. Le plan de mobilisation de l'arm�e rouge tendait � assurer la concentration � la fronti�re occidentale de forces � peu pr�s �quivalentes. En Extr�me-Orient, les conditions particuli�res du th��tre de la guerre obligent aussi � compter avec des centaines de milliers de combattants. Pour 100 hommes au feu, il faut en un an 75 rempla�ants. Deux ann�es de guerre devaient co�ter au pays — en n�gligeant les soldats qui, au sortir lies h�pitaux, repartiraient pour le front — 10 � 12 millions d'hommes. L'arm�e rouge ne comptait jusqu'en 1935 que 562 000 hommes, 620 000 hommes avec les troupes de la Gu�p�ou, dont 40 000 officiers. De ces forces, r�p�tons-le, 74% appartenaient aux divisions territoriales et 26% seulement � des unit�s encasern�es. Pouvait-on souhaiter meilleure preuve de la victoire du syst�me des milices — dans une mesure non de 100%, mais de 74% — et en tout cas � titre "d�finitif et irr�vocable"?
Tous ces calculs, assez pr�caires par eux-m�mes, furent mis en question � l'arriv�e de Hitler au pouvoir. L'Allemagne s'arma fi�vreusement, et ce fut en premier lieu contre l'U.R.S.S. La perspective d'une cohabitation pacifique avec le capitalisme s'estompa tout de suite. La menace de guerre, de plus en plus pr�cise, obligea le gouvernement sovi�tique � modifier radicalement la structure de l'arm�e rouge, tout en portant ses effectifs � 1 300 000 hommes. A l'heure actuelle, l'arm�e comprend 77% de divisions dites "de cadres" et 23% de divisions territoriales! Cette �limination des formations territoriales ressemble fort � l'abandon du syst�me des milices, si l'on songe que ce n'est pas une paix sans nuages, mais bien la possibilit� de la guerre qui rend l'arm�e indispensable. L'exp�rience historique r�v�le ainsi que, surtout dans un domaine o� les plaisanteries sont, moins que dans tout autre, de mise, l'on ne conquiert "d�finitivement et irr�vocablement" que ce qui est assur� par la base de production de la soci�t�.
La chute de 74% � 23% para�t tout de m�me excessive. Il faut croire qu'elle ne s'est pas produite sans une pression "amicale" de l'�tat-major fran�ais. Il est plus probable encore que la bureaucratie a saisi l'occasion propice d'en finir avec ce syst�me pour des raisons dict�es dans une large mesure par la politique. Les divisions territoriales sont par d�finition sous la d�pendance directe de la population et c'est, du point de vue socialiste, le gros avantage des milices; c'est aussi leur inconv�nient du point de vue du Kremlin. C'est, en effet, � cause de la crainte d'une trop grande proximit� de l'arm�e et du peuple que les autorit�s des pays capitalistes avanc�s, o� techniquement le syst�me des milices serait parfaitement r�alisable, le repoussent. La vive fermentation de l'arm�e rouge pendant l'ex�cution du premier plan quinquennal a certainement �t� un motif de plus pour r�former les divisions territoriales.
Notre hypoth�se serait, � coup s�r, confirm�e par un diagramme donnant la composition de l'arm�e rouge avant et apr�s la r�forme; mais nous ne l'avons pas et, si nous l'avions, nous ne nous permettrions pas de le commenter ici. Un fait est notoire, qui n'est susceptible que d'une interpr�tation: au moment o� le gouvernement sovi�tique r�duit de 51% l'importance sp�cifique des milices territoriales, il r�tablit les unit�s cosaques, seules formations territoriales de l'ancien r�gime! La cavalerie est toujours l'�l�ment privil�gi� et conservateur d'une arm�e. Les cosaques form�rent autrefois la partie la plus conservatrice de la cavalerie. Pendant la guerre et la r�volution, ils servirent de force de police, au tsar d'abord, � Kerensky ensuite. Sous le r�gime des Soviets, ils furent invariablement des Vend�ens. La collectivisation, poursuivie parmi eux avec une violence particuli�re, n'a pu modifier ni leurs traditions ni leur mentalit� En revanche, le droit leur a �t� accord� � titre exceptionnel de poss�der des chevaux. D'autres faveurs ne leur manquent pas cela va de soi Les cavaliers des steppes se trouveront de nouveau du c�t� des privil�gi�s, contre les m�contents faut-il en douter? En pr�sence des incessantes mesures de r�pression prises contre la jeunesse ouvri�re d'opposition, la r�apparition des galons et des cosaques aux coiffures batailleuses devient l'un des signes les plus frappants de Thermidor!
