1936

La m�thode du marxisme appliqu�e � l'analyse des pays o� le Capital a �t� expropri�.


La R�volution trahie

L�on Trotsky

 

LE DEVELOPPEMENT ECONOMIQUE ET LES ZIGZAGS DE LA DIRECTION

LE "COMMUNISME DE GUERRE", LA NEP ET LA POLITIQUE A L'EGARD DES KOULAKS

La courbe du d�veloppement de l'�conomie sovi�tique est loin d'�tre r�guli�rement ascendante. Dans les dix-huit ans d'histoire du nouveau r�gime, on peut nettement distinguer plusieurs �tapes marqu�es par des crises aigu�s. Un bref aper�u de l'histoire �conomique de l'U.R.S.S., examin�e en liaison avec la politique du gouvernement, nous est aussi n�cessaire pour le diagnostic que pour le pronostic.

Les trois premi�res ann�es apr�s la r�volution furent celles d'une guerre civile avou�e et acharn�e. La vie �conomique y fut enti�rement subordonn�e aux besoins des fronts. En pr�sence d'une extr�me modicit� des ressources, la vie culturelle passait au second plan, caract�ris�e par l'audacieuse ampleur de la pens�e cr�atrice, et en tout premier lieu de celle de L�nine. C'est ce qu'on appelle la p�riode du "communisme de guerre" (1918-1921), parall�le h�ro�que du "socialisme de guerre" des pays capitalistes. Les objectifs �conomiques du pouvoir des soviets se r�duisent principalement � soutenir les industries de guerre et � tirer parti des maigres r�serves existantes pour combattre et sauver de la famine la population des villes. Le communisme de guerre �tait au fond une r�glementation de la consommation dans une forteresse assi�g�e.
Il faut cependant reconna�tre que ses intentions premi�res �taient plus larges. Le gouvernement des Soviets esp�ra et tenta de tirer des r�glementations une �conomie dirig�e dans le domaine de la consommation comme dans celui de la production. En d'autres termes, il pensa passer peu � peu, sans modification de syst�me, du communisme de guerre au vrai communisme. Le programme du parti bolchevique adopt� en 1919 disait: "Dans le domaine de la r�partition, le pouvoir des soviets pers�v�re inflexiblement dans la substitution au commerce d'une r�partition des produits organis�e � l'�chelle nationale sur le plan d'ensemble."

Mais le conflit s'accusait de plus en plus entre la r�alit� et le programme du communisme de guerre: la production ne cessait de baisser, non seulement par suite des cons�quences n�fastes des hostilit�s, mais aussi parce que le stimulant de l'int�r�t individuel faisait d�faut aux producteurs. La ville demandait aux campagnes du bl� et des mati�res premi�res, sans leur donner en �change plus que des vignettes color�es appel�es argent � cause d'une vieille habitude. Le moujik enterrait ses r�serves. Le gouvernement envoyait des d�tachements d'ouvriers arm�s saisir les grains. Le moujik semait moins. La production industrielle de 1921, l'ann�e qui suivit la fin de la guerre civile, s'�leva, dans le meilleur des cas, au cinqui�me de celle d'avant-guerre. La production de l'acier tomba de 4 200 000 tonnes � 183 000 tonnes, soit vingt-trois fois moins. La r�colte globale tomba de 801 millions de quintaux � 503 en 1922. Ce fut une effroyable famine. Le commerce ext�rieur d�gringola de 2 900 millions de roubles � 30 millions. La ruine des forces productives d�passa tout ce que connaissait l'histoire. Le pays, et avec lui le pouvoir, se trouv�rent tout au bord de l'ab�me. Les esp�rances utopiques du communisme de guerre ont �t�, par la suite, soumises � une critique extr�mement s�v�re et juste � bien des �gards. L'erreur th�orique commise par le parti gouvernant resterait pourtant tout � fait inexplicable si l'on perdait de vue que tous les calculs se fondaient � l'�poque sur l'attente d'une victoire prochaine de la r�volution en Occident. On consid�rait comme allant de soi que le prol�tariat allemand victorieux, escomptant un remboursement ult�rieur en produits alimentaires et en mati�res premi�res, ravitaillerait la Russie des soviets en machines, en articles manufactur�s, et lui fournirait aussi des dizaines de milliers d'ouvriers hautement qualifi�s, de techniciens et d'organisateurs. A n'en pas douter, si la r�volution avait triomph� en Allemagne � et seule la social-d�mocratie emp�cha son triomphe �, le d�veloppement �conomique de l'U.R.S.S., comme celui de l'Allemagne elle-m�me, se serait poursuivi � pas de g�ant, si bien que les destin�es de l'Europe et du monde se pr�senteraient aujourd'hui sous un aspect autrement favorable. On peut n�anmoins dire en toute assurance que, m�me dans cette heureuse hypoth�se, il aurait fallu renoncer � la r�partition des produits par l'Etat et revenir aux m�thodes commerciales.

 L�nine motiva la n�cessit� de r�tablir le march� par l'existence dans le pays de millions d'exploitations paysannes isol�es accoutum�es � d�finir par le commerce leurs rapports avec le monde environnant. La circulation des marchandises devait faire la "soudure" entre les paysans et l'industrie nationalis�e. La formule th�orique de la "soudure" est tr�s simple: l'industrie doit fournir aux campagnes les marchandises n�cessaires, � des prix tels que l'Etat puisse renoncer � la r�quisition des produits de l'agriculture.

L'assainissement des relations �conomiques avec les campagnes constituait sans nul doute la t�che la plus urgente et la plus �pineuse de la Nep. L'exp�rience montra vite que l'industrie elle-m�me, bien que socialis�e, avait besoin des m�thodes de calcul mon�taire �labor�es par le capitalisme. Le plan ne saurait reposer sur les seules donn�es de l'intelligence. Le jeu de l'offre et de la demande reste pour lui, et pour longtemps encore, la base mat�rielle indispensable et le correctif sauveur.

