1935 |
Œuvres – 1935
Journal d'exil
9 avril
[Coupure collée de journal français]
Dantzig, 8 avril. – Voici les résultats officiels provisoires des élections :
La diminution des suffrages communistes s'explique avant tout par le fait que c'est contre le P.C. qu'a été dirigée essentiellement la terreur nazie et que notre Parti a été réduit pratiquement à l'illégalité.
Les nationaux-socialistes ont obtenu 139.043 suffrages, contre 109.729 le 28 mai 1933.
Les sociaux-démocrates : 38.015 contre 37.882.
Les communistes : 8.990, contre 14.566.
Le centre catholique : 31.525, contre 31.336.
Les nationaux allemands : 9.691 contre 13.596.
Les Polonais : 8.310 contre 6.743.
Les anciens combattants oppositionnels : 382.
Sur 250.498 électeurs inscrits, dont 13.000 venus de l'étranger, on compte 234.956 suffrages valables, soit une proportion d'environ 95 %, contre 92 % en 1933.
La liste nationale-socialiste a donc réuni moins de 60% des suffrages et n'a pas atteint son objectif des deux tiers qui lui seraient nécessaires pour modifier la Constitution dantzikoise.
Les élections à Dantzig ont complété la leçon du plébiscite de la Sarre. Les nazis ont recueilli " seulement " 80% : ici il n'était pas question d'annexion à l'Allemagne. La terreur nazie a été plus forte à Dantzig qu'en Sarre : cela prouve que la terreur seule ne tranche pas. Les social-démocrates ont à peu près conservé leurs voix de 1933 (38 000), de même que les catholiques (31.000). Les communistes sont tombés de 14.566 à 8.990 ! En Sarre il était impossible de faire le départ des voix de ces partis. C'est en cela qu'est importante la leçon de Dantzig ! Les communistes ont perdu plus d'un tiers, les social-démocrates sont restés à leur ancien niveau. Quand la révolution approche, c'est le parti extrême qui gagne le plus. Après l'écrasement d'une révolution, c'est le parti extrême qui perd le plus. Dans les conditions données, les élections de Dantzig confirment la paralysie progressive du Komintern.
[Deux petites coupures de presse collées côte à côte et datées : " L'Huma, 9/IV "]
L'AVANCE COMMUNISTE |
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Communistes |
S.F.I.O. |
EN TROIS MOIS LA C.G.T.U. A RECRUTÉ 10.000 ADHÉRENTS NOUVEAUX |
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1928 |
3.501 |
8.395 |
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1932 |
4.647 |
6.865 |
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1934 |
5.218 |
5.571 |
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1935 |
6.240 |
5.462 |
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…dans le canton de Carvin |
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Très importantes données !
[Autre petite coupure, également datée : " L'Huma, 9/IV "]
Le candidat de Flandin battu par un agrarien [souligné à la main] dans l'Yonne.
Dans le canton de Vézelay (Yonne) le candidat agraire, Mary-Gallot, a été élu dimanche conseiller d'arrondissement par 890 voix contre 648 au candidat de l'Alliance démocratique, Costac, patronné par Flandin.
Le président du Conseil est conseiller général de ce même canton, et le résultat d'avant-hier ne lui est donc pas précisément favorable.
Selon l'Huma, Gallot représente le front commun !
[A la page suivante, deux coupures de journal collées. Première coupure, datée à la main: " L'Huma, 9/IV "]
Avant Stresa – KARL RADEK PROCEDE A L'ANALYSE CRITIQUE DU PROJET DE " PACTE EUROPEEN ".
Moscou, 8 avril. – La presse soviétique consacre de larges commentaires à la préparation de la conférence de Stresa. Parmi les articles publiés ce matin, il convient de mentionner celui dans lequel Karl Radek procède à l'analyse critique du projet de pacte dit " européen " qui d'après M. Laval devrait se substituer aux pactes régionaux.
Après avoir rappelé que toute décision prise à Stresa concernant l'U.R.S.S. n'aura de valeur que dans la mesure où l'U.R.S.S. sera conviée à l'approuver, Radek présente les observations suivantes :
1º En cas d'agression en Europe, il serait puéril et dangereux d'attendre et de s'en remettre au jugement de la Société des Nations, comme semble le préconiser le projet en question. "Il faut agir", écrit Radek.
[Souligné par Trotsky, qui note en marge :]
Précisément !
