1936

La m�thode du marxisme appliqu�e � l'analyse des pays o� le Capital a �t� expropri�.


La R�volution trahie

L�on Trotsky

 

L'U.R.S.S. DANS LE MIROIR DE LA NOUVELLE CONSTITUTION

LE TRAVAIL "SELON LES CAPACITES" ET LA PROPRIETE PERSONNELLE

L'Ex�cutif des soviets adoptait le 11 juin 1936 le projet d'une constitution nouvelle qui serait, � en croire le mot de Staline, repris chaque jour par toute la presse, "la plus d�mocratique du monde". A la v�rit�, la fa�on dont cette constitution a �t� �labor�e pourrait faire na�tre des doutes. Ni dans la presse, ni dans les r�unions, il n'en a �t� rien dit. Or, le 1er mars 1936, Staline d�clarait � un journaliste am�ricain, M. Roy Howard: "Nous adopterons sans doute notre constitution � la fin de cette ann�e." Staline savait donc tr�s pr�cis�ment quand serait adopt�e une constitution dont le peuple ne savait encore rien. Comment n'en pas conclure que la constitution "la plus d�mocratique du monde" s'�labore et s'impose d'une fa�on peu d�mocratique?

Il est vrai que le projet fut, en juin, soumis � l'"appr�ciation" des peuples de l'U.R.S.S. Mais on chercherait en vain sur toute la surface de la sixi�me partie du globe le communiste qui se permettrait de critiquer l'oeuvre du comit� central ou le sans-parti qui s'enhardirait � repousser la proposition du parti dirigeant. La "discussion" se r�duit donc � l'envoi de messages de gratitude � Staline pour la "vie heureuse" qu'il octroie aux populations... Le contenu et le style de ces messages ont �t� fix�s sous la constitution pr�c�dente.

Le premier titre, dit De la structure sociale, se termine par ces mots: "Le principe du socialisme: De chacun selon ses capacit�s, � chacun selon son travail, est appliqu� en U.R.S.S." Cette formule inconsistante, pour ne pas dire d�nu�e de signification, pass�e, si invraisemblable que ce soit, des discours et des articles dans le texte m�rement �tudi� d'une loi fondamentale, atteste, plus que l'incapacit� th�orique totale des l�gislateurs, quelle est la part du mensonge dans la nouvelle constitution, miroir de la caste dirigeante. Point n'est difficile de deviner comment s'est affirm� le nouveau "principe". Marx usait, pour d�finir la soci�t� communiste, de la formule c�l�bre: "De chacun selon ses forces, � chacun selon ses besoins." Les deux propositions sont indissolublement li�es. "De chacun selon ses forces", cela signifie, dans l'interpr�tation communiste et non capitaliste, que le travail a cess� d'�tre une corv�e, pour devenir un besoin de l'individu; que la soci�t� n'a plus � recourir � la contrainte; que les malades et les anormaux peuvent seuls se d�rober au travail. Travaillant selon leurs forces, c'est-�-dire selon leurs moyens physiques et psychiques, sans se faire violence, les membres de la communaut�, b�n�ficiant d'une haute technique, rempliront suffisamment les magasins de la soci�t� pour que chacun puisse y puiser largement "selon ses besoins" sans contr�le humiliant. La formule du communisme, bipartite mais indivisible, suppose donc l'abondance, l'�galit�, l'�panouissement de la personnalit� et une discipline tr�s �lev�e.

A tous ces �gards, l'Etat sovi�tique est bien plus pr�s du capitalisme arri�r� que du communisme. Il ne peut pas encore songer � donner � chacun "selon ses besoins" et, pour la m�me raison, � permettre aux citoyens de travailler "selon leurs forces". Il est contraint de maintenir le travail aux pi�ces, dont le principe peut s'�noncer en ces termes: "tirer le plus possible de chacun en lui donnant le moins possible". Certes, personne ne travaille en U.R.S.S. au-dessus de ses "forces" au sens absolu du mot, soit au-dessus de son potentiel physique et psychique; mais on ne le fait pas davantage en r�gime capitaliste; les m�thodes les plus cruelles et les plus raffin�es d'exploitation se heurtent aux limites assign�es par la nature. La mule trait�e � coups de fouet par le muletier travaille aussi "selon ses forces", de quoi il ne r�sulte pas que le fouet soit un principe socialiste � l'usage des mules. Le travail salari� ne perd pas, en r�gime sovi�tique, son avilissant caract�re d'esclavage. Le salaire "selon le travail" est en r�alit� calcul� dans l'int�r�t du travail "intellectuel" au d�triment du travail manuel et surtout du travail non qualifi�. Il est une cause d'injustice, d'oppression et de contrainte pour la majorit�, de privil�ge et de "bonne vie" pour la minorit�.

