Ce texte a �t� r�alis� pour Total par Didier Fort
1930 |
L'histoire de la r�volution est pour nous, avant tout, le r�cit d'une irruption violente des masses dans le domaine o� se r�glent leurs propres destin�es... (L. T.) |
5 L'id�e d'une r�volution de palais
Pourquoi donc les classes dirigeantes, cherchant � se pr�server de la r�volution, n'essay�rent-elles pas de se d�faire du tsar et de son entourage ? Elles l'auraient voulu, mais n'osaient. Elles n'avaient ni assez de foi en leur propre cause ni assez de r�solution. L'id�e d'une r�volution de palais hanta les esprits jusqu'au jour o� elle sombra dans la r�volution d'�tat. Il convient d'insister sur ce sujet, ne serait-ce que pour avoir une conception plus nette des rapports entre la monarchie et les sommets de la bureaucratie et de la bourgeoisie, � la veille de la conflagration.
Les classes poss�dantes �taient monarchistes en presque totalit� : par la force des int�r�ts, de l'accoutumance et de la l�chet�, Mais elles d�siraient une monarchie sans Raspoutine. La monarchie leur r�pliquait : prenez-moi telle que je suis. En r�ponse � qui r�clamait un minist�re d�cent, la tsarine envoyait au G. Q. G. une pomme donn�e par Raspoutine, exigeant du tsar qu'il la mange�t pour raffermir sa volont�! Elle le conjurait : " Rappelle-toi que m�me M. Philippe [il s'agit d'un charlatan fran�ais hypnotiseur] a dit qu'il ne fallait pas accorder de constitution, car ce serait ta perte et celle de la Russie... " " Sois un Pierre le Grand, un Ivan le Terrible, un empereur Paul, et �crase tout ce monde sous tes pieds! "
Quel odieux m�lange de couardise, de superstition et d'aversion pour le pays dont on se tient � l'�cart! Il pourrait sembler, � vrai dire, que, du moins dans la haute soci�t�, la famille imp�riale n'�tait point tellement isol�e : car enfin Raspoutine �tait toujours entour� d'une pl�iade de grandes dames et, d'une fa�on g�n�rale, la sorcellerie est en vogue dans l'aristocratie. Mais cette mystique de la peur ne lie pas les gens ; au contraire, elle les d�sunit. Chacun entend faire son salut � sa mani�re. De nombreuses maisons aristocratiques se font concurrence avec leurs " saints ", M�me dans les hautes sph�res de P�trograd, la famille imp�riale, comme pestif�r�e, mise en quarantaine, est entour�e de d�fiance et d'hostilit�. La demoiselle d'honneur Vyroubova a �crit dans ses Souvenirs : " Je discernais et ressentais profond�ment dans tout l'entourage de l'animosit� � l'�gard de ceux que j'adorais, et sentais que cette animosit� prenait des proportions �pouvantables... "
Sur le fond empourpr� de la guerre, aux grondements distincts des secousses souterraines, les privil�gi�s ne renonc�rent pas un instant aux plaisirs de l'existence, mais, au contraire, s'en grisaient. Mais, en leurs festins, apparaissait de plus en plus souvent un spectre qui les mena�ait de ses doigts squelettiques. Ils commen�aient alors � s'imaginer que tout le mal venait du d�testable caract�re d'Alice, de la fourbe veulerie du tsar, de cette sotte, cupide Vyroubova, et du Christ sib�rien, au cr�ne balafr�. D'intol�rables pressentiments d�ferlaient sur les classes dirigeantes, se resserrant par spasmes de la p�riph�rie au centre, isolant de plus en plus la cime d�test�e de Tsarsko��-S�lo. Vyroubova a exprim� assez vivement quel fut alors l'�tat d'arme de ce petit groupe dans ses M�moires, soit dit, en g�n�ral, extr�mement mensongers : " ... Pour la centi�me fois je me demandais ce qui �tait arriv� � la soci�t� de P�trograd. �taient-ils tous atteints de maladies mentales ou d'une �pid�mie s�vissant en temps de guerre ? Il est difficile de se rendre compte, mais, en fait, tous �taient dans un �tat de surexcitation anormal. "
Au nombre de ces d�ments appartenait aussi la nombreuse famille des Romanov, toute cette meute avide, insolente, odieuse � tous, des grands-ducs et des grandes-duchesses. Mortellement �pouvant�s, ils essayaient d'�chapper � l'encerclement de plus en plus �troit, caquetaient avec l'aristocratie frondeuse, propageaient des cancans sur le couple imp�rial, se taquinaient entre eux, taquinaient leur entourage. De tr�s augustes oncles adress�rent au tsar des lettres de remontrances dans lesquelles, sous des formes respectueuses, s'entendaient du persiflage et des grincements de dents.