Le d�cret r�tablissant le corps des officiers dans toute sa splendeur bourgeoise a port� aux principes de la r�volution d'Octobre un coup encore plus dur. Avec leurs d�fauts, mais aussi leurs qualit�s inappr�ciables, les cadres de l'arm�e rouge s'�taient form�s dans la r�volution et la guerre civile. La jeunesse, priv�e d'activit� politique libre, donne encore d'excellents commandants rouges. D'autre part, la d�g�n�rescence progressive de l'Etat n'a pas manqu� de se faire sentir dans le commandement. Vorochilov, �non�ant dans une conf�rence publique des v�rit�s premi�res sur l'exemple que les commandants doivent donner � leurs subordonn�s, crut bon d'avouer: "Je ne puis, � mon grand regret, m'en flatter"; "les cadres n'arrivent pas assez souvent � suivre les progr�s" r�alis�s dans le rang; "les commandants sont souvent incapables de bien faire face aux situations nouvelles", etc. Ces amers aveux du plus haut plac� des chefs de l'arm�e, formellement du moins, peuvent inqui�ter, mais non �tonner: ce que Vorochilov dit du commandement se rapporte � toute la bureaucratie. Il est vrai que l'orateur n'admet pas lui-m�me que l'on puisse ranger les dirigeants parmi les "arri�r�s", puisqu'ils tancent en toutes circonstances tout le monde et multiplient les injonctions d'�tre � la hauteur. Mais la r�alit�, c'est que la corporation incontr�l�e des "chefs", � laquelle appartient Vorochilov, est la principale cause des �tats arri�r�s, des routines et de bien d'autres choses.
L'arm�e n'est qu'un �l�ment de la soci�t� et souffre de toutes les maladies de celle-ci; elle souffre surtout quand monte la temp�rature. Le m�tier de la guerre est trop s�v�re pour s'accommoder de fictions et de falsifications. L'arm�e d'une r�volution a besoin du grand air de la critique. Le commandement a besoin d'un contr�le d�mocratique. Les organisateurs de l'arm�e rouge le virent bien d�s le d�but, qui crurent n�cessaire de pr�parer l'�ligibilit� des chefs. La d�cision capitale du parti � ce sujet dit: "L'accroissement de l'esprit de corps des unit�s et la formation de l'esprit critique des soldats � l'�gard d'eux-m�mes et de leurs chefs cr�ent les conditions favorables � l'application de plus en plus large du principe de l'�ligibilit� des chefs". Mais quinze ans apr�s l'adoption de cette motion — temps bien suffisant, semble-t-il, pour affermir l'esprit de corps et l'autocritique — les dirigeants sovi�tiques prennent le chemin oppos�.
Le monde civilis�, ami et ennemi, apprit non sans stupeur, en septembre 1935, que l'arm�e rouge aurait d�sormais une hi�rarchie d'officiers commen�ant au lieutenant et finissant au mar�chal. Le chef r�el de l'arm�e, Toukhatchevsky, expliqua que "le r�tablissement des grades cr�ait une base plus stable aux cadres de l'arm�e, tant techniques que de commandement". Explication intentionnellement �quivoque. Le commandement s'affermit avant tout gr�ce � la confiance des hommes. C'est pr�cis�ment pourquoi l'arm�e rouge commen�a par la liquidation du corps des officiers. Le r�tablissement d'une caste hi�rarchique n'est nullement exig� par l'int�r�t de la d�fense. Ce qui importe pratiquement, c'est le poste de commandement et non le grade. Les ing�nieurs et les m�decins n'ont pas de grades; la soci�t� trouve n�anmoins le moyen de les mettre � leurs places. Le droit � un poste de commandement est assur� par les connaissances, le talent, le caract�re, l'exp�rience, facteurs qui n�cessitent une appr�ciation incessante et individuelle. Le grade de major n'ajoute rien au commandant d'un bataillon. Les �toiles des mar�chaux ne conf�rent aux cinq chefs sup�rieurs de l'arm�e rouge ni de nouveaux talents ni plus d autorit�. La "base stable" est en r�alit� offerte non � l'arm�e, mais au corps des officiers au prix de son �loignement de l'arm�e. Cette r�forme poursuit une fin purement politique: donner au corps des officiers un poids social. Molotov le dit en somme quand il justifie le d�cret par le besoin "d'augmenter l'importance des cadres dirigeants de l'arm�e". On ne se borne pas, ce faisant, � r�tablir les grades. On construit � la h�te des habitations pour les officiers. En 1936, 47 000 chambres doivent �tre mises � leur disposition; une somme, sup�rieure de 57% aux cr�dits de l'ann�e pr�c�dente, est consacr�e � leurs traitements. "Augmenter l'importance des cadres dirigeants", c'est donc rattacher plus �troitement les officiers aux milieux dirigeants, en affaiblissant leur liaison avec l'arm�e.
