1928 |
L'Opposition de Gauche face au centrisme bureaucratique. |
L'Internationale Communiste après Lenine
CRITIQUE DU PROGRAMME DE L'INTERNATIONALE COMMUNISTE
Le projet de programme, c'est-à-dire le document capital destiné à orienter le travail de l'Internationale communiste pour toute une série d'années, fut publié quelques semaines avant la convocation du Congrès qui eut lieu quatre ans après le Ve Congrès [1] .
Cela ne peut se justifier par le fait que ce projet avait déjà été présenté avant le Congrès précédent, précisément parce qu'il s'est écoulé plusieurs années depuis : le nouveau projet diffère du premier par sa structure et tente de dresser un bilan du développement au cours de la dernière période. Il serait, au plus haut point, imprudent et irréfléchi que le VIe Congrès adoptât ce projet – qui porte les traces évidentes de la hâte et de la négligence – sans qu'au préalable, une critique sérieuse en ait paru dans la presse et sans qu'une large discussion ait eu lieu dans tous les partis de l'Internationale communiste.
Depuis la réception du projet jusqu'à l'expédition de la présente lettre, nous n'avons eu que peu de jours : nous n'avons donc pu nous arrêter qu'à certaines des questions fondamentales traitées dans le programme.
En raison du manque de temps, nous avons dû laisser de côté plusieurs thèses importantes du projet sur des problèmes d'une actualité moins brûlante mais qui peuvent prendre demain une extrême acuité (il n'est donc pas moins nécessaire de les examiner que les parties du projet auxquelles notre travail est consacré).
Il faut ajouter que nous avons dû travailler sur ce nouveau projet dans des conditions qui ne nous ont pas laissé la possibilité d'avoir les informations les plus indispensables. Qu'il nous suffise de dire que nous n'avons pu nous procurer le premier projet et que nous avons dû, ainsi que sur deux ou trois autres questions, nous fier à notre mémoire. Il va de soi que toutes les citations sont faites d'après les textes originaux et ont été soigneusement vérifiées.
La question la plus importante à l'ordre du jour du VIe Congrès est l'adoption du programme. Son caractère peut, pour longtemps, définir et fixer la physionomie de l'Internationale.
L'importance de ce programme ne vient pas tant de ce qu'il formule des propositions théoriques générales (elles se réduisent en fin de compte à une " codification ", c'est-à-dire à un exposé serré de vérités générales définitivement acquises), mais plutôt de ce qu'il dresse le bilan de l'expérience politique et économique mondiale de la dernière période; il s'agit ici de la lutte révolutionnaire durant cinq ans riches en événements et en erreurs. C'est de la façon dont le programme comprendra et appréciera les faits, fautes et divergences, que dépend littéralement le sort de l'Internationale communiste, dans les années qui viennent.
A notre époque, qui est l'époque de l'impérialisme, c'est-à-dire de l'économie mondiale et de la politique mondiale dirigées par le capitalisme, pas un seul Parti communiste ne peut élaborer son programme en tenant essentiellement compte, à un plus ou moins haut degré, des conditions et tendances de son développement national. Cette constatation est aussi pleinement valable pour le parti exerçant le pouvoir dans les limites de l'U.R.S.S.
C'est en partant de ces considérations que nous écrivions en janvier de cette année :
" Il faut s'atteler à la rédaction du programme de l'Internationale communiste (celui de Boukharine n'est qu'un mauvais programme de section nationale de l'Internationale communiste, et non celui d'un Parti communiste mondial) " (Pravda, 15 janvier 1928).
Nous n'avons cessé d'insister sur ces considérations depuis 1923-1924, quand la croissance des Etats-Unis d'Amérique a posé un problème mondial, et au sens le plus direct de ce mot, un problème européen.
Tout en recommandant le nouveau projet, la Pravda écrivait :
" le programme communiste diffère radicalement du programme de la social-démocratie internationale, non seulement sur le fond, Dans ses thèses principales, mais aussi par l'internationalisme qui caractérise sa structure " (Pravda, 29 mai 1928).