Protopopov, apr�s la R�volution d'octobre, devait caract�riser en style assez incorrect, mais pittoresque, l'�tat d'esprit des hautes sph�res : " M�me les classes les plus �lev�es se montr�rent frondeuses � la veille de la r�volution. Dans les salons et les clubs de la haute soci�t�, la politique du gouvernement �tait l'objet de critiques acerbes et malveillantes ; on examinait, on discutait des rapports qui s'�taient �tablis au sein de la famille imp�riale ; des anecdotes couraient au sujet du chef de l'�tat ; on �crivait des �pigrammes ; nombreux �taient les grands-ducs qui fr�quentaient ces r�unions, et leur pr�sence donnait un caract�re particulier d'authenticit�, pour le public, aux racontars caricaturaux et aux exag�rations perfides. Jusqu'au dernier moment, l'on n'eut point conscience du danger qu'il y avait � se jouer ainsi. "
Les bruits qui couraient sur la camarilla du palais prenaient une particuli�re gravit� du fait qu'on l'accusait de germanophilie et m�me de connivence directe avec l'ennemi, Le bruyant et point trop sagace Rodzianko d�clare sans ambages : " La relation et l'analogie des tendances sont logiquement si �videntes qu'il ne reste plus, du moins pour moi, de doutes sur l'action conjugu�e de l'�tat-major allemand et du cercle de Raspoutine : l�-dessus, aucun doute ne peut subsister. " Comme ici l'�vidence " logique " est all�gu�e sans preuves, le ton cat�gorique de ce t�moignage perd beaucoup de sa force persuasive. Aucune preuve d'une collusion des raspoutiniens avec l'�tat-major allemand n'a �t� d�couverte, m�me apr�s la r�volution. Quant � la " germanophilie ", c'est une autre affaire. Il ne s'agissait pas, bien entendu, des sympathies ou antipathies nationales d'une tsarine allemande, d'un St�rmer premier ministre, d'une comtesse Kleinmichel, d'un comte Frederiks, ministre de la Cour, ou d'autres personnages aux noms allemands. Les cyniques M�moires de la vieille intrigante Kleinmichel montrent avec une vivacit� frappante le caract�re supra-national qui distinguait les hautes sph�res aristocratiques de tous les pays d'Europe, li�es entre elles par des nœuds de parent�, d'h�r�dit�, par leur d�dain pour tout ce qui se trouvait au-dessous d'elles et — last, but not least — par le cosmopolitisme de l'adult�re dans les vieux ch�teaux, dans les villes d'eaux � la mode et dans les Cours d'Europe. Beaucoup plus r�elles �taient les antipathies organiques de la valetaille du Palais � l'�gard des obs�quieux avocats de la R�publique fran�aise, et les sympathies des r�actionnaires, aux noms de famille teutons ou slaves, pour l'esprit purement prussien du r�gime berlinois qui leur en avait si longtemps impos� avec ses moustaches cosm�tiqu�es, ses fa�ons de Feldwebel et son arrogante sottise.
Mais cela ne r�solvait point la question. Le danger r�sultait de la logique m�me de la situation : la Cour, en effet, ne pouvait se dispenser de chercher son salut dans une paix s�par�e, et avec d'autant plus d'opini�tret� que le p�ril devenait plus imminent. Le lib�ralisme, en la personne de ses leaders, comme nous le verrons encore, entendait se r�server les chances d'une paix s�par�e, calculant sur la perspective de son arriv�e au pouvoir. Mais c'est pr�cis�ment pour cette raison qu'il menait avec acharnement son agitation chauvine, trompant le peuple et terrorisant la Cour. La camarilla, dans une question si grave, n'osait trop se d�masquer avant l'heure et se trouvait m�me forc�e de contrefaire le ton patriotique de l'opinion, tout en t�tant le terrain pour aboutir � la paix s�par�e.