2º Le pacte aérien prévoit à l'Occident une sanction automatique et immédiate. Or, poursuit Radek, le danger de l'aviation ennemie, si nettement prévu à l'Ouest de l'Europe, serait-il moindre à l'Est, et la rapidité du coup qui pourrait être porté à l'U.R.S.S. serait-elle moins grande ?
QUELQUES CONTRADICTIONS.
3º Comment peut-on espérer que toutes les nations réunies dans la S.D.N. acceptent, en cas de conflit, de concourir au rétablissement de la sécurité sur un point menacé de l'Europe ?
4º Croit-on que l'Allemagne et la Pologne, qui, pour refuser ou éluder le pacte oriental, ont fait valoir qu'elles ne désiraient pas risquer d'être entraînées dans le règlement d'un conflit étranger à leurs intérêts et qu'elles ne voulaient pas du passage de troupes étrangères sur leur territoire national, changeraient de point de vue le jour où un pacte universel remplacerait le pacte oriental ?
5º Enfin, quel intérêt peut avoir un semblable pacte, alors que la Grande-Bretagne, comme le laisse entendre clairement la presse anglaise, n'y participerait pas ?
POUR LE PACTE DE L'EST.
Le seul résultat des interminables palabres nécessaires pour mettre au point un pacte européen, ajoute Radek, sera de donner le temps aux pays ennemis de l'ordre en Europe de compléter leur préparation militaire et de préparer une agression.
[Souligné par Trotsky, qui note en marge :]
Remarquable !
L'orateur [souligné par Tr.] conclut ainsi :
" L'U.R.S.S. poursuivra la réalisation de pactes régionaux groupant autour d'elle tous ceux que la politique de l'autruche exaspère et qui se terrent au... [coupé ici].
[Deuxième coupure, sans référence ni date]
Londres, 9 avril. – Quel tableau les satiristes du XXIe siècle pourront brosser de notre époque, s'est écrié M. Baldwin, lord président du Conseil, dans le discours qu'il a prononcé, hier soir, à Llandrindod (Pays de Galles).
Les grandes puissances leur apparaîtront comme des malades des suites de la guerre, des malades dont la convalescence aura été sans cesse interrompue et coupée de rechutes. Personne n'a voulu se soumettre à la grande opération : le désarmement. Par contre, un remède a été pire que le mal : le nationalisme économique.
Certains ont même essayé une médication radicale appelée dictature. Alors traverser l'Europe, cela aura été comme si l'on marchait dans les cours d'une maison de fous.
Dans l'universel bouleversement l'Angleterre apparaît au lord président du Conseil comme le seul pays qui ait su garder tout son équilibre :
- Nous n'avons pas rompu avec nos traditions, dit-il. Notre roi est toujours sur un trône, chef et servant de son peuple : nous avons évité la révolution, le sang, la tyrannie et les persécutions. Notre sens de l'humour nous a permis d'écarter loin de nous certaines espèces de visionnaires qui sévissaient ailleurs.
[Les trois premiers alinéas encadrés en marge]
Les têtes de bois conservateurs de Grande-Bretagne dans... la maison de fous de l'Europe !
J'ai lu il a plusieurs jours un numéro de La Vérité : " Où va la France ? " Ce journal, comme disent les Français, se réclame de Trotsky. Il y a beaucoup de vrai dans leur analyse, mais beaucoup d'inachevé. Je ne sais pas qui a écrit pour eux cette série. En tout cas un homme instruit en marxisme !
Liova a fait suivre une carte postale de A. Lvovna, envoyée déjà de déportation. La même écriture nette, légèrement enfantine, et la même absence de plaintes.
[Carte-lettre manuscrite collée, avec en marge l'indication, de la main de Tr.: " Carte postale écrite par A.L. à notre fils Liova " ]
30/III/35
Cher Liova, votre lettre du 3/III m'a été transmise ici, et je l'ai reçue seulement ces jours-ci. Comme je suis contente pour Sèvouchka ! J'espère qu'il est déjà avec vous, et qu'enfin son existence va aller sur une voie normale. Pauvre gosse, il va lui falloir maintenant s'adapter à une nouvelle langue. On m'a aussi fait suivre sa photo. Il a visiblement beaucoup grandi. J'espère que vous avez reçu ma lettre de Tobolsk, où je me trouvais temporairement. Maintenant je me trouve à mon lieu de résidence permanente – S. Demiansk, rayon Ouvatski, région d'Omsk, maison Pourtova. Vous a-t-on retourné l'argent que je n'ai pas eu le temps de recevoir ? Je reçois des lettres des petits, mais je ne me fais pas une idée claire de leur vie. Ma soeur doit probablement, sans moi, avoir avec eux assez de difficultés, bien qu'elle cherche à me rassurer. Ma santé est supportable. Il n'y a pas de médecin ici, aussi est-il indispensable de se bien porter. J'attends encore des nouvelles de Sèvouchka.