Cette formule quelque peu vague exprime, c'est évident, la même idée que la nôtre (idée qu'on a repoussée avec obstination autrefois). On peut seulement approuver la rupture avec le premier projet présenté par Boukharine, projet qui en raison même de son inconsistance n'a pas donné lieu à un sérieux échange de vues. Si le premier projet ne présentait qu'une description schématique, aride, de l'évolution d'un pays abstrait du reste du monde, en revanche le nouveau projet essaie (malheureusement, sans esprit de suite et sans succès, comme nous le verrons) de partir de l'économie mondiale dans son ensemble pour déterminer le sort de ses différentes parties.
En reliant entre eux des pays et des continents qui se trouvent à des étapes différentes de développement par un système de dépendance et d'oppositions, en rapprochant ces divers niveaux de développement, en dressant impitoyablement les pays les uns contre les autres, l'économie est devenue une puissante réalité qui domine les réalités diverses des pays et des continents. A lui seul, ce fait fondamental confère un caractère très réaliste à l'idée même d'un Parti communiste mondial.
Comme le déclare justement le projet dans son introduction, en amenant globalement l'économie mondiale au point suprême de développement qui puisse être atteint sur la base de la propriété privée, l'impérialisme
" avive à l'extrême la contradiction entre la croissance des forces productives de l'économie mondiale et les cloisonnements qui séparent nations et Etats".
Si l'on ne comprend pas ce fait, dont la dernière guerre impérialiste a manifesté clairement la réalité devant l'humanité, on ne peut pas avancer dans la solution des grands problèmes de la politique mondiale et de la lutte révolutionnaire.
Le changement radical dans l'orientation même du nouveau projet ne pourrait être qu'approuvé, mais, en voulant concilier cette orientation juste avec des tendances diamétralement opposées, on a introduit dans ce projet des contradictions fâcheuses qui enlèvent toute importance de principe à la façon nouvelle de poser la question dans son fond.
Pour caractériser le premier projet – heureusement abandonné – il suffit de dire que – pour autant que nous nous en souvenions – il ne faisait même pas mention des États-Unis d'Amérique du Nord. Les problèmes essentiels de l'époque impérialiste – en raison même du caractère de cette époque – ne peuvent pas être considérés seulement sous l'angle de l'abstraction théorique; ils doivent l'être dans leurs réalités matérielles et historiques; or, dans le premier projet, ils se perdaient dans le schéma sans contours d'un pays capitaliste " en général ". Le nouveau projet – et il y a là, certainement, un sérieux pas en avant – parle déjà du déplacement du centre économique du monde vers les États-Unis d'Amérique et de la transformation de la République du dollar en exploiteur mondial, du fait que les États-Unis ont déjà conquis l'hégémonie mondiale. Enfin il est dit que la rivalité (dans le projet on dit malencontreusement " le conflit ") entre les États-Unis et le capitalisme européen, en premier lieu le capitalisme britannique, devient l'axe des conflits mondiaux. Il est devenu maintenant tout à fait évident qu'un programme qui ne définit pas clairement et avec précision ces faits et facteurs fondamentaux de la situation mondiale ne saurait rien avoir de commun avec le programme du parti de la révolution internationale.
Malheureusement, les faits essentiels, les tendances principales du développement dans la situation mondiale actuelle sont simplement mentionnés dans le texte du projet; ils ne sont reliés ni à des considérations théoriques ni à la structure du programme, ils n'entraînent aucune conclusion quant aux perspectives et à la stratégie.
Ce texte ne porte aucun jugement sur le nouveau rôle joué par l'Amérique en Europe depuis la capitulation du Parti communiste allemand et la défaite du prolétariat allemand en 1923. Il n'explique absolument pas qu'il y a un rapport étroit, sur les plans matériel et intellectuel, entre la " stabilisation ", la " normalisation ", la " pacification " de l'Europe, la " renaissance " de la social-démocratie, et d'autre part, les premiers pas de l'intervention américaine dans les affaires européennes [2].
De plus, il ne montre pas que le développement ultérieur inévitable de l'expansion américaine (avec le rétrécissement des marchés du capital européens y compris en Europe même) est porteur de troubles militaires, économiques et révolutionnaires sans commune mesure avec tout ce qu'on a vu jusqu'ici.
Il n'explique pas que les Etats-Unis, en poursuivant inéluctablement leur pression sur l'Europe, réduiront de plus en plus sa part dans l'économie mondiale; il en résulte que non seulement les rapports entre les Etats européens ne s'amélioreront pas, mais qu'au contraire ils se tendront à l'extrême et aboutiront à des guerres; en effet, les gouvernements, comme les classes, luttent avec plus de furie quand la ration est maigre que lorsqu'ils sont pourvus en abondance.