Au lieu de reconna�tre ouvertement que ces normes bourgeoises du travail et de la r�partition pr�dominent en U.R.S.S., les auteurs de la constitution, coupant en deux le principe communiste, remettent � un avenir ind�termin� l'application de la seconde proposition et d�clarent la premi�re r�alis�e en y ajoutant m�caniquement la norme capitaliste du travail aux pi�ces et en faisant du tout le "principe du socialisme". Et c'est sur cette falsification qu'ils �rigent l'�difice d'une constitution!

L'article 10 qui, � la diff�rence de la plupart des autres, est assez clair et a pour objet de d�fendre la propri�t� personnelle des citoyens (installations m�nag�res, articles de consommation et d'usage, commodit�s) contre les attentats de la bureaucratie elle-m�me, a sans nul doute le plus d'importance, pratique dans la sph�re �conomique. A l'exclusion de l'"�conomie m�nag�re", la propri�t� de cette sorte, d�gag�e de la mentalit� int�ress�e et envieuse qui la surcharge, doit se maintenir en r�gime communiste et y acqu�rir m�me une extension sans pr�c�dent. On peut douter que l'homme hautement civilis� veuille s'encombrer des m�diocres superfluit�s du luxe. Mais il ne renoncera � aucune des conqu�tes du confort. La fin imm�diate du communisme est justement d'assurer � tous toutes les commodit�s. Mais, en U.R.S.S., la question de la propri�t� personnelle se pr�sente pour le moment non sous ses aspects communistes, mais sous ceux de l'esprit petit-bourgeois. La propri�t� priv�e des paysans et des citadins non "notables" est l'objet d'un traitement arbitraire r�voltant de la part de la bureaucratie inf�rieure, qui ne s'assure souvent quelque confort relatif que par ces moyens. L'accroissement de l'aisance du pays permet en ce moment de renoncer � la prise des biens personnels et engage m�me � en encourager l'accumulation, comme un stimulant � l'augmentation du rendement du travail. En m�me temps, et ce n'est pas n�gligeable, la loi qui prot�ge l'isba, la vache et le sommaire mobilier du paysan, de l'ouvrier, de l'employ�, l�galise l'h�tel particulier du bureaucrate, sa villa, son auto et les autres "articles de consommation personnelle ou commodit�s" qu'il s'est appropri� gr�ce au principe socialiste: "de chacun selon ses forces, � chacun selon son travail". Et l'auto du bureaucrate sera mieux d�fendue, n'en doutons pas, par la loi fondamentale, que la charrette du paysan.

SOVIETS ET DEMOCRTIE

Sur le plan politique, la nouvelle constitution diff�re de l'ancienne par le retour du syst�me �lectoral sovi�tique, fond� sur les groupements de classes et de production, au syst�me de la d�mocratie bourgeoise, bas� sur ce que l'on appelle le "suffrage universel, �gal et direct" de la population atomis�e. Bref, nous voici devant la liquidation juridique de la dictature du prol�tariat. L� o� il n'y a pas de bourgeoisie, il n'y a pas non plus de prol�tariat, nous expliquent les auteurs du projet, de sorte que l'Etat prol�tarien devient celui du peuple tout court. Ce raisonnement, � coup s�r s�duisant, retarde de dix-neuf ans ou avance d'un grand nombre d'ann�es. En expropriant les capitalistes, le prol�tariat commen�a r�ellement � se liquider lui-m�me en tant que classe. Mais de la liquidation en principe � la r�sorption effective dans la communaut�, le chemin est d'autant plus long que le nouvel Etat doit plus longtemps s'acquitter du gros travail du capitalisme. Le prol�tariat sovi�tique existe encore comme classe, profond�ment diff�rent des paysans, des techniciens intellectuels et de la bureaucratie; plus, il est la seule classe absolument int�ress�e � la victoire du socialisme. La nouvelle constitution tend � le r�sorber politiquement dans la "nation", bien avant qu'il ne se soit �conomiquement r�sorb� dans la soci�t�.

