1930

 

 

L�on Trotsky

MA VIE

 

17 la pr�paration d'une autre r�volution

Mon travail, pendant les ann�es de la r�action, a consist� pour une bonne part en commentaires sur la r�volution de 1905 et en une pr�paration th�orique pour l'autre r�volution.

Peu apr�s mon arriv�e � l'�tranger, je fis une tourn�e dans les colonies russes d'�migr�s et d'�tudiants, leur lisant deux conf�rences : l'une sur le Sort de la r�volution russe (en fonction de la situation politique actuelle) ; l'autre intitul�e: Capitalisme et socialisme (perspectives de r�volution sociale). La premi�re de ces conf�rences d�montrait que la perspective de la r�volution russe, en tant que r�volution permanente, �tait confirm�e par l'exp�rience de 1905. La seconde conf�rence rattachait la r�volution russe � la r�volution mondiale.

A dater d'octobre 1908, j'�ditai � Vienne un journal russe, Pravda, destin� aux masses ouvri�res. Ce journal parvenait en Russie par des moyens de contrebandiers, soit par la fronti�re galicienne, soit par la mer Noire. Il parut pendant trois ans et demi, il fut tout au plus bi-mensuel, mais sa pr�paration exigeait un travail consid�rable et minutieux. La correspondance secr�te avec la Russie prenait beaucoup de temps. Je me trouvais en outre en liaison avec l'union ill�gale des marins de la mer Noire que j'aidais pour la publication de leur journal.

Mon principal collaborateur � la Pravda fut A. A. Ioff�, qui devint dans la suite le diplomate sovi�tique bien connu. C'est de notre s�jour � Vienne que date notre amiti�.

Ioff� �tait un homme de haute valeur par ses id�es, d'une grande douceur personnelle et d'un d�vouement � la cause que rien ne pouvait �branler. Il donnait � la Pravda ses forces comme ses ressources.

Souffrant d'une affection nerveuse, il suivit un traitement psychanalytique chez le fameux docteur viennois Alfred Adler, qui avait d�but� comme disciple du professeur Freud mais qui, ensuite, fit opposition � son ma�tre et cr�a sa propre �cole de psychologie individuelle. Par l'interm�diaire de Ioff�, je pris connaissance des probl�mes de la psychanalyse qui me parurent extr�mement s�duisants, quoique bien des choses dans ce domaine restent encore flottantes et fragiles, ouvrant toute carri�re � la fantaisie et � l'arbitraire.

J'eus pour autre collaborateur l'�tudiant Skob�lev, qui devait �tre plus tard ministre du Travail dans le cabinet K�rensky. Lorsque nous nous retrouv�mes en 1917, nous �tions des ennemis.

Pendant un certain temps, le secr�taire g�n�ral de la Pravda fut Victor Kopp, maintenant ministre des soviets en Su�de.

Pour une question qui int�ressait la Pravda de Vienne, Ioff� se rendit en Russie. Il fut arr�t� � Odessa, resta longtemps emprisonn�, et fut ensuite d�port� en Sib�rie. Il ne devait �tre d�livr� que par la r�volution de mars 1917.

Ioff� fut un des artisans les plus actifs de la r�volution d'Octobre. Le courage personnel de cet homme gravement malade �tait v�ritablement merveilleux. Je vois encore, comme si nous y �tions, cette silhouette plut�t corpulente s'avan�ant sous un ciel d'automne, � travers un champ que fouillent les obus, aux approches de P�tersbourg, en 1919. En son v�tement distingu� de diplomate, la canne � la main, avec un affable sourire sur son calme visage, exactement comme s'il se promenait Unter den Linden, Ioff� regardait avec curiosit� les explosions de projectiles qui avaient lieu tout pr�s de nous, sans acc�l�rer et sans ralentir son allure.

C'�tait un bon orateur, r�fl�chi et prenant � l'�me ; comme �crivain, il valait autant. Dans tous ses travaux, il se montrait m�ticuleux, qualit� qui manque tellement � nombre de r�volutionnaires. L�nine appr�ciait hautement le travail diplomatique de Ioff�. J'ai �t� li� plus �troitement que personne avec cet homme pendant de nombreuses ann�es. Son d�vouement dans l'amiti� et sa fid�lit� aux id�es n'avaient rien de comparable.