Le projet n'explique pas que le chaos intérieur dû aux antagonismes entre Etats européens enlève à l'Europe tout espoir de résister avec quelque peu de sérieux et d'efficacité à la République nord-américaine, qui est, elle, de plus en plus centralisée, et que pour surmonter ce chaos européen, on doit aller dans la voie des Etats-Unis soviétiques d'Europe : c'est là une des premières tâches de la révolution prolétarienne qui est plus proche en Europe qu'en Amérique (en raison précisément de la division en Etats), révolution qui aura très probablement à se défendre contre la bourgeoisie nord-américaine.
De plus, il ne signale pas (ce qui est un aspect non moins important du problème mondial), que la puissance des Etats-Unis dans le monde et l'expansionnisme qui en découle les obligent à introduire dans les fondations de leur édifice les explosifs de l'univers entier : tous les antagonismes de l'Occident et de l'Orient, les luttes de classes de la vieille Europe, les insurrections des masses colonisées, toutes les guerres et toutes les révolutions. Aussi dans cette nouvelle époque, le capitalisme de l'Amérique du Nord constituera-t-il la force contre-révolutionnaire principale qui se montrera de plus en plus attachée au maintien de " l'ordre " dans chaque coin du globe terrestre; mais d'un autre côté, se prépare la gigantesque explosion révolutionnaire de la puissante force impérialiste qui domine déjà le monde et ne cesse de grandir. La logique des relations mondiales veut que cette déflagration ne tarde guère, après le déclenchement de la révolution prolétarienne en Europe.
Parce que nous avons expliqué la dialectique des rapports mutuels liant l'Europe et l'Amérique, on a lancé contre nous, dans les dernières années, les accusations les plus diverses : on nous a traité de pacifistes niant les contradictions européennes, on a dit que nous acceptions la théorie du super-impérialisme de Kautsky, etc. Il n'y a pas à s'y arrêter; ces " accusations", dans le meilleur des cas, témoignent d'une totale ignorance des processus réels et de notre opinion sur eux. Mais on ne peut pas ne pas faire remarquer qu'il serait difficile de dépenser plus d'efforts pour embrouiller cette question essentielle de la politique mondiale, que ne le firent tout particulièrement les auteurs du projet de programme dans leur lutte mesquine contre notre façon de l'envisager. Pourtant, le déroulement des événements a entièrement confirmé notre position.
Dans ces derniers temps, les organes principaux de la presse communiste s'efforcèrent de diminuer – sur le papier – l'importance de l'hégémonie américaine, en évoquant l'approche aux Etats-Unis d'une crise commerciale et industrielle. Nous ne pouvons pas, ici, nous arrêter à l'examen du problème de la durée de la crise américaine et de son éventuelle profondeur. Ce n'est pas une question de programme, mais de conjoncture. Nous ne doutons pas, bien sûr, du caractère inévitable de la crise ; nous pensons même que celle qui va se produire peut être déjà très aiguë et très profonde, à cause de la puissance mondiale que possède aujourd'hui le capitalisme américain. Mais tenter d'en déduire que l'hégémonie nord-américaine s'affaiblit ne correspond à rien et ne peut que mener à de grossières erreurs d'ordre stratégique. C'est justement le contraire qui est vrai. En période de crise, l'hégémonie des Etats-Unis se fera sentir plus complètement, plus ouvertement, plus impitoyablement que durant la période de croissance. Les Etats-Unis liquideront et surmonteront leurs difficultés et leurs troubles, avant tout au détriment de l'Europe ; peu importe où cela se passera, en Asie, au Canada, en Amérique du Sud, en Australie ou en Europe même ; peu importe que ce soit par la voie " pacifique " ou par des moyens militaires.
Il faut clairement comprendre que si dans un premier temps l'intervention américaine a apporté à l'Europe une stabilisation et une consolidation qui en partie durent encore et peuvent même épisodiquement s'affermir (surtout en cas de nouvelles défaites du prolétariat), en revanche la ligne générale de la politique des Etats-Unis – surtout si leur économie connaît des difficultés et des crises – provoquera en Europe, comme dans le monde entier, de très grandes secousses.