Fait digne d'�tre soulign�, les r�formateurs n'ont pas cru devoir inventer pour les grades des appellations nouvelles; au contraire, ils ont manifestement tenu � imiter l'Occident. Ils ont, par la m�me occasion, r�v�l� leur talon d'Achille en n'osant pas r�tablir le grade de g�n�ral qui, en russe, suscite trop d'ironie. La presse sovi�tique, commentant la promotion de cinq mar�chaux — choisis, notons-le en passant, plus pour leur d�vouement personnel � Staline que pour leurs talents et les services rendus — ne manqua pas d'�voquer l'ancienne arm�e du tsar, "avec son esprit de caste, sa v�n�ration des grades et sa servilit� hi�rarchique". Pourquoi donc l'imiter si bassement? La bureaucratie, cr�ant des privil�ges, use � tout instant des arguments qui servirent nagu�re � la destruction des anciens privil�ges. L'insolence se combine ainsi avec la pusillanimit� et se compl�te de doses de plus en plus fortes d'hypocrisie.
Si inattendu qu'ait pu para�tre le r�tablissement de "l'esprit de caste, de la v�n�ration des grades et de la servilit� hi�rarchique", le gouvernement n'avait probablement pas le choix. La d�signation des commandants en vertu de leurs qualit�s personnelles n'est possible que si la critique et l'initiative se manifestent librement dans une arm�e plac�e sous le contr�le de l'opinion publique. Une rigoureuse discipline peut tr�s bien s'accommoder d'une large d�mocratie et m�me y trouver appui. Mais aucune arm�e ne peut �tre plus d�mocratique que le r�gime qui la nourrit. Le bureaucratisme, avec sa routine et sa suffisance, ne d�rive pas des besoins sp�ciaux de l'organisation militaire, mais des besoins politiques des dirigeants. Ces besoins trouvent seulement dans l'arm�e leur expression la plus achev�e. Le r�tablissement de la caste des officiers, dix-huit ans apr�s sa suppression r�volutionnaire, atteste avec une force �gale quel est l'ab�me creus� entre les dirigeants et les dirig�s, combien l'arm�e a d�j� perdu les qualit�s essentielles qui lui permettaient de s'appeler une arm�e rouge [4] et quel est le cynisme de la bureaucratie qui fait loi des cons�quences de cette d�moralisation.
La presse bourgeoise ne s'est pas tromp�e sur le sens de cette contre-r�forme. Le Temps �crivait, le 25 septembre 1935: "Cette transformation ext�rieure est un des signes de la transformation profonde qui s'accomplit en ce moment dans l'Union sovi�tique tout enti�re. Le r�gime maintenant d�finitivement consolid� se stabilise graduellement. Les habitudes et les coutumes r�volutionnaires font place, � l'int�rieur de la famille et de la soci�t� sovi�tique, aux sentiments et aux moeurs qui continuent � r�gner � l'int�rieur des pays dits capitalistes. Les Soviets s'embourgeoisent." Nous n'avons presque rien � ajouter � cette appr�ciation.