Sans doute les r�formateurs ont-ils d�cid�, apr�s quelques h�sitations, de laisser � l'Etat le d�nomination de "sovi�tique". Ce n'est l� qu'un grossier subterfuge, dict� par des raisons analogues � celles qui firent que l'empire napol�onien garda un certain temps l'appellation r�publicaine. Les soviets sont essentiellement les organes de l'Etat de classe et ne peuvent pas �tre autre chose. Les organes d�mocratiquement �lus de l'administration locale sont des municipalit�s, des doumas, des zemstvos, tout ce que l'on voudra, mais pas des soviets. L'Assembl�e l�gislative d�mocratiquement �lue sera un Parlement attard� ou plus exactement une caricature de Parlement, mais ne sera en aucun cas l'organe supr�me des soviets. Les r�formateurs montrent une fois de plus, en s'effor�ant de mettre � profit l'autorit� historique des soviets, que l'orientation nouvelle en principe qu'ils donnent � la vie de l'Etat n'ose pas encore porter son propre nom.

Consid�r�e en elle-m�me, l'�galisation des droits politiques des ouvriers et des paysans peut ne pas modifier la nature sociale de l'Etat si l'influence du prol�tariat sur les campagnes est assez assur�e par la situation g�n�rale de l'�conomie et le degr� de civilisation. Le d�veloppement du socialisme doit aller dans ce sens. Mais si le prol�tariat, restant la minorit� du peuple, cesse r�ellement d'avoir besoin d'une supr�matie politique pour garantir l'acheminement vers le socialisme, c'est que le besoin m�me d'une contrainte cesse de se faire sentir, c�dant la place � la discipline de la culture. L'abolition de l'in�galit� �lectorale devrait, dans ces conditions, �tre pr�c�d�e d'une att�nuation �vidente des fonctions coercitives de l'Etat. Mais de cela la nouvelle constitution ne souffle mot et, ce qui est plus grave, la vie n'en laisse rien voir.

La nouvelle charte "garantit" aux citoyens "les libert�s" de parole, de presse, de r�union, de manifestation dans la rue. Mais chacune de ces garanties rev�t la forme d'une solide museli�re ou de cha�nes et menottes. La libert� de la presse signifie le maintien d'une censure pr�alable sans merci, dont les fils se rejoignent au secr�tariat du comit� central, que personne n'a �lu. La libert� d'imprimer des litanies byzantines au Chef est naturellement "garantie" dans son int�grit�. En revanche, quantit� de discours, d'articles et de lettres de L�nine, pour finir par son "testament", resteront sous le boisseau parce que les chefs d'aujourd'hui y sont trait�s avec quelque s�v�rit�. Que dire dans ces conditions d'autres auteurs? Le commandement grossier et ignorant institu� dans les sciences, la litt�rature et l'art est maintenu. La "libert� de r�union" signifiera, comme par le pass�, la libert� pour certains groupes de venir aux r�unions convoqu�es par les autorit�s pour y prendre des r�solutions d�cid�es � l'avance. Sous la nouvelle constitution comme sous l'ancienne des centaines de communistes �trangers qui se sont fi�s au "droit d'asile" resteront dans les prisons et les camps de concentration pour avoir p�ch� contre le dogme de l'infaillibilit�. Rien de chang� en ce qui concerne les libert�s. La presse sovi�tique ne tente m�me pas de nous leurrer � cet �gard. Au contraire, elle proclame que la r�forme constitutionnelle a pour objet principal "l'affermissement ult�rieur de la dictature". La dictature de qui et sur qui?