De ces faits se dégage la conclusion, non négligeable, que les situations révolutionnaires ne manqueront pas au cours de la décennie à venir, pas plus qu'elles n'ont manqué au cours de la décennie qui s'est écoulée. Il importe de comprendre correctement les rouages fondamentaux du développement afin de ne pas être surpris par les événements. Si au cours de la dernière décennie les situations révolutionnaires étaient les conséquences immédiates de la guerre impérialiste, en revanche, dans la prochaine décennie les secousses révolutionnaires viendront surtout des rapports existant entre l'Europe et l'Amérique. Une grande crise aux États-Unis ferait à nouveau retentir le tocsin des guerres et des révolutions. Nous le répétons : les situations révolutionnaires ne manqueront pas. Leur issue dépend du parti international du prolétariat, de la maturité et de la capacité de lutte de l'Internationale communiste, de la justesse de sa stratégie et de ses méthodes tactiques.
Ces idées ne sont pas exprimées du tout dans le projet de programme de l'Internationale communiste. Un fait aussi important, semble-t-il, que le " déplacement du centre économique du monde vers les Etats-Unis " n'est signalé que par une simple remarque journalistique, sans plus. Il n'est pas possible de prendre pour prétexte le manque de place : est-ce que ce ne sont pas, précisément, les questions fondamentales qui doivent avoir leur place dans un programme ? A ce propos, il faut remarquer que le projet s'étend beaucoup trop longuement sur des questions de second ou de troisième ordre, qu'il est écrit dans un style relâché et qu'il comporte de nombreuses répétitions : on pourrait réduire le texte d'un tiers au moins.
NOTES
[1]
Au IVe Congrès (novembre 1922) furent présentés un premier projet par Boukharine, un projet par Thalheimer au nom du Parti communiste allemand; un projet par Kabaktchieff au nom du Parti communiste bulgare; un programme d'action par le Parti communiste italien. Le Congrès adopta la résolution suivante : "
1. Tous les projets de programme seront transmis au Comité exécutif de l'Internationale communiste ou à une Commission désignée à cet effet, pour être étudiés et élaborés en détail. L'Exécutif est tenu de publier dans le plus bref délai tous les projets de programme qui lui parviennent ;
2. Le Congrès confirme que les sections nationales de l'Internationale communiste qui n'ont pas encore de programme national sont tenues de commencer immédiatement à en élaborer un pour pouvoir le soumettre au Comité exécutif, trois mois au plus tard avant le Ve Congrès, pour ratification ;
3. Dans le programme des sections nationales, la nécessité de la lutte pour les revendications transitoires doit être motivée avec précision et netteté; les réserves sur les rapports de ces revendications avec les conditions concrètes de temps et de lieu doivent être mentionnées ;
4. Les fondements théoriques de toutes les revendications transitoires et partielles doivent absolument être formulées dans le programme général. Le IVe Congrès se prononce tout aussi résolument contre la tentative de présenter l'introduction de revendications transitoires dans le programme comme de l'opportunisme, que contre toute tentative tendant à atténuer ou à remplacer les objectifs révolutionnaires fondamentaux par des revendications partielles ;
Dans le programme général doivent être nettement énoncés les types historiques fondamentaux entre lesquels se divisent les revendications transitoires des sections nationales, conformément aux différences essentielles de structure économique et politique des divers pays, par exemple, l'Angleterre d'une part, l'Inde de l'autre, etc. "
Au Ve Congrès (juin 1924) fut adoptée la résolution suivante :
"
1. Le Congrès accepte le projet de programme élaboré par la Commission comme base de discussion dans les sections ;
2. Une Commission de rédaction est chargée d'assurer la rédaction définitive du projet conformément aux résolutions de la Commission ;
3. Le Congrès propose l'institution par l'Exécutif d'une Commission permanente du programme, qui publiera le plus vite possible le projet avec les matériaux explicatifs nécessaires, afin d'orienter la discussion internationale et de la rendre féconde ;
4. La décision définitive sur le programme est réservée au prochain Congrès. "
Du Ve au VIe Congrès, la discussion resta en sommeil. Au VIe Congrès (juillet-septembre 1928), les anciens projets avaient disparu et les délégués se trouvèrent en présence d'un seul projet rédigé principalement par Boukharine et présenté au nom de celui-ci et de Staline. Le Congrès vota ce projet en y insérant quelques amendements mineurs.
[2] cf. le livre de Trotsky, Europe et Amérique, 1926.