Le g�n�ral Kourlov, ancien grand chef de la Police, qui avait adh�r� � la camarilla raspoutinienne, nie, bien entendu, dans ses m�moires, les relations avec l'Allemagne, et la germanophilie de ses protecteurs, mais il ajoute aussit�t : " On ne saurait reprocher � St�rmer d'avoir pens� que la guerre faite � l'Allemagne �tait le plus grand des malheurs pour la Russie et qu'elle n'avait aucun s�rieux motif politique. " On ne doit pas cependant oublier que St�rmer, qui " pensait " d'une fa�on si int�ressante, �tait � la t�te du gouvernement d'un pays en guerre avec l'Allemagne. Protopopov, le dernier des ministres du tsar � l'Int�rieur, eut, � la veille d'entrer dans le gouvernement, des pourparlers � Stockholm avec un diplomate allemand, dont il fit un rapport au tsar. Raspoutine lui-m�me, d'apr�s le m�me Kourlov, " estimait que la guerre avec l'Allemagne �tait une immense calamit� pour la Russie ". Enfin, l'imp�ratrice �crivait au tsar, le 5 avril 1916 : " ... Qu'ils n'osent pas dire qu'il y ait en Lui la moindre chose de commun avec les Allemands ; Il est bon et magnanime Pour tous, comme le Christ, quelle que soit la religion � laquelle les gens appartiennent ; tel doit �tre le v�ritable chr�tien. "
Sans doute, aupr�s de ce v�ritable chr�tien qui ne sortait gu�re de l'�tat d'ivresse, pouvaient fort bien se faufiler, avec des fripons, des usuriers et d'aristocratiques entremetteuses, de v�ritables espions. Des " liaisons " de cette sorte ne sont pas impossibles. Mais les patriotes d'opposition posaient la question plus largement et directement : ils accusaient nettement la tsarine de trahison. En des M�moires �crits beaucoup plus tard, le g�n�ral D�nikine en t�moigne : " Dans l'arm�e, l'on parlait hautement, sans aucun souci du lieu et du moment, des instances de l'imp�ratrice qui r�clamait une paix s�par�e, de sa trahison � l'�gard du feld-mar�chal Kitchener, dont elle aurait fait savoir le voyage aux Allemands, etc. Cette circonstance joua un r�le �norme dans l'opinion de l'arm�e, dans son attitude � l'�gard de la dynastie et de la r�volution. " Ce m�me D�nikine raconte qu'apr�s la r�volution, le g�n�ral Alex��ev, comme on lui demandait tout net si l'imp�ratrice avait trahi, r�pondit " �vasivement et � contrecœur " que l'on avait d�couvert chez la tsarine, en classant ses papiers, une carte o� �taient indiqu�s en d�tail les emplacements des corps d'arm�e sur tout le front, et que lui, Alex��ev, avait ressenti de cette trouvaille une impression accablante... " Pas un mot de plus — ajoute D�nikine d'une fa�on tr�s significative : Alex��ev changea de conversation. " Que la tsarine ait ou non d�tenu chez elle une carte myst�rieuse, les g�n�raux mal avis�s �taient �videmment assez enclins � rejeter sur elle une part de la responsabilit� de leurs d�faites. Les griefs de trahison port�s contre la Cour se r�pandaient dans l'arm�e, venant sans aucun doute principalement d'en haut, des �tats-majors incapables.
Mais si la tsarine elle-m�me, � laquelle le tsar se soumet en toutes choses, livre � Guillaume les secrets militaires et m�me les t�tes des grands capitaines alli�s, que reste-t-il � attendre, sinon des sanctions contre le couple imp�rial? Or, l'on consid�rait le grand-duc Nicolas Nicola��vitch comme le v�ritable chef de l'arm�e et du parti antigermanique et, par suite, et pour ainsi dire en vertu de ses fonctions, c'�tait lui qui �tait indiqu� pour patronner une r�volution de palais. Ce fut pour cette raison que le tsar, sur les instances de Raspoutine et de la tsarine, destitua le grand-duc et assuma en personne le commandement supr�me, Mais l'imp�ratrice appr�hendait m�me l'entrevue du neveu avec l'oncle, au moment de la remise des pouvoirs : " Mon ch�ri, �crit-elle au tsar au G. Q. G., t�che d'�tre prudent et ne te laisse pas duper par des promesses quelconques de Nicolacha, ou par quelque chose autre ; rappelle-toi que Grigori (Raspoutine) t'a sauv� de lui et de ces m�chantes gens... Rappelle-toi, au nom de la Russie, ce qu'ils voulaient faire : te chasser (ce n'est pas un cancan, chez Orlov tous les papiers �taient d�j� pr�ts) et moi, m'enfermer dans un monast�re... "
Le fr�re du tsar, Michel, disait � Rodzianko : " Toute la famille reconna�t � quel point est nuisible Alexandra F�dorovna. Mon fr�re et elle sont exclusivement entour�s de tra�tres. Tout ce qu'il y avait d'honn�tes gens s'est �cart�. Mais que faire en pareil cas? " Oui, pr�cis�ment : que faire en pareil cas?