Le march� l�galis� commen�a son oeuvre avec le concours d'un syst�me mon�taire remis en ordre. D�s 1923, gr�ce � la premi�re impulsion venue des campagnes, l'industrie se ranima et ce fut pour faire preuve aussit�t d'une intense activit�. Il suffit d'indiquer que la production double en 1922 et 1923 et atteint en 1926 son niveau d'avant-guerre, ce qui signifie qu'elle a quintupl� depuis 1921. Les r�coltes augmentent parall�lement, mais beaucoup plus modestement.
  A partir de l'ann�e cruciale 1923, les divergences de vues sur les rapports entre l'industrie et l'agriculture, divergences qui s'�taient d�j� manifest�es auparavant, s'aggravent dans le parti dirigeant. L'industrie ne pouvait se d�velopper, dans un pays qui avait �puis� ses r�serves et ses stocks, qu'en empruntant des c�r�ales et des mati�res premi�res aux paysans. Des "emprunts forc�s" trop consid�rables �touffaient pourtant le stimulant du travail: le paysan, ne croyant pas � la f�licit� future, r�pondait aux r�quisitions de bl� par la gr�ve des semailles. Des emprunts trop minimes mena�aient d'entra�ner la stagnation: ne recevant pas de produits industriels, les paysans ne travaillaient plus que pour la satisfaction de leurs propres besoins et revenaient aux anciennes formes de l'artisanat. Les divergences de vues commenc�rent dans le parti sur la question de savoir ce qu'il fallait prendre aux campagnes pour l'industrie afin de s'acheminer vers un �quilibre dynamique. Les questions concernant la structure sociale des campagnes compliqu�rent le d�bat.
  Au printemps de 1923, le repr�sentant de l'opposition de gauche [1], qui d'ailleurs ne portait pas encore ce nom, parlant au congr�s du parti, montra l'�cart entre les prix de l'industrie et ceux de l'agriculture au moyen d'un diagramme inqui�tant. Ce ph�nom�ne re�ut alors l'appellation de "ciseaux", qui devait plus tard entrer dans le vocabulaire mondial. Si, disait le rapporteur, l'industrie continue � �tre en retard, les ciseaux s'ouvrant toujours davantage, la rupture entre les villes et les campagnes deviendra in�vitable.

 Les paysans distinguaient nettement entre la r�volution agraire d�mocratique accomplie par les bolcheviks et la politique de ceux-ci tendant � donner une base au socialisme. L'expropriation des domaines priv�s et de ceux de l'Etat apportait aux ruraux plus d'un demi-milliard de roubles-or par an. Mais les paysans perdaient cette somme, et bien au-del�, � cause des prix �lev�s de l'industrie �tatis�e. Tant que le bilan des deux r�volutions, la d�mocratique et la socialiste, solidement r�unies par le noeud d'Octobre, se soldait pour les cultivateurs par une perte annuelle de plusieurs centaines de millions de roubles, l'alliance des deux classes demeurait probl�matique.
Le morcellement de l'agriculture, h�rit� du pass�, augmentait du fait de la r�volution d'Octobre; le nombre des parcelles �tait pass� dans les dix pr�c�dentes ann�es de 16 � 25 millions, ce qui accroissait naturellement la tendance de la plupart des paysans � ne satisfaire que leurs propres besoins. Telle �tait l'une des causes de la p�nurie des produits de l'agriculture.

Une faible production de marchandises forme in�vitablement des exploiteurs. Au fur et � mesure que les campagnes se remettaient, la diff�renciation grandissait au sein des masses paysannes: on suivait l'ancienne voie du d�veloppement facile. Le koulak � le paysan riche � s'enrichissait plus vite que ne progressait l'agriculture. La politique du gouvernement, dont le mot d'ordre �tait: "Face aux campagnes!" favorisait en r�alit� les koulaks. L'imp�t agricole �tait beaucoup plus lourd pour les paysans pauvres que pour les cossus, qui en outre �cr�maient le cr�dit de l'Etat. Les exc�dents de bl�, poss�d�s principalement par les paysans les plus riches, servaient � asservir les pauvres et �taient vendus � des prix sp�culatifs � la petite bourgeoisie des villes. Boukharine, alors th�oricien de la fraction dirigeante, jetait aux paysans son fameux slogan: "Enrichissez-vous!" Cela devait signifier en th�orie l'assimilation progressive des koulaks par le socialisme. Cela signifiait dans la pratique l'enrichissement de la minorit� au d�triment de l'immense majorit�.

Le gouvernement, captif de sa propre politique, �tait r�duit � reculer pas � pas devant la petite bourgeoisie rurale. L'emploi de la main-d'oeuvre salari�e dans l'agriculture et la location des terres furent l�galis�s en 1925. La paysannerie avait deux p�les: le petit capitaliste et le journalier. L'Etat, d�muni de marchandises industrielles, �tait ainsi �limin� du march� rural. Un interm�diaire surgissait comme de dessous terre entre le koulak et le petit patron artisan. Les entreprises �tatis�es devaient elles-m�mes recourir de plus en plus souvent aux commer�ants pour la recherche des mati�res premi�res. On sentait partout le flot montant du capitalisme. Tous ceux qui r�fl�chissaient �taient ais�ment convaincus que la transformation des formes de la propri�t�, loin de trancher la question du socialisme, ne fait que la poser.