Il finit tragiquement. De graves maladies h�r�ditaires le rongeaient. Il ne souffrait pas moins de la pers�cution �hont�e qu'exer�aient les �pigones � l'�gard des marxistes. N'ayant plus la possibilit� de combattre sa maladie, ni par cons�quent de poursuivre une lutte politique, Ioff� se suicida pendant l'automne de 1927. La lettre qu'il �crivit pour moi avant de mourir fut vol�e, sur sa table de nuit, par les agents de Staline. Les lignes qui en appelaient � une attention affectueuse furent arrach�es du texte, falsifi�es, mensong�rement rapport�es par Iaroslavsky et d'autres individus moralement d�chus. Cela n'emp�chera pas le nom de Ioff� d'�tre inscrit pour toujours dans le livre de la r�volution, comme un des plus beaux.

Pendant la p�riode la plus sombre, la plus ferm�e aux espoirs, de la r�action, Ioff� et moi attend�mes en toute assurance une nouvelle r�volution et pr�cis�ment dans la forme qu'elle devait prendre en 1917.

Svertchkov, qui, en ces ann�es-l�, �tait mench�vik, et qui est maintenant un staliniste, �crit dans ses souvenirs sur la Pravda de Vienne :

"Dans ce journal, il [Trotsky] continuait avec pers�v�rance et ent�tement � soutenir l'id�e d'une r�volution russe "permanente", c'est-�-dire qu'il d�montrait qu'une fois commenc�e, la r�volution ne pourrait s'arr�ter avant d'avoir amen� le renversement du capitalisme et l'�tablissement du r�gime socialiste dans le monde entier.

On se moquait de lui, on l'accusait d'�tre un romantique et de bien d'autres p�ch�s, du c�t� des bolcheviks comme de celui des mench�viks, mais il persistait, il maintenait son point de vue, sans s'arr�ter aux attaques."

En 1909, je caract�risais comme il suit les rapports r�volutionnaires entre le prol�tariat et les paysans, dans la revue polonaise de Rosa Luxembourg :

"Le cr�tinisme local est la mal�diction historique des mouvements ruraux. L'ineptie politique du moujik qui d�molissait tout chez le seigneur du village pour s'emparer de sa terre et qui, ensuite, ayant rev�tu la blouse du soldat, allait tirer sur les ouvriers, a bris� le premier flot de la r�volution russe (1905). Tous les �v�nements de cette r�volution peuvent �tre consid�r�s comme une s�rie d'impitoyables le�ons de choses, au moyen desquelles l'histoire fait entrer dans la t�te des paysans l'id�e d'une liaison entre le besoin qu'ils �prouvent de poss�der des terres et le probl�me central d'un nouveau pouvoir d'Etat."

Citant l'exemple de la Finlande, o� la social-d�mocratie avait pris une formidable importance dans les campagnes, je concluais ainsi :

"Quelle ne sera pas la nouvelle influence que conquerra chez les paysans notre parti, au cours et par suite de la direction qu'il prendra d'un nouveau mouvement, infiniment plus �tendu, des masses de la ville et des villages! Cela sera, bien entendu, si nous ne d�posons pas nous-m�mes les armes, redoutant les s�ductions du pouvoir politique vers lequel nous portera in�vitablement le flot nouveau."

Est-ce ainsi que l'on "ignore la classe paysanne" ou que l'on "saute par-dessus la question agraire" ?

Le 4 d�cembre 1909, lorsque la r�volution semblait �cras�e pour toujours et sans espoir de rel�vement, j'�crivais dans la Pravda: "D�s � pr�sent, � travers les sombres nu�es de r�action qui nous couvrent, nous entrevoyons la lueur d'un nouvel Octobre victorieux."

Les lib�raux n'�taient pas seuls � railler ces paroles: les mench�viks faisaient de m�me; � tous il semblait que c'�taient l� des cris d�clamatoires pour la propagande, et rien de plus. Le professeur Milioukov, auquel on doit en partie l'invention du terme "le trotskysme", me r�pliquait :

"L'id�e d'une dictature du prol�tariat est tout � fait enfantine et pas un homme en Europe ne la soutiendra."

N�anmoins, en 1917, eurent lieu des �v�nements qui ont d� fortement �branler la superbe assurance du professeur lib�ral.