Portez-vous bien. Je vous embrasse. Votre,ALEX.
[Adresse au dos : ] France Paris
[une ligne effacée]
Poste restante, rue du Louvre.
9 avril.
La presse blanche, autrefois, a ouvert un débat extrêmement ardent sur la question de savoir qui avait pris la décision de livrer à l'exécution la famille du tsar. Les libéraux semblaient incliner à croire que le Comité Exécutif de l'Oural, coupé de Moscou, avait agi de sa propre initiative. Ce n'est pas vrai. L'arrêt fut pris à Moscou. L'affaire se déroula dans une période extrêmement critique de la guerre civile, alors que je passais presque tout mon temps sur le front, et mes souvenirs sur l'affaire de la famille impériale ont un caractère fragmentaire. Je raconterai ici ce dont je me souviens.
Lors d'un de mes brefs passages à Moscou – je crois que c'était quelques semaines avant l'exécution des Romanov – je fis remarquer en passant au Politburo qu'étant donné la mauvaise situation dans l'Oural il conviendrait d'accélérer le procès du tsar. Je proposai un débat judiciaire public, qui devait étaler le tableau de tout le règne (politique paysanne, ouvrière, nationale, culturelle, les deux guerres, etc.). La radio [rajouté au-dessus de la ligne :] (?) devait transmettre dans tout le pays le déroulement du procès; aux chefs-lieux de " volost " [canton] des comptes rendus du procès devaient être lus et commentés chaque jour. Lénine exprima l'opinion que ce serait très bien si c'était réalisable. Mais... le temps pouvait manquer... Il n'y eut pas de débat, car je n'insistai pas sur ma proposition, absorbé que j'étais par d'autres affaires. Et puis nous n'étions à cette séance, autant que je me souvienne, que trois ou quatre : Lénine, moi, Sverdlov... Kamenev, me semble-t-il, n'y était pas. Lénine, à cette époque, était d'humeur assez sombre, mais croyait fermement qu'on arriverait à mettre debout une armée...
Ma visite suivante à Moscou survint alors qu'Ekatérinbourg était déjà tombé. Causant avec Sverdlov, je lui demandai en passant : – Oui, et où est le tsar ? – Fini, me répondit-il : on l'a fusillé. – Et la famille, où est-elle ? – Fusillée avec lui. – Tous ? demandai-je, apparemment avec une nuance d'étonnement.
Tous, répondit Sverdlov, et alors ? – Il attendait ma réaction, je ne répondis rien. – Et qui a décidé ? demandai-je. – C'est nous, ici, qui avons décidé. Ilyitch considérait qu'on ne pouvait pas leur laisser un drapeau vivant, surtout dans les difficiles conditions actuelles... Je ne posai pas davantage de questions, et fis une croix sur l'affaire. De fait, la décision était non seulement expédiente, mais indispensable. La férocité de cette justice sommaire montrait à tous que nous mènerions la lutte impitoyablement, sans nous arrêter devant rien. L'exécution de la famille impériale était nécessaire non seulement pour effrayer, frapper de stupeur, priver d'espoir l'ennemi, mais aussi pour secouer les nôtres, leur montrer qu'il n'y avait pas de retraite possible, que ce qui les attendait, c'était la victoire totale ou la perte totale. Dans les milieux intellectuels du parti, il est vraisemblable qu'il y eut des doutes et des hochements de tête. Mais les masses des travailleurs et des soldats n'eurent pas une minute de doute : elles n'auraient compris et admis aucune autre décision. C'est cela que Lénine sentait bien : la faculté de penser et de sentir pour la masse et avec la masse lui était propre au plus haut point, surtout dans les grands tournants politiques...