Nous l'avons d�j� vu, la liquidation des antagonismes de classe a pr�par� l'�galit� politique. Il ne s'agit pas d'une dictature de classe, mais d'une dictature "populaire". Pourtant, quand le peuple �mancip� des antagonismes de classes devient le porteur de la dictature, cela ne peut signifier que la r�sorption de la dictature dans la soci�t� socialiste et, avant tout, la liquidation de la bureaucratie. Telle est la doctrine marxiste. Peut-�tre s'est-elle tromp�e? Mais les auteurs m�mes de la constitution invoquent, avec grande prudence il est vrai, le programme du parti �crit par L�nine. On y peut lire: "...La privation des droits politiques et les restrictions, quelles qu'elles soient, apport�es � la libert� ne s'imposent qu'� titre de mesures provisoires... Au fur et � mesure que dispara�tra la possibilit� objective de l'exploitation de l'homme par l'homme, la n�cessit� qui impose ces mesures provisoires cessera de se faire sentir..." Les mesures "de privation de droits" sont donc ins�parables des "restrictions, quelles qu'elles soient, apport�es � la libert�". L'av�nement de la soci�t� socialiste s'atteste, non par la mise sur un pied d'�galit� des paysans et des ouvriers et la restitution des droits politiques � tant pour cent de citoyens d'origine bourgeoise, mais par la libert� v�ritable de la totalit� des citoyens. Avec la liquidation des classes disparaissent la bureaucratie, la dictature et aussi l'Etat. Essayez donc d'y faire une allusion! La Gu�p�ou trouvera bien dans la nouvelle constitution de quoi vous envoyer dans un de ses nombreux camps de concentration. Les classes sont supprim�es, des soviets il ne reste que le nom, mais la bureaucratie subsiste. L'�galit� de droits des ouvriers et des paysans n'est que leur �gale privation de tout droit devant la bureaucratie.

Non moins significative est l'introduction du vote secret.

S'il fallait admettre que l'�galit� politique r�pond � l'�galit� sociale, on se demanderait vraiment pourquoi le vote doit encore b�n�ficier du secret. Que craint la population du pays socialiste et contre qui faut-il la d�fendre? La constitution sovi�tique d'autrefois voyait dans le vote public, comme dans la privation du droit de vote, des armes de la classe r�volutionnaire contre ses ennemis bourgeois et petits-bourgeois. On ne peut admettre que le vote secret soit maintenant r�tabli au profit de la minorit� contre-r�volutionnaire.

Il s'agit �videmment de d�fendre les droits du peuple. Que craint donc le peuple socialiste apr�s avoir renverse le tsar, les nobles et la bourgeoisie? Les sycophantes ne se posent m�me pas cette question, plus �difiante pourtant que les oeuvres des Barbusse, Louis Fisher, Duranty, Webb et tutti quanti.

Dans la soci�t� capitaliste, le vote secret a pour objet de soustraire les exploit�s � l'intimidation des exploiteurs. Si la bourgeoisie a fini par y consentir sous la pression des masses, c'est qu'elle se sentait int�ress�e � prot�ger quelque peu son Etat contre la d�moralisation qu'elle y semait. Mais il ne peut pas y avoir, semble-t-il, d'intimidation des exploiteurs dans la soci�t� socialiste. Contre qui faut-il donc d�fendre les citoyens sovi�tiques? Mais contre la bureaucratie. Staline en convient assez franchement. Interrog�: Pourquoi avez-vous besoin du vote secret? il r�pond en toutes lettres: "Parce que nous entendons donner aux citoyens sovi�tiques la libert� de voter pour ceux qu'ils veulent �lire." Le monde apprend de la sorte, de source autoris�e, que les citoyens sovi�tiques ne peuvent pas encore voter selon leurs d�sirs. On aurait tort de conclure de l� que la constitution de demain leur assurera cette possibilit�. Mais un autre aspect de la question nous int�resse en ce moment. Quel est ce nous qui peut octroyer ou ne pas octroyer au peuple la libert� du vote? La bureaucratie, au nom de laquelle parle et agit Staline. Ses r�v�lations visent le parti dirigeant et l'Etat, puisqu'il occupe lui-m�me le poste de secr�taire g�n�ral gr�ce � un syst�me qui ne permet pas aux membres du parti dirigeant d'�lire qui leur pla�t. Les mots: "Nous entendons donner aux citoyens sovi�tiques la libert� du vote..." sont infiniment plus importants que les constitutions sovi�tiques anciennes et nouvelles prises ensemble, car leur impudence fait ressortir quelle est la constitution effective de l'U.R.S.S., telle qu'elle s'est faite, non sur le papier, mais dans la lutte des forces sociales.