Pendant les ann�es de la r�action, je m'occupai des probl�mes de la situation g�n�rale du commerce et de l'industrie, sur le plan mondial comme � l'�chelle nationale. C'�tait l'int�r�t de la r�volution qui me guidait: je cherchais � m'expliquer la d�pendance mutuelle des fluctuations commerciales et industrielles, d'une part, et, d'autre part, des phases du mouvement ouvrier et de la lutte r�volutionnaire. Sur ce point, comme dans toutes les questions du m�me ordre, je me gardais surtout d'�tablir une d�pendance automatique de la politique � l'�gard de l'�conomie. Les r�actions mutuelles devaient �tre d�duites du processus pris dans son ensemble.

Je me trouvais encore en Boh�me, dans la petite ville de Hirschberg quand il y eut � la Bourse de New-York a black Friday. Cette journ�e pr�sageait une crise mondiale qui devait fatalement gagner la Russie, secou�e par la guerre qu'elle avait men�e contre le Japon et par la r�volution. Quelles seraient les cons�quences de cette crise ?

L'opinion qui pr�dominait dans le parti, et il faut ajouter dans ses deux fractions, �tait que la crise provoquerait une aggravation de la lutte r�volutionnaire. J'adoptai un autre point de vue. Apr�s une p�riode de grandes batailles et de grandes d�faites, une crise agit sur la classe ouvri�re non pour l'exalter, mais pour l'accabler: elle lui enl�ve toute confiance en ses propres forces et d�compose en elle les forces politiques. Il faut qu'une nouvelle animation dans la vie industrielle vienne alors resserrer le prol�tariat, le r�g�n�rer, lui redonner de l'assurance, le rendre capable de poursuivre la lutte.

Cette pr�vision parut sujette � critique et � d�fiance. Les �conomistes officiels du parti d�veloppaient, en outre, cette id�e qu'en r�gime de contre-r�volution un redressement industriel n'�tait en g�n�ral pas possible.

M'opposant � eux, je partais de ce point qu'une nouvelle animation de la vie politique �tait in�vitable, que ce rel�vement devait susciter une nouvelle vague de gr�ves. Apr�s quoi une nouvelle crise �conomique pourrait donner une impulsion � la lutte r�volutionnaire.

Ces pr�visions furent enti�rement justifi�es. Le redressement industriel eut lieu en 1910, ind�pendamment de la contre-r�volution. Aussit�t se d�clencha un mouvement de gr�ves. La fusillade dirig�e, en 1912, contre les ouvriers des gisements aurif�res de la L�na eut un �cho formidable dans tout le pays. En 1914, lorsque la crise fut indubitable, P�tersbourg devint l'ar�ne des barricades ouvri�res. Poincar� a pu s'en rendre compte quand il vint en visite chez le tsar, � la veille de la guerre.

Cette exp�rience th�orique et politique eut pour moi une valeur inappr�ciable dans la suite. Au IIIe congr�s de l'Internationale communiste, je dressai contre moi l'�crasante majorit� des d�l�gu�s lorsque j'affirmai avec insistance qu'un redressement �conomique de l'Europe d'apr�s-guerre �tait in�vitable et serait la condition premi�re de nouvelles crises r�volutionnaires. Bien plus r�cemment, j'eus encore � reprocher au VIe congr�s de l'I. C. de n'avoir pas du tout compris le revirement �conomique et politique qui s'�tait produit en Chine, de s'�tre tromp� en esp�rant, apr�s les cruelles d�faites qu'a subies la r�volution dans ce pays, une reprise du mouvement r�volutionnaire comme cons�quence de l'aggravation de la crise �conomique int�rieure.

La dialectique de ce processus n'est pas tellement complexe en soi. Mais il est plus ais� de la formuler dans les grandes lignes que de la d�couvrir en chaque occasion qui se pr�sente, dans les faits m�mes de la vie. Jusqu'� ce jour, je me heurte, sur cette question, � des pr�jug�s des plus tenaces qui, en politique, conduisent � des fautes grossi�res et � de tr�s p�nibles cons�quences.

Dans les appr�ciations que donnait la Pravda sur les destin�es ult�rieures du mench�visme et sur les t�ches d'organisation du parti, elle �tait loin d'atteindre � la clairvoyance de L�nine. J'esp�rais encore que la r�volution prochaine forcerait les mench�viks � s'engager, comme en 1905, dans la voie r�volutionnaire. Je n'accordais pas assez d'importance � la s�lection id�ologique pr�paratoire, � la trempe politique qu'il faut d'abord acqu�rir. Dans les questions de d�veloppement � l'int�rieur du parti, je p�chais par une sorte de fatalisme socialo-r�volutionnaire. C'�tait une position erron�e. Mais elle �tait incalculablement sup�rieure au fatalisme bureaucratique, d�pourvu d'id�ologie, qui distingue la majorit� de mes critiques actuels dans le camp de l'Internationale communiste.