La grande-duchesse Maria Pavlovna, en pr�sence de ses fils, disait et r�p�tait que Rodzianko devrait prendre l'initiative d' " �liminer " la tsarine. Rodzianko proposa d'admettre que ces propos n'avaient pas �t� tenus, car autrement, son serment de fid�lit� l'e�t oblig� de faire savoir, par un rapport au tsar, qu'une grande-duchesse invitait le pr�sident de la Douma � supprimer l'imp�ratrice. C'est ainsi que l'inventif chambellan ramenait la question de l'assassinat de la tsarine � une gentille boutade comme on en use dans le grand monde.
Le minist�re m�me se trouvait par moments en vive opposition avec le tsar. D�s 1915, dix-huit mois avant la r�volution, il se tenait ouvertement, en Conseil des ministres, des propos qui nous semblent encore aujourd'hui invraisemblables. Polivanov, ministre de la Guerre : " Seule une politique de conciliation avec la soci�t� peut sauver la situation. Les digues fragiles qui existent actuellement ne sauraient pr�venir une catastrophe. " Grigorovitch, ministre de la Marine : " Ce n'est pas un secret que l'arm�e n'a pas confiance en nous et attend des changements. " Sazonov, ministre des Affaires �trang�res : " La popularit� du tsar et son autorit� sont consid�rablement �branl�es aux yeux des masses. " Le prince Chtcherbatov, ministre de l'Int�rieur : " Nous sommes tous ensemble incapables de gouverner la Russie dans les circonstances pr�sentes... Il faut ou bien une dictature, ou bien une politique de conciliation. " (S�ance du 21 ao�t 1915). Ni l'une ni l'autre solution n'�taient de quelque secours ; ni l'une ni l'autre n'�taient r�alisables. Le tsar ne se d�cidait pas � la dictature, d�clinait une politique de conciliation et n'acceptait pas les d�missions de ministres qui se jugeaient incapables. Un haut fonctionnaire qui prenait des notes, ajouta aux harangues minist�rielles ce bref commentaire : " Pour nous, alors, c'est la lanterne! "
Dans de telles dispositions, il n'est pas �tonnant que, m�me dans les milieux bureaucratiques, l'on ait parl� de la n�cessit� d'une r�volution de palais, comme du seul moyen de pr�venir une r�volution imminente. " Si j'avais ferm� les yeux — �crit un de ceux qui particip�rent � ces entretiens — j'aurais pu croire que je me trouvais dans la soci�t� de r�volutionnaires enrag�s. "
Un colonel de gendarmerie qui fit une enqu�te, en mission sp�ciale, dans les arm�es du Midi, donna dans son rapport un sombre tableau : par suite des efforts de la propagande, qui portait surtout sur la germanophilie de l'imp�ratrice et du tsar, l'arm�e �tait dispos�e � accueillir l'id�e d'une r�volution de palais. " Il y a eu, en ce sens, dans les assembl�es d'officiers, des conversations franches qui ne rencontraient pas l'indispensable r�action du haut commandement. " Protopopov, d'autre part, d�clare qu'un " grand nombre de personnages du haut commandement �taient favorables � une r�volution ; certains se trouvaient dans les relations et sous l'influence des principaux leaders du bloc d�nomm� progressiste ".
L'amiral Koltchak, qui, dans la suite, devait se faire une r�putation, a d�clar�, devant la commission rogatoire des Soviets, lorsque ses troupes furent d�faites par l'Arm�e Rouge, qu'il avait �t� en liaison avec de nombreux membres de l'opposition � la Douma, dont il avait approuv� les manifestations, vu que " son attitude � l'�gard du pouvoir existant avant la r�volution �tait n�gative. " Koltchak, cependant, ne fut pas mis au courant des plans de r�volution de palais.
Apr�s l'assassinat de Raspoutine et les mesures de rel�gation qui frapp�rent en cons�quence certains grands-ducs, la haute soci�t� se mit � parler plus fort que jamais de la n�cessit� d'une r�volution � la Cour. Le prince Ioussoupov raconte que le grand-duc Dmitri, tenu aux arr�ts de rigueur dans son palais, re�ut des visites d'officiers de plusieurs r�giments qui lui propos�rent divers plans d'action d�cisive " qu'il ne pouvait accepter, naturellement ".
On estimait que la diplomatie des Alli�s participait au complot, du moins celle de l'ambassadeur de Grande-Bretagne. Ce dernier, sur l'initiative des lib�raux russes, tenta, en janvier 1917, d'influencer Nicolas II, apr�s avoir demand� la sanction pr�alable de son gouvernement. Nicolas �couta attentivement et poliment l'ambassadeur, le remercia... et parla d'autre chose. Protopopov informait Nicolas qu'il existait des rapports entre Buchanan et les principaux leaders du bloc progressiste et proposait d'�tablir une surveillance autour de l'ambassade britannique. Il para�t que Nicolas II n'aurait pas approuv� cette mesure, trouvant qu'une surveillance exerc�e sur un ambassadeur " serait contraire aux traditions internationales ". Entre-temps, Kourlov, sans ambages, d�clare que " les services de renseignements ont not� quotidiennement des relations du leader du parti cadet Milioukov avec l'ambassade d'Angleterre ". Par cons�quent, les traditions internationales n'emp�ch�rent rien. Mais si elles furent viol�es, le r�sultat fut m�diocre : la conspiration de palais ne fut pas d�couverte.