En 1925; tandis que la politique favorisant le koulak bat son plein, Staline se met � pr�parer la d�nationalisation du sol. A la question qu'il se fait poser par un journaliste sovi�tique: "Ne serait-il pas indiqu�, dans l'int�r�t de l'agriculture, d'attribuer pour dix ans sa parcelle � chaque cultivateur?" � Staline r�pond: "Et m�me pour quarante ans!" Le commissaire du peuple � l'agriculture de la R�publique de G�orgie, agissant sur l'initiative personnelle de Staline, pr�senta un projet de loi de d�nationalisation du sol. Le but �tait de donner au fermier confiance en son propre avenir. Or, d�s le printemps 1926, pr�s de 60% du bl� destin� au commerce �taient entre les mains de 6% des cultivateurs! L'Etat manquait de grains pour le commerce ext�rieur et m�me pour les besoins du pays. L'insignifiance des exportations l'obligeait � renoncer � l'importation des articles manufactur�s et � restreindre au minimum celle des mati�res premi�res et des machines.
Entravant l'industrialisation et nuisant � la grande majorit� des paysans, la politique favorisant le koulak r�v�la sans �quivoque d�s 1924-26 ses cons�quences politiques: inspirant � la petite bourgeoisie des villes et des campagnes une confiance extraordinaire, elle l'amenait � s'emparer de nombreux soviets locaux; elle accroissait la force et l'assurance de la bureaucratie; elle pesait de plus en plus lourdement sur les ouvriers; elle entra�nait la suppression compl�te de toute d�mocratie dans le parti et dans la soci�t� sovi�tique. La puissance croissante du koulak effraya deux membres notables du groupe dirigeant, Zinoviev et Kamenev, qui �taient aussi � et ce n'est certes pas un effet du hasard � pr�sidents des soviets des deux centres prol�tariens les plus importants, L�ningrad et Moscou. Mais la province et surtout la bureaucratie soutenaient Staline. La politique d'encouragement du gros fermier remporta la victoire. Zinoviev et Kamenev, suivis de leurs partisans, se joignirent en 1926, � l'opposition de 1923 (dite "trotskyste").

Il va de soi que la fraction dirigeante ne r�pudia jamais le "principe" de la collectivisation de l'agriculture. Mais on la repoussait � des dizaines d'ann�es. Le futur commissaire du peuple � l'agriculture, Yakovlev, �crivait en 1927 que si la transformation socialiste des campagnes ne peut s'accomplir que par la collectivisation, "ce ne sera naturellement pas en un, deux ou trois ans et peut-�tre pas m�me en une dizaine d'ann�es..." "Les kolkhozes et les communes, �crivait-il plus loin, ne sont et ne seront certainement longtemps encore que des �lots au milieu des parcelles..." En effet, il n'entrait alors dans les exploitations collectives que 0,8% des familles de cultivateurs.
Dans le parti, la lutte pour la pr�tendue "ligne g�n�rale" s'affirma au grand jour en 1923 et rev�tit � partir de 1926 une forme particuli�rement �pre et passionn�e. Dans sa vaste plate-forme embrassant tous les probl�mes de l'�conomie et de la politique, l'opposition �crivait: "Le parti doit condamner sans merci toutes les tendances � la liquidation ou � l'affaiblissement de la nationalisation du sol qui constitue une des bases de la dictature du prol�tariat." L'opposition remporta sur ce point la victoire: les attentats directs � la nationalisation du sol cess�rent. Mais il ne s'agissait pas uniquement de la forme de propri�t� du sol.

"A l'importance grandissante des fermes individuelles dans les campagnes, disait encore la plate-forme de l'opposition, on opposera la croissance plus rapide des exploitations collectives. Il y a lieu d'assigner chaque ann�e, syst�matiquement, des sommes importantes au soutien des paysans pauvres organis�s en exploitations collectives." ... "L'action tout enti�re de la coop�ration doit �tre p�n�tr�e de la n�cessit� de transformer la petite production en grande production collective". On s'obstinait � consid�rer comme utopique pour un avenir rapproch� tout large programme de collectivisation. Pendant la pr�paration du XVe congr�s du parti, destin� � exclure l'opposition, le futur pr�sident du Conseil des commissaires du peuple, Molotov, r�p�tait: "On ne peut pas se laisser choir (!), dans les conditions pr�sentes, au niveau des illusions des paysans pauvres sur la collectivisation des grandes masses." Le calendrier indiquait la fin de 1927. Et la fraction dirigeante �tait tr�s loin de concevoir la politique qu'elle allait faire ensuite dans les campagnes!

Ces m�mes ann�es (1923-28) furent celles de la lutte de la coalition au pouvoir (Staline, Molotov, Rykov, Tomski, Boukharine; Zinoviev et Kamenev �taient pass�s � l'opposition au d�but de 1926) contre les "superindustrialisateurs" partisans du plan. L'historien futur s'�tonnera de d�couvrir la malveillante suspicion envers toute initiative �conomique hardie qui dominait alors dans la mentalit� du gouvernement de l'Etat socialiste. L'allure de l'industrialisation s'acc�l�rait empiriquement, selon des impulsions ext�rieures, tous les calculs �taient brutalement remani�s en cours de travail, non sans une augmentation extraordinaire des frais g�n�raux. Quand l'opposition exigea, � partir de 1923, l'�laboration d'un plan quinquennal, elle fut accueillie par des railleries dignes du petit bourgeois qui redoute le "saut dans l'inconnu". En avril 1927, Staline affirme encore en s�ance pl�ni�re du comit� central que commencer la construction de la grande centrale �lectrique du Dni�per ce serait, pour nous, ce que serait pour le moujik acheter un gramophone au lieu d'une vache. Cet aphorisme ail� r�sumait tout un programme. Il n'est pas superflu de rappeler que toute la presse bourgeoise de l'univers, suivie de la presse socialiste, reprenait avec sympathie les accusations officielles de romantisme industriel adress�es � l'opposition de gauche.
Tandis que le parti discutait bruyamment, le paysan r�pondait au manque de marchandises industrielles par une gr�ve de plus en plus opini�tre: il s'abstenait de porter ses grains au march� et d'augmenter les emblavures. La droite (Rykov, Tomski, Boukharine), qui donnait alors le ton, exigeait plus de libert� pour les tendances capitalistes des campagnes: augmenter le prix du bl�, d�t cette mesure ralentir le d�veloppement de l'industrie. La seule solution, �tant donn� cette politique, e�t �t� d'importer, en �change des mati�res premi�res livr�es par les fermiers � l'exportation, des articles manufactur�s. C'e�t �t�, au lieu de faire la soudure entre l'�conomie paysanne et l'industrie socialiste, la faire entre le paysan riche et le capitalisme mondial. Ce n'�tait pas la peine d'avoir fait la r�volution d'Octobre.