En 1912, lorsque l'on constata sans le moindre doute un nouveau redressement politique, je tentai de convoquer une conf�rence d'unification de toutes les fractions de la social-d�mocratie. En cette p�riode, je n'�tais pas seul � esp�rer la reconstitution de l'unit� de la social-d�mocratie russe: l'exemple de Rosa Luxembourg en est la preuve. Pendant l'�t� de 1911, elle �crivit:

"Malgr� tout, l'unit� du parti peut �tre sauvegard�e si l'on contraint les deux fractions � convoquer une conf�rence commune."

En ao�t 1911, elle r�p�tait :

"Le seul moyen de sauver l'unit� est de r�aliser une conf�rence g�n�rale, compos�e d'hommes envoy�s de Russie, car ceux qui vivent l�-bas veulent la paix entre eux et l'unit�, et ils sont la seule force qui puisse mettre � la raison nos coqs de l'�tranger."

Parmi les bolcheviks eux-m�mes, les tendances � la conciliation �taient alors tr�s fortes et je ne perdais pas l'espoir que cela engagerait L�nine aussi � participer � la conf�rence. Pourtant, il s'opposa de toutes ses forces � l'unification. Toute la suite des �v�nements a d�montr� que L�nine avait eu raison.

La conf�rence eut lieu � Vienne en ao�t 1912, sans l'assistance des bolcheviks, et je me trouvai, formellement, engag� dans un "bloc" avec les mench�viks et certains groupes de bolcheviks dissidents. Ce bloc n'avait pas de base politique; sur toutes les questions essentielles, j'�tais en d�saccord avec les mench�viks. La lutte contre eux reprit d�s le lendemain de la cl�ture de la conf�rence. Quotidiennement, de graves conflits surgissaient, provoqu�s par la profonde opposition des deux tendances: celle de la r�volution sociale et celle du r�formisme d�mocratique.

Le 4 mai, peu avant la conf�rence, Axelrod �crivait ceci :

"De la lettre de Trotsky il m'est rest� l'impression tr�s p�nible qu'il ne d�sire pas se rapprocher effectivement, s�rieusement, de nous et des amis que nous avons en Russie... pour un travail commun contre l'ennemi commun."

En effet, je n'avais pas et je ne pouvais avoir l'intention de m'unir avec les mench�viks pour combattre... les bolcheviks.

Apr�s la conf�rence, Martov se plaint, dans une lettre � Axelrod, de voir que Trotsky reprend "les pires mani�res de l'individualisme litt�raire de L�nine et de Pl�khanov".

La correspondance d'Axelrod et de Martov qui a �t� publi�e voici quelques ann�es t�moigne de la haine av�r�e qu'ils avaient pour moi. Bien qu'il y e�t entre eux et moi un ab�me, je n'ai jamais �prouv� le m�me sentiment � leur �gard. Et maintenant encore, j'�voque avec reconnaissance ce dont je leur fus redevable en mes jeunes ann�es.

L'�pisode de ce qu'on a appel� "le bloc d'ao�t" est relat� dans tous les manuels "antitrotskystes" de l'�poque des �pigones.. Pour les novices et les ignorants, on repr�sente en outre le bolch�visme comme �tant sorti tout arm� du laboratoire de l'histoire. Or, l'histoire de la lutte entre bolcheviks et mench�viks est aussi l'histoire d'incessantes tentatives d'unification. Quand L�nine rentra en Russie, en 1917, il fit un dernier effort pour traiter avec les mench�viks-internationalistes. Lorsque je rentrai d'Am�rique, en mai, la majorit� des organisations social-d�mocrates en province se composait de bolcheviks et de mench�viks unifi�s. A la conf�rence du parti qui avait eu lieu en mars 1917, peu de temps avant l'arriv�e de L�nine, Staline pr�chait l'union avec le parti de Ts�r�telli. M�me apr�s la r�volution d'Octobre, Zinoviev, Kam�nev, Rykov, Lounatcharsky et des dizaines d'autres lutt�rent avec acharnement pour une coalition avec les socialistes-r�volutionnaires et les mench�viks. Et ce sont ces hommes qui, maintenant, essaient de prolonger leur existence id�ologique en r�pandant d'�pouvantables histoires sur la conf�rence d'unification qui se tint � Vienne en 1912 !