A-t-elle exist� ? Rien ne le prouve. Il �tait trop �tendu, ce " complot ", il englobait des cercles trop nombreux et divers pour �tre une conspiration. Il flottait en l'air, en tant qu'�tat d'opinion dans les hautes sph�res de la soci�t� p�tersbourgeoise, en tant que confuse id�e de sauvetage ou bien comme formule de d�sespoir. Mais il ne se condensa pas jusqu'� devenir un plan pratique.
Au XVIIIe si�cle, la haute noblesse a, plus d'une fois, apport� pratiquement des correctifs � l'ordre de succession des occupants du tr�ne, incarc�rant ou �touffant les empereurs g�nants : pour la derni�re fois, cette op�ration fut faite sur Paul 1er, en 1801. On ne peut dire, par cons�quent, qu'une r�volution de palais e�t contrevenu aux traditions de la monarchie russe : c'en �tait au contraire un �l�ment indispensable. Cependant, l'aristocratie avait cess� depuis longtemps de se sentir bien en selle. Elle c�dait l'honneur d'�touffer le tsar et la tsarine � la bourgeoisie lib�rale. Mais les leaders de cette derni�re n'�taient pas beaucoup plus r�solus.
Apr�s la r�volution, on a plus d'une fois d�sign� les capitalistes lib�raux Goutchkov et T�r�chtchenko, ainsi que le g�n�ral Krymov qui leur �tait proche, comme le noyau de la conspiration. Goutchkov et T�r�chtchenko ont eux-m�mes t�moign� en ce sens, mais sans donner de pr�cisions. Ancien engag� volontaire dans l'arm�e des Boers contre les Anglais, duelliste, lib�ral qui chaussait les �perons, Goutchkov devait sembler � la g�n�ralit� de " l'opinion publique " l'homme le plus fait pour une conspiration. Non point le prolixe professeur Milioukov, en v�rit�! Goutchkov a d� se rappeler plus d'une fois qu'un r�giment de la Garde, en frappant rapidement un bon coup, peut se substituer � la r�volution et la pr�venir. D�j�, dans ses M�moires, Witte d�non�ait Goutchkov, qu'il d�testait, comme un admirateur des m�thodes employ�es par les Jeunes-Turcs pour r�gler son compte � un sultan ind�sirable. Mais Goutchkov qui, en ses jeunes ann�es, n'avait pas trouv� le temps de manifester sa bravoure de Jeune-Turc, �tait maintenant d'un �ge bien trop avanc�. Et, surtout, cet �mule de Stolypine ne pouvait se dispenser de voir une diff�rence entre les conditions russes et celles de la vieille Turquie : un coup d'�tat au Palais, au lieu d'�tre un moyen pr�ventif contre la r�volution, ne serait-il pas la derni�re commotion qui d�clencherait l'avalanche, et le rem�de ne deviendrait-il pas ainsi pire que le mal ?
Dans la litt�rature consacr�e � la R�volution de F�vrier, l'on parle des pr�paratifs d'une r�volution de palais comme d'un fait parfaitement �tabli. Milioukov s'exprime ainsi : " La r�alisation de ce plan �tait pr�vue pour f�vrier. " D�nikine reporte en mars l'op�ration. L'un et l'autre mentionnent qu'il �tait dans " le plan " d'arr�ter en cours de route le train imp�rial, d'exiger une abdication et, au cas d'un refus, que l'on supposait in�vitable, de proc�der � " l'�limination physique " du tsar. Milioukov ajoute que, devant l'�ventualit� admissible du coup d'�tat, ceux des leaders du bloc progressiste qui n'�taient point du complot et qui n'�taient point " exactement " inform�s des pr�paratifs des conspirateurs, d�lib�r�rent en petit comit� sur la meilleure fa�on d'utiliser le coup d'�tat s'il r�ussissait. Plusieurs �tudes marxistes, en ces derni�res ann�es, ajoutent foi � cette version d'une pr�paration pratique de la r�volution. D'apr�s cet exemple — soit dit en passant — l'on peut constater combien facilement et solidement les l�gendes conqui�rent une place dans la science de l'histoire.