"L'acc�l�ration de l'industrialisation", objectait � la conf�rence du parti de 1926 le repr�sentant de l'opposition "et plus particuli�rement par une imposition plus forte du koulak, donnera plus de marchandises, ce qui permettra d'abaisser les prix... Les ouvriers en b�n�ficieraient ainsi, de m�me que la plupart des paysans... Nous tourner vers les campagnes ne veut pas dire tourner le dos � l'industrie, cela veut dire tourner l'industrie vers les campagnes, car les campagnes n'ont nul besoin de contempler le visage d'un Etat d�pourvu d'industrie."

Staline, pour nous r�pondre, pulv�risait les "plans fantastiques de l'opposition"; l'industrie ne devait pas "prendre trop d'avance en se d�tachant de l'agriculture et en n�gligeant le rythme de l'accumulation dans notre pays". Les d�cisions du parti continuaient � r�p�ter les m�mes v�rit�s premi�res de l'adaptation passive aux besoins des fermiers enrichis. Le XVe congr�s du parti communiste, r�uni en d�cembre 1927, pour infliger une d�faite d�finitive aux "superindustrialisateurs", donna un avertissement concernant "le danger d'engager trop de capitaux dans la grande �dification industrielle". La fraction dirigeante ne voulait pas encore voir les autres dangers.

L'ann�e �conomique 1927-28 voyait se clore la p�riode dite de reconstruction, pendant laquelle l'industrie avait surtout travaill� avec l'outillage d'avant la r�volution; et l'agriculture avec son ancien mat�riel. La progression ult�rieure exigeait une vaste �dification industrielle. Il �tait devenu impossible de gouverner � t�tons, sans plan.

Les possibilit�s hypoth�tiques de l'industrialisation socialiste avaient �t� analys�es par l'opposition d�s 1923-25. La conclusion g�n�rale � laquelle elle �tait arriv�e �tait qu'apr�s avoir �puis� les possibilit�s offertes par l'outillage h�rit� de la bourgeoisie, l'industrie sovi�tique pourrait, gr�ce � l'accumulation socialiste, avoir un rythme de croissance tout � fait inaccessible au capitalisme. Les chefs de la fraction dirigeante se moquaient ouvertement des coefficients de 15 � 18%, formul�s avec prudence comme de la musique fantastique d'un avenir inconnu. Et c'est en quoi consistait � ce moment la lutte contre le "trotskysme".

La premi�re esquisse officielle du plan quinquennal, faite enfin en 1927, le fut dans un esprit d�risoirement mesquin. L'accroissement de la production industrielle devait varier, en suivant d'ann�e en ann�e une courbe moins montante, entre 9 et 4%. En cinq ans, la consommation individuelle ne devait s'accro�tre que de 12%! L'invraisemblable timidit� de cette conception ressort avec plus de clart� encore du fait que le budget de l'Etat ne devait embrasser � la fin de la p�riode quinquennale que 16% du revenu national, alors que le budget de la Russie des tsars, qui ne songeait certes pas � b�tir une soci�t� socialiste, absorbait 18% de ce revenu! Il n'est peut-�tre pas superflu d'ajouter que les auteurs de ce plan, ing�nieurs et �conomistes, furent, quelques ann�es plus tard, s�v�rement condamn�s par les tribunaux comme saboteurs ob�issant aux directives d'une puissance �trang�re. Les accus�s auraient pu, s'ils l'avaient os�, r�pondre que leur travail, dans l'�laboration du plan, avait �t� accompli en parfait accord avec la "ligne g�n�rale" du bureau politique dont ils recevaient les instructions.

La lutte des tendances se trouva exprim�e dans le langage des chiffres. "Formuler pour le dixi�me anniversaire de la r�volution d'Octobre un plan aussi mesquin, aussi profond�ment pessimiste, disait la plate-forme de l'opposition, c'est travailler en r�alit� contre le socialisme." Un an plus tard, le bureau politique sanctionna un nouveau projet de plan quinquennal selon lequel l'accroissement moyen annuel de la production devait �tre de 9%. Le d�veloppement r�el manifestait une tendance obstin�e � se rapprocher des coefficients des "superindustrialisateurs". Encore un an plus tard, quand la politique du gouvernement se fut radicalement modifi�e, la commission du plan arr�ta un troisi�me projet, dont la dynamique co�ncidait �trangement avec les pronostics hypoth�tiques de l'opposition en 1925.

L'histoire v�ritable de la politique �conomique de l'U.R.S.S. est tris diff�rente, on le voit, de la l�gende officielle. D�plorons que d'honorables auteurs tels que les Webb ne s'en soient pas du tout rendu compte.

TOURNANT BRUSQUE: "LE PLAN QUINQUENNAL EN QUATRE ANS" ET LA "COLLECTIVISATION COMPLETE"

La tergiversation en pr�sence des exploitations paysannes individuelles, la m�fiance � l'�gard des grands plans, la d�fense d'un d�veloppement au ralenti, le d�dain du probl�me international, tels sont les �l�ments qui, r�unis, form�rent la th�orie du "socialisme dans un seul pays", formul�e pour la premi�re fois par Staline au cours de l'automne 1924, apr�s la d�faite du prol�tariat en Allemagne. Ne pas nous h�ter en mati�re d'industrialisation, ne pas nous brouiller avec le moujik, ne pas compter sur la r�volution mondiale et, tout d'abord, pr�server le pouvoir bureaucratique de toute critique! La diff�renciation des paysans n'�tait qu'une invention de l'opposition. Le Yakovlev d�j� mentionn� licencia le Service central des statistiques, dont les tableaux faisaient au koulak une place plus grande que ne le souhaitait le pouvoir. Tandis que les dirigeants prodiguaient des affirmations rassurantes sur la r�sorption de la disette de marchandises, "l'allure calme du d�veloppement" prochain, le stockage d�sormais plus "�gal" des c�r�ales, etc., le koulak, fortifi�, entra�na le paysan moyen � sa suite et refusa le bl� aux villes. En janvier 1928, la classe ouvri�re se trouva face � une famine imminente. L'histoire a parfois de f�roces plaisanteries. C'est pr�cis�ment au cours du mois o� le koulak prit la r�volution � la gorge que les repr�sentants de l'opposition de gauche ont �t� jet�s en prison ou envoy�s en Sib�rie pour avoir "sem� la panique" en �voquant le spectre du koulak!