J'ai lu dans les Poslednié Novosti, étant déjà à l'étranger, la description de la fusillade, de l'incinération des corps, etc. Ce qu'il y a dans tout cela de vrai ou d'inventé, je n'en ai pas la moindre idée, car je ne me suis jamais préoccupé de savoir comment l'exécution avait été accomplie, et j'avoue que c'est une préoccupation que je ne comprends pas.
Les partis socialiste et communiste français continuent leur fatale besogne : ils poussent leur opposition jusqu'à la limite pleinement suffisante pour l'exaspération de la bourgeoisie, pour la mobilisation des forces de la réaction, pour l'armement complémentaire des détachements fascistes; mais parfaitement insuffisante pour le ralliement révolutionnaire du prolétariat. C'est provoquer comme à plaisir l'ennemi de classe, sans rien donner à sa propre classe. C'est un sûr chemin, et le plus court, vers la ruine.
10 avril
Aujourd'hui, tout en me promenant dans la montagne avec N. (une journée presque estivale) je repensais à ma conversation avec Lénine au sujet du jugement du tsar. Peut-être y avait-il chez Lénine, outre les considérations de temps (" Nous n'aurons pas le temps " de mener un grand procès jusqu'à la fin, (les événements décisifs peuvent survenir plus tôt sur le front), d'autres considérations, concernant la famille impériale. Au terme d'une procédure judiciaire, l'exécution de la famille aurait été, évidemment, impossible. La famille impériale fut victime de ce principe qui est l'axe de la monarchie : l'hérédité dynastique.
Aucune nouvelle de Sérioja, et peut-être n'y en aura-t-il pas avant longtemps. La longue attente a émoussé l'anxiété des premiers jours.
Quand je me préparais la première fois à partir pour le front, entre la chute de Simbirsk et celle de Kazan, Lénine était de sombre humeur : " Le Russe est trop bonne pâte ", " Le Russe est une nouille, une lavette... ", " C'est une bouillie que nous avons, et non une dictature... " Je lui disais : " Mettons à la base de nos unités de solides noyaux révolutionnaires, qui appuieront de l'intérieur une discipline de fer; créons des détachements de barrage absolument sûrs, qui de l'extérieur agiront de concert avec le noyau révolutionnaire intérieur des unités, sans hésiter à fusiller les fuyards; assurons un commandement compétent, en coiffant le " spets " [spécialiste] d'un commissaire à revolver; instituons des conseils de guerre révolutionnaires et une décoration pour le courage individuel au combat. " – Lénine répondait à peu près : " Tout cela est juste, absolument juste, – mais nous avons trop peu de temps; si on mène les choses trop rudement (ce qui est absolument indispensable), notre propre parti mettra des bâtons dans les roues : ils pleurnicheront, ils sonneront à tous les téléphones, ils s'accrocheront à nos basques, ils mettront des bâtons dans les roues. Bien sûr, la révolution endurcit, mais nous avons trop peu de temps... " - Quand Lénine fut convaincu, par nos conversations, que j'avais foi au succès, il donna entièrement son appui à ma tournée, prit l'affaire en main, en fit sa préoccupation, m'appelant dix fois par jour au téléphone, pour me demander comment allaient les préparatifs, si je ne ferais pas bien de charger un avion dans le train, etc.
Kazan tomba. La S.-R. Kaplan blessa Lénine. Kazan fut repris. Nous rentrâmes également à Simbirsk. Je refis un tour à Moscou. Lénine se trouvait en convalescence à Gorki. Sverdlov me dit : " Ilyitch vous prie de venir le voir. Voulez-vous que nous allions ensemble ? " Nous partîmes. A la façon dont m'accueillirent Maria Ilyinitchna et Nad. Konstantinovna, je compris avec quelle impatience et quelle ardeur on m'attendait. Lénine était d'une magnifique humeur, il avait physiquement bonne mine. Il me sembla qu'il me regardait avec d'autres yeux. Il savait s'éprendre des gens quand ils se montraient à lui sous un certain aspect. Dans l'attention excitée avec laquelle il m'écoutait, il y avait de cet air d'homme " épris ". Il écoutait avidement ce que je lui rapportais du front, et soupirait avec satisfaction, presque avec béatitude. " La partie est gagnée – dit-il, passant tout à coup à un ton grave et ferme, – du moment qu'on a su mettre l'ordre dans l'armée, cela signifie qu'on saura le mettre partout. Et la révolution, avec l'ordre, sera invincible. "
Quand, avec Sverdlov, nous remontâmes en auto, Lénine était au balcon avec N.K., juste au-dessus du perron, – et de nouveau je sentis sur moi le même regard, vaguement retenu, enveloppant, d'Ilyitch. On aurait dit qu'il voulait encore dire quelque chose, mais que les mots ne venaient pas. Soudain quelqu'un de la garde apporta des pots de fleurs et les mit dans la voiture. Le visage de Lénine s'assombrit d'une inquiétude.