DEMOCRATIE ET PARTI

La promesse d'offrir aux citoyens sovi�tiques la libert� de voter "pour ceux qu'ils veulent �lire" est plus une m�taphore esth�tique qu'une formule politique. Les citoyens sovi�tiques n'auront le droit de choisir leurs "repr�sentants" que parmi les candidats que leur d�signeront, sous l'�gide du parti, les chefs centraux et locaux. Le parti bolchevique exer�a sans doute un monopole politique dans la premi�re p�riode de l'�re sovi�tique. Mais identifier ces deux ph�nom�nes, ce serait prendre l'apparence pour la r�alit�. L'interdiction des partis d'opposition fut une mesure provisoire dict�e par les n�cessit�s de la guerre civile, du blocus, de l'intervention �trang�re et de la famine. Et le parti gouvernant, qui �tait � ce moment l'organisation authentique de l'avant-garde prol�tarienne, vivait d'une vie riche. La lutte des groupes et des fractions dans son sein tenait lieu, dans une certaine mesure, de lutte des partis. Maintenant que le socialisme a vaincu "d�finitivement et irr�vocablement", la formation de fractions dans le parti est punie de l'internement dans un camp de concentration, si ce n'est d'une balle dans la nuque. L'interdiction des partis, mesure provisoire autrefois, est devenue un principe. Les Jeunesses communistes perdent le droit de s'occuper de politique au moment pr�cis o� le texte de la nouvelle constitution est publi�. Or, les jeunes gens des deux sexes jouissent du droit de vote � partir de dix-huit ans et la limite d'�ge des Jeunesses communistes (vingt-trois ans) n'est pas ramen�e plus bas. La politique est une fois pour toute d�clar�e le monopole d'une bureaucratie �chappant � tout contr�le.

Au journaliste am�ricain qui lui demande quel sera le r�le du parti sous le r�gime de la nouvelle constitution, Staline r�pond: "Du moment qu'il n'y a plus de classes, que les limites s'effacent entre les classes ("il n'y en a plus", mais "les limites s'effacent" seulement entre ces classes inexistantes!), il reste une certaine diff�rence superficielle entre les couches diverses de la soci�t� socialiste, mais elle ne saurait �tre un terrain nourricier pour la rivalit� des partis. L� o� il n'y a pas plusieurs classes, il ne saurait y avoir plusieurs partis, car un parti est une fraction de classe. "Autant de mots, autant d'erreurs et parfois davantage! Comme si les classes �taient homog�nes! Comme si leurs fronti�res �taient nettement d�limit�es une fois pour toutes! Comme si la conscience d'une classe correspondait exactement � sa place dans la soci�t�! La pens�e marxiste n'est plus ici qu'une parodie. Le dynamisme de la conscience sociale est exclu de l'histoire dans l'int�r�t de l'ordre administratif. A la v�rit�, les classes sont h�t�rog�nes, d�chir�es par des antagonismes int�rieurs, et n'arrivent � leurs fins communes que par la lutte des tendances, des groupements et des partis. On peut reconna�tre avec quelques restrictions qu'un parti est une "fraction de classe". Mais comme une classe est faite de nombre de fractions — les unes regardant en avant et les autres en arri�re —, la m�me classe peut former plusieurs partis. Pour la m�me raison, un parti peut s'appuyer sur des fractions de plusieurs classes. On ne trouvera pas dans toute l'histoire politique un seul parti repr�sentant une classe unique si, bien entendu, on ne consent pas � prendre une fiction polici�re pour la r�alit�.

Le prol�tariat est la classe la moins h�t�rog�ne de la soci�t� capitaliste. L'existence de couches sociales telles que l'aristocratie ouvri�re et la bureaucratie suffit cependant � nous expliquer celle des partis opportunistes qui deviennent, par le cours naturel des choses, l'un des moyens de la domination bourgeoise. Que la diff�rence entre l'aristocratie ouvri�re et la masse prol�tarienne soit, du point de vue de la sociologie stalinienne, "radicale" ou "superficielle", cela nous importe peu; c'est de cette diff�rence, en tout cas, que naquit en son temps la n�cessit� de rompre avec la social-d�mocratie et de fonder la IIIe Internationale. S'il n'y a "pas de classes" dans la soci�t� sovi�tique, elle n'en est pas moins beaucoup plus h�t�rog�ne et complexe que le prol�tariat des pays capitalistes et peut, par cons�quent, offrir un terrain nourricier bien suffisant � plusieurs partis. S'�tant imprudemment aventur� dans le domaine de la th�orie, Staline d�montre plus qu'il n'e�t souhait�. Son raisonnement �tablit non qu'il ne peut pas y avoir en U.R.S.S. de partis diff�rents, mais qu'il ne peut pas y avoir de partis du tout; car l� o� il n'y a pas de classes, la politique n'a que faire en g�n�ral. Mais � cette loi, Staline fait une exception "sociologique" en faveur du parti dont il est le secr�taire g�n�ral.