Le gouvernement tenta de pr�senter les choses comme si la gr�ve du bl� �tait due � la seule hostilit� du koulak (mais d'o� sortait donc le koulak?) � l'�gard de l'Etat socialiste, c'est-�-dire � des mobiles politiques d'ordre g�n�ral. Mais le paysan cossu est peu enclin � cette sorte d'"id�alisme". S'il cachait son bl�, c'est qu'il �tait d�savantageux de le vendre. Il r�ussissait pour la m�me raison � �tendre largement son influence parmi les ruraux. Les seules mesures de r�pression seraient manifestement insuffisantes contre le sabotage des paysans ais�s; il fallait changer de politique. Les h�sitations prirent du temps.

Rykov, encore chef du gouvernement, n'�tait pas seul � d�clarer en juillet 1928 que "le d�veloppement des exploitations paysannes individuelles" constituait la t�che la plus importante du parti". Staline lui faisait �cho: "Il y a des gens, disait-il, qui pensent que la culture des parcelles individuelles a fait son temps et ne vaut plus d'�tre encourag�e... Ces gens n'ont rien de commun avec la ligne g�n�rale de notre parti." Moins d'un an apr�s, la ligne g�n�rale du parti n'avait plus rien de commun avec ces paroles: l'aube de la collectivisation compl�te se levait � l'horizon.
La nouvelle orientation r�sulta de mesures aussi empiriques que la pr�c�dente, � la suite d'une lutte sourde au sein du bloc gouvernemental. "Les groupes de la droite et du centre sont unis par leur hostilit� commune � l'opposition dont l'exclusion h�terait infailliblement le conflit entre eux." Cet avertissement �tait donn� dans la plate-forme de l'opposition. C'est bien ce qui arriva. Les chefs du bloc gouvernemental en voie de d�sagr�gation ne voulurent cependant � aucun prix reconna�tre que cette pr�diction de l'opposition s'�tait v�rifi�e, comme bien d'autres. Le 19 octobre 1928, Staline d�clarait encore: "II est temps d'en finir avec les racontars sur l'existence d'une droite envers laquelle le bureau politique de notre comit� central se montrerait tol�rant." Les deux groupes t�taient cependant les bureaux du parti. Le parti �touff� vivait de rumeurs confuses et de conjectures. Quelques mois se pass�rent et la presse officielle �crivit avec son impudence coutumi�re que le chef du gouvernement, Rykov, "sp�culait sur les difficult�s du pouvoir des soviets", que le dirigeant de l'Internationale communiste, Boukharine, s'�tait r�v�l� "l'agent des influences lib�rales-bourgeoises"; que Tomski, le pr�sident du conseil central des syndicats, n'�tait qu'un mis�rable trade-unioniste. Tous les trois, Rykov, Boukharine et Tomski, appartenaient au bureau politique. Si, dans la lutte ant�rieure contre l'opposition de gauche, on s'�tait servi des armes emprunt�es � l'arsenal de la droite, Boukharine pouvait maintenant, sans attenter � la v�rit�, accuser Staline de se servir contre la droite de fragments de la plate-forme de l'opposition condamn�e.

Quoi qu'il en soit, le virage s'accomplit. Le mot d'ordre: "Enrichissez-vous!" et la th�orie de l'assimilation indolore du koulak par le socialisme furent r�prouv�s, tardivement mais avec une �nergie d'autant plus grande. L'industrialisation fut mise � l'ordre du jour. Le qui�tisme content de lui-m�me fit place � une imp�tuosit� panique. Le mot d'ordre de L�nine, � demi publi�, "rattraper et d�passer" fut compl�t� en ces termes: "dans le plus bref d�lai". Le plan quinquennal minimaliste, d�j� approuv� en principe par le congr�s du parti, fit place � un plan nouveau dont les principaux �l�ments �taient enti�rement emprunt�s � la plate-forme de l'opposition de gauche d�faite la veille. Le Dnieprostro�, compar� hier � un gramophone, retint toute l'attention.

D�s les premiers succ�s, une nouvelle directive fut donn�e: achever l'ex�cution du plan quinquennal en quatre ans. Les empiriques boulevers�s en arrivaient � croire que tout leur �tait d�sormais possible. L'opportunisme s'�tait transform�, comme il arriva maintes fois dans l'histoire, en son contraire, l'esprit d'aventure. Le bureau politique, pr�t en 1923-28 � s'accommoder de la philosophie boukharinienne de "l'allure de tortue", passait aujourd'hui avec aisance de 20% � 30% de croissance annuelle, en s'effor�ant de faire de tout succ�s momentan� une norme et en perdant de vue l'interd�pendance des branches de l'�conomie. Les vignettes imprim�es bouchaient les br�ches financi�res du plan. Au cours de la premi�re p�riode quinquennale, le papier monnaie en circulation passa de 1,7 milliards de roubles � 5,5 � pour atteindre au d�but de la deuxi�me p�riode 8,4 milliards. La bureaucratie n'avait pas seulement secou� le contr�le des masses pour lesquelles l'industrialisation � toute allure constituait une charge intol�rable, elle s'�tait aussi �mancip�e du contr�le automatique du tchervonietz [2]. Le syst�me financier affermi au d�but de la Nep fut de nouveau profond�ment �branl�.