- Cela ne va pas vous gêner ? demanda-t-il. Je n'avais pas fait attention aux fleurs et ne compris pas la cause de cette inquiétude. – Ce n'est qu'en approchant de Moscou – la Moscou affamée, boueuse, des mois d'automne de 1918 – que je me sentis très mal à l'aise : était-ce bien le moment d'arriver avec des fleurs ? Et je compris aussitôt l'inquiétude de Lénine: c'est justement ce malaise qu'il avait prévu. Il savait prévoir.
Lors de l'entrevue qui suivit, je le lui dis : " L'autre jour, vous m'avez demandé quelque chose à propos des fleurs, et je ne me suis pas rendu compte, dans la fièvre de notre rencontre, de l'incommodité à laquelle vous pensiez. Ce n'est qu'en arrivant en ville que j'ai pris conscience... – L'allure d'un trafiquant de marché noir ? " répliqua vivement Ilyitch avec un délicat sourire. Et de nouveau je saisis ce regard particulièrement amical, qui semblait refléter sa satisfaction d'avoir été compris... Comme ils sont bien restés, nets, ineffaçables dans ma mémoire, tous les traits les plus menus de la rencontre à Gorki !
Il nous arrivait d'avoir, Lénine et moi, de rudes heurts, car dans les cas où j'étais en désaccord avec lui sur une question grave, je menais la lutte jusqu'au bout. Ces cas-là, naturellement, se sont gravés dans toutes les mémoires, et les épigones en ont beaucoup parlé et écrit dans la suite. Mais cent fois plus nombreux sont les cas où nous nous comprenions l'un l'autre à demi-mot, et où notre solidarité assurait le passage de la question au Politburo sans débat. Cette solidarité, Lénine la prisait beaucoup.
11 avril
Il semble à Baldwin que l'Europe est une maison de fous; seule l'Angleterre a gardé la raison; elle a toujours un roi, des Communes, des lords. L'Angleterre a évité la révolution, la tyrannie, les persécutions. (Voir son discours de Llandrindod.)
En fait, Baldwin ne comprend tout simplement rien à ce qui se passe sous ses yeux. Entre Baldwin et Lénine, comme types intellectuels, il y a une distance bien plus grande qu'entre un druide celte et Baldwin... L'Angleterre n'est que la dernière section de la maison de fous Europe, et il est très possible qu'elle devienne la section des fous particulièrement agités.
Avant le dernier gouvernement travailliste, juste au moment des élections, nous reçûmes à Prinkipo la visite des Webb, Sidney et Béatrice. Ces " socialistes " admettaient volontiers pour la Russie le socialisme dans un seul pays, à la Staline. Aux Etats-Unis, ils attendaient, non sans joie mauvaise, une furieuse guerre civile. Mais pour l'Angleterre (et la Scandinavie) ils réservaient le privilège d'un socialisme d'évolution pacifique. Pour faire la part des faits désagréables (révolution d'Octobre, explosions de la lutte des classes, fascisme) et en même temps sauvegarder leurs préjugés et penchants fabiens, les Webb avaient créé, à la mesure de leur empirisme anglo-saxon, une théorie des " types " de développement social, et, pour l'Angleterre, ils avaient maquignonné avec l'histoire un type paisible. S. Webb se préparait justement à ce moment-là à recevoir de son roi le titre de Lord Passfield, afin de pouvoir reconstruire paisiblement la société en qualité de ministre de Sa Majesté [1]. Certes, les Webb sont plus près de Baldwin que de Lénine. J'écoutais les Webb comme des revenants de l'autre monde, bien que ce soient des gens fort cultivés. Il est vrai qu'ils se vantaient de ne pas appartenir à une église.
Note
[1] Un souvenir, à titre de curiosité. S. Webb me confia, en insistant particulièrement, que s'il avait eu la possibilité de (à compléter)