Le danger de guerre n'est que l'une des expressions de la d�pendance de l'U.R.S.S. � l'�gard du monde et, par cons�quent, l'un des arguments contre l'utopie d'une soci�t� socialiste isol�e; argument redoutable qui se pr�sente maintenant au premier plan.
Il serait vain de vouloir pr�voir tous les facteurs de la prochaine m�l�e des peuples: si un calcul de ce genre �tait possible, le conflit des int�r�ts se r�soudrait toujours par quelque paisible transaction de comptable. Il y a trop d'inconnues dans la sanglante �quation de la guerre. L'U.R.S.S. b�n�ficie en tout cas de gros avantages h�rit�s du pass� et cr��s par le nouveau r�gime. L'exp�rience de l'intervention pendant la guerre civile a d�montr� que son �tendue constitue comme par le pass� pour la Russie une tr�s grande sup�riorit�. La petite Hongrie sovi�tique fut renvers�e en quelques jours par l'imp�rialisme �tranger, aid�, il est vrai, du malencontreux dictateur Bela Kun. La Russie des Soviets, coup�e, d�s le d�but, de sa p�riph�rie, r�sista trois ans � l'intervention; � certains moments, le territoire de la r�volution se r�duisit presque � celui de l'ancien grand-duch� de Moscovie; mais il n'en fallut pas davantage pour tenir et vaincre par la suite.
La r�serve humaine constitue un second avantage consid�rable. La population de l'U.R.S.S., s'accroissant de trois millions d'�mes par an, a d�pass� les 170 millions. Une classe comprend actuellement 1 300 000 jeunes gens. La s�lection la plus rigoureuse, physique et politique, n'en �limine pas plus de 400 000. Les r�serves, que l'on peut estimer � dix-huit ou vingt millions d'hommes, sont pratiquement in�puisables.
Mais la nature et les hommes ne sont que la mati�re premi�re de la guerre. Le "potentiel" militaire d�pend avant tout de la puissance �conomique de l'Etat. Sous ce rapport, les avantages de l'U.R.S.S. sont immenses relativement � l'ancienne Russie. Nous avons d�j� indiqu� que c'est pr�cis�ment dans le domaine militaire que l'�conomie planifi�e a donn� le plus de r�sultats jusqu'� pr�sent. L'industrialisation des r�gions �loign�es, de la Sib�rie principalement, donne aux �tendues de steppes et de for�ts une nouvelle importance. L'U.R.S.S. reste pourtant un pays arri�r�. Le bas rendement du travail, la m�diocre qualit� de la production, la faiblesse des transports ne sont compens�s que partiellement par l'�tendue, les richesses naturelles et la population. En temps de paix, la mesure des forces �conomiques de syst�mes sociaux oppos�s peut �tre diff�r�e — pendant longtemps, mais pas � jamais — par des initiatives politiques et principalement par le monopole du commerce ext�rieur. En temps de guerre, l'�preuve est directe, sur les champs de bataille. De l� le danger.
Les d�faites, bien qu'elles provoquent d'habitude de grands changements politiques, sont loin de mener toujours � des bouleversements �conomiques. Un r�gime social assurant un haut niveau de culture et une grande richesse ne peut pas �tre renvers� par les ba�onnettes. Au contraire, on voit les vainqueurs adopter les usages du vaincu quand celui-ci leur est sup�rieur par son d�veloppement. Les formes de la propri�t� ne peuvent �tre modifi�es par la guerre que si elles sont gravement en contradiction avec les assises �conomiques du pays. La d�faite de l'Allemagne dans une guerre contre l'U.R.S.S. entra�nerait in�vitablement la chute de Hitler et aussi du syst�me capitaliste. On ne peut gu�re douter, d'autre part, que la d�faite ne soit fatale aux dirigeants de l'U.R.S.S. et aux bases sociales de ce pays. L'instabilit� du r�gime actuel de l'Allemagne provient de ce que ses forces productives ont depuis longtemps d�pass� les formes de la propri�t� capitaliste. L'instabilit� du r�gime sovi�tique, au contraire, est due au fait que ses forces productives sont encore loin d'�tre � la hauteur de la propri�t� socialiste. Les bases sociales de l'U.R.S.S. sont menac�es par la guerre pour les raisons m�mes qui font qu'en temps de paix elles ont besoin de la bureaucratie et du monopole du commerce ext�rieur, c'est-�-dire du fait de leur faiblesse.