La Kievska�a Mysl me proposa de partir comme correspondant de guerre pour les Balkans. Cette offre �tait d'autant plus opportune, que de toute �vidence, la conf�rence d'ao�t avait d�j� avort�. Je sentais le besoin de m'arracher, au moins pour quelque temps, aux affaires de l'�migration russe. Plusieurs mois pass�s dans la p�ninsule balkanique, en temps de guerre, me furent d'un grand enseignement.

Je me rendis en septembre dans le Sud-Orient. Je croyais la guerre non seulement probable, mais in�vitable. Mais lorsque, sur le pav� de Belgrade, je vis de longues files de r�servistes, lorsque je vis clairement qu'aucun retour en arri�re n'�tait possible, que la guerre serait, qu'elle aurait lieu dans quelques jours, lorsque j'appris que quelques hommes bien connus de moi portaient d�j� le fusil sur la fronti�re et qu'ils seraient forc�s, les premiers, de tuer et de mourir, la guerre que j'avais envisag�e si l�g�rement dans mes pens�es et mes articles me parut invraisemblable, impossible. Je regardai passer comme un fant�me tel r�giment qui partait pour le front, -le 18e d'infanterie, en uniforme kaki, ayant pour chaussures des lapti et des brins de verdure au bonnet. Ces chaussons de teille et ce feuillage sur la t�te, avec un complet �quipement pour la bataille, donnaient aux soldats l'air de victimes destin�es au sacrifice. Et rien ne pouvait �tre aussi poignant en ce moment, aussi intol�rable, rien ne marquait mieux la folie de la guerre, que ces branchettes et ces chaussons de moujiks. Combien la g�n�ration actuelle a distanc� les habitudes et les �tats d'�me de 1912! Je comprenais fort bien, d�s lors, qu'un point de vue de moraliste humanitaire sur le processus historique est tout ce qu'il y a de plus st�rile. Mais je n'en �tais pas aux explications, je vivais un sentiment. Mon �me �tait p�n�tr�e directement, indiciblement, par le tragique de l'histoire: impuissance devant le destin, cuisante douleur pour ces nu�es de sauterelles que sont les hommes.

La guerre fut d�clar�e deux ou trois jours apr�s.

"En Russie, �crivais-je, vous le savez et vous y croyez; mais moi, ici, je ne puis y croire. Cette combinaison de choses tout ordinaires, quotidiennes, humaines, -poules, cigares, gamins morveux, aux pieds nus,- avec le fait incroyablement tragique de la guerre,- ne me rentre pas dans la t�te. Je sais que la guerre est d�clar�e, qu'elle est commenc�e, mais je n'ai pas encore appris � y croire."

Il fallut pourtant bien y croire, et pour longtemps.

Les ann�es 1912-1913 me permirent de conna�tre de pr�s la Serbie, la Bulgarie, la Roumanie et -de savoir ce que c'est que la guerre. Ce fut, sous beaucoup de rapports, une importante pr�paration non seulement � 1914, mais � 1917. Dans mes articles, j'ouvris la lutte contre l'imposture du slavophilisme, contre le chauvinisme en g�n�ral, contre les illusions de la guerre, contre les m�thodes scientifiquement organis�es du bourrage de cr�nes.

La r�daction de la Kievska�a Mysl eut assez de cran pour imprimer l'article dans lequel je racontais les atrocit�s commises par des Bulgares sur des Turcs bless�s et prisonniers et d�non�ais le complot du silence observ� dans la presse russe.

Il s'ensuivit une temp�te d'indignation dans la presse lib�rale. Le 30 janvier 1913, je posai � Milioukov une question "extra-parlementaire" sur les actes de sauvagerie commis par des "Slaves" contre des Turcs. Clou� au mur, Milioukov, d�fenseur jur� de la Bulgarie officielle, essaya vainement de s'en tirer par des balbutiements. La pol�mique dura quelques semaines. Il �tait in�vitable que les journaux du gouvernement insinuassent que, sous le pseudonyme d'Antide Oto, se cachait non seulement un �migr�, mais un agent de l'Autriche-Hongrie.