On donne souvent comme la plus importante preuve du complot un r�cit pittoresque de Rodzianko qui d�montre que, pr�cis�ment, il n'y eut aucune conspiration. En janvier 1917, le g�n�ral Krymov, revenant du front � la capitale, se plaignit devant des membres de la Douma d'une situation qui ne pouvait durer : " Si vous vous r�solvez � cette mesure extr�me [d�poser le tsar], nous vous soutiendrons. " Si vous vous r�solvez... Un Octobriste, Chidlovsky, s'�cria, exasp�r� : " Inutile de le m�nager et d'avoir piti� quand il m�ne la Russie � sa perte! " Dans un d�bat tumultueux, on a cit� un propos authentique ou apocryphe de Broussilov : " S'il faut choisir entre le tsar et la Russie, je marcherai pour la Russie. " S'il faut! Le jeune millionnaire T�r�chtchenko se montrait irr�ductible r�gicide. Chingarev, cadet, d�clara : " Le g�n�ral a raison : un coup d'�tat est indispensable. Mais qui s'y d�cidera? " Toute la question est l� : qui s'y d�cidera? Telles sont en substance les d�clarations de Rodzianko qui, lui-m�me, se pronon�ait contre le coup d'�tat. Au cours des peu nombreuses semaines qui suivirent, le plan ne fit, vraisemblablement, aucun progr�s. On parlait d'un arr�t du train imp�rial, mais on ne voit pas du tout quel homme e�t d� se charger de l'op�ration.
Le lib�ralisme russe, quand il �tait plus jeune, soutenait de son argent et de ses sympathies les r�volutionnaires-terroristes, esp�rant qu'� coups de bombes ces derniers r�duiraient la monarchie � se jeter dans ses bras. Aucun de ces honorables personnages n'�tait habitu� � risquer sa t�te. Mais la crainte n'�tait pas tellement celle des individus que celle d'une classe : cela va mal pour l'instant — raisonnaient-ils — mais si nous tombions dans le pire! En tout cas, si Goutchkov, T�r�chtchenko et Krymov avaient march� s�rieusement vers un coup d'�tat, le pr�parant pratiquement, mobilisant des forces et des ressources, on l'aurait su de la fa�on la plus exacte et la plus pr�cise apr�s la r�volution, car les participants, surtout les jeunes ex�cutants dont on aurait eu besoin, en bon nombre, n'eussent eu aucun motif de taire un exploit " presque " r�alis� : � dater de f�vrier, cela e�t tout simplement assur� leur carri�re, Or, aucune r�v�lation de ce genre n'a �t� faite. Il est parfaitement �vident aussi que, du c�t� de Goutchkov et de Krymov, l'affaire ne fut pas pouss�e au-del� de soupirs patriotiques entre le vin et le cigare. Ainsi, les �tourdis de la Fronde aristocratique de m�me que les lourdauds de l'opposition ploutocratique ne trouv�rent pas en eux-m�mes assez de souffle pour corriger par des actes la marche d'une entreprise qui tournait mal.
En mai 1917, Maklakov, un des lib�raux les plus diserts et les plus futiles, s'�criera, dans une conf�rence particuli�re de la Douma que la r�volution cong�diera avec la monarchie : " Si la post�rit� vient � maudire cette r�volution, elle nous maudira aussi de n'avoir pas su pr�venir les �v�nements en temps opportun par un coup d'�tat d'en haut! " Plus tard encore, dans l'�migration, K�rensky, � la suite de Maklakov, dira sa contrition : " Oui, la Russie censitaire a trop atermoy� pour faire en temps utile le coup d'�tat d'en haut (dont on parlait tant et auquel l'on se pr�parait tellement [?]) ; elle a tard� � pr�venir l'explosion des forces �l�mentaires de l'�tat. "
Ces deux exclamations parach�vent le tableau, montrant que m�me apr�s la r�volution, quand celle-ci eut d�cha�n� toutes ses indomptables �nergies, de savants b�l�tres continu�rent � croire que l'on e�t pu la pr�venir en rempla�ant, " en temps utile " une petite caboche dynastique!
On n'eut pas assez d'audace pour d�cider une " grande " r�volution de palais. Mais de l� naquit le plan d'un petit coup d'�tat. Les conspirateurs lib�raux n'os�rent pas supprimer le principal acteur de la monarchie ; les grands-ducs r�solurent de s'en prendre au souffleur : ils con�urent l'assassinat de Raspoutine comme le dernier moyen de sauver la dynastie.