 Mais les plus grands p�rils, pour le r�gime comme pour le plan, apparurent du c�t� des campagnes.

 La population apprit avec stupeur, le 15 f�vrier 1928, par un �ditorial de la Pravda, que les campagnes n'avaient nullement l'aspect sous lequel les autorit�s les avaient d�peintes jusqu'� ce moment, mais ressemblaient fort au tableau qu'en avait trac� l'opposition exclue par le congr�s. La presse qui, la veille, niait litt�ralement l'existence du koulak, le d�couvrait aujourd'hui, sur un signal d'en haut, non seulement dans les villages mais encore dans le parti. On apprenait que les cellules du parti �taient fr�quemment dirig�es par des paysans riches, propri�taires d'un outillage agricole vari�, qui employaient une abondante main-d'oeuvre salari�e, cachaient des centaines et m�me des milliers de pouds de c�r�ales et se montraient en outre les adversaires irr�conciliables de la politique "trotskyste". Les journaux rivalisaient d'informations sensationnelles sur des koulaks, secr�taires de comit�s locaux, qui avaient ferm� aux paysans pauvres et aux journaliers les portes du parti. Toutes les vieilles valeurs �taient renvers�es. Les signes plus et moins avaient �t� intervertis.

Pour nourrir les villes, il fallait d'urgence prendre aux koulaks le pain quotidien. On ne le pouvait que par la force.

L'expropriation des r�serves de c�r�ales, et pas seulement chez le koulak, chez le paysan moyen, fut qualifi�e de "mesure extraordinaire" dans le langage officiel. Cela signifiait qu'on reviendrait demain aux vieilles orni�res. Mais les campagnes ne crurent pas aux bonnes paroles et elles avaient raison. La r�quisition forc�e du bl� �tait aux cultivateurs ais�s toute envie d'�tendre les ensemencements. Le journalier agricole et le cultivateur pauvre se trouvaient sans travail. L'agriculture �tait une nouvelle fois dans l'impasse, et avec elle l'Etat. Il fallait � tout prix transformer radicalement la "ligne g�n�rale".

Staline et Molotov, continuant � attribuer la premi�re place aux cultures parcellaires, commenc�rent � souligner la n�cessit� d'�largir rapidement les exploitations agricoles de l'Etat, les sovkhozes, et les exploitations collectives des paysans, les kolkhozes. Mais comme la grave p�nurie de vivres ne permettait pas de renoncer aux exp�ditions militaires dans les campagnes, le programme de rel�vement des cultures parcellaires se trouva suspendu dans le vide. Il fallut "glisser sur la pente" de la collectivisation. Les "mesures extraordinaires" provisoires, adopt�es pour prendre le bl�, donn�rent naissance, sans que l'on s'y attend�t, � un programme de "liquidation des koulaks en tant que classe". Les mandements contradictoires, plus abondants que les rations de pain, mirent en �vidence l'absence de tout programme agraire, non pour cinq ans, mais m�me pour cinq mois.

D'apr�s le plan �labor� sous l'aiguillon de la crise du ravitaillement, l'agriculture collectivis�e devait toucher au bout de la cinqui�me ann�e pr�s de 20% des foyers paysans. Ce programme, dont l'aspect grandiose se r�v�le si l'on tient compte que la collectivisation avait touch� au cours des dix ann�es ant�rieures moins de 1% des foyers, fut tr�s largement d�pass� d�s la premi�re moiti� de la p�riode quinquennale.

En novembre 1929, Staline, rompant avec ses propres h�sitations, annonce la fin de l'agriculture parcellaire: "Par villages entiers, par cantons, par arrondissements m�me, les paysans entrent dans les kolkhozes." Yakolev qui, deux ans avant, d�montrait que les kolkhozes ne seraient pendant de longues ann�es "que des oasis au milieu des parcelles innombrables", re�oit en qualit� de commissaire � l'agriculture la mission de "liquider les paysans riches en tant que classe" et d'implanter la collectivisation compl�te "dans le plus bref d�lai". En 1929, le nombre des foyers entr�s dans les kolkhozes passe de 1,7% � 3,9%, il atteint 23,6% en 1930, 52,7% en 1931 et 61,5% en 1932.

Il ne se trouvera vraisemblablement personne pour r�p�ter le galimatias lib�ral qui veut que la collectivisation ait �t� tout enti�re le fruit de la seule violence. Dans la lutte pour la terre qui leur faisait d�faut, les paysans se soulevaient autrefois contre les seigneurs, et parfois allaient coloniser des contr�es vierges; ou bien ils formaient des sectes religieuses o� les moujiks compensaient le manque de terres par le vide des cieux. Depuis l'expropriation des grands domaines et l'extr�me morcellement des parcelles, la r�union de celles-ci en des cultures plus �tendues �tait devenue une question de vie et de mort pour les paysans, pour l'agriculture, pour la soci�t� enti�re.

Cette consid�ration historique g�n�rale ne tranchait pourtant pas la question. Les possibilit�s r�elles de la collectivisation n'�taient d�termin�es ni par la situation sans issue des cultivateurs ni par l'�nergie administrative du gouvernement; elles l'�taient avant tout par les ressources productives donn�es, c'est-�-dire par la mesure dans laquelle l'industrie pouvait fournir de l'outillage � la grande exploitation agricole. Ces donn�es mat�rielles faisaient d�faut. Les kolkhozes furent organis�s avec un outillage qui ne convenait g�n�ralement qu'aux parcelles. Dans ces conditions, la collectivisation exag�r�ment acc�l�r�e devenait une aventure.