Peut-on esp�rer que l'U.R.S.S. sortira de la prochaine guerre sans d�faite? R�pondons nettement � une question pos�e en toute nettet�: si la guerre n'�tait qu'une guerre, la d�faite de l'U.R.S.S. serait in�vitable. Sous les rapports de la technique de l'�conomie et de l'art militaire, l'imp�rialisme est infiniment plus puissant que l'U.R.S.S. S'il n'est pas paralys� par la r�volution en Occident, il d�truira le r�gime n� de la r�volution d'Octobre.
A quoi l'on peut r�pondre que l'imp�rialisme est une abstraction, puisqu'il est d�chir� par ses contradictions propres. Il est vrai; et sans elles, il y a beau temps que l'U.R.S.S. aurait quitt� la sc�ne. Les accords diplomatiques et militaires de l'U.R.S.S. reposent en partie sur ces contradictions. Mais on commettrait une funeste erreur en se refusant � voir qu'il y a une limite au-del� de laquelle ces d�chirements doivent cesser. De m�me que la lutte des partis bourgeois et petits-bourgeois, des plus r�actionnaires aux plus social-d�mocrates, cesse devant le p�ril imm�diat de la r�volution prol�tarienne, les antagonismes imp�rialistes se r�soudront toujours par un compromis pour emp�cher la victoire militaire de l'U.R.S.S.
Les accords diplomatiques ne sont que "chiffons de papier"; selon le mot non d�pourvu de sens d'un chancelier du Reich. Il n'est �crit nulle part qu'ils dureront jusqu'� la guerre. Aucun trait� avec l'U.R.S.S. ne r�sistera � la menac� d'une r�volution imminente dans quelque partie que ce soit de l'Europe. Il suffirait que la crise politique de l'Espagne (pour ne point parler de la France) entre dans une phase r�volutionnaire pour que l'espoir en Hitler-Sauveur, pr�n� par Lloyd George, gagne irr�sistiblement tous les gouvernements bourgeois. D'ailleurs, si la situation instable de l'Espagne, de la France, de la Belgique avait pour issue une victoire de la r�action, il ne resterait pas trace davantage des pactes sovi�tiques. Enfin, en admettant que les "chiffons de papier" gardent leur force dans la premi�re phase des op�rations militaires, on ne peut douter que le groupement des forces dans la phase d�cisive ne soit d�termin� par des facteurs d'une puissance beaucoup plus grande que les engagements solennels des diplomates pr�cis�ment sp�cialis�s dans la f�lonie.
La situation changerait du tout au tout si les gouvernements bourgeois obtenaient des garanties mat�rielles leur assurant que le gouvernement de Moscou se place non seulement de leur c�t� dans la guerre, mais encore dans la lutte des classes. Mettant � profit les difficult�s de l'U.R.S.S. tomb�e entre deux feux, les "amis" capitalistes "de la paix" prendront, cela va de soi, toutes les mesures pour entamer le monopole du commerce ext�rieur et les lois sovi�tiques r�gissant la propri�t�. Le mouvement de d�fense nationale qui grandit parmi les �migr�s russes de France et de Tch�coslovaquie se nourrit de ces espoirs. Et s'il faut compter que la lutte mondiale ne sera r�solue que par la guerre, les alli�s auront de grandes chances d'atteindre leur but. Sans intervention de la r�volution, les bases sociales de l'U.R.S.S. doivent s'effondrer en cas de victoire comme en cas de d�faite.
Il y a plus de deux ans qu'un document-programme intitul� La IVe Internationale et la guerre esquissait en ces termes cette perspective: "Sous l'influence du vif besoin d'articles de premi�re n�cessit� �prouv� par l'Etat, les tendances individualistes de l'�conomie rurale seraient renforc�es et les forces centrifuges s'accro�traient de mois en mois au sein des kolkhozes... On pourrait s'attendre... dans l'atmosph�re surchauff�e de la guerre, � un appel aux capitaux �trangers "alli�s", � des atteintes au monopole du commerce ext�rieur, � l'affaiblissement du contr�le de l'Etat sur les trusts, � l'aggravation de la concurrence des trusts entre eux, � des conflits entre trusts et ouvriers, etc. En d'autres termes, une guerre longue, si le prol�tariat international demeurait passif, pourrait et devrait m�me amener les contradictions internes de l'U.R.S.S. � se r�soudre par une contre-r�volution bonapartiste." Les �v�nements des deux derni�res ann�es n'ont fait que doubler cette probabilit�.