Le prince Ioussoupov, mari� � une Romanova, s'assura le concours du grand-duc Dmitri Pavlovitch et du d�put� monarchiste Pourichk�vitch. Ils tent�rent d'entra�ner le lib�ral Maklakov, �videmment pour donner � l'assassinat un caract�re d'acte national. Le c�l�bre avocat se r�cusa bien sagement, apr�s avoir tout de m�me procur� du poison aux conjur�s. D�tail de grand style! Les affid�s jug�rent, non sans raison, qu'une automobile de la maison imp�riale faciliterait l'enl�vement du cadavre : les armoiries grand-ducales trouvaient leur emploi. Les faits se d�roul�rent ensuite comme d'apr�s une mise en sc�ne de cin�ma calcul�e pour des gens de mauvais go�t. Dans la nuit du 16 au 17 d�cembre, Raspoutine, attir� dans une ripaille au palais Ioussoupov, fut tu�.
Les classes dirigeantes, exception faite d'une �troite camarilla et de mystiques admiratrices, consid�r�rent l'assassinat de Raspoutine comme un acte de salut. Mis aux arr�ts de rigueur dans son palais, le grand-duc dont les mains, selon l'expression du tsar, se trouv�rent macul�es du sang du moujik — un Christ, c'est entendu, mais un moujik tout de m�me! — re�ut des visites de sympathie de tous les membres de la famille imp�riale qui se trouvaient � P�trograd, La propre sœur de la tsarine, veuve du grand-duc Serge, t�l�graphia qu'elle priait pour les meurtriers et qu'elle b�nissait leur geste patriotique. Les journaux, tant qu'il ne leur fut pas interdit de mentionner Raspoutine, publi�rent des articles enthousiastes. Dans les th��tres, il y eut des tentatives de manifestations en l'honneur des assassins. Dans la rue, des f�licitations �taient �chang�es entre passants. " Dans les maisons priv�es, dans les assembl�es d'officiers, dans les restaurants — �crit le prince Ioussoupov — on buvait � notre sant� ; dans les usines, les ouvriers poussaient des hourras en notre honneur. " Il est parfaitement permis d'admettre que les ouvriers ne furent pas chagrin�s quand ils apprirent l'assassinat de Raspoutine. Mais leurs acclamations n'avaient rien de commun avec les espoirs fond�s sur un rel�vement de la dynastie.
La camarilla raspoutinienne s'�tait tapie dans l'expectative. Le staretz fut enterr� dans la plus stricte intimit�, par le tsar, la tsarine, leurs filles et Vyroubova ; aupr�s du cadavre du saint Ami, de l'ex-voleur de chevaux, ex�cut� par les grands-ducs, la famille r�gnante devait se sentir elle-m�me proscrite. Cependant, m�me enseveli, Raspoutine ne trouva point le repos. Lorsque Nicolas et Alexandra Romanov furent consid�r�s comme en �tat d'arrestation, des soldats, � Tsarsko��-S�lo, d�fonc�rent la tombe et ouvrirent le cercueil. Au chevet du mort se trouvait une icone portant cette inscription ; " Alexandra, Olga, Tatiana, Maria, Anastasia, Ania. " Le Gouvernement provisoire envoya un fond� de pouvoir charg� — on se demande pourquoi — de ramener le corps � P�trograd. La foule s'y opposa et le d�l�gu� dut faire incin�rer le cadavre sur place.
Apr�s l'assassinat de l'Ami, la monarchie n'avait plus que dix semaines � vivre. Cependant, ce court laps de temps lui appartenait encore. Raspoutine n'�tait plus, mais son ombre continuait de r�gner. Contrairement � toutes les attentes des conspirateurs, le couple imp�rial, apr�s le meurtre, s'ent�ta � mettre en premi�re ligne les personnages les plus m�pris�s de la clique raspoutinienne. Pour venger le mort, un vaurien fieff� fut nomm� ministre de la Justice. Plusieurs grands-ducs furent exil�s de la capitale. On colportait que Protopopov s'occupait de spiritisme, �voquant l'esprit de Raspoutine. Le nœud d'une situation sans issue se resserrait.