Boukharine essaie d'aborder la question par un autre biais. Le probl�me des chemins � suivre vers le capitalisme ou vers le socialisme n'est plus � discuter en U.R.S.S.; d�s lors, "les partisans des classes ennemies et liquid�es ne peuvent �tre autoris�s � former des partis". Sans insister sur ce fait qu'au pays du socialisme victorieux les partisans du capitalisme devraient para�tre de ridicules don Quichottes incapables de former un parti, il est clair que les d�saccords politiques existants ne s'�puisent nullement par l'alternative: vers le socialisme ou vers le capitalisme? D'autres questions se posent: comment s'acheminer vers le socialisme? � quelle allure? Le choix du chemin n'est pas moins d�cisif que le choix du but. Qui donc choisira les chemins? Si rien ne peut r�ellement nourrir les partis, point n'est besoin de les interdire. Il faut, par contre, appliquant le programme bolchevique, supprimer "toutes les entraves, quelles qu'elles soient, � la libert�".

Staline, s'effor�ant de dissiper les doutes fort naturels de son interlocuteur am�ricain, �met ici une nouvelle consid�ration: "Les listes �lectorales seront pr�sent�es, en m�me temps que par le parti communiste, par diverses organisations apolitiques. Nous en avons des centaines"... "Chaque couche [de la soci�t� sovi�tique] peut avoir ses int�r�ts sp�ciaux et les refl�ter [exprimer?] � travers les nombreuses organisations sociales..." Ce sophisme ne vaut pas mieux que les autres. Les organisations "sociales" sovi�tiques — syndicats, coop�ratives, soci�t�s culturelles — ne repr�sentent pas les int�r�ts de "couches sociales", car elles ont toutes la m�me structure hi�rarchique; m�me lorsqu'elles sont en apparence des organisations de masses, comme les syndicats et les coop�ratives, les milieux dirigeants privil�gi�s y jouent seuls un r�le actif et le dernier mol y appartient toujours au "parti", c'est-�-dire � la bureaucratie. La constitution ne fait que renvoyer l'�lecteur de Ponce � Pilate.

Ce m�canisme est tr�s exactement exprim� dans le texte de la loi fondamentale. L'article 126, axe de la constitution, au sens politique, "assure aux citoyens le droit" de se grouper en organisations sociales: syndicats, coop�ratives, associations des jeunesses, sportives, de d�fense nationale, culturelles, techniques et scientifiques. Quant au parti qui concentre le pouvoir entre ses mains, y appartenir n'est plus un droit mais un privil�ge de minorit�. "Les citoyens les plus actifs et les plus conscients [c'est-a-dire reconnus tels par les autorit�s. L. T.] de la classe ouvri�re et des autres couches de travailleurs s'unissent dans le parti communiste..., qui constitue le moyen dirigeant de toutes les organisations de travailleurs, tant sociales que de l'Etat." Cette formule d'une franchise stup�fiante, introduite dans le texte m�me de la constitution, r�duit � n�ant la fiction du r�le politique des "organisations sociales", ces succursales de la firme bureaucratique.

Mais s'il n'y a pas de lutte de partis, peut-�tre les diverses fractions du seul parti existant pourront-elles se manifester aux �lections d�mocratiques? A un journaliste fran�ais qui l'interrogeait sur les groupements au sein du parti gouvernant, Molotov r�pondit: "On a tent� de former dans le parti des fractions..., mais voil� plusieurs ann�es que la situation s'est radicalement modifi�e � cet �gard et que le parti communiste est r�ellement uni." Rien ne le d�montre mieux que les �purations incessantes et les camps de concentration! Le m�canisme d�mocratique est parfaitement clair apr�s les commentaires de Molotov. "Que reste-t-il de la r�volution d'Octobre, demande Victor Serge, si tout ouvrier qui se permet une revendication ou une appr�ciation critique est vou� au p�nitencier? Ah! l'on peut bien ensuite instituer je ne sais quel vote secret!" En effet; et Hitler n'a pas, lui non plus, renonc� au vote secret.