Tout ce qui pr�c�de ne commande cependant en aucune fa�on des conclusions "pessimistes". Nous ne voulons ni fermer les yeux sur l'�norme sup�riorit� mat�rielle du monde capitaliste ni ignorer l'in�vitable f�lonie des "alli�s" imp�rialistes, ni nous leurrer sur les contradictions internes du r�gime sovi�tique; mais nous ne sommes pas enclins du tout � surestimer la solidit� du syst�me capitaliste dans les pays hostiles comme dans les pays alli�s. Bien avant que la guerre d'usure n'ait pu mettre � l'�preuve le rapport de forces, elle soumettra la stabilit� relative de ces r�gimes � un rude examen. Tous les th�oriciens s�rieux du futur massacre des peuples comptent avec la probabilit� et m�me avec la certitude de r�volutions. L'id�e, de plus en plus souvent �mise dans certaines sph�res, de petites arm�es professionnelles, id�e � peine plus r�aliste que celle d'un duel de h�ros inspir� du pr�c�dent de David et Goliath, r�v�le, par ce qu'elle a de fantastique, la crainte que l'on �prouve du peuple en armes. Hitler ne manque pas une occasion de souligner son d�sir de paix en faisant allusion � l'in�luctable d�ferlement du bolchevisme que la guerre provoquerait en Occident. La force qui contient encore la guerre pr�te � se d�cha�ner n'est ni dans la Soci�t� des Nations ni dans les pactes de garantie, ni dans les r�f�rendums pacifistes, mais exclusivement dans la crainte salutaire que les puissants ont de la r�volution.
Les r�gimes sociaux doivent, comme tous les ph�nom�nes, �tre jug�s par comparaison. En d�pit de ses contradictions, le r�gime sovi�tique a, sous le rapport de la stabilit�, d'immenses avantages sur les r�gimes de ses adversaires probables. La possibilit� m�me de la domination des nazis sur le peuple allemand est due � la tension prodigieuse des antagonismes sociaux en Allemagne. Ces antagonismes ne sont ni �cart�s ni att�nu�s; la dalle du fascisme ne fait que les comprimer. La guerre les ext�rioriserait. Hitler a beaucoup moins de chances que n'en avait Guillaume II de mener la guerre � bonne fin. Une r�volution faite � temps pourrait seule, en �pargnant la guerre � l'Allemagne, lui �viter une nouvelle d�faite.
La presse mondiale pr�sente les assassinats de ministres japonais par des officiers comme les manifestations imprudentes d'un patriotisme passionn�. En r�alit�, ces actes se classent, malgr� la diff�rence des id�ologies, dans la m�me rubrique que les bombes jet�es par les nihilistes russes contre la bureaucratie du tsar. La population du Japon �touffe sous le joug combin� d'une exploitation agraire asiatique et d'un capitalisme ultra-moderne. Au premier rel�chement des contraintes militaires, la Cor�e, le Mandchoukouo, la Chine se l�veront contre la tyrannie nipponne. La guerre plongera l'empire dans un cataclysme social.
La situation de la Pologne n'est pas sensiblement meilleure. Le r�gime institu� par Pilsudsky, le plus st�rile qui soit, n'a pas m�me r�ussi � adoucir l'asservissement des paysans. L'Ukraine occidentale (la Galicie) subit une cruelle oppression qui l�se tous ses sentiments nationaux. Les gr�ves et les �meutes se suivent dans les centres ouvriers. La bourgeoisie polonaise, en cherchant � assurer l'avenir par l'alliance avec la France et l'amiti� avec l'Allemagne, ne r�ussira qu'� h�ter la guerre pour y trouver sa perte.