Le gouvernement, surpris par l'ampleur de son virage, ne put pas et ne sut pas pr�parer si peu que ce fut, politiquement, sa nouvelle �volution. Comme les paysans, les autorit�s locales ne savaient pas ce qu'on exigeait d'elles. Les paysans �taient exasp�r�s par les rumeurs de "confiscation" du b�tail. Ce n'�tait pas si loin de la v�rit�, on le vit bient�t. Le dessein pr�t� nagu�re � l'opposition, pour caricaturer ses vues, se r�alisait: la bureaucratie "pillait les campagnes". La collectivisation fut tout d'abord pour le paysan une expropriation compl�te. On socialisait non seulement les chevaux, les vaches, les moutons, les porcs, mais jusqu'aux poussins. "On confisquait aux koulaks" � un t�moin oculaire l'a �crit � l'�tranger � "jusqu'aux bottes en feutre �t�es aux petits enfants." Le r�sultat de tout ceci fut que les paysans vendirent en masse leur b�tail � bas prix ou l'abattirent pour en tirer de la viande et du cuir.

En janvier 1930, Andreiev, membre du comit� central, tra�ait au congr�s de Moscou le tableau suivant de la collectivisation: d'une part, le puissant mouvement de collectivisation qui a gagn� le pays entier "emportera sur son chemin tous les obstacles"; d'autre part, la vente par les paysans � la veille d'entrer dans le kolkhoze, dans un grossier esprit de lucre, de leur outillage, du b�tail et m�me des semences "acquiert des proportions nettement mena�antes..." Si contradictoires qu'elles fussent, ces deux affirmations d�finissaient avec justesse, de deux points de vue oppos�s, le caract�re �pid�mique de la collectivisation, mesure d�sesp�r�e. "La collectivisation compl�te, �crivait l'observateur critique que nous avons d�j� cit�, a plong� l'�conomie dans une mis�re comme on n'en avait pas vu depuis longtemps; c'est comme si une guerre de trois ans avait pass� par l�."

A vingt-cinq millions de foyers paysans isol�s et �goistes qui, hier encore, �taient les seuls moteurs de l'agriculture � faibles comme la rosse du moujik, mais des moteurs tout de m�me �, la bureaucratie tenta de substituer d'un seul geste le commandement de deux cent mille conseils d'administration de kolkhozes, d�pourvus de moyens techniques, de connaissances agronomiques et d'appui parmi les ruraux eux-m�mes. Les cons�quences destructrices de cette aventure ne tard�rent pas � se faire sentir, pour durer des ann�es. La r�colte globale de c�r�ales, qui avait atteint en 1930 835 millions de quintaux, tomba dans les deux ann�es suivantes au-dessous de 700 millions. Cette diff�rence ne para�t pas catastrophique en elle-m�me; mais elle repr�sentait exactement la perte de la quantit� de bl� n�cessaire aux villes avant qu'elles ne s'habituent � des rations de famine. Les cultures techniques �taient encore plus mal en point. A la veille de la collectivisation, la production de sucre avait atteint pr�s de 109 millions de pouds pour tomber deux ans plus tard, en pleine collectivisation g�n�rale, par suite du manque de betteraves, � 48 millions de pouds, soit � moins de la moiti�. Mais l'ouragan le plus d�vastateur passa sur le cheptel des campagnes. Le nombre des chevaux tomba de 55%; de 34,6 millions en 1926, � 15,6 millions en 1934; celui des b�tes � cornes tomba de 30,7 millions � 19,5, soit de 40%; les porcs, de 55%, les moutons, de 66%. Les pertes en hommes � dues � la faim, au froid, aux suites des �pid�mies et de la r�pression � n'ont malheureusement pas �t� enregistr�es avec autant d'exactitude que les pertes en b�tail; mais elles se chiffrent aussi par millions. La responsabilit� n'en incombe pas � la collectivisation, mais aux m�thodes aveugles, hasardeuses et violentes avec lesquelles on l'appliqua. La bureaucratie n'avait rien pr�vu. Le statut m�me des kolkhozes, qui tentait de lier l'int�r�t individuel du paysan � l'int�r�t collectif, ne fut publi� qu'apr�s que les campagnes aient �t� cruellement ravag�es.

La pr�cipitation de cette nouvelle politique r�sultait de la n�cessit� d'�chapper aux cons�quences de celle de 1923-28. La collectivisation pouvait et devait cependant avoir un rythme plus raisonnable et des formes mieux calcul�es. Ma�tresse du pouvoir et de l'industrie, la bureaucratie aurait pu r�gler la collectivisation sans mettre le pays au bord de l'ab�me. On pouvait et on devait adopter un rythme correspondant mieux aux ressources mat�rielles et morales du pays. "Dans des conditions int�rieures et internationales satisfaisantes, �crivait en 1930 l'organe de l'opposition de gauche � l'�tranger, la situation mat�rielle et technique de l'agriculture peut �tre radicalement transform�e en quelque dix ou quinze ans et assurer � la collectivisation une base dans la production. Mais au cours des ann�es qui nous s�parent de cette situation, on peut r�ussir � renverser plusieurs fois le pouvoir des soviets..."

Cet avertissement n'�tait pas exag�r�: jamais encore le souffle de la mort n'avait flott� si bas sur le territoire de la r�volution d'Octobre que pendant les ann�es de la collectivisation compl�te. Le m�contentement, l'ins�curit�, la r�pression d�chiraient le pays. Un syst�me mon�taire d�sorganis�; la superposition des prix maximum fix�s par l'Etat, des prix "conventionnels" et des prix du march� libre; le passage d'un simulacre de commerce entre l'Etat et les paysans � des imp�ts en c�r�ales, viande et lait; la lutte � mort contre les vols constants de l'avoir des kolkhozes et la dissimulation de ces vols; la mobilisation purement militaire du parti pour combattre le sabotage des koulaks apr�s la liquidation des koulaks en tant que classe; en m�me temps, le retour au syst�me des cartes de vivres et aux rations de famine, le r�tablissement enfin des passeports int�rieurs � toutes ces mesures ramenaient dans le pays l'atmosph�re de la guerre civile depuis longtemps finie.

