1938 |
Le marxisme face aux questions de morale.... et aux cafres. |
Leur morale et la nôtre
Des "règles obligatoires de la morale"
L'homme qui ne veut ni retourner à Moïse, au Christ ou à Mahomet, ni se contenter d'un arlequin éclectique doit reconnaître que la morale est le produit du développement social ; qu'elle n'a rien d'invariable ; qu'elle sert les intérêts de la société ; que ces intérêts sont contradictoires ; que la morale a, plus que toute autre forme d'idéologie, un caractère de classe.
N'y a-t-il pas pourtant des règles élémentaires de morale élaborées par le développement de l'humanité tout entière et nécessaires à la vie de toute collectivité ? Il y en a, certes, mais leur efficience est très instable et limitée. Les normes "impératives pour tous" sont d'autant moins efficientes que la lutte des classes devient plus âpre. La guerre civile, forme culminante de la lutte des classes, abolit violemment tous les liens moraux entre les classes ennemies.
Placé dans des conditions "normales", l'homme "normal" observe le commandement: "Tu ne tueras point !" Mais s'il tue dans les circonstances exceptionnelles de la légitime défense, le jury l'acquitte. Si, au contraire, il tombe victime d'une agression, l'agresseur sera tué par décision de justice. La nécessité d'une justice et de la légitime défense découle de l'antagonisme des intérêts. Pour ce qui est de l'Etat, il se contente en temps de paix de légaliser les exécutions d'individus pour, en temps de guerre, transformer le "Tu ne tueras point" en un commandement diamétralement opposé. Les gouvernements les plus humains qui "détestent" la guerre en temps de paix font, en temps de guerre, de l'extermination d'une partie aussi grande que possible de l'humanité, le devoir de leurs armées.
Les règles "généralement reconnues" de la morale gardent le caractère algébrique, c'est-à-dire indéfini, qui leur est propre. Elles expriment seulement le fait que l'homme, dans son comportement individuel, est lié par certaines normes générales, puisqu'il appartient à la société. L'"impératif catégorique" de Kant est la plus haute généralisation de ces normes. Mais en dépit de la situation éminente que cet impératif occupe dans l'Olympe philosophique, il n'a rien, absolument rien de catégorique, n'ayant rien de concret. C'est une forme sans contenu.
La cause du vide des formes obligatoires pour tous c'est que, dans toutes les circonstances importantes, les hommes ont un sentiment beaucoup plus immédiat et plus profond de leur appartenance à une classe sociale qu'à la "société". Les normes de morale "obligatoire pour tous" reçoivent en réalité un contenu de classe, en d'autres termes, antagonique. La norme morale est d'autant plus catégorique qu'elle est moins "obligatoire pour tous". La solidarité ouvrière, surtout dans les grèves ou derrière les barricades, est infiniment plus catégorique que la solidarité humaine en général.
La bourgeoisie, dont la conscience de classe est très supérieure, par sa plénitude et son intransigeance, à celle du prolétariat, a un intérêt vital à imposer "sa" morale aux classes exploitées. Les normes concrètes du catéchisme bourgeois sont camouflées à l'aide d'abstractions morales placées elles-mêmes sous l'égide de la religion, de la philosophie ou de cette chose hybride qu'on appelle le "bon sens". L'invocation des normes abstraites n'est pas une erreur désintéressée de la philosophie, mais un élément nécessaire du mécanisme de la lutte des classes. Faire ressortir cette duperie, dont la tradition remonte à des millénaires, est le premier devoir du révolutionnaire prolétarien.