Le mois que je passai en Roumanie me lia avec Dobrujanu-Gherea et consolida � tout jamais mon amiti� avec Rakovsky, que je connaissais depuis 1903.

Dobrujanu, r�volutionnaire russe des ann�es 1870-1880, s'�tait arr�t� "en passant", en Roumanie, � la veille de la guerre russo-turque; les circonstances l'amen�rent � y rester. Quelques ann�es plus tard notre compatriote, sous le nom de Gherea, prit une grande influence d'abord sur les intellectuels roumains, puis sur les ouvriers avanc�s. La critique litt�raire, bas�e sur la vie sociale, fut le principal domaine dans lequel Gherea forma la conscience de l'avant-garde des intellectuels roumains. Partant de questions d'esth�tique et de morale individuelle, il conduisait au socialisme scientifique. La plupart des hommes politiques de la Roumanie, de presque tous les partis, ont pass� dans leur jeunesse par une courte �cole de marxisme sous la direction de Gherea. Ce qui ne les a pas emp�ch�s d'ailleurs, en leurs ann�es de maturit�, de mener une politique de banditisme r�actionnaire.

Christian Rakovsky est une des figures les plus internationales dans le mouvement europ�en. Bulgare d'origine, natif de la ville de Kotel, qui est au coeur m�me de la Bulgarie, mais sujet roumain parce que la carte le voulait ainsi, m�decin form� � l'�cole fran�aise, Russe par ses liaisons, ses sympathies et ses ouvrages, Rakovsky poss�de toutes les langues des Balkans et quatre langues europ�ennes; en diverses p�riodes, il a activement particip� � la vie int�rieure de quatre partis socialistes: bulgare, russe, fran�ais et roumain -pour devenir ensuite un des leaders de la f�d�ration des soviets, un des fondateurs de l'Internationale communiste, le pr�sident du soviet des commissaires du peuple de l'Ukraine, le repr�sentant diplomatique de l'U. R. S. S. en Angleterre et en France, et pour partager le sort de l'opposition de gauche. Les caract�ristiques personnelles de Rakovsky, de larges vues sur la situation internationale et une profonde noblesse d'�me, l'ont rendu particuli�rement odieux � Staline qui incarne les traits exactement oppos�s.

En 1913, Rakovsky fut l'organisateur et le leader du parti socialiste roumain qui devait, plus tard, adh�rer � l'Internationale communiste. Le parti grandissait. Rakovsky �tait le directeur de son journal quotidien et lui fournissait des fonds. Au bord de la mer Noire, non loin de Mangalia, Rakovsky poss�dait par h�ritage une petite propri�t� dont le revenu servait � soutenir le parti socialiste roumain et un bon nombre de groupes et personnalit�s r�volutionnaires dans d'autres pays. Rakovsky passait trois jours par semaine � Bucarest, �crivant des articles, dirigeant les s�ances du comit� central, parlant dans des meetings, conduisant des manifestations. Ensuite, il prenait le train pour regagner le rivage de la mer Noire, rapportant chez lui de la ficelle, des clous, divers objets indispensables. Il allait aux champs, v�rifiant le travail d'un nouveau tracteur, courant derri�re la machine, dans le sillon, en redingote de citadin. Le surlendemain, Rakovsky rentrait en ville au plus vite pour ne pas manquer un meeting ou une s�ance. Je l'accompagnais dans ses voyages et admirais cette �nergie bouillonnante, infatigable, cette constante fra�cheur d'esprit, et tant de d�licates attentions � l'�gard des petites gens. Dans les rues de Mangalia, Rakovsky, en un quart d'heure, passait de la langue roumaine au turc, du turc au bulgare, puis � l'allemand et au fran�ais, s'adressant � des colons et repr�sentants de commerce; il en venait au russe avec des skoptsy qui habitaient les environs en grand nombre. Ses propos �taient ceux d'un propri�taire, d'un docteur, d'un Bulgare, d'un sujet roumain et, plus souvent encore, d'un socialiste. C'est ainsi qu'il passa devant mes yeux, miracle vivant, dans les rues de cette petite ville �cart�e, insouciante, paresseuse, du bord de la mer. Mais, la nuit venue, il roulait dans le train, � toute vitesse, vers le champ de bataille. Et il se sentait aussi bien, il avait la m�me assurance � Bucarest qu'� Sofia, � Paris, � P�tersbourg ou � Kharkov.