L'assassinat joua un grand r�le, mais non point celui qu'avaient escompt� les ex�cuteurs et les inspirateurs. Au lieu d'att�nuer la crise, cet acte l'aggrava. Partout l'on parlait de ce meurtre : dans les palais, dans les �tats-majors, dans les usines et dans les isbas de paysans. Une d�duction s'imposait : les grands-ducs eux-m�mes n'avaient contre la camarilla l�preuse d'autres voies que le poison et le revolver. Le po�te Blok a �crit au sujet de l'assassinat de Raspoutine : " La balle qui l'acheva atteignit en plein cœur la dynastie r�gnante. "
Robespierre rappelait d�j� � l'Assembl�e constituante que l'opposition de la noblesse, ayant affaibli la monarchie, avait mis en branle la bourgeoisie et, apr�s elle, les masses populaires. Robespierre donnait en m�me temps cet avertissement : dans le reste de l'Europe, disait-il, la r�volution ne pourrait pas se d�velopper aussi rapidement qu'en France, parce que les classes privil�gi�es des autres pays, instruites par l'exp�rience de la noblesse fran�aise, ne se chargeraient pas de l'initiative d'une r�volution. En pr�sentant cette analyse remarquable, Robespierre se trompait cependant � supposer que la noblesse fran�aise, par son �tourderie dans l'opposition, avait d� donner une fois pour toutes une le�on aux aristocrates des autres pays. La Russie d�montra de nouveau, et en 1905 et, particuli�rement, en 1917, qu'une r�volution dirig�e contre un r�gime d'autocratie et de demi-servage, par cons�quent contre la classe noble, rencontre, en ses premi�res d�marches, l'assistance non syst�matique, contradictoire, n�anmoins tr�s efficace, non seulement de la noblesse moyenne, mais aussi des sommets les plus privil�gi�s de cette classe, y compris m�me certains membres de la dynastie. Ce remarquable ph�nom�ne historique peut sembler inconciliable avec la th�orie d'une soci�t� constitu�e en classes, mais, en r�alit�, n'en contredit que la conception triviale.
La r�volution �clate lorsque tous les antagonismes sociaux ont atteint leur extr�me tension. Mais c'est pr�cis�ment ainsi que la situation devient intol�rable m�me pour les classes de la vieille soci�t�, c'est-�-dire pour celles qui sont condamn�es � la disparition. Sans accorder plus de valeur qu'il ne convient aux analogies biologiques, il est � propos de rappeler qu'un accouchement, � une certaine date, devient tout aussi in�vitable pour l'organe maternel que pour son fruit. L'opposition des classes privil�gi�es prouve que leur situation sociale traditionnelle est incompatible avec les besoins de survivance de la soci�t�. La bureaucratie dirigeante commence � tout laisser partir � vau-l'eau. L'aristocratie, se sentant directement vis�e par l'hostilit� g�n�rale, rejette la faute sur la bureaucratie. Celle-ci accuse l'aristocratie, et ensuite ces deux castes, ensemble ou s�par�ment, retournent leur m�contentement contre la monarchie qui couronne leur pouvoir.
Le prince Chtcherbatov, qui, exer�ant des fonctions dans les institutions de la noblesse, fut appel� un moment au minist�re, disait ceci : " Et Samarine et moi sommes d'anciens mar�chaux de la noblesse. Jusqu'� pr�sent, personne ne nous a consid�r�s comme des hommes de gauche, et nous ne nous consid�rons pas nous-m�mes comme tels. Mais ni l'un ni l'autre n'arrivons � comprendre une situation pareille dans l'�tat : le monarque et son gouvernement se trouvant en d�saccord radical avec tout ce qu'il y a de raisonnable dans la soci�t� (les intrigues r�volutionnaires ne valent pas qu'on en parle), avec la noblesse, les marchands, les municipalit�s, les zemstvos, et m�me l'arm�e. Si, en haut, l'on ne veut pas tenir compte de nos avis, notre devoir est de partir. "
La noblesse voit l'origine de tous les maux en ceci que la monarchie a �t� frapp�e de c�cit� ou a perdu la raison. La caste privil�gi�e ne croit pas qu'en g�n�ral il ne puisse plus y avoir de politique qui r�concilierait l'ancienne soci�t� avec la nouvelle ; en d'autres termes la noblesse ne se r�signe pas � accepter sa condamnation et, dans les affres de l'agonie, se met en opposition contre ce qu'il y a de plus sacr� dans l'ancien r�gime, contre la monarchie. La violence et l'irresponsabilit� de l'opposition aristocratique s'expliquent par les privil�ges dont b�n�fici�rent historiquement les hautes sph�res de la noblesse et par leurs craintes intol�rables devant la r�volution. Le manque de syst�me et les contradictions de la Fronde aristocratique s'expliquent par ce fait que c'est l'opposition d'une classe qui n'a plus d'issue. Mais, de m�me qu'une lampe, avant de s'�teindre, projette un brillant bouquet de flamme, quoique fumeux, la noblesse, avant son extinction, passe par des �clats d'opposition qui rendent les plus grands services � ses mortels ennemis. Telle est la dialectique de ce processus qui non seulement s'accorde avec la th�orie des classes sociales, mais ne s'explique que par cette th�orie.
Derni�re mise � jour 2.7.00