Les raisonnements th�oriques de r�formateurs sur les rapports des classes et du parti sont tir�s par les cheveux. La sociologie n'est pas en question, il s'agit d'int�r�ts mat�riels. Le parti gouvernant de l'U.R.S.S. est la machine politique d'une bureaucratie, exer�ant un monopole, qui a quelque chose � perdre, mais n'a plus rien � conqu�rir. Le "terrain nourricier", elle entend le garder pour elle seule.

Dans un pays o� la lave de la r�volution est encore chaude, les privil�gi�s sont aussi g�n�s de leurs privil�ges que le voleur d�butant est embarrass� de la montre en or dont il vient de s'emparer. Les milieux dirigeants sovi�tiques �prouvent devant les masses une peur purement bourgeoise. Staline justifie th�oriquement les privil�ges grandissants en invoquant l'Internationale communiste; et d�fend l'aristocratie sovi�tique � l'aide des camps de concentration. Pour que le syst�me puisse tenir, il faut que Staline se range de temps � autre du c�t� du "peuple", contre la bureaucratie, avec le consentement tacite de celle-ci, bien entendu. Il se voit oblig� de recourir au vote secret pour nettoyer un peu l'appareil de l'Etat d'une corruption d�vorante.

D�s 1928, Rakovsky �crivait, � l'occasion d'histoires de gangsters arriv�es au sein de la bureaucratie et r�v�l�es au grand public: "Le plus caract�ristique dans cette vague de scandales, et le plus dangereux, c'est la possibilit� des masses, des masses communistes encore plus que des masses sans parti... Dans leur crainte des puissants ou par indiff�rence politique, elles n'ont pas protest� ou se sont born�es � murmurer." Au cours des huit ann�es �coul�es depuis lors, la situation s'est infiniment aggrav�e. La corruption de l'appareil, se manifestant � chaque pas, a fini par menacer l'existence de l'Etat, non comme l'instrument de la transformation socialiste de la soci�t�, mais comme la source du pouvoir, des revenus et des privil�ges des dirigeants. Staline a d� laisser entrevoir ce motif de la r�forme. "Bon nombre de nos institutions, dit-il � M. Howard, travaillent mal... Le vote secret servira � la population d'aiguillon contre les organes du pouvoir fonctionnant mal." Remarquable aveu: apr�s que la bureaucratie ait, de ses mains, cr�� la soci�t� socialiste, elle �prouve le besoin d'un... aiguillon? Et c'est le mobile de la r�forme constitutionnelle! Il en est encore un autre, non moins important.

En liquidant les soviets, la nouvelle constitution dissout la classe ouvri�re dans la masse de la population. Les soviets, il est vrai, ont depuis longtemps perdu toute port�e politique. Mais la croissance des antagonismes sociaux et l'�veil de la nouvelle g�n�ration eussent pu les ranimer. Il faut surtout craindre les soviets des villes � l'activit� desquels prennent part les jeunes et notamment des jeunes communistes exigeants. Le contraste de la mis�re et du luxe est trop saisissant dans les centres. Le premier souci de l'aristocratie sovi�tique est de se d�barrasser des soviets des ouvriers et des soldats rouges. On fait face plus facilement au m�contentement des campagnes dispers�es. On peut m�me, avec un certain succ�s, se servir des paysans des kolkhozes contre les ouvriers des villes. Ce n'est pas la premi�re fois que la r�action bureaucratique s'appuie sur les campagnes contre les villes.

Ce qu'il y a dans la nouvelle constitution d'important en principe, ce qui la met r�ellement bien au-dessus des constitutions les plus d�mocratiques des pays bourgeois, n'est que la transcription prolixe des documents essentiels de la r�volution d'Octobre. L'appr�ciation des conqu�tes �conomiques qu'on y trouve d�forme la r�alit� � travers le prisme du mensonge et de la vantardise. Tout ce qui concerne les libert�s et la d�mocratie n'est qu'usurpation et cynisme.

Faisant un �norme pas en arri�re, reculant des principes socialistes aux principes bourgeois, la nouvelle constitution, coup�e et cousue sur mesure pour la caste dirigeante, se situe dans la ligne historique du renoncement � la r�volution mondiale au profit de la Soci�t� des Nations, de la restauration de la famille petite-bourgeoise, de la substitution de l'arm�e permanente aux milices, du r�tablissement des grades et des d�corations, de l'accroissement des in�galit�s. Consacrant l'absolutisme "hors classe", la nouvelle constitution cr�e les conditions politiques de la renaissance d'une nouvelle classe poss�dante.


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