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Les ann�es de ma deuxi�me �migration furent celles de ma collaboration � la presse d�mocratique russe. Je d�butai dans la Kievska�a Mysl par un grand article sur la revue munichoise Simplicissimus qui, pendant un certain temps, m'int�ressa � tel point que j'en feuilletai attentivement tous les cahiers depuis le premier de la collection: les dessins de T. T. Heine �taient alors encore tout p�n�tr�s d'un vif sentiment social.

Vers le m�me temps, j'�tudiai de plus pr�s la litt�rature allemande contemporaine. J'�crivis m�me sur Wedekind un grand article de critique sociale, car on s'occupait de plus en plus de lui en Russie � mesure que d�clinaient les �lans r�volutionnaires.

La Kievska�a Mysl �tait, dans le Midi, le journal radical le plus r�pandu, et il se colorait de marxisme. Un quotidien de cette sorte ne pouvait exister qu'� Kiev o� la vie industrielle est peu avanc�e, o� les antagonismes de classes ne sont pas d�velopp�s, o� il existe de grandes traditions de radicalisme intellectuel. Mutatis mutandis, on peut dire que ce journal radical fut fond� � Kiev pour les m�mes raisons qui appel�rent � Munich l'apparition du Simplicissimus.

J'�crivais pour la Mysl des articles tr�s vari�s, parfois tr�s risqu�s au point de vue de la censure. Souvent, de petits articles �taient le r�sultat d'un grand travail pr�paratoire. Bien entendu, je ne pouvais pas dire dans un journal qui paraissait l�galement et qui n'appartenait pas au parti, tout ce que j'avais envie de dire. Mais je n'�crivais jamais ce que je ne voulais pas dire. Les articles que j'ai donn�s � la Kievska�a Mysl ont �t� reproduits en plusieurs tomes par les �ditions des soviets. Je n'ai pas eu � renier une ligne de ce que j'avais �crit. Peut-�tre n'est-il pas inutile de rappeler maintenant que j'ai collabor� � la presse bourgeoise avec l'assentiment formel du comit� central o� L�nine avait pour lui la majorit�.

J'ai d�j� dit que, d�s notre arriv�e, nous nous �tions install�s en banlieue.

"Hutteldorf, a �crit ma femme, me plut. Le logement �tait meilleur que nous ne l'avions pu esp�rer, car ici les villas se louaient d'ordinaire au printemps, et nous pr�mes logis pour l'automne et l'hiver. De nos fen�tres s'apercevaient les montagnes, toutes color�es du rouge sombre automnal. On pouvait gagner le large par une porte � claire-voie, sans passer par la rue. En hiver, le dimanche, des Viennois tra�nant des luges, portant des skis, couverts de sweaters, coiff�s de petits bonnets aux couleurs vives, passaient par chez nous, en route vers la montagne. En avril, nous d�mes quitter les lieux, le prix de la location �tant doubl� d�j�, dans le jardin et au-del�, fleurissaient les violettes qui embaumaient les chambres, par les fen�tres ouvertes. C'est l� que naquit S�rioja. Nous d�mes d�m�nager vers un endroit plus d�mocratique, Sievering.

Nos enfants parlaient le russe et, en m�me temps, l'allemand. Au "jardin d'enfants" et � l'�cole, ils s'expliquaient en allemand; � la maison, jouant ensemble, ils continuaient � parler la m�me langue; mais, d�s que leur p�re ou moi les interpellions, ils revenaient � l'emploi du russe. Lorsque nous leur parlions allemand, ils �prouvaient une certaine g�ne et r�pondaient en russe. Au cours des derni�res ann�es, ils s'assimil�rent le parler viennois et le poss�d�rent merveilleusement.

Ils aimaient � fr�quenter la famille Kliatchko, dans laquelle le ma�tre de maison, sa femme et leurs enfants d�j� grands avaient pour eux toutes sortes d'attentions, leur montraient bien des choses int�ressantes et leur faisaient de beaux cadeaux.

Nos enfants aimaient aussi Riazanov, le commentateur bien connu de Marx. Riazanov, qui habitait alors � Vienne, frappait l'imagination de nos gar�ons par ses prouesses de gymnaste et leur plaisait par tout le bruit qu'il faisait. Un jour, notre cadet, chez le coiffeur, attendait d'�tre tondu, et j'�tais assise l�: du doigt, S�rioja me fit signe pour m'appeler et me dit � l'oreille :

-Je veux qu'il me coiffe comme Riazanov.