Le ravitaillement des usines en mati�res premi�res empirait de trimestre en trimestre. Les intol�rables conditions d'existence entra�naient la fluidit� de la main-d'oeuvre, les manquements au travail, le travail n�glig�, les bris de machines, le pourcentage �lev� des malfa�ons, la mauvaise qualit� des produits. Le rendement moyen du travail tomba en 1931 de 11,7%. D'apr�s un aveu �chapp� � Molotov et reproduit par toute la presse sovi�tique, la production industrielle n'augmenta en 1932 que de 8,5%, au lieu des 36% pr�vus par le plan. Il est vrai que le monde apprit un peu plus tard que le plan quinquennal avait �t� ex�cut� en quatre ans et trois mois. Ce qui signifie seulement que le cynisme de la bureaucratie � l'�gard des statistiques et de l'opinion publique n'a pas de bornes. Mais l� n'est pas le plus important: l'enjeu de cette partie n'�tait point le plan quinquennal, mais le sort du r�gime.

Le r�gime tint bon. Le m�rite lui en revient, car il a pouss� des racines profondes dans le sol populaire. Le m�rite en revient tout autant � des circonstances ext�rieures favorables. En ces ann�es de chaos �conomique et de guerre civile dans les campagnes, l'U.R.S.S. se trouva en r�alit� paralys�e devant l'ennemi ext�rieur. Le m�contentement des paysans gagnait l'arm�e. L'ins�curit� et l'instabilit� d�moralisaient la bureaucratie et les cadres du commandement. Une agression � l'ouest ou � l'est pouvait avoir � ce moment des cons�quences fatales.

Par bonheur, les premi�res ann�es de la crise industrielle et commerciale plongeaient le monde capitaliste dans une expectative d�sorient�e. Personne n'�tait pr�t � la guerre, personne n'osait la risquer. D'ailleurs, aucun de ses adversaires ne se rendait compte assez pr�cis�ment de la gravit� des convulsions sociales qui bouleversaient le pays des soviets sous les coups de cymbales des orchestres officiels en l'honneur de la "ligne g�n�rale".

Quelle que soit sa bri�vet�, notre aper�u historique montre, nous l'esp�rons, combien le tableau idyllique d'une accumulation progressive et continue de succ�s est loin du d�veloppement r�el de l'Etat ouvrier. Nous tirerons plus tard d'un pass� riche en crise d'importantes indications pour l'avenir. L'�tude historique de la politique �conomique du gouvernement des soviets et des zigzags de cette politique nous semble �galement n�cessaire pour d�truire le f�tichisme individualiste qui recherche les causes des succ�s r�els ou faux dans les qualit�s extraordinaires des dirigeants et non dans les conditions, cr��es par la r�volution, de la propri�t� socialis�e.

Les avantages objectifs du nouveau r�gime social trouvent naturellement aussi leur expression dans les m�thodes de direction; mais ces m�thodes expriment �galement, et pas dans une mesure moindre, l'�tat �conomique et culturel arri�r� du pays et l'ambiance de petite bourgeoisie provinciale dans laquelle se sont form�s ses cadres dirigeants.

On commettrait une faute des plus grossi�res en d�duisant de l� que la politique des dirigeants sovi�tiques est un facteur de troisi�me importance. Il n'y a pas d'autre gouvernement au monde qui tienne � ce point entre ses mains les destin�es du pays. Les succ�s et les insucc�s d'un capitaliste d�pendent dans une tr�s large mesure, parfois m�me dans une mesure d�cisive, quoique ce ne puisse �tre enti�rement, de ses qualit�s personnelles. Mutatis mutandis, le gouvernement sovi�tique s'est mis � l'�gard de l'�conomie dans son ensemble dans la situation du capitaliste � l'�gard d'une entreprise isol�e. La centralisation de l'�conomie fait du pouvoir un facteur d'une �norme importance. Mais c'est justement pourquoi la politique du gouvernement doit �tre jug�e non sur des bilans sommaires, non sur les chiffres nus de la statistique, mais d'apr�s le r�le sp�cifique de la pr�vision consciente et de la direction planifi�e dans l'acquisition des r�sultats.

Les zigzags de la politique gouvernementale traduisaient, en m�me temps que les contradictions de la situation, l'insuffisante capacit� des dirigeants � comprendre ces contradictions et � r�agir � leur �gard au moyen de mesures prophylactiques. Les erreurs de direction ne se pr�tent pas facilement � des estimations de comptabilit�. Mais le seul expos� sch�matique des zigzags permet de conclure avec assurance qu'elles ont impos� � l'�conomie sovi�tique d'�normes frais g�n�raux.

On ne peut, il est vrai, comprendre, tout au moins si l'on aborde l'histoire d'un point de vue rationaliste, pourquoi et comment la fraction la moins riche en id�es et la plus charg�e de fautes sut vaincre tous les autres groupes et concentrer entre ses mains un pouvoir illimit�. L'analyse ult�rieure nous donnera la clef de cette �nigme. Nous verrons aussi les m�thodes bureaucratiques du gouvernement absolu entrer de plus en plus en contradiction avec les besoins de l'�conomie et de la culture, et avec quelle n�cessit� coulent de l� de nouvelles crises et de nouvelles secousses dans le d�veloppement de l'U.R.S.S.

Mais, avant d'aborder l'�tude du double r�le de la bureaucratie "socialiste", il faudra que nous r�pondions � la question suivante: Quelle est donc la balance g�n�rale de l'acquis? Le socialisme est-il r�ellement r�alis�? Ou, plus prudemment: Les succ�s �conomiques et culturels obtenus nous pr�munissent-ils contre le danger d'une restauration capitaliste, de m�me que la soci�t� bourgeoise s'est trouv�e � une certaine �tape pr�munie par ses conqu�tes contre la restauration de la f�odalit� et du servage?


Notes

[1]Il s'agit de Trotsky lui-m�me.

[2]Unit� mon�taire provisoire �tablie sur le prix du seigle.


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