Le danger de guerre et celui d'une d�faite de l'U.R.S.S. sont des r�alit�s. Si la r�volution n'emp�che pas la guerre, la guerre pourra aider la r�volution. Un second accouchement est g�n�ralement plus facile que le premier. La premi�re r�volte ne se fera pas attendre, dans la prochaine guerre, deux ans et demi! Et, une fois commenc�es, les r�volutions ne s'arr�teront pas � mi-chemin. Le destin de l'U.R.S.S. se d�cidera en d�finitive non sur la carte des �tats-majors, mais dans la lutte des classes. Seul le prol�tariat europ�en, irr�ductiblement dress� contre sa bourgeoisie, y compris ses "amis de la paix", pourra emp�cher l'U.R.S.S. d'�tre d�faite ou poignard�e dans le dos par ses "alli�s". Et la d�faite m�me de l'U.R.S.S. ne serait qu'un �pisode de courte dur�e si le prol�tariat remportait la victoire dans d'autres pays. Par contre, aucune victoire militaire ne sauvera l'h�ritage de la r�volution d'Octobre si l'imp�rialisme se maintient dans le reste du monde.
Les suiveurs de la bureaucratie vont dire que nous "sous-estimons" les forces int�rieures de l'U.R.S.S., l'arm�e rouge, etc., comme ils ont dit nagu�re que nous "niions" la possibilit� de l'�dification socialiste dans un seul pays. Ces arguments-l� sont de si basse qualit� qu'ils ne permettent pas m�me un �change de vues tant soit peu f�cond. Sans arm�e rouge, l'U.R.S.S. e�t �t� vaincue et d�membr�e � l'instar de la Chine. Sa longue r�sistance h�ro�que et opini�tre pourra seule cr�er les conditions favorables au d�ploiement de la lutte des classes dans les pays imp�rialistes. L'arm�e rouge est ainsi un facteur d'une importance historique inappr�ciable.
Il nous suffit qu'elle puisse donner une puissante impulsion � la r�volution. Mais seule la r�volution pourra accomplir la t�che principale, qui est au-dessus des forces de l'arm�e rouge.
Personne n'exige du gouvernement sovi�tique qu'il s'expose � des aventures internationales, cesse d'ob�ir � la raison, tente de forcer le cours des �v�nements mondiaux. Les tentatives de ce genre faites par le pass� (Bulgarie, Estonie, Canton...) n'ont servi qu'� la r�action et ont �t� en leur temps condamn�es par l'opposition de gauche. Il s'agit de l'orientation g�n�rale de la politique sovi�tique. La contradiction entre la politique �trang�re de l'U.R.S.S. et les int�r�ts du prol�tariat mondial international et des peuples coloniaux trouve son expression la plus funeste dans la subordination de l'Internationale communiste � la bureaucratie conservatrice et � sa nouvelle religion de l'immobilit�.
Ce n'est pas sous le drapeau du statu quo que les ouvriers europ�ens et les peuples des colonies peuvent se lever contre l'imp�rialisme et la guerre qui doit �clater et renverser le statu quo, aussi in�luctablement que l'enfant venu � terme vient troubler le statu quo de la grossesse. Les travailleurs n'ont pas le moindre int�r�t � d�fendre les fronti�res actuelles, surtout en Europe, que ce soit sous les ordres de leurs bourgeoisies ou dans l'insurrection r�volutionnaire. La d�cadence de l'Europe r�sulte pr�cis�ment du fait qu'elle est �conomiquement morcel�e en pr�s de quarante Etats quasi nationaux qui, avec leurs douanes, leurs passeports, leurs syst�mes mon�taires et leurs arm�es monstrueuses au service du particularisme national, sont devenus les plus grands obstacles au d�veloppement �conomique de l'humanit� et � la civilisation.
La t�che du prol�tariat europ�en n'est pas d'�terniser les fronti�res, mais de les
supprimer r�volutionnairement. Statu quo? Non! Etats-Unis socialistes d'Europe!
[1] L'Internationale communiste a �t� dissoute par Staline en 1943.
[2] A l'�poque Trotsky �tait commissaire du peuple � la guerre et pr�sident du Conseil sup�rieur de la guerre.
[3] Il s'agit toujours de Trotsky
[4] Elle a pris depuis lors le nom d'"arm�e sovi�tique"
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