Il avait �t� s�duit par le vaste cr�ne chauve de Riazanov, qui n'�tait pas comme la t�te des autres, mais beaucoup mieux.

Lorsque Liovik entra � l'�cole, la question du cat�chisme se posa. Selon la loi autrichienne de l'�poque, les enfants devaient �tre �duqu�s jusqu'� quatorze ans dans la foi de leurs p�res. Comme il n'y avait aucune indication de religion dans nos papiers d'identit�, nous chois�mes pour nos enfants la confession luth�rienne, religion qui nous parut la plus l�g�re pour leurs jeunes �paules, pour leurs jeunes �mes.

Le dogme de Luther �tait enseign� par une institutrice, dans l'�cole m�me, mais en dehors des heures de classe proprement dites. Ces le�ons plaisaient � Liovik, cela se voyait � sa frimousse, mais il ne jugeait pas utile de s'exprimer longuement l�-dessus � la maison. Un soir, comme il �tait d�j� couch�, je l'entendis chuchoter quelque chose dans son lit. Je lui demandai de quoi il parlait. Il me r�pondit:

-C'est une pri�re. Tu sais, il y a des pri�res tr�s jolies. C'est comme des vers."

D�s l'�poque de ma premi�re �migration, mes parents firent quelques premiers voyages � l'�tranger. Ils vinrent me voir � Paris; ensuite, � Vienne, ils m'amen�rent ma fille a�n�e qu'ils avaient gard�e chez eux, au village. En 1910, ils vinrent � Berlin. Vers ce temps, ils s'�taient d�j� d�finitivement r�sign�s � me voir suivre ma destin�e. Dans ce sens, le dernier argument massue fut, semble-t-il, la publication de mon premier livre en allemand.

Ma m�re �tait gravement malade, d'une actinomycose. Elle endura, pendant ses dix derni�res ann�es, ses souffrances comme une charge de plus, sans cesser de travailler. On lui fit, � Berlin, l'ablation d'une glande surr�nale. Elle avait alors soixante ans. Dans les premiers mois qui suivirent l'op�ration, sa sant� redevint florissante. Le cas fut assez largement remarqu� dans le monde m�dical. Mais la maladie reprit bient�t son cours et, en quelques mois, l'emporta. Ma m�re est morte � Ianovka o� elle avait pass� son existence de travailleuse et �lev� ses enfants.

Ce grand chapitre sur mon s�jour � Vienne ne serait pas complet si j'omettais de dire que nos amis les plus intimes, en cet endroit, furent le vieil �migr� S. L. Kliatchko et sa famille. Toute l'histoire de ma deuxi�me �migration est li�e �troitement � la vie de cette famille, qui �tait un v�ritable foyer de larges int�r�ts politiques, et, en g�n�ral, de pr�occupations intellectuelles, o� l'on faisait de la musique, o� l'on parlait quatre langues, o� l'on entretenait les relations les plus vari�es avec des personnalit�s europ�ennes.

La mort du chef de cette famille, S�mion Lvovitch, en avril 1914, fut pour ma femme et pour moi un grand deuil.

L�on Tolsto� a �crit de son fr�re Serge, qui �tait richement dou�, qu'il ne lui avait manqu� que quelques petits d�fauts pour devenir un grand artiste.

On pourrait en dire autant de S�mion Lvovitch: il avait tout ce qu'il fallait pour devenir un homme politique remarquable, sauf les d�fauts indispensables.

Dans la famille Kliatchko, nous avons toujours trouv� de l'assistance et de l'amiti�, et nous avions fr�quemment besoin de l'une ou de l'autre.

Les honoraires que je recevais de la Kievska�a Mysl auraient �t� tout � fait suffisants pour notre modeste existence. Mais il y eut des mois o� le travail que je faisais pour la Pravda m'emp�chait d'�crire une seule ligne r�tribu�e. Alors, il y avait crise. Ma femme connaissait fort bien le chemin du mont-de-pi�t�, et je vendis plus d'une fois aux bouquinistes des livres que j'avais achet�s en des jours plus fortun�s. Il arriva que notre humble mobilier f�t saisi comme garantie du loyer. Nous avions deux petits enfants; nous n'avions pas de bonne pour les garder. Notre vie pesait doublement sur ma femme. Elle trouvait, malgr� tout, encore du temps et des forces pour m'aider dans mon travail r�volutionnaire.

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